L'ceuvre d'art a l'epoque de S8 reproduction mecanisee.
Par
Walter Benjamin.
I
Il est du principe de l'ceuvre d'art d'a\,oir toujours He reproductible.
Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours
le refaire. Ainsi, la replique fut pratiquee par les maitres pour
la diffusion de leurs ceuvres, la copie par les eleves dans l'exercice
du metier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport a
ces procedes, la reproduction mecanisee de I'ceuvre d'art represente
quelque chose de nouveau; technique qui s'elabore de maniere
intermittente a travers I'histoire, par poussees a de longs intervalles,
mais avec une intensite croissante. Avec la gravure sur bois,
le dessin fut pour la premiere fois mecaniquement reproductible
- iI le fut longtemps avant que I'ecriture ne le devint par l'imprimerie.
Les formidables changements que l'imprimerie, reproduction
mecanisee de l' ecriture, a provoques dans la litterature, sont suffisamment
connus. Mais ces procedes ne representent qu'une etape
particuliere, d'une portee sans doute considerable, du processus
que nous analysons ici sur le plan de I'histoire universelle. La gravure
sur bois -du moyen äge, est suivie de l'estampe et de l'eauforte,
puis, au debut du XIXe siec1e, de la lithographie.
A vec la lithographie, la technique de reproduction atteint un
plan essentiellement nouveau. Ce procede beau coup plus immediat,
qui distingue la replique d'un dessin sur une pierre de son incision
sur un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit a l'art
graphique d'ecouler sur le marche ses productions, non seulement
d'une maniere massive comme jusques alors, mais aussi sous forme
de creations toujours nouvelles. Gräce a la lithographie, le dessin
fut a m~me d'accompagner iIlustrativement la vie quotidienne. Il
se mit a aller de pair avec l'imprime. Mais la lithographie en Hait
encore ä ses debuts, quand elle se vit depassee, quelques dizaines
d'annees apres son invention, par celle de la photographie. Pour
la premiere fois dans les procedes reproductifs de !'image, 'a main
se trouvait liberee des obligations artistiques les plus importantes,
qui desormais incombaient a l'reil seul. Et comme l'reil perc;oit
plus 'rapidemeIit que ne peut dessin er la main, le procede de 'la
reproduction de l'image se trouva acceIere a tel point qu'iJ put
aller de pair avec la parole. De m~me que la lithographie contenait
virtuellement le journal illustre - ainsi. la photographie, le film
sonore. La reproduction mecanisee du son fut amorcee a la fin du
siecle dernier. Vers 1900, la reproduction mecanisee avait atteint
lln standard ou non seulement elle commen~ait a faire des ceuvres
d' art du passe son objet et a trans/ormer par za meme leur action,
mllis encore atteignait a une situation autonome parmi les procedes
arlistiques. Pour l'etude de ce standard, rien n'est plus revelateur que
la rnaniere dont ses deux mani/estations dillerentes - reproduction
de l'ceuvre d'art et art cinematographique - se reperculerent sur l'art
dans sa forme lraditionnelle.
11
A la reproduction meme la plus perfectionnee d'une reuvre d'art,
UD facteur fait toujours defaut : son hic et nunc, son existence
unique au lieu Oll elle se trouve. Sur cette existence unique,
exclusivement, s'exerc;ait son histoire. Nous entendons par la
autant les alterations qu'elle put subir dans sa structure physique,
que les conditions toujours changeantes de propriHe par lesquelles
elle a pu passer. La trace des premieres ne saurait Hre relevee que
par des analyses chimiques qu'il est impossible d'operer sur la
reproduction; les secondes sont l'objet d'une tradition dont la
reconstitution doit prendre son point de depart au lieu meme Oll se
trouve l'original.
Le hic et nunc de l'original forme le contenu de la notion de
l'authenticite, et sur cette derniere repose la representation d'une
tradition qui a transmis jusqu'a nos jours cet objet comme Hant
reste identique a lui-meme. Les composantes de l' authenticite se
relusent cl loute reproduclion,' non pas seulement cl Za reproduclion
mecanisee. L'original, en regard de la reproduction manuelle, dont
il faisait aisement apparaitre le produit comme faux, conservait
toute son auto rite ; or, cette situation priviIegiee change en regard
de la reproduction mecanisee. Le motif en est double. Tout d'abord,
la reproduction mecanisee s'affirme avec plus d'independance par
rapport a l'original que la reproduction manuelle. Elle peut, par
exemple en photographie, reveler des aspects de l' original accessibles
non a l'reil nu, mais seulement a l'objectif reglable et !ibre de choisir
S~)ß champ et qui, a l'aide de certains procedes tels que l'agrandissement,
capte des images qui echappent a l'optique naturelle. En
second lieu, la reproduction mecanisee assure a l'originall'ubiquite
d~nt il est naturellement prive. A vant tout, elle lui permet de venir
s'offrir a la perception soit sous forme de photographie, soit sous
forme de disque. La cathedrale quitte son emplacement pour
entrer dans le studio d'un amateur; Ie chreur execute en plein, air
ou dans une saIIe d'audition, retentit dans une chambre.
Ces circonstances nouveIIes peuvent laisser intact le contenu
d'une reuvre d'art - toujours est-il qu'eIIes deprecient son hic
et hunc. S'il est vrai que cela ne vaut pas exclusivement pour
l'reuvred'art, mais aussi pour un paysage qu'un film deroule
devant le spectateur, ce processus atteint l'objet d'art - en cela
bien plus vulnerableque l'objet de la nature - en son centre
m~me : son authenticite. L'authenticite d'une chose integre tout
ce qu'elle comporte de transmissible de par son origine, sa dun~e
materielle comme son temoignage historique. Ce temoignage,
reposant sur Ia materialite, se voit remis en question par Ia reproduction,
d'oil toute materialite s'est retiree. Sans doute seul ce
temoignage est-il atteint, mais en lui l'autorite de la chose et son '
poids traditionnel.
On pourrait reunir tous ces indices dans Ia notion d'aura et
dire : ce qui, dans I'reuvre d'art, a I'epoque de Ia reproduction
mecanisee, deperit, c'est son aura. Processus symptomatique dont
Ia signification depasse de beaucoup le domaine de I'art. La
technique de reproduction - lelle pourraif eire la lormule generale
- detache la chose reproduite du domaine de la tradilion. En multiplianl
sa reproduction, elle mel d Za pZace de son unique existence
son existence en serie et, en permettant a La reproduction de s'ollrir
en n'importe quelle situation au spectaleur ou a l' auditeur, elle
adualise La chose reproduite. Ces deux proces menent a un puissant ,
bouIeversement de la chose transmise, bouleversement de Ia
tradition qui n'est que Ie revers de la crise et du renouveUement
actuels de I'humanite. Ces deux proces sont en etroit rapport avec
les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus
puissant· est le film. Sa signification sociale, m~me consideree
dans sa fonction la plus positive, ne secon~oit pas sans' cette
fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur
tradition neUe de I'Mritage culturel. Ce phenomene est particuliere}
Mnt tangible dans les grands films historiques. Il integre a son
domaine des regions toujours nouvelles. Et si Abel Gance, eR 1927,
s'ecrie avec enthousiasme : "Shakespeare, Rembrandt, Beethoven
feront du cinema... Toutes les legendes, toute la mythologie et
tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les
religions elIes-m~mes... attendent leur resurrection lumineuse, et
les heros se bousculent a MS portes pour entrer"1), il convie sans
s'en douter a une vaste liquidation.
