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25 mars 2018

 

Emmanuel Bove
BÉCON-LES-BRUYÈRES

À monsieur Eugène Coulon

I

Le billet de chemin de fer que l’on prend pour aller à Bécon-
les-Bruyères est semblable à celui que l’on prend pour se
rendre dans n’importe quelle ville. Il est de ce format adopté
une fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce
même « R » rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations
sont au verso. Il fait songer aux gouverneurs qui
ont la puissance de donner à un papier la valeur qu’ils désirent,
simplement en faisant imprimer un chiffre, et, par enchaînement,
aux formalités administratives qui ne diffèrent pas quand
il s’agit de percevoir un franc ou un million.
Il n’est que le ticket de papier ordinaire, d’un format inhabituel,
que remet le contrôleur au voyageur sans billet après l’avoir validé  d’une signature aussi inutile que celle d’un prospectus, qui paraisse assorti au voyage de Bécon-les-Bruyères.
De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-
Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères.
Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en
1891, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de football
dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent
peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les
quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres,
et les baraques de planches qui n’avaient pas encore les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant aujourd’hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien qu’ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites.
Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal,
comme le boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux.
Les témoins de son passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle
avec froideur, dans une gare semblable aux autres gares. Au hasard
d’une promenade ils retrouveraient pourtant quelques
bruyères, désormais aussi peu nombreuses pour donner un nom
à une cité que le bouquet de lilas d’une étrangère à une closerie.
Des maisons de quatre à huit étages recouvrent les champs où
elles fleurirent. Comme construites sur des jardins, sur des emplacements historiques, sur des terrains qui, au moment où l’on
creusa les fondations, révélèrent des pièces de monnaie, des ossements et des statuettes, elles portent sur leur façade cette expression des hommes qui ont fait souffrir d’autres hommes et
dont la situation repose sur le renoncement de leurs amis. Leur
immobilité est plus grande. Les habitants aux fenêtres, la fumée
s’échappant des cheminées, les rideaux volant au-dehors ne les
animent point. Elles pèsent de tout leur poids sur les bruyères
comme les monuments funéraires sur la chair sans défense des
morts. Et si, pour une raison d’alignement, l’un de ces immeubles
était démoli et que de nouvelles bruyères poussassent à
cet endroit, il semblerait à l’étranger que ce fussent elles, et non
celles qui ne sont plus, qui incitèrent les Béconnais, au temps où
la poste et les papiers à en-tête n’existaient pas, à embellir leur
village d’un nom de fleur, cela dans le seul but de plaire puisque
l’autre Bécon de France est trop loin pour être confondu avec
celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que les bruyères naissent ici comme le houblon dans le Nord ou les oliviers sur les
côtes de la Méditerranée, que c’est la densité du sol qui ait déterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasard d’une floraison.

*
* *

Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant
son nom printanier prévient le voyageur, dès le quai, qu’en
sortant à droite il se trouvera côté Asnières, à gauche côté Courbevoie.
Il est donc nécessaire, avant de parler de cette ville, de
tirer à soi tout ce qui lui appartient, ainsi que ces personnes qui
rassemblent les objets qui leur appartiennent avant de les
compter. L’enchevêtrement des communes de banlieue empêche
d’avoir cette manie. Aucun accident de terrain, aucune de
ces rivières qui suivent le bord des départements ne les sépare.
Il y a tant de maisons que l’on pense être dans un vallon alors
que l’on se trouve sur une colline. Des rues simplement plus
droites et plus larges que les autres servent de frontières. On
passe d’une commune à l’autre sans s’en rendre compte. On a
déjà atteint Suresnes alors que l’on croyait se promener dans
Bécon côté Courbevoie.
En écrivant, je ne peux m’empêcher de songer à ce village encore plus irréel que Bécon, dont le nom teinté de vulgarité est frère de celui-ci, à ce village qui a été le sujet de tant de plaisanteries si peu drôles qu’il est un peu désagréable de le citer, à
Fouilly-les-Oies. Pendant vingt ans, il n’est pas un des conscrits
des cinq plus grandes villes de France qui n’ait prononcé ce
nom. Ainsi que les mots rapportés de la guerre, il a été répété
par les femmes et les parents. Mais il n’évoque déjà plus le fouillis et les oies d’un hameau perdu. Le même oubli est tombé sur
lui, qui n’existe pas que sur Bécon. Car Bécon-les-Bruyères,
comme Montélimar et Carpentras ont failli le faire, a connu la
célébrité d’un mot d’esprit. Il fut un temps où les collégiens, les
commis voyageurs, les gendarmes, les étrangers comparaient
tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C’était le
temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien
de millions d’habitants avaient les capitales et la Russie ; le
temps paisible où les statistiques allaient en montant, où l’on
s’intéressait à la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés
à mort, où la géographie avait pris une importance telle
que, dans les atlas, chaque pays avait une carte différente pour
ses villes, pour ses cours d’eau, pour ses montagnes, pour ses
produits, pour ses races, pour ses départements, où seul l’almanach
suisse Pestalozzi citait avec exactitude la progression
des exportations, le chiffre de la population de son pays fier de
l’altitude de ses montagnes et confiant à la pensée qu’elles se–
raient toujours les plus hautes d’Europe. Les enfants s’imaginaient
qu’un jour les campagnes n’existeraient plus à cause de
l’extension des villes. Le cent à l’heure, les usines modèles qui
ne cessaient pas de travailler au moment où les excursionnistes
les visitaient, les transatlantiques en miniature des agences maritimes, imités parfaitement mais dont les lits des cabines n’avaient point de draps, les premières poupées mécaniques dont
les mêmes gestes, aux devantures des pharmacies, recommençaient
si vite que l’on restait avec l’espoir d’une autre fin, les aéroplanes à élastique dont les roues ne servaient pas à l’atterrissage étaient dans les esprits. Il y avait même des comètes
dans le ciel. Les derniers perfectionnements apportés aux télescopes
étaient expliqués dans les magazines. La ligne la plus rapide
du monde était Paris-Boulogne. Des revues scientifiques
paraissaient tous les mois. Des aigles attaquaient les avions, des
requins les scaphandriers. La maquette du tunnel sous la
Manche était prête. C’était l’Angleterre qui s’opposait à la construction de celui-ci.
Bécon-les-Bruyères naquit alors. Il fallait à la possibilité
proche du tour du monde en quatre-vingts jours, aux horizons
larges, aux cités tentaculaires un contrepoids. On s’habituait à
dire : « Il a beaucoup voyagé : il vient de Bécon-les-Bruyères.
C’est un Parisien de Bécon-les-Bruyères. » Cela devenait une
rengaine semblable à : « Et ta soeur ? » mais sans ces réponses
toutes prêtes qui donnaient successivement le beau rôle à l’un et
l’autre des interlocuteurs, car c’est à prononcer la dernière réplique que tendent de nombreuses gens.

*
* *

Comme devant une personne dont on vous a dit qu’elle est
drôle, et avec laquelle on demeure subitement seul à parler sérieusement après que l’ami qui vous l’a présentée est parti, on
est saisi, en arrivant à Bécon-les-Bruyères, de ce sentiment qui
veut que, du moment que les choses existent, elles cessent d’être
amusantes.
Bécon-les-Bruyères tant de fois prononcé, tant de fois sujet
de plaisanteries apparaît tout d’un coup aussi grave que Belfort.
Les panneaux de la gare, les bandes de papier collées sur les
verres des lanternes, les enseignes des magasins, où figure le
nom de la ville, ne provoquent aucun sourire. Les cheminots, les
voyageurs et les ménagères ne les remarquent même pas. Ils ont
oublié qu’ils habitent ce Bécon-les-Bruyères qui, avec les ans, a
acquis l’état d’esprit du personnage porteur d’un nom ridicule et
qui, toute sa vie, a entendu la même plaisanterie souvent poussée
à une brutalité, au point que plusieurs fois il a songé à demander
dans quel ministère il faut se rendre pour faire supprimer
légalement une ou deux syllabes de son nom. Bécon-les-
Bruyères cesse d’appartenir à l’imagination. On n’a plus la force
d’entraîner dans le ridicule tous ces gens qui ont des soucis et
des joies, toutes ces maisons dont les portes et les fenêtres
s’ouvrent comme ailleurs, tous ces commerçants qui obéissent à
la loi de l’offre et de la demande. On se sent devenir faible et petit, comme ces groupes d’amis qui, après s’être rendus dans un
endroit pour en rire, ne risquent aucune des plaisanteries qu’ils
avaient projetées et ne retrouvent leur esprit que le lendemain
quand, de nouveau, ils se réunissent.
En s’éloignant de la gare, comme aucune enseigne, aucun
signe ne rappelle l’endroit où l’on se trouve, on marche en se répétant : « Je suis cependant à Bécon-les-Bruyères. » Tout est
normal. Alors que l’on s’attendait à quelque chose, les immeubles
ont des murs et des cheminées, les rues des trottoirs,
les gens que l’on rencontre les mêmes vêtements que ceux de la
ville que l’on quitte. Rien de différent ne retient l’attention.
Comme si l’on était arrivé par la route, il faudrait arrêter
les passants qui portent un uniforme pour leur poser des questions,
acheter des gâteaux secs pour lire sur le sac l’adresse de
l’épicier. Il faudrait entrer dans les maisons et y lire, à tous les
étages, les mêmes papiers, les mêmes factures pour se reconnaître.

