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22 juil. 2018


« […] Dans la haute antiquité il n’y avait ni prince ni sujets. On creusait des puits pour boire et l’on labourait la terre pour se nourrir. On réglait sa vie sur le soleil. On vivait dans l’insouciance sans jamais être importuné par le chagrin. Chacun se contentait de son lot, et personne ne cherchait à rivaliser avec autrui ni à exercer de charges. De gloire et d’infamie point. Nuls sentiers ne balafraient les montagnes. Ni barques ni ponts n’encombraient les cours d’eau. Les vallées ne communiquaient pas et personne ne songeait à s’emparer de territoires. Comme il n’existait pas de vastes rassemblements d’hommes la guerre était ignorée. On ne pillait pas les nids des oiseaux, on ne vidait pas les trous d’eau. Le phénix se posait dans la cour des maisons et les dragons s’ébattaient en troupeaux dans les parcs et les étangs. On pouvait marcher sur la queue des tigres et saisir dans ses mains des boas. Les mouettes ne s’envolaient pas quand on traversait les marais, lièvres et renards n’étaient pas saisis de frayeur quand on pénétrait dans les forêts. Le profit n’avait pas encore fait son apparition ; malheurs et troubles étaient inconnus. Lances et boucliers étaient sans emploi et il n’y avait ni murailles ni fossés. Les êtres s’ébattaient dans l’indistinction et s’oubliaient dans le Tao, les maladies ne prélevaient pas leur lourd tribut sur les hommes qui tous mourraient de vieillesse. Chacun gardait sa candeur native sans rouler dans son cœur de froids calculs. L’on bâfrait et l’on s’esclaffait ; on se tapait sur le ventre et on s’ébaudissait. La parole était franche et la conduite sans façons. Comment aurait-on songé à pressurer les humbles pour accaparer leurs biens et à instaurer des châtiments afin de les tomber sous le coup de la loi ?
Puis la décadence vint. On recourut à la ruse et à l’artifice. Ce fut la ruine de la vertu. On instaura la hiérarchie. On compliqua tout avec les génuflexions rituelles, les salamalecs et les prescriptions somptuaires. Les hauts bonnets de cérémonies et les vêtements chamarrés apparurent. On empila la terre et le bois en des tours qui percèrent la nue. On peinturlura en émeraude et en cinabre les poutres torsadées des palais. On arasa des montagnes pour dérober à la terre ses trésors, on plongea au fond des abysses pour en ramener des perles. Les princes rassemblèrent des monceaux de jade sans réussir à satisfaire leurs caprices, ils se procurèrent des montagnes d’or sans parvenir à subvenir à leurs dépenses. Vautrés dans le luxe et la débauche, ils outrageaient le fond primitif. L’homme s’éloigne chaque jour d’avantage de ses origines et tourne le dos un peu plus à la simplicité première. Que le prince prise les sages, et le peuple cherche à se faire une vaine réputation de vertu, qu’il convoite les biens matériels et il favorise la rapine. Car dès lors que l’on fait miroiter des objets susceptibles d’attiser les convoitises on ruine l’authenticité que l’homme abrite en son sein. Pouvoir et profit ouvrent la voie à l’accaparement et à la spoliation. Bientôt l’on se met à fabriquer des armes tranchantes, déchaînant le goût de la conquête. On craint que les arcs ne soient pas assez puissants, les cuirasses pas assez solides, les lances assez acérées, les boucliers assez épais. Mais sans guerre ni agressions tous ces engins de mort seraient bons à mettre au rebut.
Si le jade blanc ne pouvait être brisé y aurait-il des tablettes de cérémonie ? Si le Tao n’avait pas périclité, aurait-on eu besoin de se raccrocher à la bonté et à la justice ? C’est ainsi qu’il fut possible aux tyrans Kie et Tcheou et à leurs émules des faire griller leur prochain à petit feu, de mettre à mort ceux qui leur adressaient des remontrances, de couper en rondelles les princes feudataires, de transformer en hachis les chefs territoriaux, de disséquer le cœur des sages et de scier les jambes de qui bon leur semblait ; ils se livrèrent aux pires excès de la barbarie, allant jusqu’à inventer le supplice de la poutre ardente. Si de tels individus étaient restés de simples particuliers, même dotés du plus mauvais fond et des désirs les plus monstrueux, jamais il ne leur aurait été loisible de se livrer à de telles exactions. Mais du fait qu’ils étaient princes, ils purent donner libre carrière à leurs appétits et lâcher la bride à leurs vices, si bien qu’ils mirent l’empire à feu et à sang. Ainsi l’institution des monarques est la cause de tous les maux. Comment agiter les bras quand ils sont pris dans les fers et faire preuve de résolution quand on se morfond dans la boue et la poussière ? Prétendre apporter la paix grâce aux rites et corriger les mœurs par les règlements, dans une société où le maître des hommes tremble et se tourmente en haut de son palais tandis qu’en bas le peuple se débat dans la misère, me semble aussi vain que de vouloir endiguer les eaux du déluge avec une poignée de terre et obstruer avec le doigt la source jaillissante et insondable d’où proviennent les océans. »

 

 




Éloge de l’anarchie par deux excentriques chinois
Polémiques du troisième siècle traduites du Chinois et présentées par Jean Levi
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2004