29 déc. 2019

Le renouveau de l’enchantement

                                                                   Gilbert Durand 



L’on connaît le mot profond de Max Weber constatant que la modernité a couru depuis un siècle sur la lancée d’un « désenchantement » (Entzauberung) du monde et de la cité. Or, depuis un demi-siècle, l’on constate un vaste mouvement contraire, certes parallèle à la redécouverte des images par la psychanalyse, mais ne mêlant ses eaux ni à cette dernière, ni à la psycho-critique littéraire, fondée par Charles Mauron, ni même à la « mythocritique » dont nous avons, il y a vingt ans, exposé les fondements. La vieille panoplie de la sociologie positiviste, voire matérialiste, s’est émoussée pour faire place à toute une série — non concertée — de recherches sociologiques et socio-historiques qui ont pour fer de lance une véritable « mythanalyse », c’est-à-dire qui prennent d’abord appuis sur ces courants de représentations collectives plus profonds même que les idéologies et qui se calquent sur les immémoriaux récits — sermones mythici! — des mythologies.
Si l’on veut un acte fondateur à cette tradition de l’analyse en séquences et en figures mythiques du donné et du vécu social, il faut peut être se référer aux articles de C.G. Jung (collectés en français par Roland Cahen sous le titre Aspects du monde contemporain), dont certains datent de 1926 (sa critique du livre de Keyserling, Analyse spectrale de l’Europe) et dont un, capital et hélas prévisionnel, paru en 1936 dans la Neue Schweizer Rundschau, consacré à la résurgence nazie du mythe de Wotan, ainsi que la critique des ouvrages de penseurs nazis comme Martin Ninck ou Wilhelm Hauer (Lettre de 1932), constitue bien le premier travail de « mythanalyse ». Il faut signaler la contribution à cette méthode naissante, des collaborateurs philologues et anthropologues de C.G. Jung que furent l’ethnologue Paul Radin, l’indologue Henri Zimmer, l’islamologue Henry Corbin, le spécialiste de la mystique juive Gershom Scholem, et surtout l’helléniste K. Kérényi. Mais, à l’insu de ce courant fondateur que perpétuent et vérifient James Hillman que je salue ici, ou Pierre Solié, de multiples rivières coulent dans le même sens : Denis de Rougemont qui exhausse l’un des mythes fondateurs de l’Occident dès 1956, l’illustre Georges Dumezil dont on connaît l’attachement à sortir de l’ombre de l’histoire et des institutions les fondements de la « tripartition fonctionnelle » des sociétés indo-européennes, leçon qui ne sera pas perdue pour l’historien Georges Duby…
L’INFLUENCE DU MYTHIQUE
Et il faut penser aussi à ce marxisme en question que fut l’École de Francfort, qui culbutant avec Bloch, Mannheim, et finalement Marcuse, l’ordre sacro-saint de l’infrastructure, retrouvera avec plus ou moins d’audace la prégnance du mythique sur la démarche sociale. La vieille civilisation matérialiste sort certainement ébranlée des confrontations avec Éros ! Et que dire des travaux d’Henri Desroche, de Jean Servier (1963), de J.P. Sironneau (1978), du récent livre de Michel Cazenave (Les empereurs fous, Imago, 1981) et du livre aussi récent d’André Reszler (Mythes politiques modernes, P.U.F., 1981) ? Mon propos n’est pas ici de tenir les comptes de cette grande résurgence du mythe dans le champ et même les méthodes des Sciences Sociales, mais de m’interroger d’abord, trop rapidement certes, sur les référents épistémologiques qui marquent, accompagnent et peut-être permettent ce ré-enchantement d’une Science Sociologique depuis bien longtemps desséchée par l’exclusive méthode du comptage des « faits objectifs » et le mythologème — refoulé en tant que tel ! — du « sens de l’histoire » hérité des providentialismes et messianismes juifs et chrétiens.
ÉPISTÉMOLOGIE DU NOUVEL ENCHANTEMENT
Une telle résurgence des valeurs du mythe n’a été possible que sur le fond de la révolution épistémologique qui a donné le ton pendant les cinquante dernières années à l’épistème de pointe de l’Occident. L’on a vu s’intensifier le Nouvel Esprit Scientifique étudié par Bachelard vers les années 30 et issu de la microphysique de Planck, de la mécanique ondulatoire de Broglie, et de la relativité d’Einstein. Le Nouvel Esprit Scientifique des années 50 à 80 a poussé jusqu’à l’extrême avec Ferdinand Gonseth, René Thom et surtout Bernard d’Espagnat, David Bohm et Olivier Costa de Beauregard, les positions paradoxales de la fameuse « Philosophie du Non » chère à Gaston Bachelard. Non seulement les logiques non aristotéliciennes, dont Lupasco fut le théoricien, ont maintenant droit de cité, mais la théorisation expérimentale de la physique contemporaine s’est attaquée aux piliers fondamentaux de la démarche mentale la plus profonde de la psyché occidentale : le déterminisme causal et ses formes a priori que sont l’espace — euclidien ou riemannien — et le temps irréversible de Newton. L’extension à toute mécanique et à l’électronique appliquée de la notion de complexité cybernétique et systémique modifie l’axiome que l’on plaçait comme modèle de stabilité : « l’objet » lui-même. L’objectivité se nuance en degrés d’objectivité, l’ancienne objectivité « lourde » n’ayant plus guère d’application dans un univers physicien où — selon l’expression de Bernard d’Espagnat — le réel est toujours « voilé » . Cet allègement de l’objectivité, cette relativisation du réel, cette subversion du temps et du déterminisme causal à l’intérieur même du bastion du « fait » expérimental de la physique allait entrer en consonance avec ce que les sciences de l’homme — voire de l« âme » — avaient de tout temps constaté sans oser l’avouer dans un univers investi lentement par les certitudes péremptoires de vingt siècles de catégories aristotéliciennes. Le hiatus au cœur de notre civilisation qu’Henry Corbin plaçait emblématiquement au XIIe siècle à Cordoue, lorsqu’Ibn Arabi abandonnait à l’Occident la dépouille d’Averroës, sembla peu à peu se combler lorsqu’on vit à Cordoue même, comme en 1979 lors d’un colloque qui fit tant de bruit, les physiciens les plus éminents de ce temps converser avec les psychologues des profondeurs, les historiens des religions, les poètes et les gnostiques. La distance que Bachelard conservait encore entre les paradoxes de la nouvelle physique — devenus selon le mot de Costa de Beauregard « paradigmes — et les oxymores de la création poétique, diminue d’année en année depuis trente ans. Dès l’instant où le « réel » physique se fait « voile », et où, grâce à l’étude profonde de l’âme menée par Carl Gustav Jung, Henry Corbin, Mircea Eliade et leurs émules, l’irréel ou le surréel se dévoile et prend des structures explicites passibles d’expérimentation et de conceptualisation, les axes de la poétique de l’âme et ceux de la  « nouménotechnie » scientifique — comme Bachelard qualifiant la Science — ne sont plus si divergents qu’ils l’étaient au XIXe siècle finissant. L’ensemble de tous les savoirs s’organise et s’harmonise dans une sorte de « Musée imaginaire généralisé » .
Mais ce bouleversement, cette « subversion » épistémologique — comme l’écrit J.J. Wunenburger (La Galaxie de l’Imaginaire, Berg, 1979) — est riche d’un fort impact inconscient sur la science de l’homme. Sans nous arrêter dans ce no man’s land constitué par la parapsychologie et qui passionne tant les physiciens, mais en nous en tenant aux vieilles classifications épistémologiques des « Sciences de l’homme » qui distinguent psychologie, sociologie et histoire, disons que le changement profond des structures logiques, catégorielles et conceptuelles que promeut la science physicienne de notre temps, entraîne une révision complète des modèles (parterns) représentatifs, des grandes métaphores qui pilotent en un gigantesque « schématisme transcendantal » la recherche scientifique.
Les vieux mythèmes évocateurs d’un temps linéaire et inspiré par la croissance ou le déclin biologiques, tels l’Arbre de Jessé ou, au contraire, l’arbre mort et sec de l’hiver, qui ont hanté toutes les sciences sociales du siècle écoulé, n’ont plus leur efficacité prométhéenne ou apocalyptique. Pas plus que la physique de pointe n’utilise le train des « faits » qui accroche ses wagons derrière la locomotive de la cause en route sur la voie unique du progrès, la science de l’homme, et particulièrement la psychologie contemporaine, abandonne aux pédagogies de Piaget ou de Wallon la « croissance » du psychisme, à Marx et à Comte, le fameux messianique « sens de l’histoire » , et à Spengler le « ragna-rök » .
Parallèlement à la physique du « réel voilé » (Bernard d’Espagnat) ou de l« implication » (David Bohm), la science de l’homme se polarise sur le mythème de la profondeur. Que l’on se souvienne du fameux rêve de Jung en 1909, où les images du rêve conduisent le rêveur en des caves et souterrains de plus en plus profonds. Si le réel du physicien se « voile » , celui de l’anthropologue « s’épaissit » si l’on peut dire, prend une « épaisseur ». C’est ce que découvre l’historien qui, comme Fernand Braudel, aperçoit derrière la durée des événements et des jeux de surface, une « longue durée » — elle-même passible de degrés retenant en ses profondeurs une « durée quasi immobile » que Georges Dumezil identifie avec ces mythes fondateurs de toute société dans le sillage desquels s’engouffre toute histoire et se signent toutes les attitudes socio-culturelles. Glanant ces constantes mythiques à travers le territoire philologique des langues indo-européennes, la théorie de l’Urgrund anthropologique est passible d’amplification — comme nous l’avons tenté nous-mêmes dans un article de l’Eranos Jahrbuch de 1976 — comme Noam Chomsky l’a fait avec la notion de grammaire universelle. Mais les sociologues de notre temps, avec plus ou moins conscience de ce grave bouleversement, l’ont fait soit en cherchant, au fond, des morphologies, des structures peu apparentes mais décisives (Claude Levi-Strauss), soit en étageant l’objet de la sociologie en « paliers en profondeur » (Georges Gurvitch), soit même avec Lazarsfeld et Boudon, en complétant les linéaires analyses factorielles par « l’analyse multivariée ». Ou encore, pour mieux dire avec le sociologue le plus perspicace de la génération de l’après-guerre Roger Bastide, en discriminant le « coriace » derrière le flux et le reflux des incidences de surface.
Mais la métaphore de la profondeur, qui transforme l’espace homogène d’Euclide — sans épaisseur qualitative — en topos, c’est bien la psychanalyse qui le promeut. L’on sait la révolution qu’apporte la première « topique » freudienne étageant le conscient et l’inconscient. La seconde topique qui articule le moi sous la voûte du surmoi et sur le socle du « ça », tend à donner un aspect sinon plus systémique du moins plus organisationnel à l’appareil psychique. Toutefois, même dans la seconde topique, Freud reste tributaire d’un schéma causal linéaire et peu réversible — que vient seulement dramatiser la dialectique du moi — bien éloigné des connexions a-causales que met en place la physique moderne.
A cette qualification hétérogénéifiante de l’espace que constitue la topique, il faut ajouter une modification essentielle de notre conception newtonienne — et einsteinienne — du temps. Ce qu’un Costa de Beauregard a proposé de résoudre à partir du fameux paradoxe d’Einstein / Podolsky / Rosen en montrant que le temps de la microphysique était au fond séparable de l’entropie de la thermodynamique, modélisée dans notre imagerie par la linéarité fatale du temps mortel, Jung semble l’avoir réalisé dans la fameuse notion — tirée d’expériences multiples, soulignons-le bien ! — de la synchronicité. Dans la synchronicité comme dans la solution du « paradoxe  (devenu paradigme ! ) E.P.R. » il y a une sorte d’inversion des causalités ou des motivations : le fameux « scarabée » qui vient tomber aux pieds du psychothérapeute et de sa patiente n’est pas plus cause de la solution des difficultés phychiques qui se présentent à l’instant, que ces dernières ne sont cause de l’apparition du scarabée. A la notion de topos il faut joindre celle de synchronicité ou kairos, « moment favorable », moment « bouclé » dirait un mathématicien où l’effet renforce la causalité de la cause, où la cause devient effet de son effet, « fille qui est mère de sa mère » disaient les alchimistes… Le temps lui aussi se boucle sur un épaississement.
Or. la plupart des phénomènes humains qui ont une importance, c’est-à-dire une signification pour l’individu comme pour le groupe, s’inscrivent dans un tel kairos, Spengler avait déjà bien vu que les structures qui reposent sur les moments importants de l’histoire ne s’alignent pas sur l’entropie anthropologique : à des siècles de distance, des événements de structure homologue peuvent être dits « contemporains » (zeitgenössisch), instants d’intensification du sens — que retiennent histoire et biographie — où le « temps suspend son vol » … Comme Jung l’écrit au célèbre physicien Wolfgang Pauli, avec lequel il collabore et écrit son étude sur la synchronicité, l’on atteint par ces notions combinées d’espace qualitatif (topos) et de durée non déterminée (kairos), une sorte de relation d’incertitude familière aux physiciens : « Continuum omniprésent aussi bien que présent sans étendue »…