II

Les moeurs de Bécon-les-Bruyères sont plus douces que
celles de Paris. Il eût été incompréhensible qu’aucun intermédiaire
n’existât entre la complaisance des campagnes et la rudesse
des villes. Ce n’est pas la politesse provinciale. Les Béconnais,
avec un sens des nuances qui paraît inexplicable, ont tous
sur les lèvres l’injure parisienne toute prête ainsi que la phrase
aimable des campagnes. Ils ne se font pas rétribuer ces petits
services qui sont si difficiles à estimer. Les fournisseurs livrent à l’heure promise. Comme les grands magasins, ils font faire à
leur voiture lourdement chargée de longs détours pour déposer
à votre porte un paquet. Quand vous demandez où se trouve
une rue, on ne vous y accompagne pas mais on vous suit des
yeux jusqu’au premier tournant ; quand vous demandez du feu,
on ne vous donne point d’allumettes, mais on ne vous quitte que
lorsque votre pipe est bien allumée.
La population de Bécon-les-Bruyères ne ressemble pas à
celle d’une ville isolée. Elle n’a ni préoccupations ni amourpropre
locaux. Elle serait indifférente à la célébrité de l’un des
siens, à moins qu’il ne fût le plus grand de tous. On a beau se
promener dans tous les sens, on ne rencontre pas une statue. Il
n’y a point de mairie, ni d’hôpital, ni de cimetière. Il semble que,
comme dans une principauté, les habitants, chacun à leur tour,
balaient les rues, assurent l’ordre et réparent les conduites
d’eau. C’est durant toute l’année comme les jours de neige à la
campagne, lorsque chacun dégage sa porte.
Pendant un mois, tous les dimanches, les boulangeries
vendirent une quantité plus grande de flan. Ce fut le dessert favori
des Béconnais jusqu’à ce que le coeur à la crème, puis les
bananes vinrent le remplacer. On retrouve ainsi, à Bécon-les-
Bruyères, avec quelques jours de retard, les manies passagères
et secrètes des arrondissements de Paris que des statistiques, si
on s’amusait à les faire, révéleraient.
Il est en effet amusant de parler aux vendeurs et d’apprendre
par exemple qu’au mois de mai ils ont vendu plus de
paires de gants qu’au mois d’octobre de l’année précédente,
d’apprendre encore que le quartier des Ternes a consommé
dans la première semaine de juillet plus de cerises que celui de
l’École militaire.

*
* *

À des époques mystérieuses qui ne semblent répondre à
aucune fête connue, quelques forains viennent s’installer devant
la gare qu’ils devinent être le centre de la ville. C’est toujours
une chose qui étonne que l’étranger sache découvrir le centre
d’une ville. On dirait d’une réussite trop rapide et insolente. Les
loteries, en dressant du premier coup leur baraque à l’endroit le
plus animé, cela sans avoir marqué le pas sur une place déserte
ni s’être fourvoyées dans quelque faubourg, défient le petit
commerçant et font naître, dans la brume de son esprit, cette
constatation qu’il fait souvent que l’honnêteté ne sert de rien. Ce
n’est que le provisoire de leur stationnement, apparaissant à
l’inobservation de cette loi du commerce qui exige que deux
boutiques semblables ne voisinent point, qui le réconforte.
À peine arrivés, les forains se ravitaillent dans les plus
grands magasins, parlent, comme le voyageur, à la personne détestée
de la ville, demandent si l’eau est potable et passent indifféremment dans tous les camps.
Les loteries sont côte à côte, entourées d’Arabes qui veulent
gagner un kilo de sucre. On pense, en regardant les balançoires,
à ce qui arriverait si l’une d’elles se décrochait. Devant la gare,
deux manèges minuscules (poussés par leurs propriétaires, qui
marchent sur le sol même de la place, à des endroits qui n’ont
pas été faits à cette fin, une barre de cuivre par exemple, le flanc
d’un cheval qu’aucun enfant n’a enfourché) exécutent à chaque
voyage le même nombre de tours, si exactement que le cheval
jaune s’arrête toujours en face de la rue Nationale, et cela au son
d’un piano mécanique à musique perforée.
La T.C.R.P., à ces moments de l’année, est obligée de déplacer
le terminus de cette ligne d’autobus Place Contrescarpe-
Gare de Bécon dont l’établissement a été si long à cause des
heures d’affluence difficiles à situer, ce qui se fait sans peine
puisqu’il n’y a, à ce terminus, ni guérite ni employés, et qu’il suffit d’accrocher à un autre bec de gaz une petite enseigne en celluloïd.
Mais quand il arrive que les foires de Bécon-les-Bruyères
coïncident avec celles du Trône ou de Neuilly, les mêmes baraques
pourtant viennent s’installer sur la place de la Gare. Séparées
de leurs soeurs des grandes fêtes, elles ont cet air des
compétitions de second plan et des employés nommés directeurs
pour les vacances. On devine que ce serait manquer de délicatesse
que de parler des foires concurrentes à ces forains qui,
avant de s’approcher de vous, disparaissent derrière la toile de
fond de leur baraque. Ils ont des raisons si profondes de faire
bande à part que l’on n’oserait pas plus leur poser de questions
qu’à l’inconnu qui se promènerait deux heures dans la même
rue. Ce sont peut-être les esprits indépendants qui n’aiment
point la foule, ou bien les ambitieux qui préfèrent jouer un rôle
ici que de passer inaperçus là.

*
* *

Souvent des musiciens ambulants viennent de Paris. Ce ne
sont pas toujours les mêmes. Pourtant, comme si dans un journal
corporatif tel endroit était désigné comme favorable aux
concerts en plein air, ils s’installent toujours sur la gauche de la
place. Celui qui n’arrive qu’avec sa voix est joyeux. Porteurs de
mandolines et d’accordéons, les autres, qui ne peuvent, au cas
où des agents interviendraient, se mêler à la foule, parlent peu.
À l’arrivée de chaque train ils recommencent le même refrain,
cependant que les Béconnais, qui ont mille excuses pour arriver
en retard, le reprennent en sourdine.
De nombreuses corporations venues de Paris visitent ainsi
la banlieue. On s’imaginerait que ce dût être le contraire, à
cause des souvenirs de vacances où les paysans portaient au
bourg le beurre et les oeufs. Les petites voitures de mercerie ou
d’articles de Paris, les placiers, les garçons de café envahissent
chaque matin ce Bécon-les-Bruyères qui, comme les villes sur
les lignes maritimes, se plaint que le poisson mette si longtemps
à lui parvenir.
Parfois, un taxi le traverse. Il fait songer à ceux que l’on a
vus dans des cités plus lointaines et qui vous ont paru suspects.
Comme ces derniers il transporte un voyageur étrange, assis sur
le bord de la banquette, qui guette par les portières. Un parent
mort ; un rendez-vous d’affaires ; cinq minutes de retard faisant
manquer un héritage ; un attentat projeté ; une fuite après un
vol. On ne sait. Le chauffeur est excusé de ne pas connaître le
chemin le plus court. Sans provisions, sans couvertures supplémentaires, pactisant avec son client qui l’invite à boire à tous les carrefours, il parcourt des rues inconnues, se dirige vers une autre ville, en n’osant se retourner trop souvent pour regarder
son client.

III

Il est des gens qui travaillent à Bécon-les-Bruyères et déjeunent
à Paris. Tous ceux qui font le contraire songent à ces
fameuses mutations de la guerre, à cet espoir irréalisable de
changer sa situation avec celle d’un autre à qui elle conviendrait
mieux, à la personne charitable qui vous sauverait si elle vous
connaissait mais qui cesse d’exister dès qu’on lui parle, à tout ce
qu’il y aurait de bonheur sans l’impossibilité de joindre ce qui
devrait être joint. Ils songent aussi à la jeune femme qui aimerait
un vieux monsieur, au vieux monsieur qui ne peut la rencontrer,
aux entreprises où il manque justement un directeur,
aux parties de cartes où il manque un joueur, aux villages qui
leur plairaient, à l’homme qui serait leur ami.
La gare Saint-Lazare, que les Béconnais voient à un bout de
la ligne, est trop lourde pour Bécon-les-Bruyères qu’ils placent à
l’autre extrémité et paraît, à cause de cela, tirer cette localité à
soi, si bien que d’aller à Paris semble toujours plus court que
d’aller à Bécon.
Les voyageurs de banlieue connaissent la gare Saint-Lazare
dans tous ses recoins. Ils connaissent le bureau des réclamations,
celui où l’on délivre les cartes d’abonnement, les unes
avec photo, les autres plus communes, avec de simples coupons.
Les premières donnent droit à autant de voyages que l’on désire
dans le trimestre, ce qui a fait naître chez leur propriétaire le
goût des cartes. Une carte qui ouvre devant soi toutes les portes,
c’est une joie de la posséder. On finit même par ne plus la montrer,
par s’exercer à passer avec hauteur devant les employés,
certain que l’on est d’avoir le dernier mot, par s’imaginer que
l’on n’a pas de carte, que ce n’est que son attitude qui intimide
les contrôleurs, par en désirer d’autres, une pour les théâtres ou,
ce qui est plus facile, pour tous les cinémas d’un même consor–
tium, une pour les autobus et, si c’était possible, pour les taxis,
les bureaux de tabac, les restaurants.
En descendant du train électrique, sous le hall de la gare
Saint-Lazare, les Béconnais se sentent encore chez eux. Les
kiosques où l’on vend des jouets, des cigarettes, des articles de
Paris, des oranges, des cerceaux qui prennent peu de place
parce qu’on les accroche au-dehors, les fleuristes qui vendent
leurs bouquets surtout à midi moins le quart, avant que les invités
à déjeuner prennent leur train, le buffet à deux issues, à la
porte duquel la direction de la compagnie de l’Ouest-État n’a
mis aucun employé, non par oubli, mais parce qu’elle aime à
fermer les yeux, le repasseur à la minute dont les machines,
comme celles des inventions nouvelles, sont visibles à travers
des glaces, les portefaix dont quelques-uns sont fragiles, l’hôtel
Terminus qui tourne le dos à la gare leur sont familiers. De retour
chez eux, ils gardent de tout cela un certain goût. Une gare
est plus proche du progrès que tout autre endroit. D’avoir assisté
plusieurs fois aux embouteillages causés, place du Havre, par
les manifestations communistes, d’être passé, les jours de grève,
aux carrefours où se massaient les gardes républicains, d’avoir
entendu crier le départ des trains par un haut-parleur, de vivre
des journées dont les heures sont toutes de la même longueur
fait naître, dans l’esprit des Béconnais, des ambitions. Ils ne
veulent point de l’intimité de leur cité. Alors que les habitants
de Commercy mangent tous des madeleines, ceux de Chamonix
du miel, que les jeunes filles de Valenciennes sont vêtues de
dentelles, que les Bordelais ne boivent que du vin de Bordeaux,
les Béconnais, eux, ne se servent point du savon Y… fabriqué
dans leur ville. Seuls quelques vieillards, qui, lorsqu’ils vont à
Paris, ne prennent que les trains vides de dix heures du matin,
entretiennent des relations de petite ville. Le soir, ils jouent à la manille dans la brasserie de la rue Nationale sans se soucier des
jeunes mariés qui, pour ne pas faire le café, sont descendus le
boire après le dîner. Ils possèdent, sur les terrains qu’ils se refusent à vendre, de petites bicoques où ils rangent des outils et réparent leur mobilier. Ils sont à la fois retraités, ouvriers et paysans. Selon que les fleurs ou l’arbre fruitier de leur jardin poussent bien ou mal, ils savent si les récoltes de la France sont
bonnes ou mauvaises.

