Louis Auguste Blanqui (1872)
L’ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES
HYPOTHÈSE ASTRONOMIQUE
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I
L’UNIVERS. – L’INFINI.
L’univers est infini dans le temps et dans l’espace, éternel, sans bornes et
indivisible. Tous les corps, animés et inanimés, solides, liquides et gazeux,
sont reliés l’un à l’autre par les choses même qui les séparent. Tout se tient.
Supprimât-on les astres, il resterait l’espace, absolument vide sans doute, mais
ayant les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, espace indivisible
et illimité.
Pascal a dit avec sa magnificence de langage « L’univers est un cercle,
dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Quelle image plus
saisissante de l’infini ? Disons d’après lui, et en précisant encore : L’univers
est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part.
Le voici devant nous, s’offrant à l’observation et au raisonnement. Des
astres sans nombre brillent dans ses profondeurs. Supposons-nous à l’un de
ces « centres de sphère » , qui sont partout, et dont la surface n’est nulle part,
et admettons un instant l’existence de cette surface, qui se trouve dès lors la
limite du monde.
Cette limite sera-t-elle solide, liquide ou gazeuse ? Quelle que soit sa
nature, elle devient aussitôt la prolongation de ce qu’elle borne ou prétend
borner. Prenons qu’il n’existe sur ce point ni solide, ni liquide, ni gaz, pas
même l’éther. Rien que l’espace, vide et noir. Cet espace n’en possède pas
moins les trois dimensions, et il aura nécessairement pour limite, ce qui veut
dire pour continuation, une nouvelle portion d’espace de même nature, et puis
après, une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, indéfiniment.
L’infini ne peut se présenter à nous que sous l’aspect de l’indéfini. L’un
conduit à l’autre par l’impossibilité manifeste de trouver ou même de concevoir
une limitation à l’espace. Certes, l’univers infini est incompréhensible, mais
l’univers limité est absurde. Cette certitude absolue de l’infinité du monde,
jointe à son incompréhensibilité, constitue une des plus crispantes agaceries
qui tourmentent l’esprit humain. Il existe, sans doute, quelque part, dans les
globes errants, des cerveaux assez vigoureux pour comprendre l’énigme
impénétrable au nôtre. Il faut que notre jalousie en fasse son deuil.
Cette énigme se pose la même pour l’infini dans le temps que pour l’infini
dans l’espace. L’éternité du monde saisit l’intelligence plus vivement encore
que son immensité. Si l’on ne peut consentir de bornes à l’univers, comment
supporter la pensée de sa non-existence ? La matière n’est pas sortie du néant.
Elle n’y rentrera point. Elle est éternelle, impérissable. Bien qu’en voie perpétuelle
de transformation, elle ne peut ni diminuer, ni s’accroître d’un atome.
Infinie dans le temps, pourquoi ne le serait-elle pas dans l’étendue ? Les
deux infinis sont inséparables. L’un implique l’autre à peine de contradiction
et d’absurdité. La science n’a pas constaté encore une loi de solidarité entre
l’espace et les globes qui le sillonnent. La chaleur, le mouvement, la lumière,
l’électricité, sont une nécessité pour toute l’étendue. Les hommes compétents
pensent qu’aucune de ses parties ne saurait demeurer veuve de ces grands
foyers lumineux, par qui vivent les mondes. Notre opuscule repose en entier
sur cette opinion, qui peuple de l’infinité des globes l’infinité de l’espace, et
ne laisse nulle part un coin de ténèbres, de solitude et d’immobilité.
__________
II
L’INDÉFINI
On ne peut emprunter une idée, même bien faible, de l’infini qu’à l’indéfini,
et cependant cette idée si faible revêt déjà des apparences formidables.
Soixante-deux chiffres, occupant une longueur de 5 centimètres environ,
donnent 20 octo-décillions de lieues, ou en termes plus habituels, des milliards
de milliards de milliards de milliards de milliards de fois le chemin du soleil à
la terre.
Qu’on imagine encore une ligne de chiffres, allant d’ici au soleil, c’est-à-dire
longue, non plus de 15 centimètres, mais de 37 millions de lieues. L’étendue
qu’embrasse cette énumération n’est-elle pas effrayante ? Prenez maintenant
cette étendue même pour unité dans un nouveau nombre que voici : La ligne
de chiffres qui le composent part de la terre et aboutit à cette étoile là-bas,
dont la lumière met plus de mille ans pour arriver jusqu’à nous, en faisant
75 000 lieues par seconde. Quelle distance sortirait d’un pareil calcul, si la
langue trouvait des mots et du temps pour l’énoncer !
On peut ainsi prolonger l’indéfini à discrétion, sans dépasser les bornes de
l’intelligence, mais aussi sans même entamer l’infini. Chaque parole fût-elle
l’indication des plus effroyables éloignements, on parlerait des milliards de
milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer en somme qu’une
insignifiance dès qu’il s’agit de l’infini.
__________
III
DISTANCES PRODIGIEUSES DES ÉTOILES
L’univers semble se dérouler immense à nos regards. Il ne nous montre
pourtant qu’un bien petit coin. Le soleil est une des étoiles de la voie lactée, ce
grand rassemblement stellaire qui envahit la moitié du ciel, et dont les
constellations ne sont que des membres détachés, épars sur la voûte de la nuit.
Au-delà, quelques points imperceptibles, piqués au firmament, signalent les
astres demi-éteints par la distance, et là-bas, dans les profondeurs qui déjà se
dérobent, le télescope entrevoit des nébuleuses, petits amas de poussière
blanchâtre, voies lactées des derniers plans.
L’éloignement de ces corps est prodigieux. Il échappe à tous les calculs
des astronomes, qui ont essayé en vain de trouver une parallaxe à quelques-uns
des plus brillants : Sirius, Altaïr, Wèga (de la Lyre). Leurs résultats n’ont
point obtenu créance et demeurent très problématiques. Ce sont des à peu
près, ou plutôt un minimum, qui rejette les étoiles les plus proches au-delà de
7000 milliards de lieues. La mieux observée, la 61e du Cygne, a donné 23 000
milliards de lieues, 658 700 fois la distance de la terre au soleil.
La lumière, marchant à raison de 75 000 lieues par seconde, ne franchit cet
espace qu’en dix ans et trois mois. Le voyage en chemin de fer, à dix lieues
par heure, sans une minute d’arrêt ni de ralentissement, durerait 250 millions
d’années. De ce même train, on irait au soleil en 400 ans. La terre, qui fait 233
millions de lieues chaque année, n’arriverait à la 61e du Cygne qu’en plus de
cent mille ans.
Les étoiles sont des soleils semblables au nôtre. On dit Sirius cent cinquante
fois plus gros. La chose est possible, mais peu vérifiable. Sans contredit, ces
foyers lumineux doivent offrir de fortes inégalités de volume. Seulement, la
comparaison est hors de portée, et les différences de grandeur et d’éclat ne
peuvent guère être pour nous que des questions d’éloignement ou plutôt des
questions de doute. Car, sans données suffisantes, toute appréciation est une
témérité.
__________
IV
CONSTITUTION PHYSIQUE DES ASTRES.
La nature est merveilleuse dans l’art d’adapter les organismes aux milieux,
sans s’écarter jamais d’un plan général qui domine toutes ses oeuvres. C’est
avec de simples modifications qu’elle multiplie ses types jusqu’à l’impossible.
On a supposé, bien à tort, dans les corps célestes, des situations et des êtres
également fantastiques, sans aucune analogie avec les hôtes de notre planète.
Qu’il existe des myriades de formes et de mécanismes, nul doute. Mais le plan
et les matériaux restent invariables. On peut affirmer sans hésitation qu’aux
extrémités les plus opposées de l’univers, les centres nerveux sont la base, et
l’électricité l’agent-principe de toute existence animale. Les autres appareils
se subordonnent à celui-là, suivant mille modes dociles aux milieux. Il en est
certainement ainsi dans notre groupe planétaire, qui doit présenter d’innombrables
séries d’organisations diverses. Il n’est même pas besoin de quitter la
terre pour voir cette diversité presque sans limites.
Nous avons toujours considéré notre globe comme la planète-reine, vanité
bien souvent humiliée. Nous sommes presque des intrus dans le groupe que
notre gloriole prétend agenouiller autour de sa suprématie. C’est la densité qui
décide de la constitution physique d’un astre. Or, notre densité n’est point
celle du système solaire. Elle n’y forme qu’une infime exception qui nous met
à peu près en dehors de la véritable famille, composée du soleil et des grosses
planètes. Dans l’ensemble du cortège, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, comptent,
comme volume, pour 2 sur 2417, et en y joignant le Soleil, pour 2 sur 1
281 684. Autant compter pour zéro !
Devant un tel contraste, il y a quelques années seulement, le champ était
ouvert à la fantaisie sur la structure des corps célestes. La seule chose qui ne
parût point douteuse, c’est qu’ils ne devaient en rien ressembler au nôtre, On
se trompait. L’analyse spectrale est venue dissiper cette erreur, et démontrer,
malgré tant d’apparences contraires, l’identité de composition de l’univers.
Les formes sont innombrables, les éléments sont les mêmes, Nous touchons
ici à la question capitale, celle qui domine de bien haut et annihile presque
toutes les autres ; il faut donc l’aborder en détail et procéder du connu à
l’inconnu.
Sur notre globe jusqu’à nouvel ordre, la nature a pour éléments uniques à
sa disposition les 64 corps simples, dont les noms viennent ci-après. Nous
disons « jusqu’à nouvel ordre », parce que le nombre de ces corps n’était que
53 il y a peu d’années. De temps à autre, leur nomenclature s’enrichit de la
découverte de quelque métal, dégagé à grand’peine, par la chimie, des liens
tenaces de ses combinaisons avec l’oxygène. Les 64 arriveront à la centaine,
c’est probable. Mais les acteurs sérieux ne vont guère au-delà de 25. Le reste
ne figure qu’à titre de comparses. On les dénomme corps simples, parce qu’on
les a trouvés jusqu’à présent irréductibles. Nous les rangeons à peu près dans
l’ordre de leur importance :
1. Hydrogène.
2. Oxygène.
3. Azote.
4. Carbone.
5. Phosphore.
6. Soufre.
7. Calcium.
8. Silicium.
9. Potassium.
10. Sodium.
11. Aluminium.
12. Chlore.
13. Iode.
14. Fer.
15. Magnésium.
16. Cuivre.
17. Argent.
18. Plomb.
19. Mercure.
20. Antimoine.
21. Baryum.
22. Chrome.
23. Brome.
24. Bismuth.
25. Zinc.
26. Arsenic.
27. Platine.
28. Étain.
29. Or.
30. Nickel.
31. Glucinium.
32. Fluor.
33. Manganèse.
34. Zirconium.
35. Cobalt
36. Iridium.
37. Bore.
38. Strontium.
39. Molybdène.
40. Palladium.
41. Titane.
42. Cadmium.
43. Sélénium.
44. Osmium.
45. Rubidium.
46. Lantane
47. Tellure.
48. Tungstène.
49. Uranium.
50. Tantale.
51. Lithium.
52. Niobium.
53. Rhodium.
54. Didyme.
55. Indium.
56. Terbium.
57. Thallium.
58. Thorium.
59. Vanadium.
60. Ytrium.
61. Caesium.
62. Ruthénium.
63. Erbium.
64.Cérium
Les quatre premiers, hydrogène, oxygène, azote, carbone, sont les grands
agents de la nature. On ne sait auquel d’entre eux donner la préséance, tant
leur action est universelle. L’hydrogène tient la tête, car il est la lumière de
tous les soleils. Ces quatre gaz constituent presqu’à eux seuls la matière
organique, flore et faune, en y joignant le calcium, le phosphore, le soufre, le
sodium, le potassium, etc.
L’hydrogène et l’oxygène forment l’eau, avec adjonction de chlore, de
sodium, d’iode pour les mers. Le silicium, le calcium, l’aluminium, le magnésium,
combinés avec l’oxygène, le carbone, etc., composent les grandes masses
des terrains géologiques, les couches superposées de l’écorce terrestre. Les
métaux précieux ont plus d’importance chez les hommes que dans la nature.
Naguère encore, ces éléments étaient tenus pour spécialités de notre globe.
Que de polémiques, par exemple, sur le soleil, sa composition, l’origine et la
nature de la lumière ! La grande querelle de l’émission et des ondulations est à
peine terminée. Les dernières escarmouches d’arrière-garde retentissent encore.
Les ondulations victorieuses avaient échafaudé sur leur succès une théorie assez
fantastique que voici : « Le soleil, simple corps opaque comme la première planète
venue, est enveloppé de deux atmosphères, l’une, semblable à la nôtre,
servant de parasol aux indigènes contre la seconde, dite photosphère, source
éternelle et inépuisable de lumière et de chaleur. »
Cette doctrine, universellement acceptée, a longtemps régné dans la science,
en dépit de toutes les analogies. Le feu central qui gronde sous nos pieds
atteste suffisamment que la terre a été autrefois ce qu’est aujourd’hui le soleil,
et la terre n’a jamais endossé de photosphère électrique, gratifiée du don de
pérennité.
L’analyse spectrale a dissipé ces erreurs. Il ne s’agit plus d’électricité
inusable et perpétuelle, mais tout prosaïquement d’hydrogène brûlant, là
comme ailleurs, avec le concours de l’oxygène. Les protubérances roses sont
des jets prodigieux de ce gaz enflammé, qui débordent le disque de la lune,
pendant les éclipses totales de soleil. Quant aux taches solaires, on avait eu
raison de les représenter comme de vastes entonnoirs ouverts dans des masses
gazeuses. C’est la flamme de l’hydrogène, balayée par les tempêtes sur d’immenses
surfaces, et qui laisse apercevoir, non pas comme une opacité noire,
mais comme une obscurité relative, le noyau de l’astre, soit à l’état liquide,
soit à l’état gazeux fortement comprimé.
Donc, plus de chimères. Voici deux éléments terrestres qui éclairent l’univers,
comme ils éclairent les rues de Paris et de Londres. C’est leur combinaison
qui répand la lumière et la chaleur. C’est le produit de cette combinaison,
l’eau, qui crée et entretient la vie organique. Point d’eau, point
d’atmosphère, point de flore ni de faune. Rien que le cadavre de la lune.
Océan de flammes dans les étoiles pour vivifier, océan d’eau sur les
planètes pour organiser, l’association de l’hydrogène et de l’oxygène est le
gouvernement de la matière, et le sodium est leur compagnon inséparable dans
leurs deux formes opposées, le feu et l’eau. Au spectre solaire, il brille en
première ligne ; il est l’élément principal du sel des mers.
Ces mers, aujourd’hui si paisibles, malgré leurs rides légères, ont connu de
tout autres tempêtes, quand elles tourbillonnaient en flammes dévorantes sur
les laves de notre globe. C’est cependant bien la même masse d’hydrogène et
d’oxygène ; mais quelle métamorphose ! L’évolution est accomplie. Elle s’accomplira
également sur le soleil. Déjà ses taches révèlent, dans la combustion
de l’hydrogène, des lacunes passagères, que le temps ne cessera d’agrandir et
de tourner à la permanence. Ce temps se comptera par siècles, sans doute,
mais la pente descend.