Notons au passage combien les schématisations diagrammatiques plus chères à Jung qu’à Freud de ce processus de « bouclage » — sous leur forme imagée de diagrammes cosmiques, de « ciels » astrologiques, de mandalas, etc. — conviennent mieux que les coordonnées cartésiennes à exprimer cette « épaisseur » de dévoilement de la réalité anthro-pologique. Mais ce qui est important et décisif c’est de constater que ce kairos et ce topos sont l’étendue et le temps spécifiques que tous les spécialistes ont reconnu être ceux du mythe. C’est le fameux « illud tempus » cher à Eliade, c’est la fameuse « synchronie » (à ne pas confondre avec la synchronicité jungienne) chère à Claude Lévi-Strauss, par laquelle l’espace prend une épaisseur, regroupe en « paquets » (« en grappes », disait Bachelard) homologues de sens des images dispersées par la diachronie inéluctable du discours, fût-il sermo mythicus. L’adoption des concepts épistémologiques de temps et de causalité « réversibles », de qualification morphologique de l’espace (René Thom), équivaut donc à focaliser l’attention de la recherche anthropologique sur l’importance fondamentale du mythe et de son cortège imaginaire. Fort de cette convergence de l’épistémologie de ce siècle écoulé et des conceptions nouvelles des phénomènes anthropologiques, l’on peut se demander si les conceptualisations nées de la psychanalyse et surtout de la psychologie des profondeurs ne pourraient pas s’appliquer, pour les éclairer, aux constats récents des Sciences Sociales, si le topos de la psyché ne pourrait pas inspirer un topos dans la cité, et également si le kairos de la synchronicité ne pourrait pas comporter les découvertes d’une « histoire profonde ». Bien plus, on peut entrevoir que le processus de mythification, la Bezauberung est le sensorium commune de cette démarche de l’anthropologie nouvelle.
MÉTHODOLOGIE DE LA « BEZAUBERUNG » : ESQUISSE D’UNE TOPIQUE DES SCIENCES SOCIALES
Que les limites des conceptualisations de la physique et de l’anthropologie nouvelles aillent en s’amenuisant, nécessite de reconnaître un champ de signification commun que Jung a appelé « psychoïde ». Sans entrer dans les détails de cette notion disons simplement que l’accord de l’objectivité du monde « extérieur » et de la subjectivité du monde psychique individuel est un des terrains où la notion de « psychoïde » est la plus évidente. Comme le dit Jung « l’âme d’un peuple n’est qu’une formation un peu plus complexe que celle de l’individu ». Cette « complexité », toutefois, nous dictera ici une précaution méthodologique : ce n’est que métaphoriquement que le plus simple peut devenir le modèle du plus complexe. Ou plus exactement ce n’est que « métonymiquement ». Car le système social ne reçoit pas justement les « simplifications » que comporte le système individuel lié à l’entropie biologique. C’est pour cela que la métaphore « psychique » du social nous paraît plus heuristique que la métaphore biologique. Mais elle n’en est pas moins métaphore : le système social, contrairement au système individuel psychique, est « à décideurs multiples ». La relation déterministe exprimée par le schéma cause /effet s’y estompe encore plus que dans l’écheveau des déterminations individuelles. Les sociologues ont toujours été frappés par le caractère « paradoxal » (Max Weber) voire « pervers » (René Boudon) de la « causalité » en sociologie. Très souvent, les « effets » produits sont inattendus, contradictoires avec les perspectives de la cause antécédente.
Aussi ne pourrons-nous pas prendre tel quel le schéma encore bien orthogonal — cartésien ! — des topiques freudiennes où la pulsion « verticale » du ça est comme coupée par l’horizontalité du surmoi. Ça, moi et surmoi ne seront ici que des repères métaphoriques. En vérité la « topique » socio-historique est bouclée en une sorte de diagramme où « l’implicant » général (le sermo mythicus et ses noyaux archétypiques) contient pour ainsi dire les explications, les déploiements que sont le « ça » social analysé par les mythologues, le « moi » social passible de la psychosociologie et le « surmoi », le « conscient collectif », domaine des analyses institutionnelles, des codifications juridiques, des réflexions pédagogiques. Notre théorie n’est cependant pas assez élaborée à ce point pour que nous puissions faire figurer dans un pur diagramme — avec équivalence de « pouvoir décideur » — le « ça » inconscient collectif, le « moi » social des rôles et le « surmoi » des institutions. C’est donc un schéma métaphorique bâtard que nous proposons, bien qu’il se décolle déjà de la pure orthogonalité freudienne. L’ordre de notre description peut paraître ainsi arbitraire : disons que, pour le justifier, nous avons commencé par décrire ce qui nous paraît justement être une innovation dans le champ épistémologique de la sociologie, traditionnellement attachée aux analyses du « surmoi » des institutions et des pédagogies épistémologiques.
Ce que l’on rencontre donc dans la première partie du diagramme — ou au plus profond de l’échelle topique ! — c’est donc le « ça » anthropologique. Cet Urgrund « quasi immobile » (Braudel), « qui ne se transforme jamais » (Carl Gustav Jung), et que Jung appelle « inconscient collectif » — mais qui répartit très tôt en deux séries : l’une spécifique, attachée à la structure de l’animal social qu’est l’homo sapiens, l’autre plus « lamarckienne » — comme l’écrit Michel Cazenave en un excellent article (cahier de Psychologie Jungienne n° 29. 1981) — et passible des vêtures culturelles. L’une du côté de l’archétype proprement dit, pure instance numineuse, l’autre du côté de « l’image archétype » déjà enrobée d’une présentation, donc « localisée » (René Thom).
Nous pourrions, quant à nous, parler d’un « inconscient collectif spécifique », émergeant à peine au niveau de la prise de conscience et repéré dans son abstraction par les linguistes et les structuralistes qui parlent du « toujours traductible » du mythe (Claude Lévi-Strauss), des « universaux » du langage (Mounin et de Mauro) ou de « base générative » (Noam Chomsky). Il s’agit bien là en effet d’un métalangage (Lévi-Strauss; cf. notre chapitre de Figures mythiques et visages de l’œuvre) qui n’apparaît — puisqu’il faut bien qu’il apparaisse pour être repéré et étudié ! — qu’au niveau des grandes synchronies, des grandes homologies d’images, de ces Urbilder que découvre l’éthologie du comportement animal (Lorenz, Portmann, Spitz, Keyla, etc.). Il émerge dans ces « mythes latents » qu’a bien repérés Georges Bastide dans le moment gidien (Anatomie d’André Gide — P.U.F., 1972), et qui n’arrivent pas nettement à s’ancrer dans des images précises, à se donner un nom fixe. Ils sont comme nous l’avons dit jadis, au niveau « verbal », à la rigueur au niveau « épithétique », non au niveau substantif. Flous quant à leur figure, ils n’en sont pas moins précis quant à leur structure. Tout comme ces divinités latines que Georges Dumézil dit pauvres en représentations figurées mais riches en cohérences structuro-fonctionnelles. Car cet inconscient spécifique n’a rien d’anomique : comme l’ont montré les travaux expérimentaux du psychologue Yves Durand, ils intègrent clairement les « paquets » d’images, les homologies dans des séries bien définies.
Mais un trait fondamental, attaché à la logique de toute « systémique », c’est que les archétypes sont pluriels : ils constituent à la fois le polythéisme foncier des valeurs imaginaires (Max Weber, Henry Corbin, David Miller, etc.) et le caractère dilemmatique (Lévi-Strauss) que revêt tout sermo mythicus. Dès son état naissant, les instances du mythe sont au pluriel. Elles sont absolument hétérogènes dans leur nomos irréductible. Le polythéisme fonctionnel qui transparaît dans les conflits de la psyché individuelle est encore plus vigoureux dans les instances de la psyché collective.
Mais cet « inconscient spécifique » se prend quasi immédiatement dans les images symboliques portées par l’environnement, et au premier chef l’environnement culturel. Le métalangage primordial vient se ranger dans la langue naturelle du groupe social. L’inconscient collectif se fait culturel. Les cités, les mouvements, les constructions de la société viennent capter et identifier pour ainsi dire dans la mémoire du groupe la pulsion des archétypes. La cité concrète vient modeler le désir de la cité idéale (Roger Mucchielli), car une utopie n’est jamais pure de sa niche socio-historique. Les verbes et les épithètes qui signalent la généralité de l’inconscient spécifique se substantifient. Les dieux de l’archaïque Latium prennent les visages et épousent les querelles du panthéon imagé des hellènes.
Au niveau de cette arché-sociologie, ce sont ces phénomènes de première imprégnation culturelle qu’ont repérés les Américains sous le nom de basic personality (Kardiner, Linton, etc.) et les Allemands sous le nom de « paysage culturel », Landschaft (Oswald Spengler). Mais ce niveau fondateur, sous l’impulsion même de la représentativité, entraîne ipso facto le niveau où ces substantifications s’attribuent à des rôles humains et se « théâtralisent » (cf. Jean Duvignaud, Michel Maffesoli). C’est cet ensemble « actantiel » (pour reprendre la terminologie de Greimas, de Souriau ou d’Yves Durand) qui constitue ce que l’on pourrait appeler métaphoriquement le « moi social ». Par une « capillarisation insidieuse », les instances hiérarchisées, conflictuelles, hétéronomes de la « cité idéale » mettent en scène les personae et les personnages du jeu social.
Comme leur origine fondamentale, les rôles sociaux — qu’étudient la sociologie de la relation et la psychologie sociale — sont pluriels. Les particularismes des « emplois » donnent des ségrégations et des jeux d’opposition et d’alliance entre castes, classes, sexes, rangs d’âges, en un mot entre « stratifications sociales ». Il nous semble d’ailleurs, et par les voies toutes différentes de celles purement structurelles empruntées par Propp, Greimas, Souriau, et expérimentales suivies par Yves Durand, que ces « emplois » actantiels n’excèdent pas le nombre de sept (six opposés deux à deux plus un). Quoiqu’il en soit il est important de souligner — comme le prouvent les travaux d’Yves Durand, et ceux d’Albert Yves Dauge sur le « barbare » — que dans cette constellation de rôles, non seulement se dessine une hiérarchie mais s’intègre la négativité de certains rôles cependant indispensables : hors castes, marginaux, barbares plus ou moins intégrés, etc. Cette négativité introduite systématiquement dans l’ensemble des rôles joue certainement une fonction importante dans les mouvements de ressourcement du mythe. Le monumental travail de Nicole Martinez sur les « tziganes » et les marginaux, montre que ces derniers sont le support d’un mythe très riche, très fécondant dans la psyché collective. Mais, de toute façon, le theatrum societatis implique des rôles diversifiés jusqu’à un certain antagonisme. Il est bien intéressant de constater que ce diagramme à 7 actants tel que le dessine Yves Durand dans des perspectives purement psychologiques, est semblable à celui dessiné par Baudouin pour « intégrer » les instances archétypes de l’individualisation, et que nous l’avons également retrouvé dans l’analyse que nous avons faite des « limites » d’un consensus social (Eranos Jahrbuch, 1980). Le lieu n’est pas ici de nous étendre sur les mécanismes qui régularisent et cohérent ces 7 instances actantielles du theatrum societatis. Ne retenons pour les commodités du fonctionnement que notre topique, que la classification des « rôles » en positif et négatif, ou comme l’avaient souligné les anciens — Grecs ou Latins — en divinités « extra-muros » et « intra-muros »… Disons très grossièrement que dans une société donnée, lorsque le mythe tend à expurger ses recours à l’imaginaire profond et que seuls les rôles les plus adéquats à la rationalisation et la conceptualisation du système sont honorés (c’est le cas des rôles « techniques » dans la technocratie, des rôles « administratifs et juridictionnels » dans la bureaucratie, etc.), ce sont les rôles négligés et « marginalisés » qui sont le réservoir des ressourcements mythologiques. Telle fut la condition d’une partie du Tiers État en 1790, telle fut celle des étudiants dans les mouvements de 1968. Il serait bien instructif d’étudier précisément la place des marginaux, dans le mouvement National Socialiste naissant et spécialement chez les S.A. Mais il faut insister sur ce point : il n’y a pas des rôles prédestinés à la conservation des institutions, et d’autres opposés. Dans tel cas ce sont les rôles guerriers qui sont conservateurs d’un pouvoir, dans tel autre ce sont eux qui promeuvent les pronunciamentos. Tout dépend des rôles qui sont marginalisés. Tantôt, dans l’histoire de l’Occident, ce furent ceux des rois et des nobles, tantôt ceux du sacerdoce et des clercs. Le recours contre les rationalisations sacerdotales fut l’empereur et le recours contre les prédictions sur l’empire fut le sacerdoce. Mais les marginalisés de tout ordre ont toujours plus de chance d’être les ferments de contestation. Enfin, au niveau institutionnel d’une société, l’ont peut placer une sorte de « surmoi » social passible d’une sociologie juridique et institutionnelle, à la fois conservateur et codificateur de l’épistème de la société à un « instant » (qui n’est pas instantané ! cet instant peut durer plusieurs siècles, et en aucun cas il n’est inférieur à la maturation — 25 à 30 ans — d’une génération donnée de son devenir). Ce surmoi est le réservoir des codes, des juridictions, mais aussi des idéologies courantes, des règles pédagogiques, des visées utopiques (les « plans », les « programmes », etc.), et des leçons que le génie de l’instant tire de l’histoire du groupe. A ce niveau le mythos se positive, si l’on peut dire, en épos et se logicise en logos.