Par
Walter Benjamin.
I
Il est du principe de l'ceuvre d'art d'a\,oir toujours He reproductible.
Ce que des hommes avaient fait, d'autres pouvaient toujours
le refaire. Ainsi, la replique fut pratiquee par les maitres pour
la diffusion de leurs ceuvres, la copie par les eleves dans l'exercice
du metier, enfin le faux par des tiers avides de gain. Par rapport a
ces procedes, la reproduction mecanisee de I'ceuvre d'art represente
quelque chose de nouveau; technique qui s'elabore de maniere
intermittente a travers I'histoire, par poussees a de longs intervalles,
mais avec une intensite croissante. Avec la gravure sur bois,
le dessin fut pour la premiere fois mecaniquement reproductible
- iI le fut longtemps avant que I'ecriture ne le devint par l'imprimerie.
Les formidables changements que l'imprimerie, reproduction
mecanisee de l' ecriture, a provoques dans la litterature, sont suffisamment
connus. Mais ces procedes ne representent qu'une etape
particuliere, d'une portee sans doute considerable, du processus
que nous analysons ici sur le plan de I'histoire universelle. La gravure
sur bois -du moyen äge, est suivie de l'estampe et de l'eauforte,
puis, au debut du XIXe siec1e, de la lithographie.
A vec la lithographie, la technique de reproduction atteint un
plan essentiellement nouveau. Ce procede beau coup plus immediat,
qui distingue la replique d'un dessin sur une pierre de son incision
sur un bloc de bois ou sur une planche de cuivre, permit a l'art
graphique d'ecouler sur le marche ses productions, non seulement
d'une maniere massive comme jusques alors, mais aussi sous forme
de creations toujours nouvelles. Gräce a la lithographie, le dessin
fut a m~me d'accompagner iIlustrativement la vie quotidienne. Il
se mit a aller de pair avec l'imprime. Mais la lithographie en Hait
encore ä ses debuts, quand elle se vit depassee, quelques dizaines
d'annees apres son invention, par celle de la photographie. Pour
la premiere fois dans les procedes reproductifs de !'image, 'a main
se trouvait liberee des obligations artistiques les plus importantes,
qui desormais incombaient a l'reil seul. Et comme l'reil perc;oit
plus 'rapidemeIit que ne peut dessin er la main, le procede de 'la
reproduction de l'image se trouva acceIere a tel point qu'iJ put
aller de pair avec la parole. De m~me que la lithographie contenait
virtuellement le journal illustre - ainsi. la photographie, le film
sonore. La reproduction mecanisee du son fut amorcee a la fin du
siecle dernier. Vers 1900, la reproduction mecanisee avait atteint
lln standard ou non seulement elle commen~ait a faire des ceuvres
d' art du passe son objet et a trans/ormer par za meme leur action,
mllis encore atteignait a une situation autonome parmi les procedes
arlistiques. Pour l'etude de ce standard, rien n'est plus revelateur que
la rnaniere dont ses deux mani/estations dillerentes - reproduction
de l'ceuvre d'art et art cinematographique - se reperculerent sur l'art
dans sa forme lraditionnelle.
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A la reproduction meme la plus perfectionnee d'une reuvre d'art,
UD facteur fait toujours defaut : son hic et nunc, son existence
unique au lieu Oll elle se trouve. Sur cette existence unique,
exclusivement, s'exerc;ait son histoire. Nous entendons par la
autant les alterations qu'elle put subir dans sa structure physique,
que les conditions toujours changeantes de propriHe par lesquelles
elle a pu passer. La trace des premieres ne saurait Hre relevee que
par des analyses chimiques qu'il est impossible d'operer sur la
reproduction; les secondes sont l'objet d'une tradition dont la
reconstitution doit prendre son point de depart au lieu meme Oll se
trouve l'original.
Le hic et nunc de l'original forme le contenu de la notion de
l'authenticite, et sur cette derniere repose la representation d'une
tradition qui a transmis jusqu'a nos jours cet objet comme Hant
reste identique a lui-meme. Les composantes de l' authenticite se
relusent cl loute reproduclion,' non pas seulement cl Za reproduclion
mecanisee. L'original, en regard de la reproduction manuelle, dont
il faisait aisement apparaitre le produit comme faux, conservait
toute son auto rite ; or, cette situation priviIegiee change en regard
de la reproduction mecanisee. Le motif en est double. Tout d'abord,
la reproduction mecanisee s'affirme avec plus d'independance par
rapport a l'original que la reproduction manuelle. Elle peut, par
exemple en photographie, reveler des aspects de l' original accessibles
non a l'reil nu, mais seulement a l'objectif reglable et !ibre de choisir
S~)ß champ et qui, a l'aide de certains procedes tels que l'agrandissement,
capte des images qui echappent a l'optique naturelle. En
second lieu, la reproduction mecanisee assure a l'originall'ubiquite
d~nt il est naturellement prive. A vant tout, elle lui permet de venir
s'offrir a la perception soit sous forme de photographie, soit sous
forme de disque. La cathedrale quitte son emplacement pour
entrer dans le studio d'un amateur; Ie chreur execute en plein, air
ou dans une saIIe d'audition, retentit dans une chambre.
Ces circonstances nouveIIes peuvent laisser intact le contenu
d'une reuvre d'art - toujours est-il qu'eIIes deprecient son hic
et hunc. S'il est vrai que cela ne vaut pas exclusivement pour
l'reuvred'art, mais aussi pour un paysage qu'un film deroule
devant le spectateur, ce processus atteint l'objet d'art - en cela
bien plus vulnerableque l'objet de la nature - en son centre
m~me : son authenticite. L'authenticite d'une chose integre tout
ce qu'elle comporte de transmissible de par son origine, sa dun~e
materielle comme son temoignage historique. Ce temoignage,
reposant sur Ia materialite, se voit remis en question par Ia reproduction,
d'oil toute materialite s'est retiree. Sans doute seul ce
temoignage est-il atteint, mais en lui l'autorite de la chose et son '
poids traditionnel.
On pourrait reunir tous ces indices dans Ia notion d'aura et
dire : ce qui, dans I'reuvre d'art, a I'epoque de Ia reproduction
mecanisee, deperit, c'est son aura. Processus symptomatique dont
Ia signification depasse de beaucoup le domaine de I'art. La
technique de reproduction - lelle pourraif eire la lormule generale
- detache la chose reproduite du domaine de la tradilion. En multiplianl
sa reproduction, elle mel d Za pZace de son unique existence
son existence en serie et, en permettant a La reproduction de s'ollrir
en n'importe quelle situation au spectaleur ou a l' auditeur, elle
adualise La chose reproduite. Ces deux proces menent a un puissant ,
bouIeversement de la chose transmise, bouleversement de Ia
tradition qui n'est que Ie revers de la crise et du renouveUement
actuels de I'humanite. Ces deux proces sont en etroit rapport avec
les mouvements de masse contemporains. Leur agent le plus
puissant· est le film. Sa signification sociale, m~me consideree
dans sa fonction la plus positive, ne secon~oit pas sans' cette
fonction destructive, cathartique : la liquidation de la valeur
tradition neUe de I'Mritage culturel. Ce phenomene est particuliere}
Mnt tangible dans les grands films historiques. Il integre a son
domaine des regions toujours nouvelles. Et si Abel Gance, eR 1927,
s'ecrie avec enthousiasme : "Shakespeare, Rembrandt, Beethoven
feront du cinema... Toutes les legendes, toute la mythologie et
tous les mythes, tous les fondateurs de religions et toutes les
religions elIes-m~mes... attendent leur resurrection lumineuse, et
les heros se bousculent a MS portes pour entrer"1), il convie sans
s'en douter a une vaste liquidation.