*
* *

Les horaires, avec leurs côtés Bécon-Saint-Lazare et Saint-
Lazare-Bécon, sont collés sur les glaces de tous les magasins ou
distribués comme prime, ainsi que des sachets parfumés. Dans
la hâte de trouver son train, on ne sait jamais, avant quelques
secondes de réflexion, s’il faut les lire au recto ou au verso. Ils
sont si pleins d’heures qu’ils semblent inexacts comme si, vers
la fin de la journée, les trains ne marcheraient plus que mêlés
les uns aux autres ainsi que les tramways après un encombrement.
Ils rappellent pourtant, aux instants de bonne humeur, d’autres horaires semblables, ceux des funiculaires, ceux des bateaux
sur les lacs, ceux de la même excursion qui a lieu plusieurs
fois par jour.
Chaque Béconnais possède un de ces horaires peu digne
d’être mêlé aux papiers d’identité, dont il connaît par coeur le
premier et le dernier train. Celui-ci part de Saint-Lazare à minuit
quarante pour permettre aux voyageurs qui aiment à
s’attarder ou à se restaurer après le théâtre de rentrer chez eux,
cela à cause d’une sollicitude officielle de quelque directeur marié
que l’on imagine habitant la banlieue, rentrant tard lui aussi,
et donnant l’ordre de reculer l’heure du dernier train.
Ce genre de sollicitude amène à parler de toutes ces décisions
prises en vue d’améliorer le sort du public et fait songer à
ces chefs de service, à ces conseillers municipaux, à ces préfets
qui, par des mesures heureuses, ne perfectionnent qu’un point
de la vie quotidienne. On sent alors le contraste qui existe entre
les petites améliorations et tout ce qu’il a fallu de démarches, de
patience, de formalités pour les faire accepter. On sent que dans
le public il se trouve justement des gens qui sont cause de ces
retards. Serré dans le train électrique, on les cherche des yeux.
Et parfois l’on devine, à un regard posé sur soi, que l’on est
soupçonné d’être un de ceux-là. Qu’il faille ainsi surmonter tant
de difficultés pour modifier un détail quelconque contribue à
donner aux Béconnais une idée de la grandeur du monde qui les
poursuit jusque dans leur demeure, les hante parfois la nuit et
laisse sur leur visage une expression plus rêveuse que celle d’un
Parisien.
Ils ont, comme les soldats, conscience du nombre. Ils sentent
que c’est parce qu’il y a trop d’hommes sur la terre que tout
est difficile à arranger. De côtoyer journellement plusieurs milliers de personnes leur donne une connaissance telle des difficultés que surmontent les pouvoirs publics pour organiser les
choses les plus simples qu’ils leur sont plus indulgents. Ils comprennent, mieux que l’habitant des villes ou des campagnes, la
tâche de ceux qui ne doivent adopter que des mesures qui plaisent
à tous. Celles-ci sont multiples. Parfois les Béconnais, lorsqu’ils
ont le temps, s’amusent à les énumérer. Les guichets des
lignes de banlieue ne ferment jamais, même aux heures creuses.
Les trains sont affichés électriquement depuis un mois. Le signal
de départ n’est donné que lorsque la grille d’accès au quai
est tirée. Des cabines téléphoniques ont été aménagées à cinquante
mètres les unes des autres. Des flèches indiquent les sorties,
les entrées, les consignes, les salles d’attente. L’intérêt du
public domine tout. C’est dans les gares que les journaux du soir
arrivent d’abord. Les lignes d’autobus et de métro convergent
vers elles. Une sorte de lien, aussi ténu que celui qui attache
tous les possesseurs d’un billet d’une même tombola, unit les
Béconnais lorsque, le soir, mêlés aux Versaillais et aux Courbevoisiens, ils attendent ensemble leur train à la gare Saint-
Lazare. Du ciel, semble-t-il, les lampes à arc éclairent les voies.
Malgré la fumée, les sifflements, le vacarme, une buée légère
semblable à celle qui flotte en été, sur les fleuves, vole au fond
de la gare. Avant que le train s’immobilise complètement, les
voyageurs cherchent à deviner où s’arrêteront les portes. Ils
sont seuls avec eux-mêmes, sauf ces quelques-uns qui prennent
tout ce qui les entoure au sérieux et que la moindre anicroche
trouble. Car il en est qui, de faire partie de cette foule pour laquelle tant de bienveillantes mesures sont prises, se sentent
personnellement honorés, ainsi que ces soldats de la visite d’un
général faite à leur régiment. Ils ont conscience que, de toutes
parts, on s’efforce de leur faciliter la vie. Et quand ils quittent le secteur des protections officielles pour rentrer chez eux, seuls
en face du peu qu’ils possèdent, ou pour se perdre dans les rues,
ils se sentent un instant, au moment de la transition, désemparés.

IV

Le Béconnais aime discrètement sa ville. Il en parle peu,
ainsi que d’un fils bouffon un père sérieux. La tendresse qu’il
porte à son pays, il la dissimule. La poésie que prête le temps
aux choses près desquelles on a vécu et dont on ne saurait se libérer même si l’objet, des années plus tard, apparaît peu digne
de soi, les souvenirs, de savoir comment était le terrain sur lequel
une grande maison est bâtie, quel magasin précédait tel
autre, ont fait naître dans le coeur des vieux Béconnais un
amour qu’ils n’avouent pas, dont ils se défendent, mais qui
perce aux jours des innovations et des décisions heureuses de la
municipalité de Courbevoie.
La pluie qui tombe dans les rues grises, le bruit des trains
et leur fumée (car il est encore des trains à vapeur, leur suppression n’étant envisagée que pour 1931, ce qui fait songer à toutes ces améliorations à venir que l’on attend sans y penser pour
qu’elles arrivent plus vite), la boue légère qui recouvre les trottoirs, les rues désertes n’altèrent en rien leur amour.
Il est dans chaque ville un endroit qui, pour des raisons
mystérieuses (ces mêmes raisons que le passant découvre lorsqu’il
remarque, de temps en temps, qu’un café est désert alors
que celui qui se trouve en face est plein, et auxquelles il pense
parfois avec une telle intensité qu’il arrive plus vite chez lui),
devient une sorte de promenade, le lieu de rendez-vous, cela
simplement à cause de sa disposition au midi, de quelques terrasses
de café, d’une maison dépassant l’alignement.
À Bécon-les-Bruyères, cet endroit, qui s’appelle le passage
des Lions à Genève, le port à Marseille ou les quinze mètres du
cours Saint-Louis, la place du Marché à Troyes, n’existe pas. Le
voyageur habitué à le découvrir le jour même en toute ville, qui
ne peut se plaire avant, qui habite justement l’hôtel le plus
proche de lui, pourrait en désespoir de cause se rabattre sur le
commencement de l’avenue Gallieni qui, donnant sur la place
de la Gare égayée par deux cafés, est la voie la plus passante de
la ville. Mais en quelque autre lieu que l’on se trouve, on est
comme dans l’une de ces rues perdues où l’on cherche une
adresse. Le jeune homme taciturne qui a rêvé d’une route abritée
pour se rendre à l’auberge ensoleillée d’un village ne trouverait
à Bécon que poussière et boue. Les terrasses sont trop
étroites pour que l’on s’y sente à l’abri. Les rues trop longues et
désertes mènent vers d’autres rues aussi longues et aussi désertes,
bordées de pavillons, de maisons en construction, de terrains
à vendre. Quand une place enfin vous délivre de ces voies
interminables et vous fait espérer un centre proche, elle est clôturée de murs et de palissades de chantiers. Aucune statue ne se
dresse au milieu. Elle n’existe que parce qu’il faut ménager des
espaces libres au cas où cette banlieue deviendrait aussi peuplée
que Paris.
Puisqu’il faut des années pour s’habituer à des noms
propres qui ne sont pas en même temps des noms familiers, il
semble que ce soit dans une ville de rêve que l’on s’avance
quand, pas consacrées par une longue présence dans les annuaires
et les calepins, les rues s’appellent Madiraa, Ozin ou
Dobelé. Pourtant il en est qui s’appellent Gallieni, Tintoret, de la
Sablière, Édith Cavell. Celles-ci ont l’air d’appartenir à de
grandes villes et l’on s’y sent moins perdu. Le règlement de la
préfecture qui veut que les rues soient numérotées dans le sens
du cours du fleuve est observé. Mais comme on ne sait dans
quel sens coule la Seine, c’est tout à coup au numéro 200 d’une
avenue que l’on se trouve, alors qu’on pensait être à sa naissance.
 