Mais le lien qui relie ces trois « niveaux » métaphoriques de la topique sociale, la force de cohérence fondamentale qu’ « implique » le niveau fondateur archétypique, le niveau actantiel des rôles, et le niveau des entreprises rationnelles « logiques », aurait écrit Pareto, c’est le sermo mythicus. Par un paradoxe de plus, c’est à l’instant où le mythe se rationalise en visée utopique, en « méthodos » rationnel, à l’instant donc où il est le plus manifeste dans les institutions et les juridictions, qu’il est le mieux intégré à la « conscience collective » — ou pour parler comme Lupasco, à l’instant où il s'« actualise » — que le mythe devient latent en tant que force mythique, qu’il se démythologise en quelque sorte. Mais c’est alors qu’il y a « Malaise dans la civilisation », qu’il y a une occultation dangereuse qui — Jung l’a bien montré à propos de l’Aufklärung comme du Wotan nazi — renvoie la numinosité du mythique du côté du moi le plus exacerbé, du côté de l’égotisme individualiste. Alors l’on n’a plus affaire à une « société » — pas même à une Gemeinschaft — mais à une masse, une foule qui va faciliter les « capillarisations » du numen mythique, les regrouper en un torrent souvent subversif et quelquefois dévastateur.
Ainsi une société oscille, en des diastoles et des systoles plus ou moins rapides, n’excédant pas semble-t-il en deçà d’une génération humaine (Peyre, Matore ou Michaud) et au-delà d’un millénaire (Oswald Spengler) auteur d’un axe, ou si l’on préfère, au sein d’un « implicant » mythologique dont l’appréciation, sinon la mesure (on peut toujours « compter », comme l’on fait Sorokin ou le critique littéraire Trousson, les épiphanies d’un mythe), est selon nous l’indicateur principal de « l’état » d’une société.
Le mythe apparaît ainsi non seulement comme un indicateur fondamental pour l’observateur, mais dans un ensemble systémique, comme un « décideur » capital pour l’acteur politique. Non pas que la divinité intervienne de l’extérieur, par une spontanéité théologique comme dans le devenir hégélien, marxiste, ou spenglérien… Mais en ce sens que le numineux d’un mythe peut se trouver réactivé, retrempé, exacerbé, et faisant alors galoper l’histoire au travers d’une personnalité qui a l’intuition ou l’intelligence du mythe pertinent à la société et au kairos de l’instant. Tels furent en leur temps Alexandre, Auguste, Jeanne d’Arc, Napoléon, Lénine ou peut-être Hitler dans l’Allemagne vaincue des années 20. Certes ils le furent avec plus ou moins de bonheur. Je veux dire par là avec plus ou moins d’ouverture et d’intelligence à la pluralité des mythes constitutifs d’une société. A cet égard, l’étroitesse d’un Hitler, son obsession du mythe de la race, sa suspicion héritée du Kulturkampf à l’égard des religions en place, sa haine du juif, est aux antipodes de Napoléon Bonaparte qui, consul, a eu ce mot sublime d’intelligence : « Je veux vous assumer, de Clovis à Robespierre. »
C’est que, précisément, une société doit admettre le pluralisme des rôles — donc des valeurs — garant de la pluralité des mythes. Comme l’avait vu profondément Nietzsche, la Grèce n’est pas l’exclusive patrie d’Apollon : Dionysos veille dans l’ombre au bon équilibre de la psyché hellénique. Il y a dans toute société — et cela est sensible au niveau de l’antagonisme des rôles — une tension entre au moins deux mythes directeurs. Si la société ne veut pas reconnaître cette dualité, et si son « surmoi » refoule brutalement toute mythologisation antagoniste, alors il y a crise et dissidence violente. Tout totalitarisme naît de l’exclusive et de l’oppression — souvent de la meilleure foi du monde — d’une seule logique en place. C’est alors que les dieux se vengent en déchaînant obscurément, dans les ténèbres des inconscients égoïstes, la tempête des dieux adverses. Parmi les « causes » de l’hitlérisme et de la résurgence de Wotan — « l’ouragan dévastateur des steppes » comme l’appelle Jung — il y a le complexe : défaite humiliante du IIe Reich/ liquidation de l’extérieur de la dynastie impériale / décalque de la république de Weimar sur les institutions du vainqueur. La République de Weimar fut l’emblème de tout l’héritage de la défaite. Wotan/Hitler ne sort pas de la tombe de Wagner, mais des urnes anonymes de la République de Weimar. C’est dans le secret des isoloirs que se sont coalisés tous les ressentiments, les rêves les plus fous et les revanches les plus cruelles.
De plus, au sein de ce pluralisme, les mythes ne jouent pas tous au même niveau d’urgence politique : un groupe social est rarement nettement circonscrit, il s’inscrit généralement en un groupe plus vaste et circonscrit à son tour des particularismes plus restreints. Par exemple, les peuples latins et leurs particularismes s’inscrivent dans une vaste mais floue culture indo-européenne. Ou encore telle nation d’Europe s’inscrit dans les mouvances de la Réforme, telle autre de la Contre-réforme. Mais on ne peut dire à l’avance à quel niveau appartiendra à tel moment le mythe décideur. Il peut venir du mythe le plus fou, le moins rationalisé, mais le plus puissant comme ferment de la décision — tel l’Islam shiite dans l’Iran moderne ou l’Eglise dans la Pologne de « Solidarité » — il peut au contraire naître d’un mythe ancré dans une très particulière minorité, comme l’Etat d’Israël jaillit de quelques révoltés devant l’effroyable Shoa ou les Etats-Unis d’Amérique des réfugiés du May Flower… Encore une fois, la notion de « concours de circonstances » prend toute sa valeur dans une telle analyse. Il ne s’agit plus à proprement parler de « causalité », mais d’un concours d’éléments synchroniques très divers que le mythe vient soudain « impliquer ».
Un mot reste à dire du mouvement du mythique dans une société donnée. Nous avons déjà noté que ce mouvement appartient à la « longue durée » chère à Braudel et ne se réduit jamais à moins de la durée d’une génération humaine. L’on pourrait classer les mythes ou du moins les mythologènes qui impliquent une société selon l’ordre de leur durée : il est évident que le mythe chrétien soutend un bon millénaire de la sensibilité, des valeurs ou du discours de l’Europe. Il se métamorphose certes au gré des leaderships politiques et ethnoculturels des peuples de l’Europe, mais il garde jusqu’à nos jours de grands traits communs presque inchangés. A l’intérieur de ce mythologène « implicant général, se greffent des courants et des contre-courants qui viennent typifier, à peu près de siècle en siècle, de grandes images image mariale aux XIIe et XIIIe siècles, images de crucifixion aux XIVe et XVe siècles, stature d’Hercule à la Renaissance, images solaires du classicisme et de l’Aufklärung, images prométhéennes, etc. Mais ce qu’il importe de souligner — et qu’avait repéré Sorokin sans fonder son observation sur des processus imaginaires — c’est qu’une société, dans ses directives pédagogiques, dans ses « classes dirigeantes », passe par les systoles et les diastoles d’une rationalisation institutionnelle et, au contraire, d’une dégradation de cette rationalisation d’où résurgent les dissidences. Ce n’est pas tout à fait l’opposition entre « idéalistic » et « sensate » chère à Sorokin, mais opposition entre phases de désenchantement rationaliste et de réenchantement imaginaire.
En gros, l’imaginaire mythique fonctionne — comme nous l’avons représenté sur le diagramme ci-joint — comme une lente noria qui, pleine des énergies du mythe, se vide progressivement et se refoule automatiquement par les rationalisations et les conceptualisations, puis replonge lentement — à travers les rôles marginalisés, contraints souvent à la dissidence — dans les rêveries remythifiantes portées par les désirs, les ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau de l’eau vive des images. Il est vrai que certains mythes — les plus « coriaces » — peuvent victorieusement résister à ces épreuves historiques de l’usure scolastique et conceptuelle, et reprendre vie métamorphosés par quelque « réformation ». Mais la plupart du temps, le mythe originaire sort méconnaissable de ce traitement. Il perd des mythèmes en cours de route, il en intègre d’autres dans les cas les plus mitigés (comme par exemple Prométhée perd des mythèmes pour devenir Faust…). Enfin, le mythique peut entièrement changer de peau mythologique au cours de ce cycle : la dissidence est trop aiguë, son ironie et son doute à l’égard du mythe en place trop patents (comme celui de Gide dans son Prométhée), sa révolte trop indignée. Alors le mythique plonge aux sources d’un mythe qui restait en attente dans l’ombre et se régénère avec frénésie.
ENCHANTEMENT ET POLITIQUE
Cette résurgence consciente du mythique — dont l’engouement pour la psychologie est, selon Jung, la signature qui « montre combien est profond l’ébranlement de l’âme générale » — ce réenchantement qui s’est souvent fait de façon dramatique parce que tellement inattendue de nos sagesses positivistes en place, ne se fait plus fort heureusement aujourd’hui de façon sauvage. Dans l’énorme subversion épistémologique que vit notre temps, ce sont les savants qui prennent en main les puissances du mythe. Non plus les simples politiques, et non plus Rosenberg, Streicher ou Hitler. Le mythe du XXe siècle n’est plus dans les mains d’apprentis sorciers livrés à leur moi psychotique. Et si le politique ne peut pas produire le savant, le savant a peut-être le devoir de produire le politique. Le bilan de la science de l’homme, à l’aube du fameux — et mythique ! — an 2000, est d’une richesse telle qu’il permet de suggérer des conduites, de tirer des conclusions, sinon des leçons, du mouvement complexe et lent des sociétés et de leur réflexion historique. Le savant est pour le moins à même de donner des  « modèles » de société. Nous ne ferons qu’indiquer ici quelques directions. D’abord une société n’est pas un être « vivant » sur le modèle des vieilles métaphores biologiques chères à l’ancienne sociologie. Elle ne semble pas passible des lois de l’entropie. Comme le notait Jung, toute culture est un « arrêt » créé de main d’homme ; « remporté de haute lutte sur les transformations insensées et les métamorphoses continuelles de la nature » (Aspects du drame contemporain, p. 130). C’est du côté des vivants les plus primitifs, les plus proches de la dureté minérale (les plus « coriaces » aurait écrit Roger Bastide), de ceux qui ont résisté à l’entropie des siècles qu’il faudrait peut être chercher une comparaison. Une société est une sorte de madrépore qui persiste dans son être malgré et à cause du flux et du reflux de l’océan mythique. Elle apparaît comme un atoll avec ses récifs et ses lagunes…
Ensuite, et pour ce faire, une société sécrète toujours des mythèmes, sinon des mythes de rééquilibrage devant les aléas de la nature et des agressions ou pénétrations des autres ensembles socioculturels. La « vie » — c’est-à-dire la durée d’une société qui se reconnaît, s’individue en tant que telle — dépend de ces réajustements mythiques.
Il en résulte que toute société, pour « durer », doit être un ensemble pluraliste, un « système » au sens où l’entend la science moderne intégrant des « décideurs à objectifs multiples ». La règle de « vie » (= durée) d’une société est son degré de synarchie.
Enfin, l’on peut indiquer qu’une réflexion précise sur les boucles mythiques qui tissent l’histoire d’une société permet d’échapper aux illusions politiques des fausses oppositions. Un « choix de société » ne consiste pas à choisir entre des instances dirigeantes qui participent, malgré des oppositions de surface, au même césarisme. De nos jours, les partisans politiques à la vue mythique courte, ont trop tendance à vouloir le choix illusoire entre la satrapie des marchands et celle des producteurs. Toute une cléricature est en place pour faire apparaître des oppositions entre deux pouvoirs qui, au fond, participent à peu de chose près, au même mythe…
Quant au savant, isolé devant l’objet qu’il étudie, contraint à cette « conscience du présent qui rend solitaire » comme l’écrivait Jung en 1928, il ne peut jouer les Cassandre ou au mieux les Orphée chantant pour les Argonautes. Du moins a-t-il la satisfaction de constater que l’étude de la Bezauberung fondamentale de toute société dessille ses yeux de toute illusion. Dans le courant général que dessine l’épistème contemporain il a l’espoir secret d’être réuni fraternellement à tous ceux qui découvrent comme lui cette connaissance nouvelle…