Le soleil est une étoile sur son déclin. Un jour viendra où le produit de la
combinaison de l’hydrogène avec l’oxygène, cessant de se décomposer à
nouveau pour reconstituer à part les deux éléments, restera ce qu’il doit être,
de l’eau. Ce jour verra finir le règne des flammes, et commencer celui des
vapeurs aqueuses, dont le dernier mot est la mer. Ces vapeurs, enveloppant de
leurs masses épaisses l’astre déchu, notre monde planétaire tombera dans la
nuit éternelle.
Avant ce terme fatal, l’humanité aura le temps d’apprendre bien des
choses. Elle sait déjà, de par la spectrométrie, que la moitié des 64 corps
simples, composant notre planète, fait également partie du soleil, des étoiles et
de leurs cortèges. Elle sait que l’univers entier reçoit la lumière, la chaleur et
la vie organique, de l’hydrogène et de l’oxygène associés, flammes ou eau.
Tous les corps simples ne se montrent pas dans le spectre solaire, et
réciproquement les spectres du soleil et des étoiles accusent l’existence d’éléments
à nous inconnus. Mais cette science est neuve encore et inexpérimentée.
Elle dit à peine son premier mot et il est décisif. Les éléments des corps
célestes sont partout identiques. L’avenir ne fera que dérouler chaque jour les
preuves de cette identité. Les écarts de densité, qui semblaient de prime abord
un obstacle insurmontable à toute similitude entre les planètes de notre
système, perdent beaucoup de leur signification isolante, quand on voit le
soleil, dont la densité est le quart de la nôtre, renfermer des métaux tels que le
fer (densité, 7,80), le nickel (8,67). le cuivre (9,95), le zinc (7,19), le cobalt
(7,81), le cadmium (8,69), le chrome (5,90).
Que les corps simples existent sur les divers globes en proportions
inégales, d’où résultent des divergences de densité, rien de plus naturel.
Évidemment, les matériaux d’une nébuleuse doivent se classer sur les planètes
selon les lois de la pesanteur, mais ce classement n’empêche pas les corps
simples de coexister dans l’ensemble de la nébuleuse, sauf à se répartir ensuite
selon un certain ordre, en vertu de ces lois. C’est précisément le cas de notre
système, et, selon toute apparence, celui des autres groupes stellaires. Nous
verrons plus loin quelles conditions ressortent de ce fait.
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V
OBSERVATIONS SUR LA COSMOGONIE DE LAPLACE.
– LES COMÈTES.
Laplace a puisé son hypothèse dans Herschell qui l’avait tirée de son
télescope. Tout entier aux mathématiques, l’illustre géomètre s’occupe beaucoup
du mouvement des astres et fort peu de leur nature. Il ne touche à la
question physique qu’avec nonchalance, par de simples affirmations, et se
hâte de retourner aux calculs de la gravitation, son objectif permanent. Il est
visible que sa théorie est aux prises avec deux difficultés capitales : l’origine
ainsi que la haute température des nébuleuses, et les comètes. Ajournons pour
un instant les nébuleuses et voyons les comètes. Ne pouvant à aucun titre les
loger dans son système, l’auteur, pour s’en défaire, les envoie promener
d’étoile en étoile. Suivons-les, afin de nous en débarrasser nous-mêmes.
Tout, le monde aujourd’hui en est arrivé à un profond mépris des comètes,
ces misérables jouets des planètes supérieures qui les bousculent, les tiraillent
en cent façons, les gonflent aux feux solaires, et finissent par les jeter dehors
en lambeaux. Déchéance complète ! Quel humble respect jadis, quand on
saluait en elles des messagères de mort ! Que de huées et de sifflets depuis
qu’on les sait inoffensives ! On reconnaît bien là les hommes.
Toutefois, l’impertinence n’est pas sans une légère nuance d’inquiétude.
Les oracles ne se privent pas de contradictions. Ainsi Arago, après avoir proclamé
vingt fois la nullité absolue des comètes, après avoir assuré que le vide
le plus parfait d’une machine pneumatique est encore beaucoup plus dense
que la substance cométaire, n’en déclare pas moins, dans un chapitre de ses
oeuvres, que « la transformation de la terre en satellite de comète est un événement
qui ne sort pas du cercle des probabilités. »
Laplace, savant si grave, si sérieux, professe également le pour et le contre
sur cette question. Il dit quelque part : « La rencontre d’une comète ne peut
produire sur la terre aucun effet sensible. Il est très-probable que les comètes
l’ont plusieurs fois enveloppée sans avoir été aperçues... » Et ailleurs : « Il est
facile de se représenter les effets de ce choc (d’une comète) sur la terre : l’axe
et le mouvement de rotation changés ; les mers abandonnant leurs anciennes
positions pour se précipiter vers le nouvel équateur ; une grande partie des
hommes et des animaux noyés dans ce déluge universel, ou détruits par la
violente secousse imprimée au globe, des espèces entières anéanties... » etc.
Des oui et non si catégoriques sont singuliers sous la plume de mathématiciens.
L’attraction, ce dogme fondamental de l’astronomie, est parfois tout
aussi maltraitée. Nous l’allons voir en disant un mot de la lumière zodiacale.
Ce phénomène a déjà reçu bien des explications différentes. On l’a
d’abord attribué à l’atmosphère du soleil, opinion combattue par Laplace. Suivant
lui, « l’atmosphère solaire n’arrive pas à mi-chemin de l’orbe de Mercure.
Les lueurs zodiacales proviennent des molécules trop volatiles pour
s’être unies aux planètes, à l’époque de la grande formation primitive, et qui
circulent aujourd’hui autour de l’astre central. Leur extrême ténuité n’oppose
point de résistance à la marche de corps célestes, et nous donne cette clarté
perméable aux étoiles. »
Une telle hypothèse est peu vraisemblable. Des molécules planétaires,
volatilisées par une haute température, ne conservent pas éternellement leur
chaleur, ni par conséquent la forme gazeuse, dans les déserts glacés de l’étendue.
De plus, quoi qu’en dise Laplace, cette matière, si ténue qu’on la suppose,
serait un obstacle sérieux aux mouvements des corps célestes, et
amènerait avec le temps de graves désordres.
La même objection réfute une idée récente, qui fait honneur de la lumière
zodiacale aux débris des comètes naufragées dans les tempêtes du périhélie.
Ces restes formeraient un vaste océan qui englobe et dépasse même les orbites
de Mercure, Vénus et la Terre. C’est pousser un peu loin le dédain des comètes
que de confondre leur nullité avec celle de l’éther, voire même du vide. Non,
les planètes ne feraient pas bonne route au travers de ces nébulosités, et la
gravitation ne tarderait pas à s’en mal trouver.
Il semble encore moins rationnel de chercher l’origine des lueurs mystérieuses
de la région zodiacale dans un anneau de météorites circulant autour
du soleil. Les météorites, de leur nature, ne sont pas très-perméables à la clarté
des étoiles.
En remontant un peu haut, peut-être trouverait-on le chemin de la vérité.
Arago a dit je ne sais où : « La matière cométaire a pu assez fréquemment
entrer dans notre atmosphère. Cet événement est sans danger. Nous pouvons,
sans nous en apercevoir, traverser la queue d’une comète... » Laplace n’est
pas moins explicite : « Il est très-probable, dit-il, que les comètes ont plusieurs
fois enveloppé la terre sans être aperçues... »
Tout le monde sera de cet avis, Mais on peut demander aux deux astronomes
ce que sont devenues ces comètes. Ont-elles continué leur voyage ?
Leur est-il possible de s’arracher aux étreintes de la terre et de passer outre ?
L’attraction est donc confisquée ? Quoi ! Cette vague effluve cométaire, qui
fatigue la langue à définir son néant, braverait la force qui maîtrise l’univers !
On conçoit que deux globes massifs, lancés à fond de train, se croisent par
la tangente et continuent de fuir, après une double secousse. Mais que des
inanités errantes viennent se coller contre notre atmosphère, puis s’en détachent
paisiblement pour suivre leur route, c’est d’un sans-gêne peu acceptable.
Pourquoi ces vapeurs diffuses ne demeurent-elles pas clouées à notre planète
par la pesanteur ?
« Justement ! Parce qu’elles ne pèsent pas, dira-t-on. Leur inconsistance
même les dérobe. Point de masse, point d’attraction. » Mauvais raisonnement.
Si elles se séparent de nous pour rallier leur corps d’armée, c’est que le corps
d’armée les attire et nous les enlève. A quel titre ? La terre leur est bien
supérieure en puissance. Les comètes, on le sait, ne dérangent personne, et
tout le monde les dérange, parce qu’elles sont les humbles esclaves de l’attraction.
Comment cesseraient-elles de lui obéir, précisément quand notre globe
les saisit au corps et ne devrait plus lâcher prise ? Le soleil est trop loin pour
les disputer à qui les tient de si près, et dût-il entraîner la tête de ces cohues,
l’arrière-garde, rompue et disloquée, resterait au pouvoir de la terre
Cependant on parle, comme d’une chose toute simple, de comètes qui
entourent, puis abandonnent notre globe. Personne n’a fait à cet égard la
moindre observation. La marche rapide de ces astres suffit-elle pour les soustraire
à l’action terrestre, et poursuivent-ils leur course par l’impulsion
acquise ?
Une pareille atteinte à la gravitation est impossible et nous devons être sur
la voie des lueurs zodiacales. Les détachements cométaires, faits prisonniers
dans ces rencontres sidérales, et refoulés vers l’équateur par la rotation, vont
former ces renflements lenticulaires qui s’illuminent aux rayons du soleil,
avant l’aurore, et surtout après le crépuscule du soir. La chaleur du jour les a
dilatés et rend leur luminosité plus sensible qu’elle ne l’est le matin, après le
refroidissement de la nuit.
Ces masses diaphanes, d’apparence toute cométaire, perméables aux plus
petites étoiles, occupent une étendue immense, depuis l’équateur, leur centre
et leur point culminant comme altitude et comme éclat, jusque bien au-delà
des tropiques, et probablement jusqu’aux deux pôles, où elles s’abaissent, se
contractent et s’éteignent.
On avait toujours logé jusqu’ici la lumière zodiacale hors de la terre, et il
était difficile de lui assigner une place ainsi qu’une nature conciliables à la
fois avec sa permanence et ses variations. Mais c’est la terre elle-même qui en
porte la cause, enroulée autour de son atmosphère, sans que le poids de la
colonne atmosphérique en reçoive un atome d’augmentation. Cette pauvre
substance ne pouvait donner une preuve plus décisive de son inanité.
Les comètes, dans leurs visites, renouvellent peut-être plus souvent qu’on
ne le pense les contingents prisonniers. Ces contingents, du reste, ne sauraient
dépasser une certaine hauteur sans être écumés par la force centrifuge, qui
emporte son butin dans l’espace. L’atmosphère terrestre se trouve ainsi doublée
d’une enveloppe cométaire, à peu près impondérable, siège et source de
la lumière zodiacale. Cette version s’accorde bien avec la diaphanéité des
comètes, et de plus, elle tient compte des lois de la pesanteur qui n’autorisent
pas l’évasion des détachements capturés par les planètes.
Reprenons l’histoire de ces nihilités chevelues. Si elles évitent Saturne,
c’est pour tomber sous la coupe de Jupiter, le policier du système. En faction
dans l’ombre, il les flaire, avant même qu’un rayon solaire les rende visibles,
et les rabat éperdues vers les gorges périlleuses. Là, saisies par la chaleur et
dilatées jusqu’à la monstruosité, elles perdent leur forme, s’allongent, se
désagrègent et franchissent à la débandade la passe terrible, abandonnant partout
des traînards, et ne parvenant qu’à grand’peine, sous la protection du
froid, à regagner leurs solitudes inconnues.
Celles-là seules échappent, qui n’ont pas donné dans les traquenards de la
zone planétaire. Ainsi, évitant de funestes défilés, et laissant au loin, dans les
plaines zodiacales, les grosses araignées se promener au bord de leurs toiles,
la comète de 1811 fond des hauteurs polaires sur l’écliptique, déborde et tourne
rapidement le soleil, puis raille et reforme ses immenses colonnes dispersées
par le feu de l’ennemi. Alors seulement, après le succès de la manoeuvre,
elle déploie aux regards stupéfaits les splendeurs de son armée, et continue
majestueusement sa retraite victorieuse dans les profondeurs de l’espace.
Ces triomphes sont rares. Les pauvres comètes viennent, par milliers, se
brûler à la chandelle. Comme les papillons, elles accourent légères, du fond de
la nuit, précipiter leur volte autour de la flamme qui les attire, et ne se dérobent
point sans joncher de leurs épaves les champs de l’écliptique. S’il faut en
croire quelques chroniqueurs des cieux, depuis le soleil jusque par delà l’orbe
terrestre, s’étend un vaste cimetière de comètes, aux lueurs mystérieuses,
apparaissant les soirs et matins des jours purs. On reconnaît les mortes à ces
clartés-fantômes, qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles.
Ne seraient-ce pas plutôt les captives suppliantes, enchaînées depuis des
siècles aux barrières de notre atmosphère, et demandant en vain ou la liberté
ou l’hospitalité ? De son premier et de son dernier rayon, le soleil intertropical
nous montre ces pâles Bohémiennes, qui expient si durement leur visite
indiscrète à des gens établis.
Les comètes sont véritablement des êtres fantastiques. Depuis l’installation
du système solaire, c’est par millions qu’elles ont passé au périhélie. Notre
monde particulier en regorge, et cependant, plus de la moitié échappent à la
vue, et même au télescope. Combien de ces nomades ont élu domicile chez
nous ?... Trois..., et encore peut-on dire qu’elles vivent sous la tente. Un de ces
jours, elles lèveront le pied et s’en iront rejoindre leurs innombrables tribus
dans les espaces imaginaires. Il importe peu, en vérité, que ce soit par des
ellipses, des paraboles ou des hyperboles.
Après tout, ce sont des créatures inoffensives et gracieuses, qui tiennent
souvent la première place dans les plus belles nuits d’étoiles. Si elles viennent
se prendre comme des folles dans la souricière, l’astronomie y est prise avec
elles et s’en tire encore plus mal. Ce sont de vrais cauchemars scientifiques.
Quel contraste avec les corps célestes ! Les deux extrêmes de l’antagonisme,
des masses écrasantes et des impondérabilités, l’excès du gigantesque et
l’excès du rien.
Et cependant, à propos de ce rien, Laplace parle de condensation, de
vaporisation, comme s’il s’agissait du premier gaz venu. Il assure que, par les
chaleurs du périhélie, les comètes, à la longue, se dissipent entièrement dans
l’espace. Que deviennent-elles après cette volatilisation ? L’auteur ne le dit
pas, et probablement ne s’en inquiète guère. Dès qu’il ne s’agit plus de géométrie,
il procède sommairement, sans beaucoup de scrupules. Or, si éthérée
que puisse et doive être la sublimation des astres chevelus, elle demeure
pourtant matière. Quelle sera sa destinée ? Sans doute, de reprendre plus tard,
par le froid, sa forme primitive. Soit. C’est de l’essence de comète qui reproduit
des diaphanéités ambulatoires. Mais ces diaphanéités, suivant Laplace et
d’autres auteurs, sont identiques avec les nébuleuses fixes.