*
* *

La gare, au bout de laquelle il reste du terrain pour les
agrandissements futurs ainsi que de l’étoffe ourlée au bas des
robes des fillettes, est le centre de Bécon-les-Bruyères. Elle
donne accès, par ses côtés Asnières et Courbevoie, à deux places
désolées où voisinent toutes les boutiques de la ville et où, à six
heures du soir, s’attendent les Béconnais venus par des trains
différents.
Il est dans chaque ville une rue qui, bien qu’elle ne soit pas
la plus importante et qu’elle ne mène nulle part, revient plus
souvent sur toutes les lèvres. Elle s’appelle à Bécon : rue du Tintoret, sans que l’on puisse savoir pourquoi. Elle part justement
de l’une de ces places, entre deux cafés semblables dont l’un est
naturellement moins fréquenté que l’autre, et qui, les jours de
fête nationale, sont réunis par-dessus la chaussée à l’aide de
banderoles tricolores et de ces mêmes réclames pour apéritifs
interdites à Paris. Elle meurt cent mètres plus loin dans un dédale
misérable et aéré. L’air est le seul luxe de cette banlieue. À
mesure que l’on s’éloigne, les chambres meublées affichées dans
les boulangeries demeurent toujours à trois minutes de la gare.
Le jeune sportif qui veut avoir la distance dans le regard contemple
chaque matin cette rue du Tintoret. Un garage y est installé,
sans verrières parce qu’il occupe le rez-de-chaussée d’un
immeuble. En face se trouve une agence de location en appartement,
signalée par des pancartes mieux écrites que celles des
boulangeries et par des photographies de villas, exposées dans
une fenêtre ordinaire transformée en devanture.
Car il est des Parisiens qui viennent à Bécon-les-Bruyères
avec l’espoir de trouver un appartement et qui, sans prendre
garde aux papillons qui recouvrent les murs, parfois même les
endroits où il est défendu d’afficher, se dirigent tout droit vers
elle, prévenus par un panneau de publicité qu’ils ont aperçu du
train s’ils étaient assis à la gauche de leur compartiment. Tous
les inconvénients de la banlieue, ils les ont éliminés par des raisonnements.
La brièveté du trajet les a mis de bonne humeur.
« C’est une légende, les ennuis de la banlieue. Après tout, l’air
est meilleur ici qu’à Paris. Bécon est sur un plateau. On n’a mis
que neuf minutes pour venir. » Ils entrent dans l’agence. On les
prie de s’asseoir à côté du plan de Bécon-les-Bruyères qui
n’existe pas imprimé et qu’un commis-architecte a tracé et
peint, à côté d’une pile de cartes de visite commerciales qui
n’ont jamais été séparées les unes des autres.
Quand on s’est entendus pour visiter un appartement, le
propriétaire de l’agence remet sa clef à un commerçant voisin
afin qu’il la donne à sa femme quand elle rentrera et conduit ses
clients : « Bientôt, il ne passera plus de trains à vapeur, dit-il. La voie sera électrifiée. Nous sommes à neuf minutes de Saint-
Lazare. C’est aussi pratique pour ceux qui travaillent dans le
centre que les quartiers sud de Paris. On a tort de s’imaginer
que la banlieue est mal desservie. Vous avez des trains toutes les
trois minutes aux heures d’affluence. D’ailleurs Paris se déplace
vers l’ouest. »
Il est à Bécon-les-Bruyères des terrains à vendre depuis
sept francs le mètre. Sur certains d’entre eux, des maisons
s’élèvent lentement. Quand elles sont terminées, des Béconnais
mal logés regrettent de n’avoir pas retenu un appartement alors
qu’il était encore temps. Ils s’accusent d’imprévoyance. Ils en
viennent à penser qu’il en sera toujours ainsi dans leur vie,
qu’ils ne sauront jamais être heureux.

V

Tous les trains de Versailles et des Vallées ne s’arrêtent pas
à Bécon-les-Bruyères. Les voyageurs qu’ils transportent ont
l’impression que les Béconnais arrivent en retard en les voyant
sur les quais en train de lire leur journal. Ils éprouvent, à cette
supposition, un sentiment de contentement. Ils sont si nombreux
à le ressentir qu’il semble, une seconde, que c’est ce sentiment
lui-même qui passe sur la voie.
Les Béconnais redoutent chaque jour la panne d’électricité.
Elle joue un rôle important dans leur vie. Elle est continuellement
suspendue au-dessus de leur tête. Fort heureusement, elle
est aussi rare que la mort d’un camarade, mais aussi tragique.
C’est une supposition que font quotidiennement les habitants
de Bécon, que celle d’une mort retardant le trafic. Ils se
demandent chaque fois si, en ce cas, le service serait interrompu
et combien de temps il faudrait pour qu’il reprît normalement.
Comme le spectateur qui croit n’avoir point de chance dans la
vie et qui pense que, justement parce qu’il se rend au théâtre, la
vedette sera malade, il est des Béconnais qui supposent que, du
seul fait qu’ils prennent le train, il arrivera quelque chose.
La panne est leur épouvantail. Car ils vont tous au théâtre.
Les préparatifs, les calculs, les repas pris avant la tombée de la
nuit, tout cela fait surgir devant eux cette panne qui s’opposerait
à leur plaisir avec la violence d’une catastrophe ou d’un deuil
appris au moment de partir.

*
* *

La gare de Bécon-les-Bruyères sans chef de gare, sans gare
de marchandises, et les huit voies qui vont jusqu’à Paris séparent
Asnières et Courbevoie comme un fleuve. Un tunnel fétide,
au lieu de la passerelle désirée par tous les habitants, relie les
deux communes. Il fait songer aux petites villes où il n’y a qu’un
pont et où, pour approcher la jeune fille aperçue sur l’autre
berge, il faut crier si votre voix est belle, lui faire signe de marcher comme vous dans la même direction jusqu’au moment où,
à cause d’une maison trempant dans le fleuve ou d’un bateau
amarré qui dépasse trop le niveau de l’eau, on la perd de vue.
On ralentit alors pour ne pas arriver le premier à l’espace libre,
de peur que dans l’absence on ne pense qu’elle ait disparu. On
se retrouve pourtant avec quelques mètres d’écart comme
quand, avec un ami, on a parié qu’un chemin est plus court
qu’un autre.
Bécon-les-Bruyères est donc partagé en deux, ainsi que ces
coupes d’hommes sans organes mâles sur les planches d’anatomie
et ces oeufs de carton qu’il faut ouvrir pour savoir laquelle
des deux moitiés est le couvercle. Cette séparation faite, il ne
reste plus que d’un côté Asnières, de l’autre Courbevoie, si bien
que les lettres adressées simplement à Bécon-les-Bruyères arrivent
au hasard dans l’une des deux postes.
Comme quand on débouche sur une vaste place, on aperçoit
en sortant de la gare de Bécon, par une porte qui, pour tant
de voyageurs, s’ouvre et se ferme ainsi que celle d’un magasin,
un ciel plus large où les avions et les oiseaux demeurent presque
aussi longtemps qu’à la campagne et où ils deviennent si petits
que l’on s’arrête pour ne pas les perdre de vue. Semblable au
dôme d’une coupole, lorsqu’on a monté l’escalier, ce ciel penche.
Il penche vers Paris que l’on sent plus bas.
Il est des endroits autour des grandes villes où, lorsque l’on
s’y promène, on ne peut s’empêcher de penser que si la révolution
éclatait ils resteraient aussi paisibles. Ils sont si déserts et si
lointains qu’une insurrection perdrait presque tous ses mem–
bres avant d’y arriver, à moins que le chef ne donnât des ordres
précis et ne fixât, par exemple, le rassemblement de ses troupes
en l’un de ces endroits. Et le Béconnais se rassure en pensant à
tous les quartiers, à toutes les villes de banlieue qui existent, et
finit par se convaincre que la probabilité d’une marche sur Bécon-
les-Bruyères est plus petite que un dix millième. Il faudrait
vraiment une grande malchance pour que justement l’émeute se
dirigeât sur sa cité. C’est presque impossible. On le devine
d’ailleurs aux rideaux légers des villas, aux étalages des magasins,
à la grille fragile de la succursale du Crédit lyonnais, au visage
serein de ces bijoutiers, les mêmes qui, dans les rues désertes,
font que l’on se demande comment ils vivent.
Mais en supposant que la révolution éclatât dans le reste de
la France et que Bécon-les-Bruyères fût isolé, il apparaît tout de
suite qu’une grande fraternité unirait tous les habitants, qu’ils
formeraient aussitôt des ligues, des groupements de défense,
qu’ils mettraient, jusqu’au retour des temps meilleurs, leurs
biens en commun.

VI 

Bécon-les-Bruyères n’a point d’environs. À l’endroit où ils
devraient commencer, on se trouve dans une autre commune
semblable à celle que l’on quitte et dont la rue principale,
qu’empruntent ces tramways trop vieux pour Paris, conduit sur
la place centrale d’une autre ville et s’arrête, faute de rails, devant une mairie que seuls un drapeau et des tableaux grillagés
signalent à l’attention. C’est chaque fois un sujet d’étonnement
que les édifices publics soient plus modestes que les maisons
privées. Instinctivement, on désirerait que ce fût le contraire,
que le plus beau château fût l’hôtel de ville.
Ces artères principales de banlieue, jalonnées de poteaux
télégraphiques sur lesquels des afficheurs amateurs collent des
annonces avec un timbre pour leur propre compte, des afficheurs
professionnels des réclames jaunes pour achats de bijoux,
semblent interminables quand on les suit à pied. Les maisons
basses dont les habitants ont l’air de s’y être installés parce
qu’elles étaient abandonnées, les jardins dont les feuillages
prennent la poussière comme des visières, les usines de deux
cents ouvriers se succèdent sans égayer la route. Tout est clôturé,
même les terrains les plus vagues. Comme dans les rues de
Paris, aucune borne kilométrique ne permet de s’amuser à
compter ses pas. De distance en distance, un réverbère dont le
pied sert d’armoire aux cantonniers fait songer à l’allumeur qui
ne peut en allumer qu’une douzaine, une boîte aux lettres à
celles qui n’inspirent pas confiance et où l’on craint que les
lettres ne demeurent une semaine avant de partir. Soudain,
alors que l’on vient de parcourir deux ou trois kilomètres entre
des murs couverts de tessons, pris dans le ciment comme des
pierres dans la glace, entre des grilles au travers desquelles jamais personne n’a caressé une bête, apparaît une guérite toute
neuve destinée à abriter les gens qui attendent un tramway. Un
plan sous verre de la banlieue y est fixé à l’intérieur. Aucune
arabesque modern style ne l’alourdit. Elle est droite, propre,
pratique. Puis une ville inconnue surgit. Elle possède sa gare
que les trains de Bécon-les-Bruyères ne traversent pas. Elle a
d’autres magasins, un oculiste, un rétameur, une triperie. On
devine brusquement qu’elle est mieux ravitaillée en fruits, mais
moins bien en légumes. Comme ces vendeurs qui sur les marchés
tentent d’écouler un arrivage d’oranges ou de fleurs, les
commerçants de ces villes de banlieue, qui, à cause du transport,
se sont trop approvisionnés d’une denrée, la recommandent
durant des jours.