23 déc. 2019


Les yeux des autres

Entretien entre Alexander Kluge et Vincent Pauval

Vincent Pauval : Comment avez-vous vécu l’année 1989 et le début
du grand « tournant » pour l’Allemagne entamé alors ?
Alexander Kluge : Plutôt passivement. Je suis originaire d’Halberstadt,
une ville qui se situe sur le territoire de la RDA et dans
laquelle mon père a vécu jusqu’en 1979. Pour ma part, j’avais quitté
cet endroit dès 1946. Par la suite, je suis devenu un citoyen de la
République Fédérale d’Allemagne à part entière. Au fond, l’idée
d’une « Allemagne réunifiée », à laquelle je n’étais plus habitué, me
paraissait improbable, au même titre que Berlin comme capitale. Je
suis donc un patriote de la RFA, mais de l’ancienne RFA avec pour
capitale Bonn, plus ancrée à l’ouest.
V.P. : Au moment de la parution de votre ouvrage Chronique des
sentiments4 en 2000, vous avez déclaré vous être remis à écrire de
plus belle après la réunification allemande. Comment vous l’expliquez-
vous ?
A.K. : En fait, ceci était moins lié à la réunification qu’à ce que la
période ayant suivi l’année 1991 et la fin de la Guerre froide m’a
semblée marquer un nouveau commencement. Pour mes enfants, je
voyais naître une nouvelle ère augustéenne, pour laquelle il valait la
peine de conserver les expériences antérieures. Il reste tout de même
l’expérience amère de la Seconde Guerre mondiale, l’expérience de
l’entre-deux guerres, et l’impression de la Guerre froide, avec toute
l’inquiétude qu’elle m’a inspiré : « Inquiétance du temps5 », voilà

4. — Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
2000. Chef-d’oeuvre de Kluge, cet ouvrage d’environ 2000 pages compile l’ensemble des
textes narratifs parus en volumes individuels jusqu’à la fin des années 1970, augmenté
de centaines d’« histoires » que l’auteur avait rédigées depuis, sans néanmoins publier
de nouveau recueil pendant plus de vingt ans.
5. — Nous citons la traduction qu’a donnée Herbert Holl du titre d’un important
recueil d’Alexander Kluge : Neue Geschichten. Hefte 1 – 18 ›Unheimlichkeit der Zeit‹,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977. Le recueil figure dans le second volume de Chronik der Gefühle, à laquelle il tient lieu de chapitre 8.


ce qu’elle était pour moi. Et nous voici tout d’un coup soulagés de
ce cauchemar. Cela tenait moins à la réunification allemande qu’à
la perspective évidente d’une détente politique à l’échelle mondiale,
perspective qu’à l’heure actuelle, en 2013, nous avons du reste déjà
gâchée.
V.P. : Il n’empêche que de nombreux auteurs ont vécu l’effondrement
du bloc de l’Est comme le déclin d’une utopie, le tarissement d’une
source de motivation voire d’inspiration.
A.K. : Je n’ai jamais ressenti le bloc de l’Est comme une utopie. Comme
Heiner Müller ou d’autres auteurs préoccupés par la question, le
recul émotionnel que je prends me fait remonter jusqu’à la fin de
la Première Guerre mondiale en 1917-1918. À cette époque la politique
en général, jugée trop molle, subissait une remise en cause.
Selon moi, le socialisme concerne avant tout la question de savoir
pourquoi la classe productive parmi les hommes ne parvient pas à
empêcher une telle catastrophe guerrière. Une politique et une classe
politique incapables d’éviter un 1er août 1914 y laissent leur autorité.
J’ai beaucoup réfléchi à cela, non pas l’enfant que j’étais, réfugié dans
un abri antiaérien pendant les bombardements de 1945, mais bien
pendant les années de 1977 à 1989, de l’automne allemand jusqu’à
la réunification.
V.P. : Après la parution du livre de Francis Fukuyama, on a voulu
croire soudain que la fin de l’histoire6 s’annonçait. Que pensez-vous
de cette idée ?
A.K. : Je parlerais plutôt d’un retour de l’histoire. Elle a fait défaut en
1914 pour finir en cauchemar, avec Auschwitz, et elle est de nouveau
au rendez-vous en 1989, comme elle l’est encore aujourd’hui. J’ai été
très étonné d’apprendre que les versements relatifs au Plan Young, qui
réglementait le paiement des réparations suite au Traité de Versailles,
n’ont été acquittés qu’en 1990. On mesure là toute l’étendue des
chaînes causales de l’histoire.
V.P. : En quoi l’histoire allemande vous intéressait-elle et en quoi
vous intéresse-t-elle de nos jours, à l’heure de la mondialisation ?
A.K. : L’histoire allemande a beaucoup perdu de son intérêt, mais elle
demeure un laboratoire de toutes les erreurs que je puis imaginer au
plan politique. C’est pourquoi j’ai le sentiment que le transfert aux

6. — Cf. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris,
Flammarion / Champs, 1993.


générations futures, le récit de l’expérience dans toute sa richesse,
est primordial. L’histoire allemande jusque dans ses racines est un
laboratoire du malheur. Et il faut raconter cette histoire malheureuse,
afin qu’elle ne concerne plus seulement l’Allemagne, car l’expérience
qu’elle renferme est universelle.
V.P. : Peu après la chute du Mur, votre ami Heiner Müller déclarait
que « l’Allemagne a constitué un sujet dramatique valable, jusqu’à
la réunification »7. De quelle manière commenteriez-vous cette affirmation
?
A.K. : Je ne suis pas dramaturge. Par conséquent, je ne considère pas
l’Allemagne qui a suivi la réunification ni celle qui l’a précédée sous
l’angle de sa valeur dramatique. Du point de vue épique et poétique,
dont la méthode m’est familière, je ne vois pas tellement de différence
entre l’avant et l’après. Il y a toujours des sujets comme les 500
années de la Réforme par exemple, ou encore la Guerre des Paysans
allemands, qui remonte à la même époque, et qui restent d’actualité
même s’ils ne jouent aucun rôle dans le champ de la realpolitik. Les
éléments du passé survivent à l’intérieur des individus. Ils forment
des prismes et des cristaux, comme dirait Walter Benjamin. J’ignore
s’il est possible de représenter cela sous forme de drame. Je sais en
revanche que s’il n’est pas matière à créer des événements théâtraux,
le sujet se prête à la recherche, c’est-à-dire au commentaire narratif.
V.P. : Parmi vos modèles favoris, vous évoquez souvent Heiner
Müller d’une seule traite avec Ovide, Tacite et Montaigne. Comment
associez-vous ces noms ?
A.K. : Les Métamorphoses d’Ovide représentent pour moi la forme
littéraire, voyez-vous. Elles enchaînent des variations qui forment
un réseau. Sauf que mon approche de l’Antiquité passe toujours
par quelqu’un que je perçois comme mon contemporain, à l’instar
d’Ossip Mandelstam qui apprécie Ovide tout autant, au point d’avoir
baptisé son oeuvre tardive Tristia8 d’après un titre d’Ovide, ou encore
de Heiner Müller, doué d’une compréhension très exacte de
l’oeuvre d’Ovide et avec qui je m’en suis beaucoup entretenu. C’est
ainsi qu’Ovide devient mon contemporain. Il en va de même avec
Montaigne qui, par ses commentaires, ses Essais, est à mes yeux le
représentant d’une forme littéraire demeurée inaccomplie en littéra-

7. — Heiner Müller, Krieg ohne Schlacht – Leben in zwei Diktaturen – Eine
Autobiographie, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1992, p. 267 : « Deutschland war
ein gutes Material für Dramatik, bis zur Wiedervereinigung. »
8. — Cf. Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, Paris, Gallimard (coll.
« Poésie »), 2005.


ture. Je serais fier de pouvoir être identifiable comme son parent ou
son successeur dans sa manière d’écrire.
V.P. : Dans quelle mesure un poète de la RDA comme Heiner Müller
pouvait-il influer sur votre conception de la littérature ? Qu’est-ce
qui vous reliait ?
A.K. : Nous sommes apparentés poétiquement l’un à l’autre. Nous avons
tous deux des origines slaves à travers une partie de nos ancêtres.
Nous sommes capables chacun de parler comme on s’exprime aux
endroits où nous sommes nés. Nous sommes voisins par nos tempéraments.
Bien que les résultats poétiques soient très différents, nous
puisons à la même source.
V.P. : De 1987 à 1995, vous avez mené de nombreux entretiens avec
Heiner Müller dans le cadre de vos magazines télévisés9. En quoi ces
programmes se distinguent-ils d’entretiens d’auteur conventionnels ?
A.K. : Ils diffèrent déjà en ce qu’ils ne suivent pas les règles dictées par la
télévision. Car Heiner Müller ne répond pas à des questions typiques
de ce média, mais à celles d’un auteur. Au fond, je considère comme
une forme de littérature cette manière de conférer oralement tout en
enregistrant. Cette forme est selon moi souvent plus libre que l’écrit.
Chacun prête attention à l’autre. Dans bien des cas Heiner Müller ne
répond d’ailleurs pas directement, mais une demi-heure plus tard,
parlant d’autres sujets dans l’intervalle. Chacun se défait de l’armure
de son moi. Cela correspond à ce que dit Heinrich von Kleist à propos
de « l’élaboration progressive des idées par la parole »10.
V.P. : Mais la télévision saurait-elle passer pour une continuation de
la littérature ou du cinéma à proprement parler ? La télévision ne
tendrait-elle pas plutôt à écarter aussi bien l’un que l’autre ?
A.K. : Disons que cela est hors de sa portée, puisque la littérature reste
autonome par rapport à la télévision. D’une part, je n’ai jamais pu
découvrir la moindre oeuvre ou performance ni quelque forme littéraire
que ce soit à la télévision. D’autre part, celle-ci reste un média
dominant : lorsque arrive un événement inhabituel tel que les attentats
du 11 Septembre 2001, je me tourne instinctivement vers ce média,
un peu comme si de ma fenêtre je regardais la place du marché,