Oh ! par exemple, halte-là ! il faut arrêter les mots au passage pour vérifier
leur contenu. Nébuleuse est suspect. C’est un nom trop bien mérité ; car il a trois
sens différents. On désigne ainsi 1° une lueur blanchâtre, qui est décomposée par
de forts télescopes en innombrables petites étoiles très-serrées ; 2° une clarté
pâle, d’aspect semblable, piquetée de un ou plusieurs petits points brillants, et
qui ne se laisse pas résoudre en étoiles ; 3° les comètes.
La confrontation minutieuse de ces trois individualités est indispensable.
Pour la première, les amas de petites étoiles, point de difficulté. On est
d’accord. La contestation porte tout entière sur les deux autres. Suivant
Laplace, des nébulosités, répandues à profusion dans l’univers, forment, par
un premier degré de condensation, soit des comètes, soit des nébuleuses à
points brillants, irréductibles en étoiles, et qui se transforment en systèmes
solaires. Il explique et décrit en détail cette transformation.
Quant aux comètes, il se borne à les représenter comme de petites nébuleuses
errantes qu’il ne définit pas, et ne cherche nullement à différencier des
nébuleuses en voie d’enfantement stellaire, Il insiste, au contraire, sur leur
ressemblance intime, qui ne permet de distinguer entre elles que par le
déplacement des comètes devenu visible aux rayons du soleil. En un mot, il
prend dans le télescope d’Herschell des nébuleuses irréductibles et en fait
indifféremment des systèmes planétaires ou des comètes. Ce n’est qu’une
question d’orbites et de fixité ou d’irrégularité dans la gravitation. Du reste,
même origine : « les nébulosités éparses dans l’univers », partant même
constitution.
Comment un si grand physicien a-t-il pu assimiler des lueurs d’emprunt,
glaciales et vides, aux immenses gerbes de vapeurs ardentes qui seront un jour
des soleils ? Passe, si les comètes étaient de l’hydrogène. On pourrait supposer
que de grandes masses de ce gaz, restées en dehors des nébuleuses-étoiles,
errent en liberté à travers l’étendue, où elles jouent la petite pièce de la
gravitation. Encore serait-ce du gaz froid et obscur, tandis que les berceaux
stello-planétaires sont des incandescences, si bien que l’assimilation entre ces
deux sortes de nébuleuses resterait encore impossible. Mais ce pis-aller même
fait défaut. Comparé aux comètes, l’hydrogène est du granite. Entre la matière
nébuleuse des systèmes stellaires et, celle des comètes, il ne peut rien y avoir
de commun. L’une est force, lumière, poids et chaleur ; l’autre, nullité, glace,
vide et ténèbres.
Laplace parle d’une similitude si parfaite entre les deux genres de nébuleuses
qu’on a beaucoup de peine à les distinguer. Quoi ! Les nébuleuses
volatilisées sont à des distances incommensurables, les comètes sont presque
à portée de la main, et d’une vaine ressemblance entre deux corps séparés par
de tels abîmes, on conclut à l’identité de composition ! mais la comète est un
infiniment petit, et la nébuleuse est presque un univers. Une comparaison
quelconque entre de telles données est une aberration.
Répétons encore que, si pendant l’état volatil des nébuleuses, une partie de
l’hydrogène se dérobait en même temps à l’attraction et à la combustion, pour
s’échapper libre dans l’espace et devenir comète, ces astres rentreraient ainsi
dans la constitution générale de l’univers, et pourraient. d’ailleurs jouer un
rôle redoutable. Impuissants, comme masse, dans une rencontre planétaire,
mais embrasés au choc de l’air et au contact de son oxygène, ils feraient périr
par le feu tous les corps organisés, plantes et animaux. Seulement, de l’avis
unanime, l’hydrogène est à la substance cométaire ce que serait un bloc de
marbre pour l’hydrogène lui-même.
Qu’on suppose maintenant des lambeaux de nébulosités stellaires, errant
de système en système, à l’instar des comètes. Ces amas volatils, au maximum
de température, passeraient autour de nous, non pas brouillard subtil, terne et
transi, mais trombe effroyable de lumière et de chaleur, qui aurait bientôt
coupé court à nos polémiques sur leur compte. L’incertitude s’éternise au sujet
des comètes. Discussions et conjectures ne terminent rien. Quelques points
toutefois semblent éclaircis. Ainsi, l’unité de la substance cométaire ne fait
pas doute. C’est un corps simple, qui n’a jamais présenté de variante dans ses
apparitions, déjà si nombreuses. On retrouve constamment cette même ténuité
élastique et dilatable jusqu’au vide, cette translucidité absolue qui ne gêne en
rien le passage des moindres lueurs.
Les comètes ne sont ni de l’éther, ni du gaz, ni un liquide, ni un solide, ni
rien de semblable à ce qui constitue les corps célestes, mais une substance
indéfinissable, ne paraissant avoir aucune des propriétés de la matière connue,
et n’existant pas en dehors du rayon solaire qui les tire une minute du néant,
pour les y laisser retomber. Entre cette énigme sidérale et les systèmes
stellaires qui sont l’univers, radicale séparation. Ce sont deux modes d’existence
isolés, deux catégories de la matière totalement distinctes, et sans autre
lien qu’une gravitation désordonnée, presque folle. Dans la description du
monde, il. n’y a nul compte à en tenir. Elles ne sont rien, ne font rien, n’ont
qu’un rôle, celui d’énigme.
Avec ses dilatations à outrance du périhélie, et ses contractions glacées de
l’aphélie, cet astre follet représente certain géant des mille et une nuits, mis en
bouteille par Salomon, et l’occasion offerte, s’épandant peu à peu hors de sa
prison en immense nuage, pour prendre figure humaine, puis revaporisé et
reprenant le chemin du goulot, pour disparaître au fond de son bocal. Une
comète, c’est une once de brouillard, remplissant d’abord un milliard de lieues
cubes, puis une carafe.
C’est fini de ces joujoux, ils laissent le débat ouvert sur cette question :
« Les nébuleuses sont-elles toutes des amas d’étoiles adultes, ou bien faut-il
voir dans quelques-unes d’entre elles des foetus d’étoiles, soit simples, soit
multiples ? » Cette question n’a que deux juges, le télescope et l’analyse
spectrale. Demandons-leur une stricte impartialité qui se garde surtout contre
l’influence occulte des grands noms. Il semble, en effet, que la spectrométrie
incline un peu à trouver des résultats conformes à la théorie de Laplace.
La complaisance pour les erreurs possibles de l’illustre mathématicien est
d’autant moins utile que sa théorie puise dans la connaissance actuelle du système
solaire une force capable de tenir tête même au télescope et à l’analyse
spectrale, ce qui n’est pas peu dire. Elle est la seule explication rationnelle et
raisonnable de la mécanique planétaire, et ne succomberait certainement que
sous des arguments irrésistibles…
VI
ORIGINE DES MONDES.
Cette théorie a un côté faible pourtant… le même toujours, la question
d’origine, esquivée cette fois par une réticence. Malheureusement, omettre
n’est pas résoudre. Laplace a tourné avec adresse la difficulté, la léguant à
d’autres. Quant à lui, il en avait dégagé son hypothèse, qui a pu faire son
chemin débarrassée de cette pierre d’achoppement.
La gravitation n’explique qu’à moitié l’univers. Les corps célestes, dans
leurs mouvements, obéissent à deux forces, la force centripète ou pesanteur,
qui les fait tomber ou les attire l’un vers l’autre, et la force centrifuge qui les
pousse en avant par la ligne droite. De la combinaison de ces deux forces
résulte la circulation plus ou moins elliptique de tous les astres. Par la suppression
de la force centrifuge, la terre tomberait dans le soleil. Par la
suppression de la force centripète, elle s’échapperait de son orbite en suivant
la tangente, et fuirait droit devant elle.
La source de la force centripète est connue, c’est l’attraction ou gravitation.
L’origine de la force centrifuge reste un mystère. Laplace a laissé de
côté cet écueil. Dans sa théorie, le mouvement de translation, autrement dit, la
force centrifuge, a pour origine la rotation de la nébuleuse. Cette hypothèse est
sans aucun doute la vérité, car il est impossible de rendre un compte plus
satisfaisant des phénomènes que présente notre groupe planétaire. Seulement,
il est permis de demander à l’illustre géomètre: « D’où venait la rotation de la
nébuleuse ? D’où venait la chaleur qui avait volatilisé cette masse gigantesque,
condensée plus tard en soleil entouré de planètes ? »
La chaleur ! on dirait qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre dans
l’espace. Oui, de la chaleur à 270 degrés au-dessous de zéro. Laplace veut-il
parler de celle-là, quand il dit qu’en vertu d’une chaleur excessive, l’atmosphère
du soleil s’étendait primitivement au-delà des orbes de toutes les
planètes ? Il constate, d’après Herschell, l’existence, en grand nombre, de
nébulosités, d’abord diffuses au point d’être à peine visibles, et qui arrivent,
par une suite de condensations, à l’état d’étoiles, Or, ces étoiles sont des
globes gigantesques en pleine incandescence comme le soleil, ce qui accuse
une chaleur déjà fort respectable. Quelle ne devait pas être leur température,
lorsque entièrement réduites en vapeurs, ces masses énormes s’étaient dilatées
jusqu’à un tel degré de volatilisation qu’elles n’offraient plus à l’oeil qu’une
nébulosité à peine perceptible !
Ce sont précisément ces nébulosités que Laplace représente comme
répandues à profusion dans l’univers, et. donnant naissance aux comètes ainsi
qu’aux systèmes stellaires. Assertion inadmissible, comme nous l’avons
démontré à propos de la substance cométaire, qui ne peut rien avoir de commun
avec celle des nébuleuses-étoiles. Si ces substances étaient semblables,
les comètes se seraient, partout et. toujours, mêlées aux matières stellaires,
pour en partager l’existence, et ne feraient pas constamment bande à part,
étrangères à tous les autres astres, et par leur inconsistance, et par leurs habitudes
vagabondes, et par l’unité absolue de substance qui les caractérise.
Laplace a parfaitement raison de dire : « Ainsi, on descend, par les progrès
de la condensation de la matière nébuleuse à la considération du soleil environné
autrefois d’une vaste atmosphère, considération à laquelle on remonte,
comme nous l’avons vu, par l’examen des phénomènes du système solaire,.
Une rencontre aussi remarquable donne à l’existence de cet état antérieur
du soleil une probabilité fort approchante de la certitude. »
En revanche, rien de plus faux que l’assimilation des comètes, inanités
impondérables et glacées, aux nébuleuses stellaires qui représentent les parties
massives de la nature, portées par la volatilisation au maximum de température
et de lumière. Assurément, les comètes sont une énigme désespérante, car,
demeurant inexplicables quand tout le reste s’explique, elles deviennent un
obstacle presque insurmontable à la connaissance de l’univers. Mais on ne
triomphe pas d’un obstacle par une absurdité. Mieux vaut faire la part du feu
en accordant à ces impalpabilités une existence spéciale en dehors de la
matière proprement dite, qui peut bien agir sur elles par la gravitation, mais
sans s’y mêler ni subir leur influence. Bien que fugaces, instables, toujours
sans lendemain, on les connaît pour une substance simple, une, invariable,
inaccessible à toute modification, pouvant se séparer, se réunir, former des
masses ou se déchirer en lambeaux, jamais changer. Donc, elles n’interviennent
pas dans le perpétuel devenir de la nature. Consolons-nous de ce
logogriphe par la nullité de son rôle.
La question des origines est beaucoup plus sérieuse. Laplace en a fait bon
marché, ou plutôt il n’en tient nul compte, et ne daigne ou n’ose même pas en
parler. Herschell, au moyen de son télescope, a constaté dans l’espace de
nombreux amas de matière nébuleuse, à différents degrés de diffusion, amas
qui, par refroidissements progressifs, aboutissent en étoiles. L’illustre géomètre
raconte et explique fort bien les transformations. Mais de l’origine de ces
nébulosités, pas un mot. On se demande naturellement : « Ces nébuleuses,
qu’un froid relatif amène à l’état de soleils et de planètes, d’où viennent-elles? »
D’après certaines théories, il existerait dans l’étendue une matière chaotique,
laquelle, grâce au concours de la chaleur et de l’attraction, s’agglomérerait
pour former les nébuleuses planétaires. Pourquoi et depuis quand cette
matière chaotique ? D’où sort cette chaleur extraordinaire qui vient aider à la
besogne ? Autant de questions qu’on ne se pose pas, ce qui dispense d’y
répondre.
Pas n’est besoin de dire que la matière chaotique, constituant les étoiles
modernes, a aussi constitué les anciennes, d’où il suit que l’univers ne
remonte pas au-delà des plus vieilles étoiles sur pied. On accorde volontiers
des durées immenses à ces astres ; mais de leur commencement, point d’autres
nouvelles que l’agglomération de la matière chaotique, et sur leur fin, silence.
La plaisanterie commune à ces théories, c’est l’établissement d’une fabrique
de chaleur à discrétion dans les espaces imaginaires, pour fournir à la volatilisation
indéfinie de toutes les nébuleuses et de toutes les matières chaotiques
possibles.
Laplace, si scrupuleux géomètre est un physicien peu rigoriste. Il vaporise
sans façon, en vertu d’une chaleur excessive. Étant donnée une fois la nébuleuse
qui se condense, on le suit avec admiration dans son tableau de la
naissance successive des planètes et de leurs satellites par les progrès du
refroidissement. Mais cette matière nébuleuse sans origine, attirée de partout,
on ne sait ni comment ni pourquoi, est aussi un singulier réfrigérant de l’enthousiasme.
Il n’est vraiment pas convenable d’asseoir son lecteur sur une
hypothèse posée dans le vide, et de le planter là.
La chaleur, la lumière, ne s’accumulent point dans l’espace, elles s’y dissipent.
Elles ont une source qui s’épuise. Tous les corps célestes se refroidissent
par le rayonnement. Les étoiles, incandescences formidables à leur début,
aboutissent à une congélation noire. Nos mers étaient jadis un océan de
flammes. Elles ne sont plus que de l’eau. Le soleil éteint, elles seront un bloc
de glace. Les cosmogonies qui prétendent le monde d’hier peuvent croire que
les astres en sont encore à brûler leur première huile. Après ? Ces millions
d’étoiles, illumination de nos nuits, n’ont qu’une existence limitée. Elles ont
commencé dans l’incendie, elles finiront dans le froid et les ténèbres.
Suffit-il de dire: Cela durera toujours plus que nous ? Prenons ce qui est.