/ 1) Abel Gance : Le Temps de I'Image est venu (L'art cln~matographlque 11, Par!s
1927; p. 94-96).
III
A de grands intervalles dans l'h isto ire, se trans/orme en meme
temps que leur mode d' existence le mode de perception des societls
humaines. La fa{:on dont le mode de perception s'elabore (le
medium dans lequel elle s'accomplit) n'est pas seulement determine.,.
par la nature humaine, mais par les circonstances historiqoes.
L'epoque de l'invasion des Barbares, ßurant la quelle naquirent
}'industrie artistique du Bas-Empire et la Genese de Vienne, ne
connaissait pas seulement un art autre que celui de l'antiquite,
mais aussi une perception autre. Les savants de l'ecole Viennoise,
Riegl et Wickhoff, qui rehabiliterent cet art longtemps deconsidere
sous l'influence des tMories cIassicistes, ont les premiers eu
l'idee d'en tirer des conclusions quant au mode de perception particulier
a l'epoque ou cet art Hait en honneur. Quelle qu'ait
ete Ia portee de leur penetration, elle se trouvait limitee par le
fait que ces savants se contentaient de relever les caracteristiques
formelles de ce mode de perception. Ils n'ont pas essaye - et
peut~tre ne pouvaient esperer - de montrer les bouleversements
sociaux qua revelaient les metamorphoses de la perception. Oe nos
jours, les conditions d'une recherche correspondante sont plus
favorables et, si les transformations dans Ie medium de Ia perception
contemporaine peuvent se comprendre comme la decheance de
l'aura, il est possible d'en indiquer les causes sociales.
Qu'est-ce en somme que l'aura ? Une singuliere trame de temps
el d'espace : apparition unique d'un lointain, si proche soit-il.
L'homme qui, un apres-midi d'ete, s'abandonne a suivre du regard
le profil d'un horizon de montagnes ou la ligne d'une branche qui
jette sur lui' son ombre - cet homme respire l'aura de ces mOßtagnes,
de cette branche. Cette experience nous permettra de
comprendre la determination sociale de l'actuelle decheanee de
l'aura. Cette decMance est due a deux circonstances, en rapport
toutes deux avec la prise de conscience accentuee des masses et
1'intensite croissante de leurs mouvements. Car : la masse reuen-
dique que le monde lui soit rendu plus "aeeessible" avee autanl de
passion qu'elle pretend ci depreeier l'unicite de loul phenomene en
aeeueillanl sa reproduelion multiple. De jour en jour, le besoin
s'affirme plus irresistible de prendre possession immediate de l'objet
dans l'image, bien plus, dans sa reproduction. Aussi, teIle que les
journaux illustres et les actualites filmees la tiennent a disposition
se distingue-t-elle immanquablement de l'image d'art. Dans cette
derniere, l'unicite et la duree sont aussi etroitement confondues
que la fugacite et la reproductibilite dans le cliche. Sortir de son
halo l'objet en detruisant son aura, c'est la marque d'une perception
uont ,,1e sens du semblable dans le monde" se voit intensifie·
a tel point que, moyennant la reproduction, elle parvient ä. standardiser
l'unique. Ainsi se manifeste dans le domaine de la receptivite
ce qui deja, dans le domaine de la theorie, fait l'importance
toujours croissante de la statistique. L'action des masses sur la
realite et de la realite sur les masses represente un processus d'une
portee illimitee, tant pour la pensee que pour la receptivite.
IV
L'unicite de recune d'art ne fait qu'un avec son integration
dans la tradition. Par ailleurs, cette tradition elle-m~me est sans
doute quelque chose de fort vivant, d'extraordinairement changeant
en soi. Une antique statue de Venus etait autrement situee,
par rapport a la tradition, chez les Grecs qui en faisaient l'objet
d'un culte, que ehez les eJeres du moyen äge qui voyaient en elle
une idole .malfaisante. Mais aux premiers comme aux seeonds elle
apparaissait dans tout son caraetere d'unieite, en un mot dans
son aura. La forme originelle d'integration de I'reuvre d'art dans
la tradition se realisait dans le culte. Nous savons que les reuvres
d'art les plus anciennes s'etaborerent au service d'un rituel d'abord
magique, puis religieux. Or, il est de la plus haute signification que
le mode d'existenee de I'reuvre d'art determine par l'aura ne se
separe jamais absolument de sa fonction rituelle. En d'autres
termes: 1iJ. valeur unique de rreuvre d'art "authentique" a sa base
(lans le rituel. Ce fond rituel, si recule soit-il, transparait encore
dans les formes les plus profanes du culte de la beaute. Ce culte,
qui se developpe au cours de la Renaissance, reste en honneur pendant
trois siecles ~ au bout desquels le premier ebranlement serieux qu 'il
subit decele ce fond. Lorsqu' al' avenement du premier mode de reproduction
vraiment revolutionnaire, la photographie (simultanement
avec la montee du socialisme), l'art eprouve l'approche de la crise,
devenue evidente un siecle plus tard, il reagit par la doctrine de l'art
pourl'art, qui n'est qu'une theologie de l'art. C'est d'elle qu'est ulte
rieurement issue une theologie negative sous forme de l'idee de
l'art pur, qui refuse non seulement toute fonction sociale, mais
encore toute determination par n'importe qlUlI sujet concret. (Eu
poesie, Mallarme fut le premiera atteindre cette position.)
Il est indispensable de tenir compte de ces circonstances lüstoriques
dans une analyse ayant pour objet l'ceuvre d'art a l'epoque
de sa reproduction mecanisee. Car elles annoncent cette verite
decisive : la reproduction mecanisee, pour la premiere fois dans
l'histoire universelle, emancipe l'ceuvre d'art de son existence parasitaire
dans le rituel. Dans une mesure toujours accrue, l'ceuvre
d'art reproduite devient reproduction d'une ceuvre d'art destinee
a la reproductibilite. 1) Un cliche photographique, par exemple,
permet le tirage de quantite d'epreuves : en demander !'epreuve
aut!"J.entique serait absurde. Mais des l'instant OU le eritere d'auchenlieite
eesse d' etre applieable ci la production artistique, l' ensemble
de la fonction sociale de tart se trouve renverse. A son fond rituel
doit se substituer un fond eonstitue par une praiique auire : la po[ttique.