9. — L’intégralité de ces entretiens est disponible en ligne sur le site qui leur est
consacré par l’Université de Brême et la Cornell University Library : http://muller-kluge.
library.cornell.edu/de/index.php.
10. — Voir l’essai de Heinrich von Kleist, Über die allmähliche Verfertigung der
Gedanken beim Reden, in : Sämtliche Erzählungen und andere Prosa, Stuttgart, Reclam,
2000, p. 340-346.


comme on faisait jadis pour voir s’il s’y passe quelque chose. Un
média dominant détient la confiance des gens qui s’attendent à ce que
toute chose importante soit annoncée là en premier. Désormais, cela
n’est plus du tout vrai, car il serait nettement devancé par Internet,
mais cela reste une voie familière, comme le demeure aussi la place
du marché même lorsqu’elle ne donne plus lieu à aucun marché ni
à aucun attroupement. Il vaut la peine d’introduire au coeur d’un tel
média quelques traces du meilleur dont on dispose, c’est-à-dire la
musique et la littérature, sans le modifier ni l’adapter aux besoins
télévisuels, mais à la manière d’un corps étranger, comparable à un
bloc erratique, de ces rochers du Grand Nord que les glaciers ont
charriés vers la plaine, un milieu qui n’est pas leur décor naturel. La
poésie à la télévision ressemble un peu à cela, elle y devient possible
dans les coins reculés, le plus souvent la nuit.
V.P. : Et si les émissions ainsi produites débouchaient au contraire
sur de la littérature, quand par exemple lesdits entretiens sont publiés
sans images, sous forme de livres ? Quelle signification ou quelle
valeur accordez-vous à ce type de recueil11 ?
A.K. : Il s’agit-là de procès-verbaux. Mais il ne serait guère fortuit que
les versions écrites de ces entretiens soient ensuite représentées par
des comédiens, pourquoi pas de la Comédie Française. Cela rend
assez bien, c’est particulier, certes, et laisse une impression assez
étrange. Au fond, ces entretiens correspondent à une forme narrative
ancestrale qui repose sur l’oralité. Cette dernière ne consiste pas en
ce qu’un poète s’installe au milieu d’une salle pour y déclamer ses
textes, mais à ce que des réponses aient lieu. L’idéal est la ronde. Au
XIe siècle, une convention faisait qu’en Provence les gens se rassemblaient
la nuit, chantaient des chansons, puis racontaient une histoire,
chantaient d’autres chansons et se remettaient à raconter des histoires.
C’est là une forme littéraire ancestrale, celle de la chantefable, et qui
fut en même temps l’ancêtre de l’opéra.
V.P. : Dans quelle mesure le rôle que vous tenez ici est-il celui d’un
auteur, sachant qu’au cours de ces entretiens votre personne se positionne
le plus souvent en marge ?

11. — Ces entretiens ont été réunis et, pour une grande partie, publiés par Alexander
Kluge en deux recueils : « Ich schulde der Welt einen Toten » (Berlin, Rotbuch, 1995)
et « Ich bin ein Landvermesser » (Berlin, Rotbuch, 1996). Les deux volumes sont
respectivement parus en langue française sous les titres Esprit, pouvoir et castration
(1997) et Profession arpenteur (2000) aux éditions Théâtrales (traduits de l’allemand
pas Eleonora Rossi et Jean-Pierre Morel).


A.K. : Mon rôle équivaut à celui d’un esprit invisible et bienveillant. Car
ces entretiens procèdent suivant le mode animiste. Ce qui veut dire
que les gens commencent à raconter des histoires lorsqu’ils partagent
un enthousiasme. Lorsqu’ils sont dans la détresse et que celle-ci leur
donne un moment de répit, ils se mettent aussi à raconter. Et quand
ils en réchappent, ils remettent cela encore. Shéhérazade en constitue
la base, une forme dont le principe est comparable à celui de la
chantefable, en plus développé, l’Orient ayant eu plus de temps pour
élaborer ce genre de choses. Mais il n’y a pas que la Shéhérazade du
Bagdad des Contes des mille et une nuits, puisqu’il existe un recueil
des musulmans occidentaux, issu de la grande culture de Cordoue en
Espagne, qu’est celui des Cent et une nuits, une compilation apparentée
à la précédente, et dont les histoires paraissent contées d’une
façon encore plus rudimentaire, plus orale encore que dans les fameux
Contes des mille et une nuits. Les Cent et une nuits sont un emblème
de la littérature, un livre collectif, une compilation née de sources
musulmanes occidentales de l’Espagne, par opposition au recueil
persan.
V.P. : L’auteur que vous êtes ne s’exprime-t-il pas davantage désormais
comme écrivain ?
A.K. : Si vous le dites ainsi, je constate en effet que j’écris nettement
plus depuis l’an 2000 à peu près, et que je progresse plus hardiment
sur ce terrain-là où j’expérimente davantage qu’en d’autres médias.
J’attribue cela à l’immense pression du réel émanant des médias,
qui stimule et lance ses défis, mais qui exerce aussi une influence
paralysante, m’incitant plus fortement à me réfugier dans l’« oasis »
du livre. Je recherche donc intuitivement une caverne, une oasis, un
cadre assez solide pour résister à cette entreprise monstrueuse qui
détruit aussi des cadres. Le média en soi n’est pas en cause, mais
ce qu’il implique en termes de forces participantes, ses usagers aux
appétits voraces et cannibales.
V.P. : Il vous arrive aussi de désigner la production de dialogues
authentiques, dont vous donnez par ailleurs des variations fictives
dans votre oeuvre littéraire, comme des oeuvres « filmiques », et c’est
comme « films » que vos entretiens avec Heiner Müller ont été présentés
à la Cinémathèque de Paris. Comment faut-il entendre cela ?
A.K. : En regardant mes films, vous allez trouver en miniature le même
type de dialogue, y compris parmi les choses que la caméra observe
pendant que le texte fournit un commentaire. On voit à l’image par
exemple une flaque d’eau et la surface de cette eau frémissant au
vent. Cette image se suffit à elle-même. Et le commentaire indique :
cette flaque possède tout son temps. Pendant ce temps, l’action se
précipite vers un état de guerre. Voilà ma façon de faire, ma définition
de ce qu’est un film. On peut la rapprocher du spectacle offert par
deux individus qui se prêtent attention réciproquement et de manière
prolongée. Il s’agit là d’une section de film au même titre que si je
montais une scène d’amour. Pour celle-ci j’éviterais d’ailleurs tout
autant de fournir des dialogues ou quelque indication que ce soit pour
le jeu d’acteur. Au contraire, je bâtirais un cadre permettant aux deux
acteurs de se sentir authentiques et de ressentir réellement de l’amour.
Il suffit qu’ils se souviennent.
V.P. : L’aspect de la fiction serait donc secondaire par rapport à
l’authenticité ?
A.K. : Le fait qu’une chose soit authentique ne dépend pas, en effet,
de ce que celle-ci soit inventée de toutes pièces et soit le résultat
d’un désir ou d’une transformation subjective, ou de sa dimension
objective, c’est-à-dire tangible. Les termes comme « fictionnel » ou
« véritable » correspondent à un ordre purement gestionnaire, à des
rubriques. Cela dit, il n’est pas indifférent d’écrire par exemple des
dialogues auxquels les acteurs donneront forme et prêteront voix, ou
de les investir d’un rôle en permettant qu’ils improvisent. Mais les
deux approches se valent, car les enjeux du cinéma et de la littérature
ne sont pas de chercher une « Vérité » ni de distinguer le vrai du
faux, mais résident dans les tensions, les équilibres, les courants, les
champs de perception avec lesquels nous devons composer. Ainsi,
je ne vois pas de distinction entre le fictionnel et le documentaire. Il
est possible, en revanche, de vérifier l’immédiateté et l’authenticité
d’une expérience, d’où la validité du principe d’authenticité. Sans
cela un dialogue ne vaut rien.
V.P. : Votre récit Production filmique d’un texte12 illustre comment le
dialogue d’un film peut devenir littérature. Vous y relatez la manière
dont a été réalisée l’une des scènes les plus célèbres de votre premier
long métrage Anita G., où l’héroïne se dispute avec sa logeuse…
A.K. : … qui met Anita G. à la porte parce que celle-ci ne peut pas régler
son loyer. Le dialogue engagé entre ces deux femmes, c’est-à-dire
ma soeur dans le rôle d’Anita G.13 et la propriétaire aisée qu’est cette
logeuse francfortoise, ces deux personnes l’inventent dans le feu de

12. — Voir le recueil d’Alexander Kluge, Geschichten vom Kino, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 2007, p. 267-269.
13. — Alexandra Kluge, soeur d’Alexander, a assumé plusieurs premiers rôles dans
les premiers longs métrages de son frère, dont celui de l’héroïne éponyme d’Anita G.
(Abschied von Gestern, 1965).


leur énervement comme j’aurais peine à le faire par l’écriture. En tant
qu’auteur, je me contente donc de créer une situation qui permet aux
personnages de s’énerver. Ceci n’est pas faisable artificiellement. Il
se passe quelque chose entre les individus qu’à vrai dire le film est
seul capable de retenir. Un écrivain serait en mesure de le réécrire,
mais on ne saurait l’imiter ou l’inventer. En un tout autre lieu, ma
soeur avait déjà une fois été mise à la porte de son appartement et, en
tous cas, elle comprend ce que cela signifie que d’être mis à la rue.
Sa partenaire, la logeuse, a eu affaire au fil des ans à une vingtaine de
locataires malhonnêtes. Toute sa colère ainsi accumulée pénètre cette
scène. Dans ce creuset d’alchimiste qu’on appelle une scène, quelque
chose s’articule qui n’a aucune existence véritable à cet instant. Un tel
moment scénique est aussi créateur et permet autant de concentration
que le cerveau de l’auteur littéraire, sauf que cela se passe en dehors
de sa tête, car en l’occurrence l’auteur ne peut fixer qu’un cadre.
V.P. : Ce que vous décrivez-là correspond en fait à ce que Bakhtine
a montré à partir de la poétique de Dostoïevski14 en théorisant la
notion de dialogisme : des discours et des formulations antérieures
à la situation sont actualisés et réactivés à travers elle.
A.K. : Tout à fait ! Et dans ce film j’instaure des conditions qu’on ne
trouve pas dans la vraie vie. Dans la vraie vie il n’y aurait pas d’équipe
de tournage, pas plus qu’il y aurait d’autres scènes qui précèdent
l’événement ou en découlent. Mais la concentration que je crée de
la sorte donne à cette femme qui, d’habitude, ne se focalise pas sur
l’intégralité de sa colère et qui ne se fâche qu’à un degré « normal »,
la capacité de faire entrer dans son jeu un concentré de colère, c’est-à-
dire d’en donner la représentation. Ceci vaut également pour ma
soeur, qui ne court pas le monde en rouspétant. D’une nature aimable,
elle devient pourtant capable ici de s’emporter au point de répliquer
presque avec hargne. Et voici comment une réplique appelle la suivante.
Le ton monte progressivement entre les deux, puis se maintient
à son niveau le plus élevé, avant que la scène soit ponctuée par la
mise à la porte. C’est là une façon de générer de l’authenticité – peu
importe qu’elle soit littéraire ou filmique – qui ne se fonde pas sur
les conceptions d’usage ou sur un scénario, c’est-à-dire sur des textes
composés dans un bureau, car il n’est pas possible de produire cela
dans un atelier. La méthode est empruntée à la Nouvelle Vague.
V.P. : Mais ne serait-il pas justifié de nos jours d’affirmer que l’auteur
réalisateur qui suivait le modèle de la Nouvelle vague française