Carpe diem. Qu’importe ce qui a précédé ! Qu’importe ce qui suivra ? avant
et après nous le déluge ! » Non, l’énigme de l’univers est en permanence
devant chaque pensée. L’esprit humain veut la déchiffrer à tout prix. Laplace
était sur la voie, en écrivant ces mots : « Vue du soleil, la lune paraît décrire
une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la circonférence de l’orbe
terrestre. Pareillement, la terre décrit une suite d’épicycloïdes, dont les centres
sont sur la courbe que le soleil décrit autour du centre de gravité du groupe
d’étoiles dont il fait partie. Enfin, le soleil lui-même décrit une suite d’épicycloïdes
dont les centres sont sur la courbe décrite par le centre de gravité de
ce groupe autour de celui de l’univers. »
« De l’univers ! » c’est beaucoup dire. Ce prétendu centre de l’univers,
avec l’immense cortège qui gravite autour de lui, n’est qu’un point imperceptible
dans l’étendue. Laplace était cependant bien sur le chemin de la vérité, et
touchait presque la clef de l’énigme. Seulement, ce mot : « De l’univers »
prouve qu’il la touchait sans la voir, ou du moins sans la regarder. C’était un
ultra-mathématicien. Il avait jusqu’à la moelle des os, la conviction d’une
harmonie et d’une solidité inaltérable de la mécanique céleste. Solide, trèssolide,
soit. Il faut cependant distinguer entre l’univers et une horloge.
Quand une horloge se dérange, on la règle. Quand elle se détériore, on la
raccommode. Quand elle est usée, on la remplace. Mais les corps célestes, qui
les répare ou les renouvelle ? Ces globes de flammes, si splendides représentants
de la matière, jouissent-ils du privilège de la pérennité ? Non, la matière
n’est éternelle que dans ses éléments et son ensemble. Toutes ses formes,
humbles ou sublimes, sont transitoires et périssables. Les astres naissent,
brillent, s’éteignent, et survivant des milliers de siècles peut-être à leur splendeur
évanouie, ne livrent plus aux lois de la gravitation que des tombes
flottantes. Combien de milliards de ces cadavres glacés rampent ainsi dans la
nuit de l’espace, en attendant l’heure de la destruction, qui sera, du même
coup, celle de la résurrection !
Car les trépassés de la matière rentrent tous dans la vie, quelle que soit leur
condition. Si la nuit du tombeau est longue pour les astres finis, le moment
vient où leur flamme se rallume comme la foudre. A la surface des planètes,
sous les rayons solaires, la forme qui meurt se désagrège vite, pour restituer
ses éléments à une forme nouvelle. Les métamorphoses se succèdent sans
interruption. Mais quand un soleil s’éteint glacé, qui lui rendra la chaleur et la
lumière ? Il ne peut renaître que soleil. Il donna la vie en détail à des myriades
d’êtres divers. Il ne peut la transmettre à ses fils que par mariage. Quelles
peuvent être les noces et les enfantements de ces géants de la lumière ?
Lorsqu’après des millions de siècles, un de ces immenses tourbillons
d’étoiles, nées, gravitant, mortes ensemble, achève de parcourir les régions
de l’espace ouvertes devant lui, il se heurte sur ses frontières avec d’autres
tourbillons éteints, arrivant à sa rencontre. Une mêlée furieuse s’engage durant
d’innombrables années, sur un champ de bataille de milliards de milliards
de lieues d’étendue. Cette partie de l’univers n’est plus qu’une vaste atmosphère
de flammes, sillonnées sans relâche par la foudre des conflagrations qui
volatilisent instantanément étoiles et planètes.
Ce pandémonium ne suspend pas un instant son obéissance aux lois de la
nature. Les chocs successifs réduisent les masses solides à l’état de vapeurs,
ressaisies aussitôt par la gravitation qui les groupe en nébuleuses tournant sur
elles-mêmes par l’impulsion du choc, et les lance dans une circulation régulière
autour de nouveaux centres. Les observateurs lointains peuvent alors, à
travers leurs télescopes, apercevoir le théâtre de ces grandes révolutions, sous
l’aspect d’une lueur pâle, mêlée de points plus lumineux. La lueur n’est
qu’une tache, mais cette tache est un peuple de globes qui ressuscitent.
Chacun des nouveau-nés vivra d’abord son enfance solitaire, nuée
embrasée et tumultueuse. Plus calme avec le temps, le jeune astre détachera
peu à peu de son sein une nombreuse famille, bientôt refroidie par l’isolement,
et ne vivant plus que de la chaleur paternelle. Il en sera l’unique représentant
dans le monde qui ne connaîtra que lui, et n’apercevra jamais ses enfants.
Voilà notre système planétaire, et nous habitons l’une des plus jeunes filles,
suivie seulement d’une soeur,Vénus. et d’un tout petit frère, Mercure, le
dernier éclos du nid.
Est-ce bien exactement ainsi que renaissent les mondes ? Je ne sais. Peutêtre
les légions mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie, sont-elles moins
nombreuses, le champ de la résurrection moins vaste. Mais certainement, ce
n’est qu’une question de chiffre et d’étendue, non de moyen. Que la rencontre
ait lieu, soit entre deux groupes stellaires simplement, soit entre deux systèmes
où chaque étoile, avec son cortège, ne joue déjà que le rôle de planète,
soit encore entre deux centres où elle n’est plus qu’un modeste satellite, soit
enfin entre deux foyers qui représentent vu coin de l’univers, c’est ce qu’il
n’est permis à personne de décider en connaissance de cause. La seule
affirmation légitime, la voici :
La matière ne saurait diminuer, ni s’accroître d’un atome. Les étoiles ne
sont que des flambeaux éphémères. Donc, une fois éteints, s’ils ne se rallument,
la nuit et la mort, dans un temps donné, se saisissent de l’univers. Or,
comment pourraient-ils se rallumer, sinon par le mouvement transformé en
chaleur dans des proportions gigantesques, c’est-à-dire par un entre-choc qui
les volatilise et les appelle à une nouvelle existence ? Qu’on n’objecte pas
que, par sa transformation en chaleur, le mouvement serait anéanti, et dès lors
les globes immobilisés. Le mouvement n’est que le résultat de l’attraction, et
l’attraction est impérissable, comme propriété permanente de tous les corps.
Le mouvement renaît soudain du choc lui-même, dans de nouvelles directions
peut-être, mais toujours effet de la même cause, la pesanteur.
Direz-vous que ces bouleversements sont une atteinte aux lois de la
gravitation ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Notre unique ressource
est de consulter l’analogie Elle nous répond : « Depuis des siècles, les météorites
tombent par millions sur notre globe, et sans nul doute, sur les planètes
de tous les systèmes stellaires. C’est un manquement grave à l’attraction, telle
que vous l’entendez. En fait, c’est une forme de l’attraction que vous ne
connaissez pas, ou plutôt que vous dédaignez, parce qu’elle s’applique aux
astéroïdes, non aux astres. Après avoir gravité des milliers d’années, selon
toutes les règles, un beau jour, ils ont pénétré dans l’atmosphère, en violation
de la règle, et y ont transformé le mouvement en chaleur, par leur fusion ou
leur volatilisation, au frottement de l’air. Ce qui arrive aux petits, peut et doit
arriver aux grands. Traduisez la gravitation au tribunal de l’Observatoire,
comme prévenue d’avoir, malicieusement, et illégitimement précipité ou
laissé choir sur la terre, des aérolithes qu’on lui avait confiés pour les maintenir
en promenade dans le vide. »
Oui, la gravitation les a laissés, les laisse et les laissera choir, comme elle a
cogné, cogne et cognera les unes contre les autres, de vieilles planètes, de
vieilles étoiles, de vieilles défuntes enfin, cheminant lugubrement dans un
vieux cimetière, et alors les trépassés éclatent comme un bouquet d’artifice, et
des flambeaux resplendissent pour illuminer le monde. Si le moyen ne vous
convient pas, trouvez-en un meilleur. Mais prenez garde. Les étoiles n’ont
qu’un temps et, en y joignant leurs planètes, elles sont toute la matière. Si
vous ne les ressuscitez pas, l’univers est fini. Du reste, nous poursuivrons
notre démonstration sur tous les modes, majeur et mineur, sans crainte des
redites. Le sujet en vaut la peine. Il n’est pas indifférent de savoir ou d’ignorer
comment l’univers subsiste.
Ainsi, jusqu’à preuve contraire, les astres s’éteignent de vieillesse, et se
rallument par un choc. Tel est le mode de transformation de la matière chez
les individualités sidérales. Par quel autre procédé pourraient-elles obéir à la
loi commune du changement, et se dérober à l’immobilisation éternelle ?
Laplace dit : « Il existe dans l’espace des corps obscurs, aussi considérables,
et peut-être aussi nombreux que les étoiles. » Ces corps sont tout simplement
les étoiles éteintes. Sont-elles condamnées à la perpétuité cadavérique ? Et
toutes les vivantes, sans exception, iront-elles les rejoindre pour toujours ?
Comment pourvoir à ces vacances ?
L’origine donnée, très-vaguement du reste, par Laplace aux nébuleuses
stellaires, est sans vraisemblance. Ce serait une agrégation de nébulosités, de
nuages cosmiques volatilisés, agrégation formée incessamment dans l’espace.
Mais comment ? L’espace est partout ce que nous le voyons, froideur et
ténèbres. Las systèmes stellaires sont des masses énormes de matière : D’où
sortent-ils ? du vide ? Ces improvisations de nébulosités ne sont pas acceptables.
Quant à la matière chaotique, elle n’aurait pas dû reparaître au XIXe siècle.
Il n’a jamais existé, il n’existera jamais l’ombre d’un chaos nulle part. L’organisation
de l’univers est de toute éternité. Elle n’a jamais varié d’un
cheveu, ni fait relâche d’une seconde. Il n’y a point de chaos, même sur ces
champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant
une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts. La loi de l’attraction
préside à ces refontes foudroyantes, avec autant de rigueur qu’aux plus paisibles
évolutions de la lune.
Ces cataclysmes sont rares dans tous les cantons de l’univers, car les
naissances ne sauraient excéder les décès dans l’état civil de l’infini, et ses
habitants jouissent d’une très belle longévité. L’étendue, libre sur leur route,
est plus que suffisante pour leur existence, et l’heure de la mort arrive longtemps
avant la fin de la traversée.. L’infini n’est pauvre ni de temps ni
d’espace. Il en distribue à ses peuples une juste et large proportion. Nous
ignorons le temps accordé, mais on peut se former quelque idée de l’espace
par la distance des étoiles, nos voisines.
L’intervalle minimum qui nous en sépare est de dix mille milliards de
lieues, un abîme. N’est-ce point là une voie magnifique, et assez spacieuse
pour y cheminer en toute sécurité ? Notre soleil a ses flancs assurés. Sa sphère
d’activité doit toucher sans doute celle des attractions les plus proches. Il n’y a
point de champs neutres pour la gravitation. Ici, les données nous manquent.
Nous connaissons notre entourage. Il serait intéressant de déterminer ceux de
ces foyers lumineux dont les sphères d’attraction sont limitrophes de la nôtre,
et de les ranger autour d’elle, comme on enferme un boulet entre d’autres
boulets. Notre domaine dans l’univers se trouverait ainsi cadastré. La chose
est impossible, sinon elle serait déjà faite. Malheureusement on ne va pas
mesurer de parallaxes à bord de Jupiter ou de Saturne.
Notre soleil marche, c’est incontestable d’après son mouvement de rotation.
Il circule de conserve avec des milliers, et peut-être des millions d’étoiles
qui nous enveloppent et sont de notre armée. Il voyage depuis les siècles, et
nous ignorons son itinéraire passé, présent et futur. La période historique de
l’humanité date déjà de six mille ans. On observait en Égypte dès ces temps
reculés. Sauf un déplacement des constellations zodiacales, dû à la précession
des équinoxes, aucun changement n’a été constaté dans l’aspect du ciel. En six
mille ans, notre système aurait pu faire du chemin dans une direction
quelconque.
Six mille ans, c’est pour un marcheur médiocre comme notre globe, le cinquième
de la route jusqu’à Sirius. Pas un indice, rien. Le rapprochement vers
la constellation d’Hercule reste une hypothèse. Nous sommes figés sur place,
les étoiles aussi. Et cependant, nous sommes en route avec elles vers le même
but. Elles sont nos contemporaines, nos compagnes de voyage, et de là vient
peut-être leur apparente immobilité : nous avançons ensemble. Le chemin sera
long, le temps aussi, jusqu’à l’heure des vieillesses, puis des morts, et enfin
des résurrections. Mais ce temps et ce chemin devant l’infini, c’est un tout
petit point, et pas un millième de seconde. Entre l’étoile et l’éphémère l’éternité
ne distingue pas. Que sont ces milliards de soleils se succédant à travers
les siècles et l’espace ? Une pluie d’étincelles. Cette pluie féconde l’univers.
C’est pourquoi le renouvellement des mondes par le choc et la volatilisation
des étoiles trépassées, s’accomplit à toute minute dans les champs de
l’infini. Innombrables et rares à la fois sont ces conflagrations gigantesques,
selon que l’on considère l’univers ou une seule de ses régions. Quel autre
moyeu pourrait y suppléer pour le maintien de la vie générale ? Les
nébuleuses-comètes sont des fantômes, les nébulosités stellaires, colligées on
ne sait comment, sont des chimères. Il n’y a rien dans l’étendue que les astres,
petits et gros, enfants, adultes ou morts, et toute leur existence est à jour.
Enfants, ce sont les nébuleuses volatilisées ; adultes, ce sont les étoiles et leurs
planètes ; mortes, ce sont leurs cadavres ténébreux.
La chaleur, la lumière, le mouvement, sont des forces de la matière, et non
la matière elle-même L’attraction qui précipite dans une course incessante tant
de milliards de globes, n’y pourrait ajouter un atome, mais elle est la grande
force fécondatrice, la force inépuisable que nulle prodigalité n’entame, puisqu’elle
est la propriété commune et permanente des corps C’est elle qui met
en branle toute la mécanique céleste, et lance les mondes dans leurs pérégrinations
sans fin. Elle est assez riche pour fournir à la revivification des astres
le mouvement que le choc transforme en chaleur.
Ces rencontres de cadavres sidéraux qui se heurtent jusqu’à résurrection,
sembleraient volontiers un trouble de l’ordre. – Un trouble ! Mais
qu’adviendrait-il si les vieux soleils morts, avec leurs chapelets de planètes
défuntes, continuaient indéfiniment leur procession funèbre, allongée chaque
nuit par de nouvelles funérailles ? Toutes ces sources de lumière et de vie qui
brillent au firmament s’éteindraient l’une après l’autre, comme les lampions
d’une illumination. La nuit éternelle se ferait sur l’univers.
Les hautes températures initiales de la matière ne peuvent avoir d’autre
source que le mouvement, force permanente, dont proviennent toutes les
autres. Cotte oeuvre sublime, l’épanouissement d’un soleil, n’appartient qu’à
la force-reine. Toute autre origine est impossible. Seule, la gravitation renouvelle
les mondes, comme elle les dirige et les maintient, par le mouvement.