*
* *

La Seine est à six minutes de la gare de Bécon-les-Bruyères.
Ses berges ont vieilli. Elles ont cinquante ans, elles qui n’eussent
pas dû avoir plus d’âge que les campagnes. Elles sont du temps
des guinguettes, des parties de canot et des fritures. Les chalets
des sociétés d’aviron de la Basse-Seine ou d’Enghien bordent le
fleuve à un endroit qui fut champêtre. Un pont métallique sur
lequel passent tous les trains les couvre maintenant de son
ombre froide. Leurs murs, faits d’un ciment dont la teinte imite
celle des rochers et de troncs d’arbres qui ont encore leur
écorce, gardent pourtant un air rustique. Le dimanche, quand
les portes à deux battants sont ouvertes, on s’aperçoit que les
fenêtres de ces chalets sont fausses, que le rez-de-chaussée n’est
qu’une vaste remise où sont suspendus par ordre de grandeur,
les uns au-dessus des autres, les canots des adhérents. Puis ce
sont plus loin des maisonnettes entourées de jardinets, à la
grille desquelles le système de sonnette est si rudimentaire qu’il
semble avoir été posé par des enfants. Des chambres meublées,
avec facilité de faire la cuisine, sont à louer. C’est cette fois à
quatre ou six minutes de la gare qu’elles se trouvent, mais cela à
la condition de connaître ces chemins de traverse qui disparaissent
un à un à chaque nouvelle construction, sans que les propriétaires
doublent les horaires indiqués.
En longeant les bords de la Seine, l’attention se porte sur
tout ce qu’elle charrie. À voir les corps des bêtes mortes
échouées sur les berges rocailleuses, à côté de ces sacs mystérieux,
soigneusement fermés, qui n’ont plus de teinte, qui contiennent
on ne sait quoi, que personne n’ose ouvrir, même les
agents cyclistes, une sorte de lumière éclaire la politique du
chien crevé. Ce qui jusqu’alors n’avait semblé qu’une image
prend tout à coup une signification profonde. Les chiens morts
qui suivent le fil de l’eau existent vraiment, mais d’une autre
manière que la foudre qui tombe sur un arbre.
À cause de la force d’attraction, des morceaux de bois, de
l’écume, des parties d’objets que l’on ne reconstitue point, des
boîtes de fer-blanc, au fond desquelles est resté un peu d’air,
flottent autour des péniches amarrées. Sur l’autre rive, l’usine
Hotchkiss éveille des souvenirs de mitrailleuses, et de cet après-guerre où les industriels, afin d’utiliser leur matériel, modifiaient si peu de chose à leurs fraiseuses et à leurs tours pour
qu’ils fissent, au lieu d’obus et de canons, des automobiles et des
machines agricoles. Plus loin, devant l’usine à gaz si haute
qu’elle dissimule les gazomètres, qui mieux que les cheminées
satisferaient le désir de connaître ce qui se fabrique là, des chalands sont immobiles au pied de sortes de toboggans d’où glisse
ce même mâchefer que les soldats en occupation allaient chercher
dans la banlieue de Mayence, pour faire une piste cendrée
destinée aux championnats de corps d’armée. Plus loin encore,
d’autres chalands chargés de ferraille attendent qu’on les décharge.
Cela semble aussi incompréhensible qu’ils soient utilisés
au transport de vieilles poutrelles, d’escaliers de fer tordu, de
tôle ondulée, de chaudières rongées par la rouille que ces trains
qui barrent parfois durant une heure les passages à niveau à celui
du sable ou des pierres. Dans l’enchevêtrement de cette ferraille,
on reconnaît des wagons que l’on n’imaginait pas devoir
être transportables, des châssis dont les trous réservés aux boulons
sont vides, des signaux, des carcasses de baraque, des chevaux
de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, des machines
agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin,
dont les poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une
valeur sur les catalogues. Les formes multiples et compliquées
de cette ferraille, le cercle des roues, les pas de vis, la ligne
droite d’un levier n’ont pas plus de valeur que celle du minerai
sortant de la terre. Toutes ces machines emmêlées les unes aux
autres ne sont plus que du fer brut que l’on vend au kilo. Les
gens qui en connaissent le prix doivent être étranges. Alors
qu’aux jours de repos peu de chose rappelle aux fonctionnaires
leur profession, eux ne peuvent sans doute pas se promener
sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts de fer.
Quand une statue de bronze ou le triton d’un bassin disparaît,
c’est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On se
demande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte
d’un chiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous
les prix ; on les compare à ceux des objets de première nécessité
; on s’interroge pour savoir si cinq kilos de plomb valent une
cravate. Il vous apparaît que c’est un monde mystérieux que celui
où tombent toutes ces choses qui furent neuves, que l’on eût
pu transporter dans son jardin, avec lesquelles votre maison eût
pu être consolidée. Devant une de ces machines, comme devant
la plus vieille automobile, on se demande maintenant si on
l’achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songé parfois à la
vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnes en face
d’eux, sont pris d’un doute et se demandent si elles sont vendues
ou bien si, au contraire, on a payé pour s’en débarrasser.
Dans une île, en face de l’usine à gaz, se trouve le cimetière
aux chiens qui, avec la traversée de Paris à la nage et l’affluence
des gares, sert à alimenter les journaux en été. La statue du
saint-bernard qui sauva quarante et une personnes et fut tué
par la quarante-deuxième se dresse à l’entrée. Elle contribue
tout de suite à imprégner l’air de toutes les formes de la gratitude.
Le sentiment qui fait répugner l’homme à de petits cer–
cueils ne s’éveille pas ici. Les tombes sont petites, plus petites
que celles des enfants que l’on met dans des cercueils trop
grands pour eux. Il semble que ce soit dans un cimetière d’amants
que l’on s’avance. Les monuments, qu’ils soient fastueux
ou modestes, et sur lesquels sont gravés des prénoms seulement,
recouvrent tous des corps qui furent aimés. En lisant ces
prénoms, on sent que l’on pénètre dans mille intimités. Les photographies émaillées, jaunies par les ans, accrochées aux stèles,
car on peut planter des clous dans la pierre, représentent des
chiens fidèles et font imaginer, par-delà le photographe, une
jeune femme qui les menace du doigt pour qu’ils restent immobiles.
Boby, Daisy, vous dormez ici depuis 1905. Mais qu’est devenue
votre maîtresse, et cette peau d’ours blanc, et cette table
légère sur lesquelles on vous a photographiés ?
À la pointe du cimetière se trouve une plate-forme de ciment
armé où fut installée, pendant la guerre, une batterie
contre les avions. Le ciment s’est cassé. Les tringles de fer ont
été tordues pour dégager un sentier qui conduit au sommet d’un
talus. À la fin de l’après-midi, on aperçoit de là, comme d’une
colline, le soleil au bas du ciel, un peu au-dessus de la Seine.
Sans le dernier pont, si petit qu’il n’a point d’arche, c’est dans
l’eau même du fleuve qu’il se coucherait. Mais on est trop près
de Paris. C’est tout de même encore derrière des pierres que le
soleil disparaît.

VII

Bécon-les-Bruyères a ses distractions. Cette jeune fille qui,
en juillet, vêtue comme à la mer d’un sweater et d’une jupe de
flanelle blanche, porteuse d’un filet de balles de tennis, longe la
voie de chemin de fer à l’endroit où, durant vingt mètres, les villas et les arbres font qu’il semble que l’on se trouve dans une
ville d’eaux, est heureuse. Elle se rend aux tennis de Bécon. Une
palissade surmontée d’un grillage que les balles font trembler,
dont les planches, emboîtées comme les lames d’un parquet,
formèrent avant le toit d’une baraque (puisqu’elles conservent
encore les ouvertures par où passèrent les tuyaux des poêles),
les dissimule.
Les habitants de Bécon-les-Bruyères aiment à se rendre le
samedi ou le dimanche soir au cinéma. Le « Casino de Bécon »,
semblable à quelque garage de plâtre, est surmonté d’un fronton
décoré de guirlandes au milieu desquelles l’année de la construction, 1913, est inscrite, comme si la direction, qui n’est
d’ailleurs plus la même, tenait encore à rappeler l’année de sa
première représentation. Elle a pris une importance subite pour
le propriétaire. Car les cinémas, comme les bohèmes qui en
vieillissant s’attachent aux signes extérieurs d’une situation,
veulent aujourd’hui faire aussi sérieux que les maisons de commerce.
Dans chaque ville il existe des gens étranges qui ne semblent
habiter un lieu que provisoirement, qui viennent de pays
inconnus, qui ont eu des aventures. Mais aucun d’entre eux ne
réside à Bécon. L’homme mécontent d’y vivre, l’homme sur dix
mille qui dans les villes est fou, qui prétend qu’un rayon de soleil, en traversant le méconium, se transformera en or, qui a un
brevet pour quelque invention, qui est recherché par la police,
qui sera riche du jour au lendemain, ne se rencontre pas. Il n’est
point d’habitants mystérieux. Personne ne souffre. Il n’est point
de jeunes femmes qui, abandonnées par un homme, sont sur le
point de se lier avec un autre, ni d’adolescents amoureux d’une
amie de leur mère, ni de directeurs ruinés par une passion, ni de
maîtresse d’un ministre. Celui qui, à un moment de déchéance,
échouerait à Bécon-les-Bruyères se sentirait tombé si bas qu’il
en partirait aussitôt. Il ne pourrait même pas y vivre avec humilité.
Il n’est point encore de savants incompris, de grands
hommes méconnus, de condamnés graciés. Tout y est honnête
et égal. Tous vivent paisiblement. Les changements sont lents à
se faire. C’est deux ans à l’avance qu’une famille se décide à
quitter la ville, des époux à divorcer. Il n’y a de meurtres que
dans les rues ou les cafés. Et les criminels ne sont jamais béconnais.