14. — Cf. Mikhaïl M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne,
L’Âge d’Homme (coll. « Slavica »), 1970.


durant les années 1960 est entre-temps devenu un producteur de
films qui place le collectif au centre, faisant disparaître pour ainsi
dire l’auteur Kluge en mettant la coopération au premier plan ?
A.K. : Vous avez raison de le souligner. Cette méthode, qui au fond ne
date pas d’hier, vous la trouvez annoncée dans le cinéma révolutionnaire
russe, par Poudovkine15 et Tretiakov16. Jean-Luc Godard17 lui
aussi doit non seulement beaucoup au cinéma muet, mais également
au cinéma russe.
V.P. : Votre récent film Nouvelles de l’antiquité idéologique18 constitue
un exemple assez éloquent de l’application du principe de coopération.
Peut-on parler, ne serait-ce qu’au plan formel, d’une continuité
par rapport aux films collectifs, très engagés également, que vous
avez produits durant les années 1970 et 1980 ?
A.K. : L’Allemagne en automne19 définit déjà le cadre formel, un cadre
nouveau d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un film collectif né d’une incitation
politique particulière. Nouvelles de l’antiquité idéologique en
serait pour ainsi dire la continuation avec d’autres moyens, sachant
qu’en l’occurrence je dispose d’un atout majeur, puisque j’ai la possibilité
de travailler dans l’optique d’Eisenstein20. Car on peut voir un
homme qu’on vénère autant que je vénère Eisenstein comme une lentille
de caméra à travers laquelle on regarde, une caméra imaginaire
avec laquelle il est possible d’enregistrer. C’est ce qu’on aura appris
de notre collaboration autour des films collectifs des années 1970
et 1980, mais il est possible d’en étendre l’application, comme c’est
ici le cas. Il n’est donc pas fortuit que Tom Tykwer21 ait apporté à

15. — Vsevolod Poudovkine (1893-1953).
16. — Sergueï Tretiakov (1892-1937).
17. — Jean-Luc Godard (*1930) reste une référence importante pour Kluge, qui
se plaît à citer À bout de souffle (1960) comme l’un de ses films préférés. Il existe
aussi un entretien mémorable de Kluge avec Godard (« Blinde Liebe ») disponible en
supplément sur le dvd n°15 de l’édition complète de ses longs métrages : Sämtliche
Kinofilme, Francfort-sur-le-Main, Zweitausendeins, 2007.
18. — Alexander Kluge, Nachrichten aus der ideologischen Antike. Marx –
Eisenstein – Das Kapital, Berlin, Filmedition Suhrkamp, 2008.
19. — Cf. Alexander Kluge, Sämtliche Kinofilme, dvd n°9 (Deutschland im Herbst,
1978).
20. — Sergueï M. Eisenstein (1898-1948), réalisateur soviétique, auteur de films
tels que Le Cuirassé « Potemkine » (1925), Octobre : dix jours qui secouèrent le monde
(1928) ou encore Ivan le Terrible (1944).
21. — Tom Tykwer (*1965), réalisateur allemand, connu auprès du grand public
notamment pour des films comme Cours, Lola, cours (Lola rennt, 1998) ou Le Parfum,
histoire d’un meurtrier (Das Parfum : Die Geschichte eines Mörders, 2006) d’après le
célèbre roman de Patrick Süskind. Sur le rôle de Kluge pour la « relève » du cinéma
allemand des années 1980 à nos jours, voir l’essai de Pierre Gras : Good bye Fassbinder !
Le cinéma allemand depuis la réunification, Arles, Jacqueline Chambon (coll. « Rayon
Art »), 2011, p. 255-297.


ce film les dix minutes d’une passionnante contribution au sujet du
fétichisme de la marchandise selon Marx. Ce qu’il a fait est brillant.
Ce n’est pas un choix courant pour un sujet de film. Ainsi le principe
de coopération traverse tout le film. Prenez encore la contribution de
Werner Schroeter dans ce même ensemble filmique. Dans sa mise en
scène de Tristan et Iseult de Richard Wagner, les chanteurs sont habillés
comme les marins du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein : comme
le suggère ce film, l’ardeur révolutionnaire trouve son pendant dans
l’ardent amour que thématise l’opéra de Wagner. Cette contribution à
son tour se rapporte exactement à la dimension coopérative. Schroeter
est mort, hélas, mais je continue à travailler avec lui autant que de
son vivant. De même que Heiner Müller reste toujours présent pour
moi, bien qu’il soit mort. À mon sens, la permanence des monstres
sacrés de la littérature et du cinéma est consubstantielle à la notion
d’auteur. Ils constituent l’arsenal des optiques poétiques à côté des
optiques traditionnelles dont le cinéma dispose. Sauf que ces dernières
n’en sont que les outils techniques. Les vrais instruments, ce sont les
yeux des autres.
V.P. : Vos anciens films collectifs avaient la durée normale d’un long métrage.
Vu les proportions de Nouvelles de l’antiquité idéologique,
qui s’étend sur près de neuf heures, quels avantages aurait d’après
vous le dvd ?
A.K. : Le dvd rend possible une forme qui va de toute manière s’imposer
notamment grâce à Internet, une forme qui permet le développement
d’ensembles filmiques selon des dimensions conformes au sujet traité.
L’année prochaine, nous connaîtrons par exemple les cent ans du
déclenchement de la Première Guerre mondiale. À mon avis, on ne
peut représenter celle-ci qu’à partir d’une approche prismatique. Il
faut croiser les regards qu’on lui porte depuis la France, l’Allemagne,
l’Angleterre, les Balkans, Istanbul et Jérusalem. Par exemple, je suis
très touché par l’affliction, lors de la nuit de la Saint-Sylvestre 1918,
des soldats et des Parisiens pour les quantités de morts dans leur pays
et l’étendue des calamités endurées. Les vainqueurs sont en deuil. Au
même moment, à Berlin, les vaincus accumulent du ressentiment au
fond de leurs coeurs et s’abandonnent à la distraction par des films de
divertissement. On s’aperçoit qu’en réalité il n’existe encore aucun
récit de la Première Guerre mondiale. Et il est impossible d’y pourvoir
en quatre-vingt-dix minutes. Cela est possible en une minute ou
en une dizaine, voire une trentaine d’heures, mais pas à l’aide d’une
intrigue de quatre-vingt-dix minutes. C’est en quoi le dvd comporte
des avantages décisifs. Pour naviguer sur les eaux de l’expérience,
vous pouvez prendre le bateau à vapeur, ou bien vous construisez un
radeau. Avec un radeau, vous pouvez descendre le Mississipi, aller
du Missouri jusqu’à la Nouvelle Orléans, et même un peu plus loin.
Vous pouvez à votre guise agrandir ou réduire les dimensions d’un
radeau, principe robuste même s’il n’aboutit pas à une construction
aussi parfaite que celle d’un bateau. L’usage du dvd ressemble à cela.
C’est un média de transition, qui permet de conserver des données
en attendant qu’émane de l’esprit Internet un moyen de concentration
similaire. De même qu’il y a dans toute métropole un opéra,
un lieu de concentration musicale. Si cela manquait, si chacun dans
son immeuble ou à la bourse se contentait de chantonner, l’opéra
n’existerait pas.
V.P. : Plus généralement, il semble que dans Nouvelles de l’antiquité
idéologique, qui inclut d’ailleurs des passages d’opéras, les moyens
artistiques font l’objet d’une méditation beaucoup plus directe et
exhaustive que ceci était le cas dans vos oeuvres moins récentes. Il y
est notamment question d’un projet esquissé par Eisenstein en 1929
de « cinéfier » le Capital de Marx : que nous dit ce projet ?
A.K. : Il est certain qu’on ne saurait porter à l’écran l’ouvrage de Karl
Marx, en revanche on peut traduire certains de ses éléments par des
scènes si provocatrices qu’elles suscitent une curiosité pour Marx. Par
exemple, si vous prenez le concept du caractère fétiche de la marchandise
et que vous le restituez par la formule « Tous les objets sont des
hommes transformés », qui signifie que chaque objet produit de main
d’homme contient une part de travail et de vie humaine – c’est ce en
quoi Marx voyait la dimension spirituelle et essentielle du monde de
la marchandise –, alors vous pouvez donner une représentation stupéfiante
de cette analyse à partir de menus détails. Vous pouvez aussi
représenter les réactions humaines par rapport à cela, comme dans
cette scène que j’ai consacrée à une idée d’Eisenstein : il y est question
des concierges de Paris, ces gardiennes d’immeuble qui existent
depuis la Révolution française, qui ont longtemps porté la bannière
de la révolution, et sans lesquelles rien ne va dans Paris. Du temps
de l’empire du Tsar, celles-ci ont mis toutes leurs économies dans le
Transsibérien, et plus tard le gouvernement bolchévique déclarera que
ces emprunts russes ne seront pas remboursés. Par la suite aucun parti
marxiste ne sortit plus vainqueur d’élections parisiennes, ce qui était
dû à l’action des concierges de Paris. Cette histoire n’est pas de moi,
mais c’est une idée d’Eisenstein qu’il voulait porter à l’écran. Que
ceci lui fût interdit ne m’empêche pas de faire figurer la scène parmi
l’ensemble de mes films. Je trouve fort intéressante une perspective
pareille qui nous en dévoile une seconde, car bien souvent la lecture
du Capital de Marx ne s’effectue pas sans difficulté. Il est possible
néanmoins de voir à l’oeuvre l’écrivain politique brossant le tableau
de la guerre de Crimée, la plus exacte description d’une guerre que
je connaisse. Dans ces rapports quotidiens rédigés pour un journal
américain, il retrace comment le régime du Tsar émet une obligation
qui sera vendue par des banquiers belges, français et britanniques pour
financer les obus russes qui seront d’abord dirigés contre l’expédition
armée de Crimée menée par des Français, des Italiens, des Turcs et
des Anglais, ce qui constitue des liens extrêmement intéressants et
une métaphore permettant de mieux comprendre le caractère abstrait
des flux de marchandises et d’argent (la mondialisation financière,
alors que la guerre reste locale).
V.P. : En somme, la question est de savoir comment changer en images
des notions philosophiques parfois arides, voire poussiéreuses.
A.K. : Ceci est faisable. Du moins est-ce l’exigence qu’en tant que
fouilleurs, archéologues de la littérature, du cinéma et de l’histoire
nous devons avoir aujourd’hui. La modernité s’est accomplie depuis
longtemps. Bien des choses sont déjà relatées, mais sans être suffisamment
mises en relation. Cette qualité de l’archéologue, que tout
poète conscient de lui-même devrait avoir de nos jours, peut s’exercer
en déterrant, transcrivant, transformant, exposant et corrélant.
V.P. : Un peu comme vous le faites lorsqu’au départ de l’actuelle crise
financière vous entamez une coopération virtuelle avec le Sergueï
Eisenstein de 1929 et du début de la crise des années 1930 afin de
faire revivre l’oeuvre de Karl Marx : en ce sens, n’y aurait-il pas
lieu d’interpréter Nouvelles de l’antiquité idéologique comme une
proposition contre la théorie de Fukuyama ?
A.K. : En fait, je ne pensais pas à Fukuyama que je situe assez loin de
mes préoccupations. D’ailleurs, je ne fais pas d’ouvrages à thèse,
c’est-à-dire des livres de combat, car je n’écris pas sur le mode discursif.
Mais ce procédé qui consiste à s’attacher par induction au détail,
de manière à permettre ensuite la compréhension de l’ensemble, et
dont les résultats ne conduisent pas non plus aux thèses de Fukuyama,
représente quelque chose d’essentiel, une méthode qu’à mon tour je
tiens de Montaigne, lequel ne part jamais d’une conception générale
afin de déterminer d’après une théorie globale où est le bien, où le
mal, mais ne retient l’attention qu’à l’aide d’une approche inductive
et détaillée, nourrie toutefois par l’intégralité des sources antiques.
En tant que station-relais de l’Antiquité, Montaigne est une Oasis
de l’attention. Et c’est ce dont Internet a besoin aujourd’hui : des
centres de gravité, des champs de force, des champs gravitationnels de
l’attention. Au fond, c’est cela que nous faisons, sans qu’il nous faille
échafauder des thèses que les hommes conçoivent d’eux-mêmes. Si
maintenant vous placez Fukuyama dans ce laboratoire d’alchimie
et le plongez, pour ainsi dire, dans un bain d’acide, vous verrez que
c’est là tout sauf de l’or.
V.P. : Puisque vous revenez aux Essais de Montaigne, Eisenstein affirmait
lui aussi ne pouvoir se passer des notions génériques propres
à la littérature pour les appliquer au septième art encore jeune à
l’époque : en l’occurrence, son approche doit beaucoup à Joyce22.
Comment voyez-vous aujourd’hui le rapport entre ces deux arts ?
A.K. : Il demeure complètement inchangé. Si Joyce et Eisenstein se
rencontrent à Paris en 1929 durant la même semaine que celle du
Jeudi noir, pour imaginer ensemble comment faire un film sur le
Capital de Marx, c’est que leur rapport est très proche. Un James
Joyce quasiment aveugle, peu à même sans doute de voir les images
et les esquisses que lui présente Eisenstein, donne à ce dernier le
courage d’opter pour une forme de narration libre et non linéaire.
Voici donc que la littérature enrichit considérablement le cinéma,
lequel demeure quant à lui un moyen de traduire par des scènes ce
que Joyce ne pourrait évoquer que de façon cryptée par le verbe. La
combinaison des programmatiques de Joyce et d’Eisenstein garderait
en 2014 toute l’actualité et la modernité qui fut déjà la sienne en 1929.
V.P. : Dans votre film, quel est le rôle qui revient à la figure d’Ovide,
qui résume et assemble toutes les métamorphoses dans son chef-d’oeuvre
du même nom ? Par quel chemin la tisseuse Arachné rejoint-
elle la toile de cinéma ?
A.K. : Arachné tissant sa toile est pour moi le symbole du réseau Internet.
Cette femme fabrique des habits (des textes) où elle dessine toute
l’histoire du monde. Si je recouvre ma peau de quelque chose comme
d’un vêtement, cela me fait comme une seconde peau. Et sur cette
seconde peau elle déploie des micro-récits. Elle l’emporte sur la
déesse Athéna qui tente de faire de même, mais compose avec des
principes au lieu de raconter. Ainsi, cette tisseuse supplante Athéna.
Pour la punir, la déesse la transforme en araignée. L’Arachné d’Ovide
est en quelque sorte la déesse patronne d’Internet, des rapports pré-