C’est presque une vérité d’instinct, aussi bien que de raisonnement et
d’expérience.
L’expérience, nous l’avons chaque jour sous les yeux, c’est à nous de
regarder et de conclure. Qu’est-ce qu’un aérolithe qui s’enflamme et se
volatilise en sillonnant l’air, si ce n’est l’image en petit de la création d’un
soleil par le mouvement transformé en chaleur ? N’est-ce point aussi un
désordre ce corpuscule détourné de sa course pour envahir l’atmosphère ?
Qu’avait-il à y faire de normal ? Et parmi ces nuées d’astéroïdes, fuyant avec
une vitesse planétaire sur la voie de leur orbite, pourquoi l’écart d’un seul
plutôt que de tous ? Où est en tout cela la bonne gouverne ?
Pas un point où n’éclate incessamment le trouble de cette harmonie prétendue,
qui serait le marasme et bientôt la décomposition. Les lois de la
pesanteur ont, par millions, de ces corollaires inattendus, d’où jaillissent, ici
une étoile filante, là une étoile-soleil. Pourquoi les mettre au ban de l’harmonie
générale ? Ces accidents déplaisent, et nous en sommes nés ! Ils sont les
antagonistes de la mort, les sources toujours ouvertes de la vie universelle.
C’est par un échec permanent à son bon ordre, que la gravitation reconstruit et
repeuple les globes. Le bon ordre qu’on vante les laisserait disparaître dans le
néant.
L’univers est éternel, les astres sont périssables, et comme ils forment
toute la matière, chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. La gravitation,
par ses chocs résurrecteurs, les divise, les mêle, les pétrit incessamment,
si bien qu’il n’en est pas un seul qui ne soit un composé de la poussière
de tous les autres. Chaque pouce du terrain que nous foulons a fait partie de
l’univers entier. Mais ce n’est qu’un témoin muet, qui ne raconte pas ce qu’il a
vu dans l’Éternité.
L’analyse spectrale, en révélant la présence de plusieurs corps simples
dans les étoiles, n’a dit qu’une partie de la vérité. Elle dit le reste, peu à peu,
avec les progrès de l’expérimentation. Deux remarques importantes. Les densités
de nos planètes diffèrent. Mais celle du soleil en est le résumé proportionnel
très-précis, et par là il demeure le représentant fidèle de la nébuleuse
primitive. Même phénomène sans doute dans toutes les étoiles. Quand les
astres sont volatilisés par une rencontre sidérale, toutes les substances se
confondent en une masse gazeuse qui jaillit du choc. Puis elles se classent
lentement, d’après les lois de la pesanteur, par le travail d’organisation de la
nébuleuse.
Dans chaque système stellaire, les densités doivent donc s’échelonner
selon le même ordre, de sorte que les planètes se ressemblent, non point si
elles appartiennent au même soleil, mais si leur rang correspond chez tous les
groupes. En effet, elles possèdent alors des conditions identiques de chaleur,
de lumière et de densité. Quant aux étoiles, leur constitution est assurément
pareille, car elles reproduisent les mélanges issus, des milliards de fois, du
choc et de la volatilisation. Les planètes, au contraire, représentent le triage
accompli par la différence et le classement des densités. Certes, le mélange
des éléments stello-planétaires, préparé par l’infini, est autrement complet et
intime que celui de drogues qui seraient soumises, cent ans, au pilon continu
de trois générations de pharmaciens.
Mais j’entends des voix s’écrier: « Où prend-on le droit de supposer dans
les cieux cette tourmente perpétuelle qui dévore les astres, sous prétexte de
refonte, et qui inflige un si étrange démenti à la régularité de la gravitation ?
Où sont les preuves de ces chocs, de ces conflagrations résurrectionnistes ?
Les hommes ont toujours admiré la majesté imposante des mouvements
célestes, et l’on voudrait remplacer un si bel ordre par le désordre en permanence !
Qui a jamais aperçu nulle part le moindre symptôme d’un pareil tohu-bohu ?
Les astronomes sont unanimes à proclamer l’invariabilité des phénomènes
de l’attraction. De l’aveu de tous, elle est un gage absolu de stabilité, de
sécurité, et voici surgir des théories qui prétendent l’ériger en instrument de
cataclysmes. L’expérience des siècles et le témoignage universel repoussent
avec énergie de telles hallucinations.
Les changements observés jusqu’ici dans les étoiles ne sont que des
irrégularités presque toutes périodiques, dès lors exclusives de l’idée de
catastrophe. L’étoile de la constellation de Cassiopée en 1572, celle de Kepler en
1604, n’ont brillé que d’un éclat temporaire, circonstance inconciliable avec
l’hypothèse d’une volatilisation. L’univers paraît fort tranquille et suit son
chemin à petit bruit. Depuis cinq à six mille ans, l’humanité a le spectacle du
Ciel. Il n’y a constaté aucun trouble sérieux. Les comètes n’ont jamais fait que
peur sans mal. Six mille ans, c’est quelque chose ! c’est quelque chose aussi
que le champ du télescope. Ni le temps, ni l’étendue n’ont rien montré. Ces
bouleversements gigantesques sont des rêves. »
On n’a rien vu, c’est vrai, mais parce qu’on ne peut rien voir. Bien que
fréquentes dans l’étendue, ces scènes-là n’ont de public nulle part. Les
observations faites sur les astres lumineux ne concernent que les étoiles de
notre province céleste, contemporaines et compagnes du soleil, associées par
conséquent à sa destinée. On ne peut conclure du calme de nos parages à la
monotone tranquillité de l’univers. Les conflagrations rénovatrices n’ont
jamais de témoins. Si on les aperçoit, c’est au bout d’une lunette qui les montre
sous l’aspect d’une lueur presque imperceptible. Le télescope en révèle
ainsi des milliers. Lorsqu’à son tour notre province redeviendra le théâtre de
ces drames, les populations auront déménagé depuis longtemps.
Les incidents de Cassiopée en 1572, de l’étoile de Kepler en 1604, ne sont
que des phénomènes secondaires. On est libre de les attribuer à une éruption
d’hydrogène, ou à la chute d’une comète, qui sera tombée sur l’étoile comme
un verre d’huile ou d’alcool dans un brasier, en y provoquant une explosion de
flammes éphémères. Dans ce dernier cas, les comètes seraient un gaz
combustible, Qui le sait et qu’importe ? Newton croyait qu’elles alimentent le
soleil. Veut-on généraliser l’hypothèse, et considérer ces perruques vagabondes
comme la nourriture réglementaire des étoiles ? Maigre ordinaire !
bien incapable d’allumer ni de rallumer ces flambeaux du monde.
Reste donc toujours le problème de la naissance et de la mort des astres
lumineux. Qui a pu les enflammer ? et quand ils cessent de briller, qui les
remplace ? il ne peut se créer un atome de matière, et si les étoiles trépassées
ne se rallument pas, l’univers s’éteint. Je défie qu’on sorte de ce dilemme :
« Ou la résurrection des étoiles, ou la mort universelle… » C’est la troisième
fois que je le répète. Or, le monde sidéral est vivant, bien vivant, et comme
chaque étoile n’a dans la vie générale que la durée d’un éclair, tous les astres
ont déjà fini et recommencé des milliards de fois. J’ai dit comment. Eh bien,
on trouve extraordinaire l’idée de collisions entre des globes parcourant
l’espace avec la violence de la foudre. Il n’y a d’extraordinaire que cet étonnement.
Car enfin, ces globes se courent dessus et n’évitent le choc que par
des biais. On ne peut pas toujours biaiser. Qui se cherche se trouve.
De tout ce qui précède, on est en droit de conclure à l’unité de composition
de l’univers, ce qui ne veut pas dire « à l’unité de substance ». Les 64...,
disons 1es cent corps simples, qui forment notre terre, constituent également
tous les globes sans distinction, moins les comètes qui demeurent un mythe
indéchiffrable et indifférent, et qui d’ailleurs ne sont pas des globes. La nature
a donc peu de variété dans ses matériaux Il est vrai qu’elle sait en tirer parti,
et. quand on la voit, de deux corps simples, l’hydrogène et l’oxygène, faire
tour à tour le feu, l’eau, la vapeur, la glace, on demeure quelque peu abasourdi.
La chimie en sait long sur cet article, bien qu’elle soit loin de tout
savoir. Malgré tant de puissance néanmoins, cent éléments sont une marge
bien étroite, quand le chantier est l’infini. Venons au fait.
Tous les corps célestes, sans exception, ont une même origine, l’embrasement
par entre-choc. Chaque étoile est un système solaire, issu d’une
nébuleuse volatilisée dans la rencontre. Elle est le centre d’un groupe de
planètes déjà formées, ou en voie de formation. Le rôle de l’étoile est simple :
foyer de lumière et de chaleur qui s’allume, brille et s’éteint. Consolidées par
le refroidissement, les planètes possèdent seules le privilège de la vie
organique qui puise sa source dans chaleur et la lumière du foyer, et s’éteint
avec lui. La composition et le mécanisme de tous les astres sont identiques.
Seuls, le volume, la forme et la densité varient. L’univers entier est installé,
marche et vit sur ce plan. Rien de plus uniforme.
__________
VII
ANALYSE ET SYNTHÈSE DE L’UNIVERS.
Ici, nous entrons de droit dans l’obscurité du langage, parce que voici
s’ouvrir la question obscure. On ne pelote pas l’infini avec la parole. Il sera
donc permis de se reprendre plusieurs fois à sa pensée. La nécessité est
l’excuse des redites.
Le premier désagrément est de se trouver en tête-à-tête avec une arithmétique
riche, très-riche en noms de nombre, richesse malheureusement assez
ridicule dans ses formes. Les trillions, quatrillions, sextillions, etc., sont
grotesques, et en outre ils disent moins à la plupart des lecteurs qu’un mot
vulgaire dont on a l’habitude, et qui est l’expression par excellence des
grosses quantités : Milliard. En astronomie, il est cependant peu de chose, ce
mot, et en fait d’infini il est zéro à peu près. Par malheur, c’est précisément à
propos d’infini qu’il vient d’autorité sous la plume ; il ment alors au-delà du
possible, il ment encore lorsqu’il s’agit simplement d’indéfini. Dans les pages
suivantes, les chiffres, seul langage disponible, manquent tous de justesse, ou
sont vides de sens. Ce n’est pas leur faute ni la mienne, c’est la faute du sujet.
L’arithmétique ne lui va pas.
La nature a donc sous la main cent corps simples pour forger toutes ses
oeuvres et les couler dans un moule uniforme : « le système stello-planétaire ».
Rien à construire que des systèmes stellaires, et cent corps simples pour tous
matériaux, c’est beaucoup de besogne et peu d’outils. Certes, avec un plan si
monotone et des éléments si peu variés, il n’est pas facile d’enfanter des
combinaisons différentes, qui suffisent à peupler l’infini. Le recours aux
répétitions devient indispensable.
On prétend que la nature ne se répète jamais, et qu’il n’existe pas deux
hommes, ni deux feuilles semblables. Cela est possible à la rigueur chez les
hommes de notre terre, dont le chiffre total, assez restreint, est réparti entre
plusieurs races. Mais il est, par milliers, des feuilles de chêne exactement
pareilles, et des grains de sable, par milliards.
A coup sûr, les cent corps simples peuvent fournir un nombre effrayant de
combinaisons stello-planétaires différentes. Les X et les Y se tireraient avec
peine de ce calcul. En somme, ce nombre n’est pas même indéfini, il est fini.
Il a une limite fixe. Une fois atteinte, défense d’aller plus loin. Cette limite
devient celle de l’univers, qui, dès lors, n’est pas infini. Les corps célestes,
malgré leur inénarrable multitude, n’occuperaient qu’un point dans l’espace.
Est-ce admissible ? la matière est éternelle. On ne peut concevoir un seul
instant où elle n’ait pas été constituée en globes réguliers, soumis aux lois de
la gravitation, et ce privilège serait l’attribut de quelques ébauches perdues au
milieu du vide ! Une masure dans l’infini ! C’est absurde, Nous posons en
principe l’infinité de.l’univers, conséquence de l’infinité de l’espace.
Or, la nature n’est pas tenue à l’impossible. L’uniformité de sa méthode,
partout visible, dément l’hypothèse de créations infinies, exclusivement
originales. Le chiffre en est borné de droit par le nombre très-fini des corps
simples. Ce sont en quelque sorte des combinaisons-types, dont les répétitions
sans fin remplissent l’étendue. Différentes, différenciées, distinctes, primordiales,
originales, spéciales, tous ces mots exprimant la même idée, sont pour
nous synonymes de combinaisons-types. La fixation de leur nombre
appartiendrait à l’algèbre, si dans l’espèce le problème ne restait indéterminé,
autrement dit insoluble, par défaut de données. Cette indétermination, d’ailleurs,
ne saurait équivaloir, ni conclure à l’infini. Chacun des corps simples
est sans doute une quantité infinie, puisqu’ils forment à eux seuls toute la
matière. Mais ce qui ne l’est pas, infini, c’est la variété de ces éléments qui ne
dépassent pas cent. Fussent-ils mille, et cela n’est pas, le nombre des
combinaisons-types s’accroîtrait jusqu’au fabuleux, mais ne pouvant atteindre
à l’infini, resterait insignifiant en sa présence. On peut donc tenir pour
démontrée leur impuissance à peupler l’étendue de types originaux.
Reste ce point acquis : L’univers a pour unité organique le groupe stelloplanétaire,
ou simplement stellaire, ou planétaire, ou bien encore solaire,
quatre noms également convenables et de même signification. Il est formé en
entier d’une série infinie de ces systèmes, provenant tous d’une nébuleuse
volatilisée, qui s’est condensée en soleil et en planètes. Ces derniers corps,
successivement refroidis, circulent autour du foyer central, que l’énormité de
son volume maintient en combustion. Ils doivent donc se mouvoir dans la
limite d’attraction de leur soleil, et ne sauraient d’ailleurs dépasser la circonférence
de la nébuleuse primitive qui les a engendrés. Leur nombre se trouve
ainsi fort restreint. Il dépend de la grandeur originelle de la nébuleuse. Chez
nous, on en compte neuf, Mercure, Vénus, la Terre (Mars, la planète avortée),
représentée par ses bribes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune. Allons jusqu’à
la douzaine, par l’admission de trois inconnues. Leur écart s’accroît dans une
telle progression qu’il devient difficile d’étendre plus loin les limites de notre
groupe.
Les autres systèmes stellaires varient sans doute de grandeur, mais dans
des proportions fort circonscrites par les lois de l’équilibre. On suppose Sirius
cent. cinquante fois plus gros que notre soleil. Qu’en sait-on ? il n’a jusqu’ici
que des parallaxes problématiques, sans valeur. De plus, le télescope ne
grossissant pas les étoiles, l’oeil seul les apprécie, et ne peut estimer que des
apparences dépendant de causes diverses. On ne voit donc pas à quel titre il
serait permis de leur assigner des grandeurs variées et même des grandeurs
quelconques. Ce sont des soleils, voilà tout. Si le nôtre gouverne douze astres
au maximum, pourquoi ses confrères auraient-ils de beaucoup plus grands
royaumes ? – « Pourquoi non » ? peut-on répondre. Et au fait, la réponse vaut
la demande.