/ 1) Pour les films, la reproduetibilite ne depend pas, comme pour les ercations litt~raires
et picturales, d'une cOlldition exterieure a leur diffusion massive. La reproduetibllltt\
meeanisce des films est inheretlte a la technique meme de leur production. Cette
technique, non seulement permet la diffusion massive de la maniere la plus immMiate,
mals la determine bien plutöt. Elle la determine du falt meme que la productiol1
d'un film exige de tels frais que I'individu, s'U peut encore se payer un tableau, ue
pourra jamais s'offrir un film. En 1927, on a pu etablIr que, pour couvrir tous ,es
frais, un grand film devait disposer d'un publie de neut milllons de spectateurs. Il est
vral que la creation du film sonore a d'abord amene un reeul de la diffusion internationale
- son public s'arretant a la frontiere des langues. Cela cOÜ1cida Bvee la
revendication d'lntt\rets nationaux par les regimes autoritalres. Aussi est-U plus
important d'insister sur ce rapport evident avec les pratiques des regimes autoritaires,
que sur les restrietIons resultant de la langue mais blentat levees par la synchronisation.
La slmultaneite des deux phenomenes procMe de la crise eeonomique. Les memes
troubles qui, sur le.plan general, ont abouti a la tentative de malntellir par la force les
condltions de propriete, ont determine les capitaux des producteurs a häter I'elaboration
du film sonore. L'avenement de ce dernier amena une detente, passagere, nGn
seuJement parce que le film sonore se crea un nouveau public, mals paree qu'U rendit de
nouveaux capitaux de I'industrie Clectrique solidaires des capitaux de productioll
cint\matographique. Ainsl, considere de l'exterieur,Je film sonore a favorisc les Interets
natlonaux, mais, vu de I'interieur, il a contribue a Internationaliser la production du
ßIm encore davantage que ses eonditions anterieures de produetion.
v
Il serait possible de representer l'histoire de l'art comme l'(\PPOsition
de deux poles de l'ceuvre d'art meme, et de retracer la
eourbe de son evolution en suivant les deplacements du centre de
gravite d'un pole a l'autre: Ces deux poles sont sa valeur rituelle et
sa valeur d'exposition. La production artistique commence par
des images au service de la magie. Leur importance tient au fait
mem.e d'exister, non au fait d'etre vues. L'elan que l'homme de
l'age de la pierre dessine sur les murs de sa grotte est un instrument
de magie, qu'il n'expose qne par hasard a la vne d'autrui;
l'important serait tout an plusque les esprits voient cette image.
La valeur rituelle exige presque que l'reuvre d'art demeure cachee:
certaines statues de dieux ne sont accessibles qu'au prHre, certaines
images de la Vierge restent voilees durant presque toute
1'annee, certaines sculptures des cathedrales gothiques sont invisibles
au spectateur au niveau du sol. Avec l'emancipation des
differents procedes d'art du sein du rituel se multiplient pour l'reuvre
d'art les occasions de s'exposer. Un buste, que 1'on peut envoyer
a tel Oll tel endroit, est plus susceptible d'Hre expose qu'une
statue de dieu qui a sa place fixee dans 1'enceinte du temple.
Le tableau surpasse a cet egard la mosaique ou la fresque qui le
precederent.
Avec les differentes methodes de reproduction de 1'reuvre d'art,
son caractere d'exposabilite s'est accru dans de teIles proportions
que le deplacement quantitatif entre les deux poles se renverse,
comme aux äges prehistoriques, en transformation qualitative de son
essence. De meme qu'aux äges prehistoriques, l'reuvre d'art, par le
poids absolu de sa valeur rituelle, fut en premier lieu un instrument
de magie dont on n'admit que plus tard le caractere artistique, de
meme de nos jours, par le poids absolu de sa valeur d'exposition, elle
devient une creation a fonctions entierement nouvelles - parmi
lesquelles la fonction pour nous la plus familiere, la fonetion
artistique, se distingue en ce qu'elle sera sans doute reconnue plus
tard accessoire. Du moins est-il patent que le film fournit les elements
les plus probants a pareil pronostic. Il est en outre certain
que la portee historique de cette transformation des fonctions· de
1'art, manifestement deja fort avancee dans le film, permet la
confrontation avec la prehistoire de maniere non seulement
methodologique mais materielle.
VI
L'art de la prehistoire met ses notations plastiques au service
de certaines pratiques, les pratiques magiques - qu'il s'agisse
de tailler la figure d'un ancHre (cet acte eta nt en soi-meme
magique); d'indiquer le mode d'execution de ces pratiques {la
statue etant dans une attitude rituelle); ou enfin, de fournir un
objet de contemplation magique (ta contemplation de la statue
renfor{!ant la puissance du contemplateur). Pareilles notations
s'effectuaient seI on les exigences d'une soch~te a technique encore
confondue avec le rituel. Technique naturellement arrieree en
comparaison de la technique mecanique. Mais ce qui importe a Ja
consideration dialectique, ce n'est pas l'inferiorite mecanique de
cette technique, mais sa difference de tendance d'avec la notre -la
premiere engageant l'homme autant que possible, ·la seconde le
moins possible; L'exploit de la premiere, si 1'0n ose dire, est le
sacrifice humain, celui de la seconde s'annoncerait dans l'avion
sans pilote dirige a distance par ondes hertziennes. Une lois po;ur
toules - ce fut la devise de la premiere technique (soit la faute
irreparable, soit le sacrifice de Ia vie eternellement exemplaire).
Une lois n'est rien - c'est la devise de la seconde techniq.u.e
(dont l'objet est de reprendre, en les variant inlassablement, s~
expenences). L'origine de la seconde technique doit ~tre chercMe
dans le moment oil, guide par une ruse inconsciente, I'homDUl
s'apprHa pour la premiere fois a se distancer de la nature. En
d'autres termes: la seconde technique naquit dans le jeu.
Le serieux et le jeu, la rigueur et la desinvolture se m~IeDt
intimement dans l'reuvre d'art, encore qu'a differents degres. Ceci
implique que l'art est solidaire de la premiere comme de la seconde
technique. Sans doute lestermes : domination des torces naturelles
n'expriment-ils le but de la technique moderne que de
fa{!on fort discutable; ils appartiennent encore au langage de 'la
premiere technique. Celle-ci visait reellement aun asservissement
de la nature - la seconde bien plus a une harmonie de la ·nature et
de I'humanite. La fonction sociale decisive de l'art actuel consiste
en l'initiation de I'humanite a ce jeu "harmonien". Cela vaut Sllrtout
pour le film. Le film sert a exercer l'homme a l'apereeption eta la
reaetion determinees par la pratique d'un equipement teehnique doot
le röle dans sa vie ne eesse de eroUre en importanee. Ce role lui enseignera
que son asservissement momentane a cet outillage ne fera
place a l'affranchissement par ce m~me outillage que lorsque la
struciure economique de I'humanite se sera adaptee aux nouvelles
forees productives mises en mouvement par la seconde technique.1)
/ 1) Le but mäme des revolutions est d'aoeelc!rer cette adaptation. Les revoluU&DS
sont les innervations de l'element coUeetif OU, plus exaetement, les tentatives d'innervation
de la eolleetivite qul P01H" la premiere fois trolive ses organes dans 111 seeon4e
technique. Cette teehnique eonstitue un systeme qui exige que les Iorees soclales el6-
mentaires soient subjuguees pour que .puiase s'etablir un jeu ,,harmonien" entre les
forces naturelles et l'homme. Et de mäme qu'un enfant qul apprend;l\ salslr tend
la main vers la lune eomme vers une baUe ä sa portee -l'humanite, danli ses tentatives
d'lnnervatlon, envisage, a eilte des buts aceessibles, d'autres qui ne sont d'abord
qu'utoplques. Car ce n'est pas seulement la seconde technique qui, dans les revolutions,
annonce les revendications qu'elle adressera a la societe. C'est precisement parce
que cette technique ne vise qu'a \iberer davantage I'homme de ses corvees que l'individu
volt tout d'un coup son champ d'action s'etendre, Incommensurable. Dans ce
champ, il ne salt encore s'orienter, Mais il y affirme deja ses revendlcatlons. Car plus
l'eJement collecti( s'approprle sa seconde technique, plus I'individu eprouve combien
limite, sous I'emprise de la premiere technique, avait ete le domaine de ses possibilitcs.