*
* *

Quand le temps est brumeux, que les maisons, vides
comme les casernes à l’heure de l’exercice, sont silencieuses,
que les teintureries sont froides, perdues et éloignées du contact
hebdomadaire de l’usine de dégraissage, que la bière des cafés
est livrée, que les boutiquiers sont revenus des halles, une
lourde tristesse pèse sur Bécon-les-Bruyères.
Dans le calme de la matinée, on n’imagine aucune femme
encore couchée avec son amant, aucun collectionneur comptant
ses timbres, aucune maîtresse de maison préparant une réception,
aucune amoureuse faisant sa toilette, aucun pauvre recevant
une lettre lui annonçant la fortune. Les moments heureux
de la vie sont absents. Les enfants sont aux lycées d’Asnières ou
de Paris. Personne n’attend depuis plusieurs jours un rendez-vous.
Aucun soldat ne doit être libéré. Personne n’est nommé à
un poste supérieur ni ne rêve d’un long voyage. C’est l’enlisement.
Derrière les murs gris des maisons, les appartements
ne communiquent pas entre eux par des escaliers mystérieux.
Le passant qui ailleurs est peut-être député, acteur ou banquier
n’est ici que commerçant. Parfois, sur la voie, un civil qui n’est
que contremaître commande à deux manoeuvres et mesure lui-même.
Il ne doit pas donner sa démission à la fin du mois. Il ne
fait que vivre dans la crainte d’être renvoyé et d’être obligé de
recommencer, comme ouvrier, dans une autre compagnie. Parfois,
le fruitier ferme plus tôt son magasin. Il ne doit pas,
comme ailleurs, passer sa soirée à s’amuser. Parfois encore la
marchande de journaux de la gare lève plus tard que d’habitude
le rideau de fer de sa boutique. Elle n’a pourtant pas, comme
ailleurs, un amant nouveau qu’elle ne peut se résoudre à quitter.

*
* *

Un jour peut-être, Bécon-les-Bruyères, qui comme une île
ne peut grandir, comme une île disparaîtra. La gare s’appellera
Courbevoie-Asnières. Elle aura changé de nom aussi facilement
que les avenues après les guerres ou que les secteurs téléphoniques.
Il aura suffi de prévenir les habitants un an d’avance. Il
ne s’en trouvera pas un pour protester. Longtemps après, de
vieux Béconnais, comme ces paysans qui, en été, vous donnent
l’ancienne heure, croiront encore habiter Bécon-les-Bruyères.
Puis ils mourront. Il ne restera alors plus de traces d’une ville
qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plus gros des dictionnaires.
Les anciens papiers à en-tête auront été épuisés. Les
nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Bécon aura
rejoint les bruyères déjà mortes.
Aussi, en m’éloignant aujourd’hui de Bécon-les-Bruyères
pour toujours, ne puis-je m’empêcher de songer que c’est une
ville aussi fragile qu’un être vivant que je quitte. Elle mourra
peut-être dans quelques mois, un jour que je ne lirai pas le
journal. Personne ne me l’annoncera. Et je croirai longtemps
qu’elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j’ai
connus, jusqu’au jour où j’apprendrai qu’elle n’est plus depuis
des années.

Février 1927.


 

8 janv. 2018


 