Accordons-les, soit. Les causes de diversité restent toujours assez faibles.
En quoi consistent-elles ? La principale gît dans les inégalités de volume des
nébuleuses, qui entraînent des inégalités correspondantes dans la grosseur et le
nombre des planètes de leur fabrique. Viennent ensuite les inégalités de choc
qui modifient les vitesses de rotation et de translation, l’aplatissement des
pôles, les inclinaisons de l’axe sur l’écliptique, etc., etc.
Disons aussi les causes de similitude. Identité de formation et de mécanisme
: une étoile, condensation d’une nébuleuse et centre de plusieurs orbites
planétaires, échelonnées à certains intervalles, tel est le fond commun. En
outre, l’analyse spectrale révèle l’unité de composition des corps célestes.
Mêmes éléments intimes partout ; l’univers n’est qu’un ensemble de familles
unies en quelque sorte par la chair et par le sang. Même matière, classée et
organisée par la même méthode, dans le même ordre. Fond et gouvernement
identiques. Voilà qui semble limiter singulièrement les dissemblances et.
ouvrir bien large la porte aux ménechmes. Néanmoins, répétons-le, de ces
données il peut sortir, en nombres inimaginables, des combinaisons différentes
de systèmes planétaires. Ces nombres vont-ils à l’infini ? Non, parce qu’ils
sont tous formés avec cent corps simples, chiffre imperceptible.
L’infini relève de la géométrie et n’a rien à voir avec l’algèbre. L’algèbre
est quelquefois un jeu ; la géométrie jamais. L’algèbre fouille à l’aveuglette,
comme la taupe. Elle ne trouve qu’au bout de celte course à tâtons un résultat
qui est souvent une belle formule, parfois une mystification La géométrie
n’entre jamais dans l’ombre, elle tient nos yeux fixes sur les trois dimensions
qui n’admettent pas les sophismes et les tours de passe-passe. Elle nous dit :
Regardez ces milliers de globes, faible coin de l’univers, et rappelez-vous leur
histoire Une conflagration les a tirés du sein de la mort et les a lancés dans
l’espace, nébuleuses immenses, origine d’une nouvelle voie lactée. Par une,
nous saurons la destinée de toutes.
Le choc résurrecteur a confondu en les volatilisant tous les corps simples
de la nébuleuse. La condensation les a séparés de nouveau, puis classés selon
les lois de la pesanteur, et dans chaque planète et dans l’ensemble du groupe.
Les parties légères prédominent chez les planètes excentriques, les parties
denses chez les centrales. De là, pour la proportion des corps simples, et
même pour le volume total des globes, tendance nécessaire à la similitude
entre les planètes de même rang de tous les systèmes stellaires ; grandeur et
légèreté progressives, de la capitale aux frontières ; petitesse et densité de plus
en plus prononcées, des frontières à la capitale. La conclusion s’entrevoit.
Déjà l’uniformité du mode de création des astres et la communauté de leurs
éléments, impliquaient entre eux des ressemblances plus que fraternelles. Ces
parités croissantes de constitution doivent évidemment aboutir à la fréquence
de l’identité. Les ménechmes deviennent sosies.
Tel est notre point de départ pour affirmer la limitation des combinaisons
différenciées de la matière et, par conséquent, leur insuffisance à semer de
corps célestes les champs de l’étendue. Ces combinaisons, malgré leur multitude,
ont un terme et, dès lors, doivent se répéter, pour atteindre à l’infini. La
nature tire chacun de ses ouvrages à milliards d’exemplaires. Dans la texture
des astres, la similitude et la répétition forment la règle, la dissemblance et la
variété, l’exception.
Aux prises avec ces idées de nombre, comment les formuler sinon par des
chiffres, leurs uniques interprètes ? Or, ces interprètes obligés sont ici
infidèles ou impuissants ; infidèles, quand il s’agit des combinaisons-types de
la matière dont le nombre est limité ; impuissants et vides, dès qu’on parle des
répétitions infinies de ces combinaisons. Dans le premier cas, celui des
combinaisons originales ou types, les chiffres seront arbitraires, vagues, pris
au hasard, sans valeur même approximative. Mille, cent mille, un million, un
trillion, etc., etc, erreur toujours, mais erreur en plus ou en moins, simplement.
Dans le second cas au contraire, celui des répétitions infinies, tout chiffre
devient un non-sens absolu, puisqu’il veut exprimer ce qui est inexprimable.
A vrai dire, il ne peut être question de chiffres réels : il ne sont pour nous
qu’une locution. Deux éléments seuls se trouvent en présence, le fini et
l’infini. Notre thèse soutient que les cent corps simples ne sauraient se prêter à
la formation de combinaisons originales infinies. Il n’y aura donc en lutte, au
fond, que le fini représenté par des chiffres indéterminés, et l’infini par un
chiffre conventionnel.
Les corps célestes sont ainsi classés par originaux et par copies. Les
originaux, c’est l’ensemble des globes qui forment chacun un type spécial.
Les copies, ce sont les répétitions, exemplaires ou épreuves de ce type. Le
nombre des types originaux est borné, celui des copies ou répétitions, infini.
C’est par lui que l’infini se constitue. Chaque type a derrière lui une armée de
sosie dont le nombre est sans limites.
Pour la première classe ou catégorie, celle des types, les chiffres divers,
pris à volonté, ne peuvent avoir et n’auront aucune exactitude ; ils signifient
purement beaucoup. Pour la seconde classe, savoir, les copies, répétitions,
exemplaires, épreuves (mots tous synonymes), le terme milliard sera seul mis
en usage ; il voudra dire infini.
On conçoit que les astres pourraient être en nombre infini et reproduire
tous un seul et même type. Admettons un instant que tous les systèmes
stellaires, matériel et personnel, soient un calque absolu du nôtre, planète par
planète, sans un iota de différence. Cette collection de copies formerait à elle
seule l’infini. Il n’y aurait qu’un type pour l’univers entier. Il n’en est point
ainsi, bien entendu. Le nombre des combinaisons-types est incalculable
quoique fini.
Appuyée sur les faits et les raisonnements qui précédent, notre thèse
affirme que la matière ne saurait atteindre à l’infini, dans la diversité des
combinaisons sidérales. Oh ! si les éléments dont elle dispose étaient euxmêmes
d’une variété infinie, si l’on avait pu se convaincre que les astres
lointains n’ont rien de commun avec notre terre dans leur composition, que
partout la nature travaille avec de l’inconnu, on aurait pu lui concéder l’infini
à discrétion. Encore, pensions-nous déjà, il y a trente ans, que par le fait de
l’infinité des corps célestes, notre planète devait exister à milliers d’exemplaires.
Seulement, cette opinion n’était qu’une affaire d’instinct et ne
s’appuyait absolument que sur la donnée de l’infini. L’analyse spectrale a
complètement changé la situation et ouvert les portes à la réalité qui s’y
précipite.
L’illusion sur les structures fantastiques est tombée. Point d’autres
matériaux nulle part que la centaine de corps simples, dont nous avons les
deux tiers sous les yeux. C’est avec ce maigre assortiment qu’il faut faire et
refaire sans trêve l’univers. M. Haussmann en avait autant pour rebâtir Paris.
Il avait les mêmes. Ce n’est pas la variété qui brille dans ses bâtisses. La
nature, qui démolit aussi pour reconstruire, réussit un peu mieux ses architectures.
Elle sait tirer de son indigence un si riche parti, qu’on hésite avant
d’assigner un terme à l’originalité de ses oeuvres.
Serrons le problème. Supposant tous les systèmes stellaires d’égale durée,
mille billions d’années, par, exemple, imaginons aussi par hypothèse qu’ils
commencent et finissent ensemble, à la même minute. On sait que tous ces
groupes, en quelque sorte de même sang, de même chair, de même ossature,
se développent aussi par la même méthode. Dans les divers systèmes, les
planètes se rangent symétriquement, selon l’intimité de leur ressemblance, et
ces similitudes les poussent de concert à l’identité. Cent corps simples,
matériaux uniques et communs d’un ensemble foncièrement solidaire, serontils
capables de fournir une combinaison différente et spéciale pour chaque
globe, c’est-à-dire un nombre infini d’originaux distincts ? Non, certes, car les
diversités de toute espèce qui font varier les combinaisons, dépendent d’un
nombre bien restreint, cent. Les astres différenciés ou types sont dès lors
réduits à un chiffre limité, et l’infinité des globes ne peut surgir que de
l’infinité des répétitions.
Ainsi, voilà les combinaisons originales épuisées sans avoir pu atteindre à
l’infini. Des myriades de systèmes stello-planétaires différents circulent dans
une province de l’étendue, car ils ne sauraient peupler qu’une province. La
matière va-t-elle en rester là et faire figure d’un point dans le ciel ? ou se
contenter de mille, dix mille, cent mille points qui élargiraient d’une insignifiance
son maigre domaine ? Non, sa vocation, sa loi, c’est l’infini. Elle ne se
laissera point déborder par le vide. L’espace ne deviendra pas son cachot. Elle
saura l’envahir pour le vivifier. Pourquoi, d’ailleurs, l’infini ne serait-il pas
l’universel apanage ? la propriété du brin et du ciron aussi bien que du grand Tout ?
Telle est en effet la vérité qui ressort de ces vastes problèmes. Écartons
maintenant l’hypothèse qui a fait jaillir la démonstration. Les systèmes planétaires
ne fournissent nullement, on le pense bien, une carrière contemporaine.
Loin de là : leurs âges s’enchevêtrent et s’entrecroisent dans tous les sens et à
tous les instants, depuis la naissance embrasée de la nébuleuse jusqu’au
trépassement de l’étoile, jusqu’au choc qui la ressuscite.
Laissons un moment de côté les systèmes stellaires originaux, pour nous
occuper plus spécialement de la terre. Nous la rattacherons tout à l’heure à
l’un d’eux, à notre système solaire, dont elle fait partie et qui règle sa destinée.
On comprend que, dans notre thèse, l’homme, pas plus que les animaux et les
choses, n’a de titres personnels à l’infini. Par lui-même, il n’est qu’un
éphémère. C’est le globe dont il est l’enfant qui le fait participer à son brevet
d’infinité dans le temps et dans l’espace. Chacun de nos sosies est le fils d’une
terre, sosie elle-même de la terre actuelle. Nous faisons partie du calque. La
terre-sosie reproduit exactement tout ce qui se trouve sur la nôtre et, par suite,
chaque individu, avec sa famille, sa maison, quand il en a, tous les événements
de sa vie. C’est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien
n’y manque.
Les systèmes stellaires échelonnent leurs planètes autour du soleil, dans un
ordre réglé par les lois de la pesanteur, qui assignent ainsi, dans chaque groupe,
une place symétrique aux créations analogues. La terre est la troisième
planète à partir du soleil, et ce rang tient sans doute à des conditions particulières
de grandeur, de densité, sphère, etc. Des millions de systèmes stellaires
se rapprochent certainement du nôtre, pour le chiffre et la disposition de leurs
astres. Car le cortège est strictement disposé selon les lois de la gravitation.
Dans tous les groupes de huit à douze planètes, la troisième a de fortes
chances pour ne pas différer beaucoup de la terre ; d’abord, la distance du
soleil, condition essentielle qui donne identité de chaleur et de lumière. Le
volume et la masse, l’inclinaison de l’axe sur l’écliptique peuvent varier.
Encore, si la nébuleuse équivalait à peu près à la nôtre, il y a toute raison pour
que la développement suive pas à pas la même marche.
Supposons néanmoins des diversités qui bornent le rapprochement à une
simple analogie. On comptera par milliards des terres de cette espèce, avant de
rencontrer une ressemblance entière. Tous ces globes auront, comme nous,
des terrains étagés, une flore, une faune, des mers, une atmosphère, des hommes.
Mais la durée des périodes géologiques, la répartition des eaux, des continents,
des îles, des races animales et humaines, offriront des variétés
innombrables. Passons.
Une terre naît enfin avec notre humanité, qui déroule ses races, ses
migrations, ses luttes, ses empires, ses catastrophes. Toutes ces péripéties vont
changer ses destinées, la lancer sur des voies qui ne sont point celles de notre
globe. A toute minute, à toute seconde, les milliers de directions différentes
s’offrent à ce genre humain. Il en choisit une, abandonne à jamais les autres.
Que d’écarts à droite et à gauche modifient les individus, l’histoire ! Ce n’est
point encore là notre passé. Mettons de côté, ces épreuves confuses. Elles ne
feront pas moins leur chemin et seront des mondes.
Nous arrivons cependant. Voici un exemplaire complet, choses et personnes.
Pas un caillou, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un animal, pas un
homme, pas un incident, qui n’ait trouvé sa place et sa minute dans le duplicata.
C’est une véritable terre-sosie,… jusqu’aujourd’hui du moins. Car
demain, les événements et les hommes poursuivront leur marche. Désormais,
c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de notre terre, comme son passé, changera
des millions de fois de route. Le passé est un fait accompli ; c’est le nôtre.
L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde
amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu
prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la
planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne
sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles.
Les événements ne créent pas seuls des variantes humaines. Quel homme
ne se trouve parfois en présence de deux carrières ? Celle dont il se détourne
lui ferait une vie bien différente, tout en le laissant la même individualité.
L’une conduit à la misère, à la honte, à la servitude. L’autre menait à la gloire,
à la liberté. Ici une femme charmante et le bonheur ; là une furie et la désolation.
Je parle pour les deux sexes. On prend au hasard ou au choix,
n’importe, on n’échappe pas à la fatalité. Mais la fatalité ne trouve pas pied
dans l’infini, qui ne connaît point l’alternative et a place pour tout. Une terre
existe où l’homme suit la route dédaignée dans l’autre par le sosie. Son
existence se dédouble, un globe pour chacune, puis se bifurque une seconde,
une troisième fois, des milliers de fois. Il possède ainsi des sosies complets et
des variantes innombrables de sosies, qui multiplient et représentent toujours
sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce qu’on
aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs. Outre son existence
entière, de la naissance à la mort, que l’on vit sur une foule de terres, on en vit
sur d’autres dix mille éditions différentes.
Les grands événements de notre globe ont leur contrepartie, surtout quand
la fatalité y a joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois la
bataille de Waterloo sur les globes où leur adversaire n’a pas commis la bévue
de Grouchy. Elle a tenu à peu. En revanche, Bonaparte ne remporte pas toujours
ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un raccroc.