22. — Voir l’article de Tobias V. Powald, « L’antique, l’authentique : Alexander
Kluge ou les métamorphoses d’Hermès », in : Germanica, n°45, Université Charles de
Gaulle – Lille III, 2009, p. 125-141. L’article est désormais disponible en ligne : http://
germanica.revues.org/832.


sents dans un film ou à l’intérieur d’Internet, en supposant que ces
rapports existent dans ce réseau-là. En tout cas, il doit bien exister un
Dieu capable de voir et de déchiffrer ces relations. En tant qu’individus,
nous ne le pourrions pas, car tout cela nous dépasse un peu.
Cependant, il nous reste la représentation, c’est-à-dire le prisme. Pour
revenir à l’une des questions précédentes : où sur le Net se trouve
ce lieu que l’opéra occupe dans une grande ville ? Si je m’exprime
par des métaphores lorsque je dis qu’il convient de creuser des puits,
créer des oasis quand il y a trop de silice, trop de désert alentour,
et que lorsqu’on ne peut nager en mer, d’une rive à l’autre, entre
l’Irlande et les États-Unis – la distance étant un peu trop longue pour
un simple nageur –, nous devons prendre un véhicule, que ce soit un
bateau, un radeau, voire un dirigeable ou encore un sous-marin, bref,
il faut comprendre que les formes ainsi figurées sont à peine en train
d’émerger. Cela dit, il me semble que les voies de l’esprit développent
des effets gravitationnels et finissent par être découvertes, mais seulement
au bout d’un certain temps, tel un message dans sa bouteille.
La qualité requise pour ce genre d’oasis sur le Web défie en réalité
la poétique. J’imagine Honoré de Balzac, qui fut un entrepreneur,
travaillant avec nous aujourd’hui. Il dirait sûrement que nous devons
éviter d’ajouter de nouveaux ensembles romanesques aux nombreux
romans qui existent déjà, et défendrait l’idée du Roman sur internet.
Ces concentrés n’appartiendraient à personne. Le complément
approprié d’Edward Snowden serait un Balzac tissant de la narration
sur Internet.
V.P. : Dans votre film Nouvelles de l’antiquité idéologique on a également
beaucoup affaire à des écrits, textes lus à haute voix par
les acteurs, textes à lire par les spectateurs, textes chantés, récités,
discutés et expliqués. En quoi est-ce « filmique » et quel est l’effet
escompté ?
A.K. : Tout d’abord, j’ai repris ce procédé du cinéma muet, car celui-ci
connaissait les intertitres. Dans le Docteur Mabuse de Fritz Lang23,
l’intrigue est exclusivement véhiculée par les intertitres, donnant libre
cours à l’improvisation filmique d’un intertitre à l’autre, pour les
paraphraser, à la création de scènes qui ne soient pas encombrées de
dialogue informel. Cela peut s’écarter considérablement du théâtre,
23. — Fritz Lang (1890-1976), réalisateur du célèbre Metropolis (1927), est d’une
certaine manière à l’origine de la carrière cinématographique d’Alexander Kluge qui, sur
la recommandation de Theodor W. Adorno, assista au tournage du diptyque composé du
Tigre du Bengale (Der Tiger von Eschnapur, 1958) et du Tombeau hindou (Das indische
Grabmal, 1959). Docteur Mabuse le joueur (Doktor Mabuse, der Spieler), que Kluge
évoque ici, date de l’année 1922.


étant donné que le texte écrit domine. Et j’emprunte ce moyen-là au
cinéma muet, car il me paraît évident qu’un mot écrit contient une
image au même titre qu’une illustration. Si nous avons affaire de nos
jours à un surcroît d’images, notamment parce que la force de persuasion
publicitaire vient s’ajouter à toutes les images qui, en quête de
succès, défilent à la télévision, ces images-là sont aujourd’hui, pour
ainsi dire, usées jusqu’à la corde. Dans un environnement pareil, je
suis iconoclaste. Les bons films ont d’ailleurs la propriété de détruire
des images : ils remplacent les mauvaises images par des images
rares et bonnes.
V.P. : Il n’est pas rare de voir dans votre oeuvre cinématographique
d’importants passages scripturaux, voire des récits entiers qui
demandent à être lus à l’écran, et où vous assumez très radicalement
cette complémentarité des effets du cinéma et de la littérature.
Pourquoi cette forme ?
A.K. : C’est tout simplement la seule solution, dès lors qu’il m’est difficile
de convaincre par l’image. Quand je dois préparer une image,
ou encore en isoler une par rapport à d’autres, je peux le faire en
alternant avec des séquences écrites qui demandent à être lues et à
ce qu’on se fasse son idée. Au demeurant, cela n’est pas uniquement
une affaire d’écriture, puisque celle-ci y est accompagnée de musique
et émaillée d’images. On mesure l’intensité avec laquelle ces images
insérées dans la représentation écrite restent en mémoire. Nous pourrions
maintenant faire le test, seulement, si j’observe cette démarche,
ce n’est pas pour des raisons scientifiques, mais narratives, parce
que je suis absolument certain qu’il s’agit-là d’une forme narrative
moderne et nécessaire.
V.P. : De telles oeuvres ne montrent-elles pas combien le montage,
aussi bien comme moyen essentiel du cinéma qu’en tant que procédé
littéraire, si l’on pense notamment au mouvement Dada, puisse leur
tenir lieu de dénominateur commun ?
A.K. : Notez qu’avec Christoph Marthaler et d’autres, nous avons produit
un film d’environ six heures sur Dada. Et vous dites vrai, car en réalité
Dada fait partie du cinéma. En fait, la distinction entre le cinéma et
le mot n’existe pas dans les arts du XXe siècle, car la littérature du XXe et XXIe siècle n’est pas tout à fait identique à celle qui a précédé.
Ulysse de Joyce renvoie certes à Homère et à l’Antiquité, mais en
même temps, il s’agit-là d’une chose entièrement inédite et innovante
qu’Homère n’aurait jamais faite, et de ce point de vue l’Avant-garde
des années 1920 et 1930 constitue en fait un héritage que nous ne
continuons pas en le niant, mais en le stabilisant et en retournant à
ses racines. Nous creusons nos puits dans le champ de la modernité,
pour nous rendre compte avec étonnement que la modernité n’a rien
de nouveau, que l’idée existait déjà dans l’Antiquité, bien avant d’être
synthétisée en tant que telle. Et voici qu’au XXIe siècle, une situation
urgente se présente, du fait que sept milliards d’humains vivent
désormais sur terre, dont un grand nombre participe aux réseaux, et
que d’avides multinationales sont à même de rassembler ces masses
humaines comme aux temps des Congrès du Reich, de manière à
réunir un même soir pour une heure cette foule composée de millions
de spectateurs autour des structures télévisuelles : une autoroute de
l’esprit pas si facile à traverser pour une simple tortue. Où même des
renards se font happer. Quoi que vous fassiez en tant qu’individu
ou auteur, vous demeurez d’abord impuissant face au déferlement
organisé de cette masse immense, sans le moindre pouvoir contre ce
Congrès du Reich du divertissement.
V.P. : En quoi justement le recours au montage s’avère-t-il décisif
pour un auteur dans pareil contexte ?
A.K. : Nous savons nous servir du montage, contrairement à eux. C’est
nous qui sommes en possession des moyens artistiques. Le montage
importe bien davantage que l’image proprement dite. Ainsi vous pouvez
monter des édifices de pensée ou des ensembles émotionnels.
La trame est extrêmement riche en réalité, ce qui se traduit par sa
dimension prismatique et d’autant mieux que vous saisirez l’effet
de montage comme une forme de la richesse, de la diversité, de la
polyphonie des images, des significations, des pauses entre les significations,
de la restitution de l’autonomie à des objets isolés même
dépourvus de signification, comme la capacité, en quelque sorte, de
générer du sens et de pallier la Faim De Sens, mais aussi de développer
par ailleurs l’autonomie et la Liberté de toute contrainte de
sens. Ces moyens très subtils et très fins, jamais grossiers, forment
tous ensemble une richesse.
V.P. : Comment distingueriez-vous le montage de la citation, celle-ci
étant plus couramment associée à la littérature ?
A.K. : La citation est l’un des procédés du montage. Elle réfère toujours
à quelque chose et ne demeure jamais sans contexte. Car il ne s’agit
pas de reprendre quelque chose, mais de l’extraire pour l’insérer dans
un nouveau contexte, où cela se transforme.
V.P. : Qualifieriez-vous Nouvelles de l’antiquité idéologique de film
de montage ou plutôt de film-essai, pour en revenir à une catégorie
littéraire par son origine ?
A.K. : Sans doute en jugeriez-vous mieux que moi-même, qui ne suis
pas critique de profession. J’y verrais tout aussi bien une chronique.
Peut-être n’est-ce pas un essai, vu les nombreuses scènes prises sur le
vif qui s’y trouvent intégrées. Aussi, l’argumentation ne s’y effectue
pas sur le mode de l’essai. Mais je ne contesterais pas non plus la
désignation d’« essai ». Si vous l’entendez au sens de Montaigne,
vous pouvez l’utiliser sans problème.
V.P. : En littérature comme au cinéma, le montage est censé, selon
vous, produire des contrastes, susciter même l’épiphanie, afin que
l’art de distinguer opère. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
A.K. : Je crois que tout ce dont nous soyons capables en tant qu’auteurs,
qu’il soit question de cinéma, de musique ou de littérature, tend à
stabiliser et à aiguiser la capacité de distinguer, c’est-à-dire à collectionner
les différences. L’épiphanie quant à elle consiste à faire
émerger au travers d’objets une seconde image intérieure qui renvoie
à quelque chose d’essentiel. Chez Theodor W. Adorno et Walter
Benjamin, l’équivalent du concept théologique de l’épiphanie est
celui de l’« image dialectique ». La capacité de distinguer spécifique
à l’oeuvre ici se joue entre l’image extérieure visible et une image
intérieure, l’épiphanie justement.
V.P. : En fin de compte, l’enjeu est de recueillir du matériau destiné à
stimuler l’imagination du lecteur ou du spectateur, à rendre possible
l’expérience intérieure, ce qu’Eisenstein entendait faire lorsqu’il
trouva dans le monologue intérieur joycien un moyen de traduire la
pensée conceptuelle en pensée émotionnelle et sensuelle…
A.K. : Ces trois choses se font en même temps, comme si vous superposiez
trois cartes, de manière à obtenir une sorte de configuration, un
champ contextuel ou narratif. Cet espace narratif ne s’ouvre jamais
de façon unidimensionnelle, seulement par des lettres, des images,
des concepts, des émotions ou par du sensuel à tout va. Tous ces
niveaux se parlent entre eux, au même titre que les notes d’un air de
musique polyphonique luttent, créent des tensions, communiquent :
le tout forme la trame narrative.
V.P. : Mais si la littérature et le cinéma naissent « dans la tête » du
récepteur, comme il vous arrive d’affirmer, ceci ne signifie-t-il pas
que cela repose justement sur des expériences élémentaires plus que
sur les techniques qui les encouragent ?
A.K. : Les différences sont d’ordre élémentaire en même temps qu’elles
définissent un rapport. L’un n’exclut pas l’autre. Partons du principe
qu’en tant qu’animaux à sang chaud, nous les êtres humains avons
d’abord appris de nos ancêtres cette distinction élémentaire entre le
chaud et le froid. Cela est vital pour nous, parce qu’il ne doit faire ni
trop chaud ni trop froid, qu’il nous faut trouver un milieu de vie, etc.,
ce dont nos ancêtres se sont acquittés avec beaucoup d’habileté. Sur
cette distinction élémentaire entre chaud et froid reposent toutes les
distinctions plus complexes : proche/éloigné, vénéneux/bénéfique,
bon/méchant. Les distinctions plus complexes requièrent un niveau
de discernement assez élevé. Il est nécessaire de les ramener en permanence
à leur dimension élémentaire. Les distinctions morales à
leur tour se fondent sur le simple fait que la majorité de l’espèce
humaine n’a pu survivre à l’évolution qu’en raison de sa bonté naturelle,
autrement dit grâce à la coopération sociale. Ces qualités sont
particulièrement fiables, ce qui ne vaut pas forcément pour les préceptes
moraux. Et faire la part entre toutes ces choses-là me paraît
plus facile en français que dans ma propre langue, car les langues
latines sont attachées aux différences. Un livre de Claude Lévi-Strauss
est pour ainsi dire une compilation de cette aptitude à distinguer. En
ce sens, les films de Jean-Luc Godard sont eux aussi des compilations
du discernement visuel, sensuel et mental.
V.P. : En son temps, Robert Musil était lui aussi très conscient de
l’impact possible de l’expérience surtout visuelle du cinéma de son
époque, dont cependant il attribuait la signification avant tout à
l’effet symbolique des images24. Partageriez-vous cette opinion ?
A.K. : Pour commencer, j’hésiterais, puisque l’effet symbolique des
images ne crée pas d’images nouvelles et gêne plutôt le discernement.
Il vaudrait mieux en tous cas regarder un film exempt de substance
symbolique, donc dépourvu de sens : un film burlesque, par exemple,
se regarde sans qu’il faille être attentif au sens. Dans les films d’Ernst
Lubitsch, la narration ne procède souvent d’aucune contrainte liée au
sens. Ceci m’intéresse davantage que de le voir s’engager dans un
film instructif tel que Jeux dangereux25, dont l’intrigue renvoie symboliquement
à Hitler et dont les images deviennent très vite lourdes
de signification.
V.P. : L’intrigue de L’Homme sans qualités de Robert Musil nous fait
remonter à l’année 1913, où l’art cinématographique était encore à
ses débuts qu’on qualifiera de primitive diversity, à laquelle vous vous