Lorsqu’on découvre l’oeuvre d’Emmanuel Bove, on est frappé par une vision désespérée et désespérante de l’existence. L’homme apparaît comme une marionnette usée et désarticulée qui ne prend forme humaine qu’en s’agitant de façon absurde. Il se débat mais ne parvient jamais à se libérer de ses fils qui sont à la fois sources de vie et causes de souffrances. S’il est une constante chez Bove, c’est bien le refus de la réalité qui n’est qu’une déception permanente, l’anéantissement de tous les espoirs et de tous les possibles. Mais l’homme est obstiné et aspire infailliblement à ce qu’il ne peut être. 
En mélangeant monologue intérieur et narration à la première personne, Bove intègre le courant de conscience à la trame du récit. Il a l’avantage, par ce procédé, de pouvoir mettre en valeur les gestes quotidiens les plus anodins, accentuant ainsi leur côté touchant sans pourtant faire oublier leur médiocrité. Tout se passe chez Bove comme si le monologue intérieur lui offrait une possibilité d’analyse supplémentaire, un recul qui lui permettrait de voir plus loin et plus précisément que le souvenir ou le présent de l’action. C’est de cette manière qu’il construit la plupart de ses romans dont le surprenant Un homme qui savait. Le roman est tout entier centré sur le personnage de Maurice Lesca, ancien médecin, qui mène avec sa soeur une existence misérable et repliée sur elle-même. C’est une victime, le prisonnier d’un quotidien sordide qu’il espère néanmoins changer. Lesca vit dans un minuscule appartement minable. Ne percevant pas de retraite, il se trouve dans la plus grande indigence. Cependant, son désespoir ne l’empêche nullement de dire : « Un homme n’est jamais perdu car quelque avancé que soit son âge, quelque délabrée que soit sa santé, il peut toujours avoir de nombreuses années à vivre, et tant qu’on vit tout est possible. » [1] Lesca souffre de la détresse matérielle dans laquelle il est inextricablement englué mais il cherche à améliorer sa situation, sans pourtant, il est vrai, faire beaucoup d’efforts. Dépité par son triste sort, il exerce son ressentiment sur sa soeur et la manipule comme un chat une souris, cherchant inlassablement le moyen de mieux tenir sa proie, lâchant prise pour mieux la reprendre, soufflant alternativement le chaud et le froid. C’est un être pitoyable, malade, d’une saleté incroyable et sa mise défaite pousse plus au rire qu’ à la pitié : « Il portait un chapeau amolli par le temps, rabattu non seulement sur les yeux, mais sur les oreilles et sur la nuque. Son pardessus gris-vert était ample. (...). Pour qu’on ne s’aperçût pas qu’il n’avait ni col ni cravate, un cache-col était croisé sur sa poitrine. Son pantalon trop long lui cachait les talons. Ses chaussures usées n’avaient plus de forme précise, et ne se ressemblaient même pas exactement. » [2] Mais ce dont souffre atrocement Lesca, c’est d’un manque chronique d’imagination. Comme la majorité des personnages boviens, il ne porte jamais le regard au-delà d’une vie limitée aux petites contrariétés de tous les jours : boire, manger, dormir, respirer, trouver un logement. Il aspire aussi à se blottir contre la douceur d’une femme. Mais tout ceci est malheureusement inaccessible pour lui. C’est alors que l’on note un violent contraste entre la platitude des ambitions de Maurice Lesca (par exemple retenir Emily près de lui en lui faisant miroiter d’hypothétiques rentrées d’argent et acquérir une fortune personnelle) et l’opiniâtreté qu’il met à satisfaire son « projet », sans rougir de recourir à des procédés indélicats ( trahir la confiance de Madame Maze et lui ravir son argent). Ceci montre clairement les abîmes de son insignifiance, dans laquelle il dépense bien inutilement le peu d’énergie dont il est pourvu, et renforce l’impression d’une réalité en décalage constant, en mésintelligence avec l’existence : « Et dire que chaque jour se ressemble, et que je suis là, et qu’il est peut-être trop tard, et que je serais peut-être toujours là. [3] »
L’oeuvre de Bove présente une réalité au ras du quotidien où les plus petits détails prennent sens et ne sont pas sans évoquer l’atmosphère des films de Marcel Carné. Les personnages boviens sont marqués d’une qualité morbide qui les voue à l’indignité, à la déchéance. Souffrance, disgrâce fondamentale, infirmité de constitution, précarité, tel est leur lot. Ils sont atteints d’un défaut d’existence, d’une myopie de perspectives qui les rend incapables de sortir de la réalité qui progressivement les étouffe. Il en est ainsi du personnage du Beau-fils, Jean-Noël Oetlinger, qui est un jeune homme profondément insatisfait. Il cherche à rendre son existence meilleure mais n’y parvient jamais. Il souffre de ne pas savoir vivre. Pourtant, il fait preuve de bonne volonté mais ses efforts n’aboutissent à rien. Bien que l’ouvrage semble placé sous le signe de l’action, on s’aperçoit à la fin que rien n’a été atteint, que l’action n’a mené nulle part. La triste conclusion qui ramène l’antihéros à son point de départ est donnée par sa belle-mère dans une lettre qu’elle adresse à son infortuné beau-fils : « Tu es à un carrefour. Mon cher enfant, je souhaite de toutes mes forces que tu prennes la meilleure route. » [4] Tout comme Lesca, il contemple son échec et reste seul avec son amertume et sa déception. On ne peut s’empêcher ici de rapprocher Le Beau-fils de L’Education sentimentale de Flaubert, où l’on attend pendant tout le roman la réalisation des deux projets de Frédéric Moreau : réussir en amour et en politique. Comme Frédéric, Jean-Noël fait des études de droit et, comme lui, il échoue, aussi bien dans sa vie sentimentale que dans sa vie professionnelle.
 L’action mène donc à l’échec. Les personnages boviens sont humiliés, rejetés et sombrent dans une tristesse radicale. Ils ressentent une profonde douleur d’exister, sombrent dans la mélancolie. Ils n’ont plus d’intérêt pour le monde, ils sont figés, confrontés à un Réel qui les terrifie.
 Emmanuel Bove éprouvait un profond malaise devant l’existence humaine et toute son oeuvre l’atteste. Il décrit sans relâche la situation impossible de l’homme, pris dans le piège d’un monde qui l’asphyxie, emporté dans une vie de souffrance et de turpitudes. L’homme n’est donc libre que de souffrir toute son existence ou d’y mettre fin. L’oeuvre bovienne montre que rien ne peut s’organiser au-delà de ces deux possibilités. Le moindre petit effort rend le personnage bovien à la fois joyeux et très malheureux ; le bonheur d’un moment fragile de volonté lui faisant regretter de n’avoir pas pu, de n’avoir pas su, montrer une plus grande détermination, laquelle aurait été capable de changer le cours de son existence et donc d’échapper à l’absurde. Bove reconnaît l’importance de la volonté dans le malaise existentiel mais il reste persuadé que la volonté n’est pas tout et qu’il faut savoir tenir compte des circonstances de la vie dont l’homme est tributaire. C’est ce qu’il nous démontre dans Journal écrit en hiver où le narrateur, Louis Grandeville, écrit : « Ce qui me terrifie, c’est que je suis tout le temps malheureux et que tout le temps j’agis en homme heureux. Je ne prends jamais un bonheur entièrement. Mes joies, je les méprise au fond de moi-même. (...). Une voix s’élève en moi qui, à chaque pas, à chaque événement, me dit que ce pas et cet événement ne sont dus qu’aux circonstances. Malgré tout l’amour que j’ai pour Madeleine, elle n’est que la femme que j’ai rencontrée, alors que celle que j’aime je ne peux pas la rencontrer, car il est impossible qu’au milieu du monde je la trouve, parce qu’elle n’est peut-être pas née ou qu’elle est morte depuis des siècles. » [5] Vision cruelle et lucide de l’homme, prisonnier d’un monde où il ne peut pas prendre sa place. Les personnages de Bove sont totalement incapables d’agir autrement que d’une manière sordide ou dérisoire. Ils rejoignent en cela le personnage de Gontcharov, Oblomov, devenu le symbole de la velléité. Inquiets ou velléitaires, ils observent froidement la fatalité qui les gouverne et, parfois, s’en étonnent. Ils savent les révoltes vaines et les victoires illusoires, ce sont des héros négatifs dont l’empreinte sur le monde est en creux. Il n’y a donc rien à faire, tout est déjà réglé, programmé, comme le remarque le narrateur du Journal en hiver, cobaye de son existence qui prépare et dissèque à la fois sa déchéance : « Il n’y a donc rien à faire, rien, rien, et c’est cela qui est la cause de tout. C’est de savoir que jamais je ne serais plus heureux qu’à présent, ni plus malheureux, que tout ce qui peut m’arriver me semblera sans intérêt, et que malgré cela je vis, j’aime, et je suis parfois content. » [6] Le caractère machinal de l’existence, ôtant tout autre but à la vie que la mort, rend absurde cette agitation quotidienne. Bove dépeint une humanité fondamentalement incapable de transcender sa faiblesse, un monde où la révolte est une illusion, une faiblesse supplémentaire. C’est ce qu’exprime le personnage de Départ dans la nuit et de Non-lieu. Ce dernier n’est pas moins velléitaire que ne l’étaient les personnages des romans précédents, cependant, alors que les autres étaient des velléitaires à priori, il se situe sur l’autre versant de la velléité. Il a, en effet, commis un acte, en l’occurrence le meurtre, d’ailleurs accidentel, de deux sentinelles allemandes. Or, cet acte, bien loin de le libérer, n’aboutit qu’à décupler son irrésolution, le précipitant dans une terreur existentielle qui ne le quittera plus. Ses doutes et ses peurs sont exacerbées jusqu’à la paranoïa et l’horreur de vivre, de potentielle qu’elle était, devient concrète et définitive. Le monde extérieur n’est plus vécu que comme un cauchemar et l’humanité qui le peuple devient irrémédiablement hostile. C’est une humanité où même le cri, cette parole inarticulée qui devrait être amplifiée par l’amertume et la souffrance, est atténué, étouffé. Il s’agit d’une humanité qui n’a aucune issue, la condition de l’homme étant de se débattre sans espoir dans un désert. Bove sait que cette pulsion négative, qui fait le malheur de l’homme en l’empêchant d’agir de façon gratifiante, lui est fatalement attachée. 
Chez Bove, la liberté humaine est un leurre et ses personnages font preuve d’une résignation qui semble vouloir témoigner de leur impossibilité à se libérer de leurs pulsions destructrices. Le doute, qui constitue l’un des modes de pensée fondamentaux du roman de la conscience malheureuse, fait partie intégrante de son oeuvre. Ses personnages, de la même manière que ceux de la conscience malheureuse, suivent un itinéraire plein « d’hésitations et d’essais infructueux » [7]. C’est bien le cas de Louis Grandeville : « Je ne suis pas neurasthénique, ni sentimental. Je ne suis rien de particulier. D’où vient alors que je ressemble à ce point à une épave ? Si on était entré en coup de vent au moment où je pleurais, je me serais dressé comme si rien n’était et j’eusse fait ce qu’on m’aurait proposé avec la gaieté nécessaire, comme si jamais je n’avais souffert. Ce n’est pourtant pas de la comédie que tout cela. Je ne me trompe pas. Je pleure. Je souffre et je ne peux rien contre moi-même (...). Je suis incapable d’envisager une autre existence. » [8] Le doute entraîne le personnage dans un cercle vicieux dont il ne parvient jamais à s’échapper. Victime de sa propre inertie, il se laisse étouffer, incapable d’une once de réaction : « J’avais le sentiment d’être une misérable loque et, ce qu’il y a d’effrayant, ce sentiment, au lieu de me stimuler, m’accablait encore davantage. J’ai observé que c’est justement à ces moments de désespoir que le monde trouve la force de réagir. Chez moi, c’est le contraire qui se produit. Je sens que je m’enlise. Tout ce que j’ai désiré m’apparaît comme des folies. Je n’ai plus le courage de bouger, encore moins de me défendre. Je deviens une misérable épave. » [9]
 Par conséquent, l’homme n’est rien. Seules comptent les circonstances, pas les intentions. On remarque chez Bove une véritable dialectique de la lâcheté selon laquelle tous les hommes sont finalement interchangeables, puisqu’ils ne peuvent rien faire d’autre que ce qu’ils doivent faire. Le narrateur d’Histoire d’un fou essaie pourtant de prouver le contraire en élaborant le projet suivant : rompre volontairement tous liens avec les êtres qu’il aime (parents, femme, amis). Cependant, il ne réussit pas à nous convaincre qu’il puisse régner en maître sur sa destinée (comme il le prétend !). D’ailleurs, cette Histoire d’un fou, qui revêt l’aspect clos de la nouvelle, ne tourne-t-elle pas en rond ? Et que faut-il penser de cette adresse au lecteur ? : « Ne craignez rien, je ne me perdrai pas. L’histoire que l’on va lire, je la raconterai sans m’écarter du sujet. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vraiment je suis bon. Je vous l’assure. Je vous le jure. Et ce que je jure est vrai. (...). Nous allons procéder par ordre comme je l’ai dit tout à l’heure afin que tout le monde puisse comprendre ce qui s’est passé. Mais voilà. Il ne s’est rien passé au fond. » [10] Incapable de dominer le récit de sa propre histoire qui semble ne jamais vouloir commencer, Fernand Blumenstein n’a guère plus de prise sur sa vie, même s’il veut faire croire qu’il peut en disposer à sa guise en y mettant un terme.
Si les hommes se valent tous dans un monde dont ils ne font que subir l’influence, toute notion de culpabilité est définitivement écartée et la pression de la mécanique du destin peut s’en trouver adoucie. Même si elles demeurent des armes illusoires, le désespoir et la lâcheté peuvent devenir les instruments d’un bonheur particulier, volé, mais d’un bonheur quand même, un bonheur « faute de mieux », seule alternative à l’absurdité de l’existence, une petite consolation, mais qui se vit seul, que l’on cache car l’incommunicabilité entre les êtres est irréversible. 
Les êtres sont cruels envers eux et autrui. Cette absence de communication, que les personnages boviens semblent cultiver pour mieux en souffrir, est inéluctable car le langage est un facteur de troubles, une perpétuelle source de malentendus. Il est toujours inadapté aux circonstances car Victor Bâton et ses avatars ne savent pas le manier et le considèrent comme le plus redoutable de leurs ennemis : « Ses paroles étaient toujours en dessous de sa pensée. Et quand il lui était advenu de s’épancher auprès d’un ami, il voyait en son esprit les causes les plus profondes de sa solitude ou de sa détresse, il voyait le besoin immense d’affection qui débordait de son coeur, (...), cependant que ses paroles balbutiaient les mêmes mots pour des sens divers et qu’il sentait tout à coup qu’il s’éloignait d’eux à mesure qu’il parlait. » [11] Les personnages de Bove vivent avec l’angoisse chevillée au ventre d’être confrontés à l’incompréhension des autres, c’est la raison pour laquelle certains s’abstiennent volontairement de communiquer leurs émotions.
On observe ce phénomène de repli dans un des rares romans de Bove qui aurait pu être positif, Coeurs et visages. L’intrigue est simple : André Poitou s’achemine à pas lents vers l’hôtel Gallia pour fêter sa récente nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur. Un banquet l’y attend. Il traîne sous les enseignes lumineuses. Héros bonasse, Poitou n’est ni piteux, ni culpabilisé, il est absent. Autour de la nappe, les conciliabules sont menés sur un ton badin. Les conversations sont banales, conventionnelles. Il s’agit de ne pas se livrer, de rester humble, afin de ne pas susciter l’incompréhension d’autrui. Et quel est donc l’unique mobile de ces prises de paroles avortées, de ces empêchements maladifs, si ce n’est le désir de durer, d’attendre le lendemain sans s’ébrécher le coeur parce que le langage est l’ennemi qui peut détruire cette si fragile « harmonie » ? Les gens qui passent dans les couloirs boviens ne veulent pas se parler et, lorsqu’ils essaient, ils se heurtent au mieux à l’indifférence, au pire au mépris tout comme Henri Duchemin qui, sur le point de raconter sa triste existence à son interlocutrice, l’entend lui dire dans un grand éclat de rire : « Ne soyez pas ridicule. Si vous êtes malheureux, vous n’avez qu’à vous tuer. » [12] Quoi qu’ils fassent, la parole les fuit et le dialogue ne parvient pas à s’installer. Lorsque Victor Bâton pense avoir enfin trouvé l’ami qu’il cherchait, il ne peut que constater avec tristesse « combien (il) étai(t) peu préparé à lui parler. » [13] Et même entre deux amis de longue date, le dialogue s’essouffle et le langage montre son incapacité : « Il était en proie à un énervement tel que j’étais seul à entendre mes paroles. Je les voyais passer autour de sa tête sans jamais atteindre ses oreilles. Il semblait que les mots fussent des balles que je lançais mal. Et justement au moment où, lassé de sa distraction, je ne prêtais plus attention à ce que je disais, il parut m’écouter. » [14] Les deux protagonistes sont isolés, chacun dans sa sphère, et quand ils se rencontrent enfin, c’est pour se rendre compte qu’ils n’étaient pas en phase, qu’ils se sont manqués. Ils ressentent des émotions qu’ils sont incapables de faire partager : « Je sentis qu’il cherchait un dernier mot à me dire, un mot qui résumât sa douleur, son espoir et qu’il ne le trouvait pas. » [15] S’il est un roman, dans tout l’oeuvre de Bove, qui illustre parfaitement la solitude, le manque à exister pour d’autres, c’est bien Départ dans la nuit. Roman d’initiation à la solitude et à la mort, il raconte l’évasion d’une douzaine de prisonniers français d’un camp allemand. Or, les évadés, au lieu de faire preuve d’une solidarité confraternelle, s’enferment dans un individualisme primaire. Ils donnent l’impression de s’être enfuis, non pour échapper à leurs bourreaux, mais par refus de toute vie en communauté. Non-lieu, qui semble marquer un retour à une certaine forme d’espoir en présentant l’arrivée du héros en France, montre en fait à quel point la solitude de l’homme est irrémédiable. Une fois revenu dans son pays, auprès de ses parents et amis, ils se sent finalement aussi solitaire que dans le camp de prisonniers allemand, peut-être même davantage : « Je sentis un vide affreux. J’avais vu beaucoup de mes amis. Mais il suffisait que je retournasse chez eux pour qu’ils devinssent plus froids à mon égard. » [16] 
Cet échec manifeste des relations avec autrui conduit l’individu à s’enfermer dans le cachot de sa solitude et à ressentir avec une acuité inégalée l’étrange douleur d’exister. Si adhérer à l’existence suppose de prendre assez de plaisir à son être pour se plaire, voire s’y complaire, la douleur d’exister met le sujet en porte-à-faux à soi. Il fait alors, au sens strict du terme, l’expérience de la solitude, autrement dit : il a lui pour tout autre. La douleur d’exister n’est donc pas simple privation, elle est encombrement de soi par une altérité douloureuse. Celui qui la ressent s’abandonne alors à la douleur. Lui et sa douleur font la paire : « Aujourd’hui, je me suis senti las, triste, abattu comme rarement je l’ai été. C’était quelque chose d’effrayant. Il me répugne de parler de moi, mais quand je pense à tous ces gens que je rencontre chaque jour, cela me fait du bien de les quitter pour rentrer en moi-même. » [17] 
Les ouvrages de Bove sont dominés par une perpétuelle rumination de problèmes insolubles ou supposés tels, laquelle finit par aboutir à une forme de néant logomachique. Il s’ensuit un profond désintéressement de tout passage à la praxis qui entraîne les personnages à se laisser sculpter par l’existence au lieu d’essayer d’y imprimer leur action. La pression exercée par le monde extérieur leur semble si forte qu’ils se sentent persécutés de toute part et sont intimement certains que les êtres vivants se sont tous ligués contre eux pour leur nuire : « La famille Lecoin habite aussi sur le palier. (...). Le mari ne m’aime pas. Pourtant je suis poli avec lui. Il m’en veut de ce que je me lève tard. Un jour, en passant près de moi, il a murmuré : « Fainéant ! » J’ai pâli et n’ai su que répondre. La peur d’avoir un ennemi m’empêche de dormir pendant une semaine. Je me figurais qu’il cherchait à me frapper, qu’il m’en voulait à mort. (...). Chaque mardi, Mme Lecoin lave sur le palier. Souvent elle fixe son regard sur moi, mais je me méfie, car il serait très vraisemblable qu’elle me tendît un piège. » [18]
 A force d’être enfermé dans la solitude, on aspire à en sortir au plus vite et par n’importe quel moyen. Le personnage de Non-lieu, après avoir tant cherché à briser le cercle de sa maudite solitude, se sentant persécuté et donc terrorisé, décide d’aller chercher ailleurs paix et sécurité. Et quel endroit choisit-il ? L’Espagne franquiste ! « Je me retournai. Deux gardes espagnols s’approchaient de moi. Je savais qu’ils allaient me conduire en prison mais ça m’était égal : j’étais libre. » [19] La liberté dans la destruction et la mort.
 Dans Un Raskolnikoff, Changarnier se rend compte qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’il en vienne à tuer le petit homme, et c’est sa pseudo-innocence qui le rend coupable. Il part donc à la recherche d’un châtiment pour un crime qu’il n’a commis qu’en rêve et se livre à la police en criant : « C’est moi... Je vous cherchais pour me rendre et pour que vous m’infligiez le châtiment que je mérite. » [20] Les sentiments qu’il éprouve lui sont devenus si pénibles qu’ils ont provoqué un changement dans sa perception de la réalité. Ils ont fomenté cette idée délirante de l’auto-accusation d’un crime qu’il n’a pas commis de façon effective, mais qu’il aurait pu commettre. 
Même le suicide, chez les personnages boviens, est involontaire. N’oublions pas que leur caractéristique majeure est l’inertie ! Ce sont les circonstances, encore une fois, qui agissent à leur place et les poussent au suicide. Le jeune Aftalion, au moment de l’acte décisif, n’en finit pas de se poser des questions : « Si je me jetais à l’eau, qu’est-ce qui arriverait ? En réalité, c’est très simple, je n’ai qu’à faire un pas, un seul pas en avant. Qu’est-ce qui m’empêche de faire ce pas ? » [21] C’est donc poussé par la curiosité qu’il ira jusqu’au suicide, entraîné par l’attrait de l’acte qu’il sent soudain en son pouvoir, grisé dans l’instant par cette possibilité qui s’offre à lui. Même sur le point de mourir, il se devine victime des circonstances puisqu’une fois au contact de l’eau « il sentit qu’il n’était déjà plus maître de lui. » [22]
 Le suicide est le fruit du hasard et dans la majeure partie des cas il reste hypothétique comme dans l’Histoire d’un fou où le narrateur laisse entendre qu’il pourrait mettre fin à ses jours. Dans la nouvelle intitulée Rencontre, la détresse du personnage est telle que, lorsque nous lisons : « J’ouvris la fenêtre » [23], nous sommes persuadés qu’il va s’élancer dans le vide par désespoir amoureux, ce que la dernière phrase ne dément pas entièrement mais le doute persiste. Si suicide il y a, ce sont encore les circonstances qui mènent la danse. Mais pour Bove, le suicide n’est pas une solution. Il s’en moque d’ailleurs par la bouche de Victor Bâton, père spirituel de toute une génération de velléitaires : « Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se tournaient. La semaine dernière, il s’en est fallu de peu que je ne me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère. » [24]
Dans la plupart des romans d’Emmanuel Bove publiés avant la seconde guerre mondiale, la pauvreté matérielle et morale, qui recouvre une indigence plus profonde plongeant ses racines dans le soubassement de l’homme, met à nu les ressorts psychologiques en dévoilant la bassesse pathétique de l’humain. Certes, les conditions économiques et sociales imposées à ses personnages ne sont guère brillantes, mais elles sont la manifestation d’un dénuement tragique où l’on peut apercevoir le plus petit dénominateur commun de l’espèce. Bove, tout au long de cette vie d’écriture, approfondit son autopsie sociale avec un sens étonnant du détail qui n’est pas pour rien dans son humour parfois allénien. Ses personnages apparaissent le plus souvent comme des observateurs neutres de situations qui les concernent pourtant directement. Eternels décalés confrontés malgré eux à l’opacité du Réel.