J’entends des clameurs : « Hé ! quelle folie nous arrive là en droite ligne
de Bedlam ! Quoi des milliards d’exemplaires de terres analogues ! D’autres
milliards pour des commencements de ressemblance ! des centaines de
millions pour les sottises et les crimes de l’humanité ! Puis des milliers de
millions pour les fantaisies individuelles. Chacune de nos bonnes ou de nos
mauvaises humeurs aura un échantillon spécial de globe à ses ordres. Tous les
carrefours du ciel sont encombrés de nos doublures ! »
Non, non, ces doublures ne font foule nulle part. Elles sont même fort
rares, quoique comptant par milliards, c’est-à-dire ne comptant plus. Nos
télescopes, qui ont un assez beau champ à parcourir, n’y découvriraient pas,
fût-elle visible, une seule édition de notre planète. C’est mille ou cent mille
fois peut-être cet intervalle qui serait à franchir, avant d’avoir la chance d’une
de ces rencontres. Parmi mille millions de systèmes stellaires, qui peut dire si
l’on trouverait une seule reproduction de notre groupe ou de l’un de ses
membres ? Et pourtant, le nombre en est infini. Nous disions au début :
« Chaque parole fût-elle l’énoncé des plus effroyables distances, on parlerait
ainsi des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer
en somme qu’une insignifiance, dès qu’il s’agit de l’infini. »
Cette pensée trouve ici son application. Comme types spéciaux, chacun à
un seul exemplaire, les myriades de terres à différence quelconque ne seraient
qu’un point dans l’espace. Chacune d’elles doit être répétée à l’infini, avant de
compter pour quelque chose. La terre, sosie exact de la nôtre, du jour de sa
naissance au jour de sa mort, puis de sa résurrection, cette terre existe à
milliards de copies, pour chacune des secondes de sa durée. C’est sa destinée
comme répétition d’une combinaison originale, et tontes les répétitions des
autres types la partagent.
L’annonce d’un duplicata de notre résidence terrestre, avec tous ses hôtes
sans distinction, depuis le grain de sable jusqu’à l’empereur d’Allemagne,
peut paraître une hardiesse légèrement fantastique, surtout quand il s’agit de
duplicata tirés à milliards. L’auteur, naturellement, trouve ses raisons excellentes,
puisqu’il les a rééditées déjà cinq à six fois, sans préjudice de l’avenir.
Il lui semble difficile que la nature, exécutant la même besogne avec les
mêmes matériaux et sur le même patron, ne soit pas contrainte de couler
souvent sa fonte dans le même moule. Il faudrait plutôt s’étonner du contraire.
Quant aux profusions du tirage, il n’y a pas à se gêner avec l’infini, il est
riche. Si insatiable qu’on puisse être, il possède plus que toutes les demandes,
plus que tous les rêves. D’ailleurs cette pluie d’épreuves ne tombe pas en
averse sur une localité. Elle s’éparpille à travers des champs incommensurables.
Il nous importe assez peu que nos sosies soient nos voisins. Fussentils
dans la lune, la conversation n’en serait pas plus commode, ni la connaissance
plus aisée à faire. Il est même flatteur de se savoir là-bas, bien loin, plus
loin que le diable Vauvert, lisant en pantoufles son journal, ou assistant à la
bataille de Valmy, qui se livre en ce moment dans des milliers de Républiques
françaises.
Pensez-vous qu’à l’autre bout de l’infini, dans quelque terre compatissante,
le prince royal, arrivant trop tard sur Sadowa, ait permis au malheureux
Benedeck de gagner sa bataille ?... Mais voici Pompée qui vient de perdre
celle de Pharsale. Pauvre homme ! il s’en va chercher des consolations à
Alexandrie, auprès de son bon ami le roi Ptolémée… César rira bien... Eh !
tout juste, il est en train de recevoir en plein sénat ses vingt-deux coups de
poignard... Bah ! c’est sa ration quotidienne depuis le non-commencement du
monde, et il les emmagasine avec une philosophie imperturbable. Il est. vrai
que ses sosies ne lui donnent pas l’alarme. Voilà le terrible ! on ne peut pas
s’avertir. S’il était permis de faire passer l’histoire de sa vie, avec quelques
bons conseils, aux doubles qu’on possède dans l’espace, on leur épargnerait
bien des sottises et des chagrins...
Ceci, au fond, malgré la plaisanterie, est très-sérieux. Il ne s’agit nullement
d’anti-lions, d’anti-tigres, ni d’oeils au bout de la queue ; il s’agit de mathématiques
et de faits positifs. Je défie la nature de ne pas fabriquer à la journée,
depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques
serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des
probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je
la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans
fin des duplicata. Je n’ai garde d’alléguer pour motif la beauté d’échantillons
qu’il serait grand dommage de ne pas multiplier à satiété. Il me semble au
contraire malsain et barbare d’empoisonner l’espace d’un tas de pays fétides.
Observations inutiles, d’ailleurs. La nature ne connaît ni ne pratique la
morale en action. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle travaille à
colin-maillard, détruit, crée, transforme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux
fermés, elle applique le calcul des probabilités mieux que tous les mathématiciens
ne l’expliquent, les yeux très-ouverts. Pas une variante ne l’esquive,
pas une chance ne demeure au fond de l’urne. Elle tire tous les numéros.
Quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions,
tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l’inverse du tonneau
des Danaïdes qui ne pouvait se remplir.
Ainsi procède la matière, depuis qu’elle est la matière, ce qui ne date pas
de huitaine. Travaillant sur un plan uniforme, avec cent corps simples, qui ne
diminuent ni n’augmentent jamais d’un atome, elle ne peut que répéter sans
fin une certaine quantité de combinaisons différentes, qu’à ce titre on appelle
primordiales, originales, etc., etc. ; il ne sort de son chantier que des systèmes
stellaires.
Par cela seul qu’il existe, tout astre a toujours existé, existera toujours, non
pas dans sa personnalité actuelle, temporaire et périssable, mais dans une série
infinie de personnalités semblables, qui se reproduisent à travers les siècles. Il
appartient à une des combinaisons originales permises par les arrangements
divers des cent corps simples. Identique à ses incarnations précédentes, placé
dans les mêmes conditions, il vit et vivra exactement la même vie d’ensemble
et de détails que durant ses avatars antérieurs.
Tous les astres sont des répétitions d’une combinaison originale, ou type.
Il ne saurait se former de nouveaux types. Le nombre en est nécessairement
épuisé dès l’origine des choses, – quoique les choses n’aient point eu
d’origine. Cela signifie qu’un nombre fixe de combinaisons originales existe
de toute éternité, et n’est pas plus susceptible d’augmenter ni de diminuer que
la matière. Il est et restera le même jusqu’à la fin des choses qui ne peuvent
pas plus finir que commencer. Éternité des types actuels, dans le passé
comme dans le futur, et pas un astre qui ne soit un type répété à l’infini, dans
le temps et dans l’espace, telle est la réalité.
Notre terre, ainsi que les autres corps célestes, est la répétition d’une
combinaison primordiale, qui se reproduit toujours la même, et qui existe
simultanément en milliards d’exemplaires identiques. Chaque exemplaire naît,
vit et meurt à son tour. Il en naît, il en meurt par milliards à chaque seconde
qui s’écoule. Sur chacun d’eux se succèdent toutes les choses matérielles, tous
les êtres organisés, dans le même ordre, au même lieu, à la même minute où
ils se succèdent sur les autres terres, ses sosies. Par conséquent, tous les faits
accomplis ou à accomplir sur notre globe, avant sa mort, s’accomplissent
exactement les mêmes dans les milliards de ses pareils. Et comme il en est
ainsi pour tous les systèmes stellaires, l’univers entier est la reproduction
permanente, sans fin, d’un matériel et d’un personnel toujours renouvelé et
toujours le même.
L’identité de deux planètes exige-t-elle l’identité de leurs systèmes solaires?
A coup sûr, celle des deux soleils est de nécessité absolue, à peine d’un
changement dans les conditions d’existence, qui entraînerait les deux astres
vers des destinées différentes, malgré leur identité originelle, du reste peu
probable. Mais dans les deux groupes stellaires, la similitude complète est-elle
aussi de rigueur entre tous les globes correspondants par leur numéro
d’ordre ? Faut-il double Mercure, double Mars, double Neptune, etc., etc. ?
Question insoluble par insuffisance de données.
Sans doute ces corps subissent leur influence réciproque, et l’absence de
Jupiter, par exemple, ou sa réduction des neuf dixièmes seraient pour ses
voisins une cause sensible de modification. Toutefois, l’éloignement atténue
ces causes et peut même les annuler. En outre, le soleil règne seul, comme
lumière et comme chaleur, et quand on songe que sa masse est à celle de son
cortége planétaire comme 744 est à 1, il semble que cette puissance énorme
d’attraction doit anéantir toute rivalité. Cela n’est pas cependant. Les planètes
exercent sur la terre une action bien avérée.
La question, du reste, est assez indifférente et n’engage pas notre thèse.
S’il est possible que l’identité existe entre deux terres, sans se reproduire aussi
entre les autres planètes corrélatives, c’est chose faite d’emblée, car la nature
ne rate pas une combinaison. Dans le cas contraire, peu importe. Que les
terres-sosies exigent, pour condition sine qua non, des systèmes solairessosies,
soit. Il en résulte simplement, pour conséquence, des millions de
groupes stellaires, où notre globe, au lieu de sosies, possède des ménechmes à
divers degrés, combinaisons originales, répétées à l’infini, ainsi que toutes les
autres.
Des systèmes solaires, parfaitement identiques et en nombre infini,
satisfont d’ailleurs sans peine au programme obligé. Ils constituent un type
original. Là, toutes les planètes correspondantes par échelon, offrent la plus
irréprochable identité. Mercure y est le sosie de Mercure, Vénus de Vénus, la
Terre de la Terre, etc.. C’est par milliards que ces systèmes sont répandus
dans l’espace, comme répétitions d’un type.
Parmi les combinaisons différenciées, en est-il dont les différences
surviennent dans des globes identiques d’abord à l’heure de leur naissance ? Il
faut distinguer. Ces mutations ne sont guère admissibles comme oeuvres
spontanées de la matière elle-même. La minute initiale d’un astre détermine
toute la série de ses transformations matérielles. La nature n’a que des lois
inflexibles, immuables. Tant. qu’elles gouvernent seules, tout suit une marche
fixe et fatale. Mais les variations commencent avec les êtres animés qui ont
des volontés, autrement dit, des caprices. Dès que les hommes interviennent
surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher
beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une
taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en
extase devant leur génie et leur puissance. La matière a bientôt balayé ces travaux
de myrmidons, dès qu’ils cessent de les défendre contre elle. Cherchez
cas villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes, Memphis, Persépolis,
Palmyre, où pullulaient des millions d’habitants avec leur activité fiévreuse.
Qu’en reste-il ? Pas même les décombres. L’herbe ou le sable recouvrent leurs
tombeaux. Que les oeuvres humaines soient négligées un instant, la nature
commence paisiblement à les démolir, et pour peu qu’on tarde, on la trouve
réinstallée florissante sur leurs débris.
Si les hommes dérangent peu la matière, en revanche, ils se dérangent
beaucoup eux-mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais sérieusement la
marche naturelle des phénomènes physiques, mais elle bouleverse l’humanité.
Il faut donc prévoir cette influence subversive qui change le cours des destinées
individuelles, détruit ou modifie les races animales, déchire les nations et
culbute les empires. Certes, ces brutalités s’accomplissent, sans même
égratigner l’épiderme terrestre. La disparition des perturbateurs ne laisserait
pas trace de leur présence soi-disant souveraine, et suffirait pour rendre à la
nature sa virginité à peine effleurée.
C’est parmi eux-mêmes que les hommes font des victimes et amènent
d’immenses changements. Au souffle des passions et des intérêts en lutte, leur
espèce s’agite avec plus de violence que l’océan sous l’effort de la. tempête.
Que de différences entre la marche d’humanités qui ont cependant commencé
leur carrière avec le même personnel, dû à l’identité des conditions matérielles
de leurs planètes ! Si l’on considère la mobilité des individus, les mille
troubles qui viennent sans cesse dévoyer leur existence, on arrivera facilement
à des sextillions de sextillions de variantes dans le genre humain. Mais une
seule combinaison originale de la matière, celle de notre système planétaire,
fournit, par répétitions, des milliards de terres, qui assurent des sosies. aux
sextillions d’Humanités diverses, sorties des effervescences de l’homme. La
première année de la route ne donnera que dix variantes, la seconde dix mille,
la troisième des millions, et ainsi de suite, avec un crescendo proportionnel au
progrès qui se manifeste, comme on sait, par des procédés extraordinaires.
Ces différentes collectivités humaines n’ont qu’une chose de commun, la
durée, puisque nées sur des copies du même type originel, chacune en écrit
son exemplaire à sa façon. Le nombre de ces histoires particulières, si grand
qu’on le fasse, est toujours un nombre fini, et nous savons que la combinaison
primordiale est infinie par répétitions. Chacune des histoires particulières,
représentant une même collectivité, se tire à milliards d’épreuves pareilles, et
chaque individu, partie intégrante de cette collectivité, possède en conséquence
des sosies par milliards. On sait que tout homme peut figurer à la fois
sur plusieurs variantes, par suite de changements dans la route que suivent ses
sosies sur leurs terres respectives, changements qui dédoublent la vie, sans
toucher à la personnalité.
Condensons : La matière, obligée de ne construire que des nébuleuses,
transformées plus tard en groupes stello-planétaires, ne peut, malgré sa
fécondité, dépasser un certain nombre de combinaisons spéciales. Chacun de
ces types est un système stellaire qui se répète sans fin, seul moyen de pourvoir
au peuplement de l’étendue. Notre soleil, avec son cortège de planètes,
est une des combinaisons originales, et celle-là, comme toutes les autres, est
tirée à des milliards d’épreuves. De chacune de ces épreuves fait partie
naturellement une terre identique avec la nôtre, une terre sosie quant à sa
constitution matérielle, et par suite engendrant les mêmes espèces végétales et
animales qui naissent à la surface terrestre.
Toutes les Humanités, identiques à l’heure de l’éclosion, suivent, chacune
sur sa planète, la route tracée par les passions, et les individus contribuent à la
modification de cette route par leur influence particulière. Il résulte de là que,
malgré l’identité constante de son début, l’Humanité n’a pas le même personnel
sur tous les globes semblables, et que chacun de ces globes, en quelque
sorte, a son Humanité spéciale, sortie de la même source, et partie du même
point que les autres, mais dérivée en chemin par mille sentiers, pour aboutir en
fin de compte à une vie et à une histoire différentes.
Mais le chiffre restreint des habitants de chaque terre ne permet pas à ces
variantes de l’Humanité de dépasser un nombre déterminé. Donc, si prodigieux
qu’il puisse être, ce nombre des collectivités humaines particulières est
fini. Dès lors il n’est rien, comparé à la quantité infinie des terres identiques,
domaine de la combinaison solaire type, et qui possédaient toutes, à leur
origine, des Humanités naissantes pareilles, bien que modifiées ensuite sans
relâche. Il s’ensuit que chaque terre, contenant une de ces collectivités humaines
particulières, résultat de modifications incessantes, doit se répéter des
milliards de fois, pour faire face aux nécessités de l’infini. De là des milliards
de terres, absolument sosies, personnel et matériel, où pas un fétu ne varie,
soit en temps, soit en lieu, ni d’un millième de seconde, ni d’un fil d’araignée.