Bref, c'est I'individu particuIier, emancipe par la liquidation de la premiere technique,
qul revendique. ses drolts. Or, Ja seconde technique est il peine assuree de ses premieres
acquisitions revolutionnaires, que dejil le6 lnstances vitales de l'lndividu, reprimees
du fait de la premiere technlque - I'amour et la mort - aspirent il s'imposer avec une
nouvelle vigueur. L'oouvre de Fourier constitue I'un des plus importants documents
hlstoriques de cette revendication.
VII
Dans la pholographie, la valeur d' exposition commence cl re/ouler
sur loute la ligne la valeur rituelle. Mais celle-ci ne cede pas le
terrain sans resister. Elle se retire dans un ultime retranchement :
la face humaine. Ce n'est point par hasard que le portrait se
trouve Hre l'objet principal de la premiere photographie. Le
culte du souvenir des Hres aimes, absents Oll defunts, offre an
sens rituel de l'reuvre d'art un dernier refuge. Dans l'expression
fugitive d'un visage humain, sur d'anciennes photographies,
l'aura semble jeter un dernier eclat. C'est ce qui fait leur incomparable
beaute, toute chargee de melancolie. Mais sitöt que la
figure humaine tend a disparaitre de la photographie, la valeur
d'exposition s'y affirme comme superieure a la valeur rituelle. Le
fait d 'avoir situe ce processus dans les rues de Paris 1900, en les
photographiant desertes, constitue toute l'importance des clicbes
d'Atget. Avec raison, on a dit qu'illes photographiait comme le lieu
d'un crime. Le lieu du crime est desert. On le photographie po ur y
relever des indices. Dans le pro ces de l'histoire, les photographies
d'Atget prennent la valeur de pieces a conviction. C'est ce qui leur
donne une signification politique cacbee. Les premieres, elles
exigent une comprehension dans un sens determine. Elles ne se
pr~tent plus a un regard detache. Elles inquietent celui qui les
contemple : il sent que pour les penetrer, il lui faut certains
chemins ; il a deja suivi pareils chemins dans les journaux illustres.
De vrais ou de faux - n'importe, Ce n'est que dans ces illustres
que les legendes sont devenues obligatoires. Et il est clair qu'elles
ont un tout autre caractere que les titres de tableaux. Les directives
que donnent a l'amateur d'images les legendes bientöt se feront plus
precises et plus imperatives dans le film, Oll l'interpretation de
chaque image est determinee par la succession de toutes les
precedentes.
VIII
Les Grecs ne connaissaient que deux procedes de reproductiOl1
mecanisee de l'reuvre d'art : le moulage et la frappe. Les bronzes,
les terracottes et les medailles Haient les seules reuvres d'art qu'ils
pussent produire en serie. Tout le reste restait unique et techniquement
irreproductible. Aussi ces reuvres devaient-elles ~tre
faites pour I'Hernite. Les Grecs se voyaient contraints, de par la
situation meme de leur technique, de creer un art de "valeurs eternelles".
C'est acette circonstance qu'est due leur position exclusive dans
1 'histoire de l' art, qui devait servir aux generations suivantes de point
de repere. Nul doute que la nötre ne soit aux antipodes des Grecs.
Jamais auparavant les reuvres d'art ne furent a un tel degre mecaniquement
reproductibles. Le film offre I'exemple d'une forme d'art
dont le caractere est pour la premiere fois integralement determine
par sa reproductibilite. II serait oiseux de comparer les particularites
de cette forme a celles de l'art grec. Sur un point cependant, cette
comparaison est instructive. Par le film est devenue decisive une
qualite que les Grecs n'eussent sans doute admise qu'en dernier lieu
oucomme la plus negligeable de l'art : la perfectibilite de l'reuvre
d'art. Un film acheve n'est rien moins qu'une creation d'un seul
jet; il se compose d'une succession d'images parmi lesquelles le
monteur fait son choix - images qui de la premiere a la derniere
prise de vue avaient He a volonte retouchables. Po ur monter son
Opinion Publique, film de 3.000 metres, Chaplin en tourne 125.000.
Le film est donc l' €ruvre d' art la plus perfeclible, etcelle perjectibilite procede
directement de son renoncement radical a toute " valeur d' eternite" .
Ce qui ressort de la contre-epreuve : les Grecs, dont l'art Hait astreint
a la production de " valeurs Hernelles", avaient place au sommet de
la hierarchie des arts la forme d'art la moins susceptible de perfectibillte,
la sculpture, dont les productions so nt litteralement tout
d'une piece. La decadence de la sculpture a I'epoque des (p·l1vres
d'art montables apparait comme inevitable.
IX
La dispute qui s'ouvrit, au co urs du XI Xe sieeie, entre la peinture
et la photo graphie, quant a la valeur artistique de leurs productions
respectives, apparait de nos jours confuse et depassee. Cela n'en
diminue du reste nullement la portee, et pourrait au contraire la
souligner. En fait, cette querelle Hait le symptöme d'un bouleversement
historique de portee universelle dont ni l'une ni l'autre des
deux rivales ne jugeaient toute la portee. L'ere de la reproductibilite
mecanisee separant l'art de son fondement rituel, l'apparence de
son autonomie s'evanouit a jamais. Cependant le ehangement des
fonetions de rart qui en resultait depassait les limites des perspectives
du siecle. Et m~me. la signifieation en eehappait encore
au xxe siecle - qui vit la naissanee du film.
Si l' on s' etait aupara/Jant depense en /Jaines subtilites pour resoudre
ce probleme: la photographie est-elle ou n'est-elle pas un art? - sans
s'ltre prealablement demande si l'in/Jention meme de la photographie
n'a/Jait pas, du tout au tout, ren/Jerse le caractere fondamental de
fart - les theoriciens du cinema a leur tour s'attaquerent acette
question prematuree. ür, les diffieultes que la photo graphie avait
suscitees a l'esthetique traditionnelle n'etaient que jeux d'enfant
-au regard de eelles que lui preparait le film. D'ou l'aveuglement
obstinequi earaeterise les premieres theories cinematographiques.