24. — Voir l’essai de Robert Musil, « Remarques sur la dramaturgie du cinéma »
(1925), in : Daniel Banda/ José Moure (Éds.) : Le cinéma : l’art d’une civilisation, Paris,
Flammarion/Champs (coll. « arts »), 2011, p. 94-98.
25. — Jeux dangereux (To be or not to be) d’Ernst Lubitsch (1892-1947) est sorti
dans les salles en 1942.


référez. En quoi est-elle d’actualité cent ans plus tard et comment
cette forme populaire s’accomplit-elle de nos jours ?
A.K. : La notion de primitive diversity renvoie à la forme ancestrale du
cinéma, avant que d’astucieux producteurs ne se mirent à lui imposer
le modèle théâtral, prévoyant ainsi des drames en trois actes, du
divertissement et des effets. De par sa tendance à l’expérimentation, le
cinéma de la première heure présente quelque chose de passionnant :
la simplicité dans la diversité. De la sorte paraissent des images que
vous n’avez jamais vues, ce qui est très rare au cinéma, car pour un
film hollywoodien normal ou tout autre film d’usage, il vous faut
quantité d’images qui, grâce à leur sens et leur substance symbolique,
peuvent se comprendre et se décrypter immédiatement. Un film de
cette espèce ressemble à de l’espéranto. Mais un vrai film fait se
succéder les surprises, car tout ce que la caméra peut enregistrer
spontanément, sans que l’entendement humain ne s’immisce, a pour
vertu de surprendre. Si vous filmez un fourré, soigneusement, avec
les acariens et tout ce qu’on pourrait y voir, vous auriez-là un univers
inconnu et vous vous retrouveriez comme sur une autre planète. Le
cinéma est un moyen radical qui crée de lui-même une distance,
cette distanciation allant de pair avec l’exploration. Par là-même on
s’aperçoit que les rapports réels diffèrent des significations qu’on
leur donne.
V.P. : Dans l’une de vos histoires qui traite d’un projet d’adaptation
de L’Homme sans qualités, l’aspect d’un « Film sans qualité » est discuté,
en référence au célèbre roman « sans qualités » tout empreint
d’essayisme qu’est celui de Robert Musil. Dans quelle mesure cette
solution vous paraît-elle adéquate ?
A.K. : Robert Musil concentre toutes ces formes. Tout ce que nous
venons d’évoquer, nous le trouverions chez Musil. Si j’avais maintenant
la mission de décrire ce XXIe siècle avec le regard de Musil,
c’est-à-dire dans la perspective d’une journée du mois d’août 1913,
je partirais de la seconde partie inachevée de L’Homme sans qualités.
Résidant à Genève d’où il observe les événements de l’année 1941 en
Europe, Musil lui-même le suggérait à la fin de son immense ouvrage,
lorsqu’il déclare dans un fragment d’une dizaine de lignes qu’Ulrich
devrait décrire la Seconde Guerre mondiale avec le regard de 1913.
V.P. : De quelle manière faudrait-il s’y prendre, afin d’adapter ce
roman au cinéma ?
A.K. : Je le découperais en fragments, puisqu’il est de toute façon un
fragment et qu’il m’importe justement de prendre Musil au sérieux.
Mieux vaut porter à l’écran un simple paragraphe que l’intégralité
du roman, lequel ne procède d’aucune intrigue dont vous puissiez
tirer un scénario. Plutôt que dans la relation d’Ulrich avec sa soeur,
l’essentiel réside dans cette journée d’été où il pleuvait des fleurs et
qui reste gravée dans leur mémoire. Le vrai sujet est celui-là, et non
les rapports incestueux entre le frère et la soeur. En revanche, cette
scène me séduit notamment pour deux raisons très différentes, la
première étant qu’on y voit l’auteur brosser le tableau d’une journée
d’été avec une maîtrise qui, ma foi, n’aurait rien à envier à celle de
Gerhard Richter26. La seconde est le reflet qu’elle donne de toutes les
journées d’été d’avant-guerre. Pour moi, tout grand jour d’été magnifiquement
ensoleillé n’a rien d’un sujet pour un poème de Rilke, mais
témoigne de l’inquiétude avec laquelle on s’attendait qu’à l’issue
de l’été 1914 la guerre vienne à éclater. J’ai vécu la même chose en
1939 quand j’étais enfant. Et je viens de constater qu’à la période la
plus dangereuse de la Guerre froide, l’été souriait à l’heureux père
d’une petite fille âgée de cinq mois que j’étais, alors que je présentais
un film au Festival de Venise. C’était la belle saison, et me voilà
installé avec mon épouse et cet enfant dans une cabane de plage
du Lido, heureux, me laissant prendre en photo par un photographe
des Cahiers du Cinéma. En 2013, j’apprends qu’à ce moment idyllique
nous avons vécu la semaine la plus tendue de la Guerre froide,
durant laquelle un funeste malentendu s’était produit entre les Russes
(Andropov) et les Américains (Reagan). À la différence de la situation
actuelle en Syrie, l’un des deux camps n’avait même pas réalisé ce
qui affolait l’autre. Sur les écrans de contrôle détraqués de la défense
anti-missile, on avait observé des signaux qui semblaient indiquer
que des missiles traversaient le Pôle Nord pour une frappe destinée
à décapiter le commandement russe. La suite allait montrer qu’on
faisait erreur. Mais il s’en est fallu de peu qu’en cette fin d’été de
1983 on passe d’une Guerre froide à une Guerre chaude. Les beaux
jours et le danger suprême, l’idylle et l’abîme sont proches, et c’est
ainsi qu’à travers l’expérience de ce siècle la scène estivale extraite
de l’oeuvre de Musil se mue en une perspective qui n’a plus rien à
voir avec le moment décrit par lui. Dans le même temps son roman,
qui traite de la Forme du possible, offre carrément l’incitation et le
cadre qui permettent d’associer de tels éléments.
V.P. : Comment faut-il interpréter le malentendu qui oppose l’auteurréalisateur
et le producteur dans le dialogue de votre texte L’Homme
sans qualités, qui emprunte son titre à Musil ?
A.K. : D’une certaine manière, il s’agit-là d’une histoire autobiographique,
dont j’ai juste un peu forcé le trait. Une attitude comme celle
de ce jeune réalisateur signifie à mes yeux la possibilité de faire des
films audacieux, modernes, neufs, surprenants. Il est vrai aussi qu’ils
ne risquent pas de s’adresser à une majorité, étant donné que la propagande
des diffuseurs et les habitudes prises vont dans l’autre sens.
Raison pour laquelle à la télévision nous tendons des « pièges » à
ceux qui zappent. Comme à la télévision le samedi soir tout semble
assez uniforme, les spectateurs zappent, voient cette uniformité en y
cherchant ce qui les intéresse le plus. S’il passe alors quelque chose
d’inconnu, où rien de ce qui se passe généralement à la télévision ne
se produit, ils se retrouvent soudain à écouter deux personnes, deux
Directeurs d’Institut Max Planck d’astrophysique, qui se racontent
des choses à propos de trous noirs ou de galaxies se situant à trois
cents années-lumière à peine du commencement de l’univers. Comme
ils y vont de leur façon de synthétiser, avec le langage scientifique
qu’ils se sont forgés, cela paraît parfaitement abscons au premier
abord, mais vous serez étonné de voir qu’en piégeant les zappeurs
vous êtes en mesure de réunir toute une foule de jeunes gens, c’est-à-
dire une majorité momentanée et véritable au sein du groupe-cible.
Ils voient quelque chose d’inconnu qui les intéresse davantage que
la somme de tout ce qui est connu et attrayant. C’est en quoi le poète
dispose d’un allié en chaque individu conscient de soi.






Traduction : Vincent PAUVAL