Il en est de ces variantes terrestres ou collectivités humaines, comme des
systèmes stellaires originaux. Leur chiffre est limité, parce qu’il a pour
éléments des nombres finis, hommes d’une terre, de même que les systèmes
stellaires originaux ont pour éléments un nombre fini, les cent corps simples.
Mais chaque variante tire ses épreuves par milliards.
Telle est la destinée commune de nos planètes, Mercure, Vénus, la Terre,
etc., etc., et des planètes de tous les systèmes stellaires primordiaux ou types.
Ajoutons que parmi ces systèmes, des millions se rapprochent du nôtre, sans
en être les duplicata, et comptent d’innombrables terres non plus identiques
avec celle où nous vivons, mais ayant avec elle tous les degrés possibles de
ressemblance ou d’analogie.
Tous ces systèmes, toutes ces variantes et leurs répétitions forment
d’innombrables séries d’infinis partiels, qui vont s’engouffrer dans le grand
infini, comme les fleuves dans l’océan. Qu’on ne se récrie point, contre ces
globes tombant de la plume par milliards. Il ne faut pas dire ici : Où trouver de
la place pour tant de monde. ? Mais, où trouver des mondes pour tant de
place ? On peut milliarder sans scrupule avec l’infini, il demandera toujours
son reste.
Les doctrines, qui ont parfois le mot pour rire aussi bien que pour pleurer,
railleront peut-être nos infinis partiels, en nous félicitant de faire tant de.
monnaie avec une pièce fausse. En effet, quand un infini unique est dénié à
l’étendue, lui en adjuger des millions, le procédé semble sans gêne. Rien de
plus simple cependant. L’espace étant sans limites, on peut lui prêter toutes les
figures, précisément parce qu’il n’en a aucune. Tout à l’heure sphère, le voici
maintenant cylindre.
Que neuf traits de scie partagent en dix planches, perpendiculairement à
son axe, un bloc de bois cylindrique. Que, par la pensée, on étende à l’infini le
périmètre circulaire de chacune de ces planches. Qu’on les écarte aussi, par la
pensée, les unes des autres de quelques quatrillions de quatrillions de lieues.
Voilà dix infinis partiels irréprochables quoique un peu maigres. Tous les
astres, issus de nos calculs, tiendraient à l’aise, avec leurs domaines respectifs,
dans chacun de ces compartiments. De plus, rien n’empêche d’en juxtaposer
d’autres, et d’ajouter ainsi de l’infini à discrétion.
Il est bien entendu que ces astres ne restent point parqués en catégories par
identités. Les conflagrations rénovatrices les fusionnent et les mêlent sans
cesse. Un système solaire ne renaît point, comme le phénix, de sa propre
combustion, qui contribue, au contraire, à former des combinaisons différentes.
Il prend sa revanche ailleurs, réenfanté par d’autres volatilisations. Les
matériaux se trouvant partout les mêmes, cent corps simples, et la donnée
étant l’infini, les probabilités s’égalisent. Le résultat est la permanence
invariable de l’ensemble par la transformation perpétuelle des parties.
Que si la chicane, à cheval sur l’Indéfini, nous cherche des querelles
d’allemand pour nous contraindre à comprendre et à lui expliquer l’Infini,
nous la renverrons aux jupitériens, pourvus sans doute d’une plus grosse
cervelle. Non, nous ne pouvons dépasser l’indéfini. C’est connu et l’on ne
tente que sous cette forme de concevoir l’Infini. On ajoute l’espace à l’espace,
et la pensée arrive fort bien à cette conclusion qu’il est sans limites. Assurément,
on additionnerait durant des myriades de siècles que le total serait
toujours un nombre fini. Qu’est-ce que cela prouve ? L’Infini d’abord par
l’impossibilité d’aboutir, puis la faiblesse de notre cerveau.
Oui, après avoir semé des chiffres à soulever les rires et les épaules, on
demeure essoufflé aux premiers pas sur la route de l’infini. Il est cependant
aussi clair qu’impénétrable, et se démontre merveilleusement en deux mots :
L’espace plein de corps célestes, toujours, sans fin. C’est fort simple, bien
qu’incompréhensible.
Notre analyse de l’univers a surtout mis en scène les planètes, seul théâtre
de la vie organique. Les étoiles sont restées à l’arrière-plan. C’est que là, point
de formes changeantes, point de métamorphoses. Rien que le tumulte de
l’incendie colossal, source de la chaleur et de la lumière, puis sa décroissance
progressive, et enfin les ténèbres glacées. L’étoile n’en est pas moins le foyer
vital des groupes constitués par la condensation des nébuleuses. C’est elle qui
classe et règle le système dont elle forme le centre. Dans chaque combinaisontype,
elle est différente de grandeur et de mouvement. Elle demeure immuable
pour toutes les répétitions de ce type, y compris les variantes planétaires qui
sont le fait de l’humanité.
Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que ces reproductions de globes se
fassent pour les beaux yeux des sosies qui les habitent. Le préjugé d’égoïsme
et d’éducation qui rapporte tout à nous, est une sottise. La nature ne s’occupe
pas de nous. Elle fabrique des groupes stellaires dans la mesure des matériaux
à sa disposition. Les uns sont des originaux, les autres des duplicata, édités à
milliards. Il n’y a même pas proprement d’originaux, c’est-à-dire des premiers
en dates mais des types divers, derrière lesquels se rangent les systèmes
stellaires.
Que les planètes de ces groupes produisent ou non des hommes, ce n’est
pas le souci de la nature, qui n’a aucune espèce de soucis, qui fait sa besogne,
sans s’inquiéter des conséquences. Elle applique 998 millièmes de la matière
aux étoiles, où ne poussent ni un brin d’herbe ni un ciron, et le reste, « deux
millièmes ! » aux planètes, dont la moitié, sinon plus, se dispense également
de loger et de nourrir des bipèdes de notre module. En somme, pourtant, elle
fait assez bien les choses. Il ne faut pas murmurer. Plus modeste, la lampe qui
nous éclaire et qui nous chauffe nous abandonnerait vite à la nuit éternelle, ou
plutôt nous ne serions jamais entrés dans la lumière.
Les étoiles seules auraient à se plaindre, mais elles ne se plaignent pas.
Pauvres étoiles ! leur rôle de splendeur n’est qu’un rôle de sacrifice. Créatrices
et servantes de la puissance productrice des planètes, elles ne la
possèdent point elles-mêmes, et doivent se résigner à leur carrière ingrate et
monotone de flambeaux. Elles ont l’éclat sans la jouissance ; derrière elles, se
cachent invisibles les réalités vivantes. Ces reines-esclaves sont cependant de
la même pâte que leurs heureuses sujettes. Les cent corps simples en font tous
les frais. Mais ceux-là ne retrouveront la fécondité qu’en dépouillant la
grandeur. Maintenant flammes éblouissantes, ils seront un jour ténèbres et
glaces, et ne pourront renaître à la vie que planètes, après le choc qui volatilisera
le cortège et sa reine en nébuleuse.
En attendant le bonheur de cette déchéance, les souveraines sans le savoir
gouvernent leurs royaumes par les bienfaits. Elles font les moissons, jamais la
récolte. Elles ont toutes les charges, sans bénéfice. Seules maîtresses de la
force, elles n’en usent qu’au profit de la faiblesse.. Chères étoiles ! vous trouvez
peu d’imitateurs.
Concluons enfin à l’immanence des moindres parcelles de la matière. Si
leur durée n’est qu’une seconde, leur renaissance n’a point de limites.
L’infinité dans le temps et dans l’espace n’est point l’apanage exclusif de
l’univers entier. Elle appartient aussi à toutes les formes de la matière, même à
l’infusoire et au grain de sable.
Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l’étendue
un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu’il la vit
lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d’autres lui-même, nonseulement
de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par
milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d’autres qui
meurent, d’autres dont l’âge s’échelonne, de seconde en seconde, depuis sa
naissance jusqu’à sa mort.
Si quelqu’un interroge les régions célestes pour leur demander leur secret,
des milliards de ses sosies lèvent en même temps les yeux, avec la même
question dans la pensée, et tous ces regards se croisent invisibles. Et ce n’est
pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace,
mais toujours. Chaque seconde de l’éternité a vu et verra la situation
d’aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards de terres sosies de la nôtre et portant
nos sosies personnels.
Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra sans fin, sous forme de milliards
d’alter ego. Tel on est à chaque seconde de sa vie, tel on est stéréotypé à
milliards d’épreuves dans l’éternité. Nous partageons la destinée des planètes,
nos mères nourricières, au sein desquelles s’accomplit cette inépuisable
existence. Les systèmes stellaires nous entraînent dans leur pérennité. Unique
organisation de la matière, ils ont en même temps sa fixité et sa mobilité.
Chacun d’eux n’est qu’un éclair, mais ces éclairs illuminent éternellement
l’espace.
L’univers est infini dans son ensemble et dans chacune de ses fractions,
étoile ou grain de poussière. Tel il est à la minute qui sonne, tel il fut, tel il
sera toujours, sans un atome ni une seconde de variation. Il n’y a rien de
nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Et cependant,
quoique le même, l’univers de tout à l’heure n’est plus celui d’à présent, et
celui d’à présent ne sera pas davantage celui de tantôt ; car il ne demeure point
immuable et immobile. Bien au contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses
parties sont dans un mouvement indiscontinu. Détruites ici, elles se reproduisent
simultanément ailleurs, comme individualités nouvelles.
Les systèmes stellaires finissent, puis recommencent avec des éléments
semblables associés par d’autres alliances, reproduction infatigable d’exemplaires
pareils puisés dans des débris différents. C’est une alternance, un
échange perpétuels de renaissances par transformation.
L’univers est à la fois la vie et la mort, la destruction et la création, le
changement et la stabilité, le tumulte et le repos. Il se noue et se dénoue sans
fin, toujours le même, avec des êtres toujours renouvelés. Malgré son perpétuel
devenir, il est cliché en bronze et tire incessamment la même page.
Ensemble et détails, il est éternellement la transformation et l’immanence.
L’homme est un de ces détails. Il partage la mobilité et la permanence du
grand Tout. Pas un être humain qui n’ait figuré sur des milliards de globes,
rentrés depuis longtemps dans le creuset des refontes. On remonterait en vain
le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car
l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. Il serait
impossible de refluer jusqu’à une époque où tous les astres n’aient pas déjà été
détruits et remplacés, donc nous aussi, habitants de ces astres ; et jamais, dans
l’avenir, un instant ne s’écoulera sans que des milliards d’autres nous-mêmes
ne soient en train de naître, de vivre et de mourir. L’homme est, à l’égal de
l’univers, l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain de sable l’est à l’égal
de l’homme.
__________
VIII
RÉSUMÉ
L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer, la
nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodigieux
qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinaisons
qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un nombre
fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la
nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou types.
Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et
dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se
trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la
mort. Tous les êtres répartis à sa surface, grands ou petits, vivants ou
inanimés, partagent le privilège de cette pérennité.
La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans
chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un
cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une
table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.
Ainsi de chacun.
Toutes ces terres s’abîment, l’une après l’autre, dans les flammes rénovatrices,
pour en renaître et y retomber encore, écoulement monotone d’un
sablier qui se retourne et se vide éternellement lui-même. C’est du nouveau
toujours vieux, et du vieux toujours nouveau.
Les curieux de vie ultra-terrestre pourront cependant sourire à une conclusion
mathématique qui leur octroie, non pas seulement l’immortalité, mais
l’éternité ? Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace.
En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et
en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point
là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée.
Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce
sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes
passés, tels ceux des mondes futurs. Seul, le chapitre des bifurcations reste
ouvert à l’espérance. N’oublions pas que tout ce qu’on aurait pu être ici-bas,
on l’est quelque part ailleurs.
Le progrès n’est ici-bas que pour nos neveux. Ils ont plus de chance que
nous. Toutes les belles choses que verra notre globe, nos futurs descendants
les ont déjà vues, les voient en ce moment et les verront toujours, bien
entendu, sous la forme de sosies qui les ont précédés et qui les suivront. Fils
d’une humanité meilleure, ils nous ont déjà bien bafoués et bien conspués sur
les terres mortes, en y passant après nous. Ils continuent à nous fustiger sur les
terres vivantes d’où nous avons disparu, et nous poursuivront à jamais de leur
mépris sur les terres à naître.
Eux et nous, et tous les hôtes de notre planète, nous renaissons prisonniers
du moment et du lieu que les destins nous assignent dans la série de ses
avatars. Notre pérennité est un appendice de la sienne. Nous ne sommes que
des phénomènes partiels de ses résurrections. Hommes du XIXe siècle, l’heure
de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes, tout
au plus avec la perspective de variantes heureuses. Rien là pour flatter
beaucoup la soif du mieux. Qu’y faire ? Je n’ai point cherché mon plaisir, j’ai
cherché la vérité. Il n’y a ici ni révélation, ni prophète, mais une simple
déduction de l’analyse spectrale et de la cosmogonie de Laplace. Ces deux
découvertes nous font éternels. Est-ce une aubaine ? Profitons-en. Est-ce une
mystification ? Résignons-nous.
Mais n’est-ce point une consolation de se savoir constamment, sur des
milliards de terres, en compagnie des personnes aimées qui ne sont plus
aujourd’hui pour nous qu’un souvenir ? En est-ce une autre, en revanche, de
penser qu’on a goûté et qu’on goûtera éternellement ce bonheur, sous la figure
d’un sosie, de milliards de sosies ? C’est pourtant bien nous. Pour beaucoup
de petits esprits, ces félicités par substitution manquent un peu d’ivresse. Ils
préféreraient à tous les duplicata de l’infini trois ou quatre années de
supplément dans l’édition courante. On est âpre au cramponnement, dans
notre siècle de désillusions et de scepticisme.
Au fond, elle est mélancolique cette éternité de l’homme par les astres, et
plus triste encore cette séquestration des mondes-frères par l’inexorable
barrière de l’espace. Tant de populations identiques qui passent sans avoir
soupçonné leur mutuelle existence ! Si, bien. On la découvre enfin au XIXe
siècle. Mais qui voudra y croire ?
Et puis, jusqu’ici, le passé pour nous représentait la barbarie, et l’avenir
signifiait progrès, science, bonheur, illusion ! Ce passé a vu sur tous nos
globes-sosies les plus brillantes civilisations disparaître, sans laisser une trace,
et elles disparaîtront encore sans en laisser davantage. L’avenir reverra sur des
milliards de terres les ignorances, les sottises, les cruautés de nos vieux âges !
A l’heure présente, la vie entière de notre planète, depuis la naissance
jusqu’à la mort, se détaille, jour par jour, sur des myriades d’astres-frères,
avec tous ses crimes et ses malheurs. Ce que nous appelons le progrès est
claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans
le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite,
une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant
dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe
qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même
monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète
sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les
mêmes représentations.
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