C'est ainsi qu'Abel Ganee, par exemple, pretend : "Nous voila,
par un prodigieux retour en arriere, revenus sur le plan d'expression
des Egyptiens ... Le langage des images n'est pas encore au point
parce que nos yeux ne sont pas encore faits pour elles. Il n'y·-a pas
encore assez de respect, de culte pour ee qu'elles expriment." 1)
Severin-Mars eerit : "Quel art eut Un reve plus hautain, plus poetique
a la fois et plus reel. Considere ainsi, le cinematographe
deviendrait un moyen d'expression tout a fait exceptionnel, et
dans son atmosphere ne devraient se mouvoir que des personnages
de la pensee la plus superieure aux moments les plus parfaits et
les plus mysterieux de leur course. " 2) Alexandre Arnoux de son
cOte aehevant une fantaisie sur le film muet, va meme jusqu'a
demander : "En somme, tous les termes hasardeux que nous
venons d'employer ne definissent-ils pas la priere ?" 3) Il est
significatü de constater combien leur desir de classer le cinema
parmi les arts, pousse ces theoriciens a faire entrer brutalement
dans le film des elements rituels. Et pourtant, a l' epoque de ces
speculations, des reuvres teIles que l'Opinion publique et la Ruee
/Jers l'or se projetaient sur tous les cerans. Ce qui n'empeche
pas Gance de se servir de la comparaison des hü~roglyphes, ni
Severin-Mars de parler du film comme des peintures de Fra Angelieo.
11 est caracteristique qu'aujourd'hui eneore des auteurs conservateurs
cherchent l'importance du film, sinon dans le 'saeral~ du
moins dans le surnaturel. Commentant la realisation du Songe
d'une nuit d'ete, par Reinhardt, Werfel constate que c'est sans
aueun doute la sterile copie du monde exterieur avec ses ru es, ses
interieurs, ses gares, ses restaurants, ses autos et ses plages qui a
jusqu'a present entrave l'essor du film vers le domaine de l'art.
" Le film n'a pas encore saisi son vrai sens, ses veritables possibilites
... Celles-ci consistent dans sa faculte specifique d'exprimer
par des moyens natureIs et avec une incomparable force de persuasion
tout ce qui est feerique, merveilleux et surnaturel." 4)
/ 1) Abel Ga!1ce, I. c. p. 100-101.
2) St!verin-Mars, citt! par Abel Gance, 1. c., p. 100.
'3) Alexandre Arnoux : Cinema, Paris 1929, p. 28.
4) Franz Werfel: Ein Sommernachtstraum. Ein Film von Shakespeare und Reinhardt.
Neues Wiener Journal, cite par Lu, 15 novembre 1935.
x
Photographier un tableau est un mode de reproduction;
photographier un evenement fictif dans un studio en est un autre .
. Dans le premier cas, la chose reproduite est une reuvre d'art, sa
reproduction ne l'est point. Car l'acte du photographe reglant
l'objectif ne cree pas davantage une reuvre d'art que celui du chef
d'orchestre dirigeant une symphonie. Ces actes representent tout
au plus des performances artistiques. Il en va autrement de la prise
de vue au studio. lei la' chose reproduite n'est deja plus reuvre
d'art, et la reproduction l'est tout aussi peu que dans le premier cas.
L'reuvre d'art proprement dite ne s'elabore qu'au fur et a mesure
que s'ef'fectue le decoupage. Decoupage dont chaque partie integrante
est la reproduction d'une scene qui n'est reuvre d'art ni par
elle-meme, ni par la photographie. Que sont donc ces evenements
reproduits dans le film, s'il est clair que ce ne sont point des
reuvres d'a·rt?
La reponse devra tenir compte du travail particulier de l'interprete
de film. Il se distingue de l'acteur de thMtre en ceci que son
jeu qui sert de base a la reproduction, s'efIectue, non devant UD
public fortuit, mais devant un comite de specialistes qui, en qualite
de directeur de production, metteur en scene, operateur, ingenieurdu
son ou de l'eclairage etc., peuvent atout instant intervenir
personnellement dans son jeu. Il s'agit ici d'un indice social de
grande importance. L'intervention d'un comite de specialistes dans
une performance donnee est caracteristique du travail sportif et,
en general, de l'execution d'un test. Pareille intervention determine
en fait tout le processus de la production du film. On sait que po urde
nombreux passages de la bande, on tourne des variantes. Par
exemple, un cri peut donner lieu a divers enregistrements. Le
monteur procede alors a une seIection - etablissant ainsi une
sorte de record. Un evenement fictif tourne dans un studio se
distillgue donc de l'evenement reel correspolldant comme se distinguerait
Ia projection d'un disque sur une piste, dans un concours
sportif, de Ia projection du m~me disque au m~me elldroit, sur Ia
m~me trajectoire, si cela avait lieu pour tuer un homme. Le premier
acte serait l'execution d'un test, mais non le second.
Il est vrai que l'epreuve de test soutenue par un interprHe de
l'ecran est d'un ordre tout a fait unique. En quoi consiste-t-elle ?
A depasser certaine limite qui restreint etroitement la valeur sociale
d'epreuves de test. Nous rappelle,rons qu'il ne s'agit point ici
d'epreuve sportive, mais uniquement d'epreuves de tests mecanises.
Le sportman ne conna!t pour ainsi dire que les tests natureIs. n se
mesure aux epreuves que la nature Iui fixe, non acelIes d'un appareil
quelconque - a quelques exceptions pres, tel Nurmi qui,
dit-on, "courait contre Ia montre". Entre temps, le processus du
travail, surtout depuis sa nonnalisation par le systeme de Ia chaine,
soumet tous les jours d'innombrables ouvriers a d'innombrables
epreuves de tests mecanises. Ces epreuves s'etablissent automatiquement
: est elimine qui ne peut les soutenir. Par ailleurs, ces
epreuves sont ouvertement pratiquees par les instituts d'orientation
professionnelle.
Or, ces epreuves presentent un inconvenient considerable : a la
difference des epreuves sportives, elles ne se pr~tent pas a l'exposition
dans Ia mesure desirable. C'est Ia, justement qu'intervient
Ie film. Le film rend l'execution d'un test suseeptible d'etre exposee
en laisant de eette exposabilite meme un test. Car l'interprete de
l'ecran ne joue pas devant un public, mais devant un appareil
enregistreur. Le directeur de prise de vue, pourrait-on dire, occupe
exactement la m~me place que le contröIeur du test lors de l'exarnen
d'aptitude professionnelle. Jouer sous les feux des sunlights tout
eo satisfaisant aux exigences du microphone, c'est la une performance
de premier ordre. S'en acquitter, c'est pour l'acteur garder
toute son humanite devant les appareils enregistreurs. Pareille
perfonnance presente un immense interät. Car c'est sous le contröle
d'appareils que le plus grand nombre des habitants des villes, dans
les comptoirs comme dans les fabriques, doivent durant la joumee
de travail abdiquer leur humanite. Le soir venu, ces m~mes masses
remplissent les salles de cinema pour assister a la revanche que
preod pour elles l'interprete de l'ecran, non seulement en affinnant
son humanite (ou ce qui en tient lieu) face a l'appareil, mais eil
mettant ce dernier au service de son propre triomphe.