Notes
[1] Emmanuel Bove, Un homme qui savait, Paris, La Table Ronde, 1996, p. 13.
[2] Ibid., pp. 7 et 8.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Le Beau-fils, Paris, Grasset, 1934, p. 373.
[5] Journal écrit en hiver, Paris, Flammarion, 1983, p. 44.
[6] Ibid., pp. 44-45.
[7] Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse, Genève, Droz, 1982, p. 295.
[8] Emmanuel Bove, Journal écrit en hiver, op. cit., pp. 43-44.
[9] Ibid., p. 169.
[10] Henri Duchemin et ses ombres, Histoire d’un fou, Paris, Editions Emile-Paul Frères, 1928, pp. 161-162.
[11] Monsieur Thorpe et autres nouvelles, Une illusion, Paris, Le Castor Astral, 1988, pp. 101-102.
[12] Henri Duchemin et ses ombres, op. cit., p. 12.
[13] Ibid., p. 73.
[14] Ibid., p. 96.
[15] Ibid., p. 114.
[16] Non-lieu, Paris, La Table Ronde, 1987, p. 159.
[17] Journal écrit en hiver, op. cit., p. 42.
[18] Mes amis, Paris, Flammarion, 1977, p. 16-17.
[19] Non-lieu, op. cit., p. 350.
[20] Un Raskolnikoff, Paris, Flammarion, 1986, p. 382.
[21] La coalition, Paris, Flammarion, 1986, pp. 324-325.
[22] Idem.
[23] Rencontre, Revue Jungle, n° 9, Paris, Le Castor Astral, 1986, p. 13.
[24] Mes amis, op. cit., p. 108.