XI
Pour le film, il importe bien moins que l'interprete represente
quelqu'un d'autre aux yeux du publie que lui-m8me devant l'appareil.
L'un des premiers a sentir cette metamorphose que l'epreuve
de test fait subir a l'interprete fut Pirandello. Les remarques
qu'il fait a ce sujet dans son roman On tourne, encore qu'elles
fassent uniquement ressortir l'aspect negatif de la question, et
que Pirandello ne parleque du film muet, gardent toute leur
valeur. Car le film sonore n'y arien change d'essentiel. La chose
decisive est qu'il s'agit de jouer devant un appareil dans le premier
cas, devant deux dans le second. "Les aeteurs de cinema, eerit
Pirandello, se sentent eomme en exil. En exil non seulement de la
scene, mais eneore d'eux-m~mes. Ils remarquent confusement,
avec une sensation de depit, d'indetinissable vide et m~me de
faillite, que leur corps est presque subtilise, supprime, prive de sa
realite, de sa vie, de sa voix, du bruit qu'il produit en se remuant,
pour devenir une image muette qui tremble un instant sur l'ecran
et disparatt en silen ce ... La petite machine jouera devant le public
avec leurs ombres, et eux, Hs doivent se contenter de jouer devant
eHe. "1)
Le fait pourrait aussi se caracteriser comme suit : pour la premiere
fois - et c'est la l'reuvre du film - l'homme se trouve mis
en demeure de vivre et d'agir totalement de sa propre personne,
tout en renon~ant du m~me coup a son aura. Car l'aura depend de
son hic et nunc. Il n'en existe nulle reproduction, nuHe replique.
L'aura qui, sur la scene, emane de Macbeth, le public l'eprouve
necessairement comme celui de l'acteur jouant ce röle. La singularite
de la prise de vue au studio tient a ce que l'appareil se substitue
au public. Avec le public disparatt l'aura qui environne l'interprete
et avec celui de l'interprete l'aura de son personnage.
Rien d'etonnant a ce qu'un dramaturge tel que Pirandello,
en caracterisant l'interprete de l'ecran, touche irivolontairement au
fond m~me de la crise dont nous voyons le thMtre atteint. A,
l'reuvre exclusivement con~ue pour la technique de reproduction
- teIle que le film - ne saurait en effet s'opposer rien de plus
deeisü que l'reuvre scenique. Toute consideration plus approfondie
le confirme. Les observateurs specialises ont depuis longtemps
reconnu que c'est "presque toujours en jouant le moins possible
que 1'on obtient les plus puissants effets cinegraphiques ... ". Des 1932,
Arnheim considere "comme dernier progres du film de n'y tenir
l'acteur que pour un accessoire choisi en raison de ses caracteris,.
tiques ... et que 1'0n intercale au bon endroit. "2) A cela se rattache
etroitement autre chose. L'acteur de scene s'identifie au caractere
de son roie. L'interprete d'ecran n'en a pas toujours ia possibilite.
Sa creation n'est nullement tout d'une piece; elle se compose
de nombreuses creations distinctes. Apart certaines circonstances
fortuites teIles que la location du studio, le choix et la
mobilisation des partenaires, la confection des decors et autres
.accessoires, ce .sont d'elementaires necessites de machinerie qui
decomposent le jeu de l'acteur en une serie de creations mon:"
tables. 11 s'agit avant tout de l'eclairage dont !'installation oblige
a filmer un evenement qui, sur l'ecran, se deroulera en une
scene rapide et unique, en une suite de prises de vues distinctes
qui peuvent parlois se prolonger des heures durant au studio.
Sans m~me parler de truquages plus frappants. Si un saut, du haut
d'une fenetre a l'ecran, peut fort bien s'effectuer au studio du haut
d'un echafaudage, la scene de la fuite qui succede au saut ne se
tournera, au· besoin, que plusieurs semaines plus tard au cours des
prises d' exterieurs. Au reste, l' on reconstitue aisement des cas encore
plus paradoxaux. Admettons que l'interprete doive sursauter apres
des coups frappes a une porte. Ce sursaut n'est-il pas realise a
souhait, le metteur en scene peut recourir a quelque expedient :
profiter d'une presence occasionnelle de l'interprete au studio pour
faire eclater un coup de feu. L'effroi vecu, spontane de l'interprete,
enregistre a son insu, pourra s'intercaler dans la bande. Rien ne
montre avec tant de plasticite que l'art s'est echappe du domaine
dela "belle apparence ", qui longtemps passa pour le seul Oll il
put prosperer.
/ 1) Lulgl Plrandello : On tourne, cltt! par Lt!on Pierre-Qulnt : Slgnlflcatlon du clnema
(Um clnt!matographique, 11, Paris 1927, p. 14-15).
2) Rudolf Arnheim : Der Film als Kunst. Berlin 1932, p. 176-177.
XII'
Dans iarepresenlation de l'image de l'homme par l'appareii,
r alienation de l' homme par iui-meme trouve une utilisation lzautement
produclive. On en mesurera toute l'etendue au fait que
le sentiment d'etrangete de l'interprete devant l'objectif, decrit
par Pirandello, est de m~me origine que le sentiment d'etrangete
de l'homme devant son image dans le miroir - sentiment que les
Romantiques aimaient a penetrer. Or, desormais cette image reflechie
de l'homme devient separable de lui, transportable - et Oll ?
Devant la masse. Evidemment, l'interprHe de l'ecran ne cesse
pas un instant d'en avoir conscience. Durant qu'll se tient devant
l'objectif, il sait qu'il aura a faire en derniere instance a la masse
des spectateurs. Ce marche que constitue la masse, OU il viendra
offrir non seulement sa puissance de travail, mais encore son
physique, illui est aussi impossible de se le representer que pour un
article d'usine. Cette circonstance ne contribuerait-elle pas, comme
l'a remarque Pirandello, acette oppression, acette angoisse nouvelle
qui l'etreint devant l'objectif? A cette nouvelle angoisse
correspond, comme de juste, un triomphe nouveau : celui de la
star. Favorise par le capital du film, le culte de la vedette conserve
ce charme de la personnalite qui depuis longtemps n'est que le
faux rayonnement de son essence mercantile. Ce culte trouve son
complement dans le culte du public, culte qui favorise la mentalite
corrompue de masse que les regimes autoritaires cherchent a
substituer a sa conscience de classe. Si tout se conformait au
capital cinematographique, le processus s'arr~terl'.it a l'alienation
de soi-meme, chez l'artiste de l'ecran comme C ... dZ les spectateurs.
Mais la technique du film previent cet arrtV • elle prepare le renversement
dialectique.
XIII
Il appartient a la technique du film comme a celle du sport que
tout homme.assiste plus ou moins en connaisseur aleurs exhibitions.
Pour s'en rendre campte, il suffit d'entendre un groupe de jeunes
porteurs de journaux appuyes sur leurs bicyclettes, commenter les
resultats de quelque course cycliste; en ce qui concerne le film, les
actualites prouvent assez nettement qu'un chacun peut se trouver
filme. Mais la question n'est pas la. Chaque homme aujourd' hui a
le droit d' eire filme. Ce droit, la situation historique de la vie litteraire
actuelle permettrait de le comprendre.
Durant des sil!cles, les conditions determinantes de la vie
litteraire affrontaient un petit nombre d'ecrivains ades milliers de
lecteurs. La fin du siecle dernier vit se produire un changement.
Avec l'extension croissante de la presse, qui ne cessait de mettre de
nouveaux organes politiques, religieux, scientifiques, professionnels
et locaux a la disposition des lecteurs, un nombre toujours
plus grand de ceux-ci se trouverent engages occasionnellement dans
la litterature. Cela debuta avec les "Boites aux lettres" que la presse
quotidienne ouvrit a ses lecteurs - si bien que, de nos jours, il
n'y a guere de travailleur europeen qui ne se trouve a m~me de
publier quelque part ses observations personnelles. sur le travail
sous forme de reportage ou n'importe quoi de cet ordre. La difference
entre auteur et public tend ainsi a perdre son caractere fondamental.
Elle n'est plus que fonctionnelle, elle peut varier d'un
cas a l'autre. Le lecteur e'3t atout moment pret a passer ecrivain.
En qualite de specialiste qu'il a du tant bien que mal devenir dans
un processus de travail differencie a l'extreme - et le fUt-il d'un
infime emploi - il peut atout moment acquerir la qualite d'auteur.
Le travail lui-meme prend la parole. Et sa representation par le
mot fait partie integrante du pouvoir necessaire a son execution.
Les compHences litteraires ne se fondent plus sur une formation
specialisee, mais sur une polytechnique - et deviennent par hl
bien commun.
Tout cela vaut egalement pour le film, ou les decalages qui
avaient mis des siecles a se produire dans la vie litteraire se so nt
effectues au cours d'une dizaine d'annees. Car dans la pratique
cinematographique - et surtout dans la pratique russe - ce
decalage s!est en partie deja realise. Un certain nombre d'interpretes
des films soviHiques ne sont point des acteurs au sens
occidental du mot, mais des hommes jouant leur propre röle - tout
premierement leur röle dans le processus du travail. En Europe
Occidentale, l'exploitation du film par le capital cinematographique
interdit a l'homme de faire valoir son droit a se montrer dans
ce röle. Au reste, le chömage l'interdit egalement, qui exclut de
grandes masses de1a production dans le processus delaquelleil trouveraient
surtout un droit ä. se voir reproduites. Dans ces conditions,
l'industrie cinematographique atout interet a stimuler la masse
par des representations iUusoires et des speculations equivoques.
Acette fin, elle amis en branle un puissant appareil publicitaire :
elle a tire parti de la carriere et de la vie amoureuse des stars, elle a
organise des plebiscites et des concours de beaute. Elle exploite
ainsi un element dialectique de formation de la masse. L'aspiration
de l'individu isole ä. se mettre a la place de la star, c'est-a-dire ä. se
degager de la masse, est precisement ce qui agglomere les masses
spectatrices des projections. C'est de cet interet tout prive que
joue !'industrie cinematographique pour corrompre I'interet
originel justifie des masses pour le film.
XIV
La prise de vue et surtout l'enregistrement d'un film offre une
sorte de spectacle telle qu'on n'en avait jamais vue auparavant.
Spectacle qu'on ne saurait regarder d'un point quelconque sans que
tous les auxiliaires Hrangers a la mise en scene meme - appareils
d'enregistrement, d'eclairage, etat-major d'assistants - ne tombent
dans le champ visuel (a moins que la pupille du spectateur
fortuit ne co'incide avec l'objectif). Ce simple fait suffit seul a
rendre superficielle et vaine toute comparaison entre enregistrement
au studio et repetition thMtrale. De par son principe, le
thMtre connait le point d'ou l'illusion de l'action ne peut etre
detruite. Ce point n'existe pas vis-a-vis de la scene de film qu'on
enregistre. La nature illusionniste du film est une nature au second
degre - resultat du decoupage. Ce qui veut dire : au studio l'equipemenl
teehnique a si prolondement penetre la realile que eelle-ci
n'apparalt dans le film depouillee de l'outillage que graee a une proeedllre
parlieuliere - a sauoir l' angle de prise de uue par la eamera
et le montage de eelle prise auee d' autres de meme ordre. Dans le
monde du film la realite n'apparait depouillee des appareils que
par le plus grand des artifices et la realite immediate s'y presente
comme la fleur bleue au pays de la Technique.
Ces donnees, ainsi bien distinctes de celles du theätre, peuvent
etre confrontees de manil~re encore plus revelatrice avec celles de la
peinture. Il nous faut ici poser cette question : quelle est la situation
de l'operateur par rapport au peintre ? PouI' y repondre, nous
nous permettrons de tirer parti de la notion d'operateur, usuelle
en chirurgie. Or, le chirurgien se tient a l'un des pöles d'un univers
dont l'autre est occupe par le magicien. Le comportement du
magicien qui guerit un malade par imposition des mains differe de
cclui du chirurgien qui procede a une intervention dans le corps
du malade. Le magicien maintient la distance naturelle entre le
patient et lui ou, plus exactement, s'il ne la diminue - par l'imposition
des mains - que tres peu, il l'augmente - par son autorite
- de beaucoup. Le chirurgien fait exactement !'inverse : il
diminue de ·beaucoup la distance entre lui et le patient - en penetrant
a !'interieur du corps de celui-ci - et ne l'augmente que de
peu - par la circonspection avec la quelle se meut sa main parmi les
organes. Bref, ä la difIerence du mage (dont le caractere est encore
inherent au praticien), le chirurgien s'abstient au moment decisif
d'adopter le comportementd'homme a homme vis-a-vis du
malade: c'est operatoirement qu'ille penetre plutöt.
Le peintre est a l'operateur ce qu'est le mage au chirurgien. Le
peintre conserve dans son travail une distance normale vis-a-vis de
la realite de son sujet - par contre le cameraman penetre profondement
les tissus de la realite donnee. Les images obtenues par
J'un et par l'autre resultent de proces absolument difIerents.
L'image dupeintre est totale, celle du cameraman faite de frag
ments m1,lltiples coordonnes selon une loi nouvelle. C' est ainsi qut,
de ces deux modes de representation de la reaZite - la peinture et le
film - le dernier est po ur l'homme actuel incomparablement le plus
significalif, parce qu'il oblient de la reaZite un aspect depouille de tout
appareil- aspect que l'homme est en droU d'altendre de l'amvre d'art
- precisement grdce cl une penetralion intensive du reel par les
appareils.
xv
La reproduction mecanisee de l'reuvre J'art modifie la fa~on de
reagir de la masse vis-a-vis de l'art. De retrogradequ'elle se montre
devant un Picasso par exemple, elle se faU le pubZic le plus progressiste
en face d'un Chaplin. Ajoutons que, danstout comportement
progressiste, le plaisir emotionnel et spectaculaire se confond immediatement
et intimement avec l'attitude de l'expert. C'est la un
indice social important. Car plus l'importance sociale d'un art
diminue, plus s'affirme dans le public le divorce entre l'attitude
critique et le plaisir pur et simple. On goute sans critiquer le
conventionnel- on critique avec degout 1e veritablement nouveau.
Il n'en est pas de m~me au cinema. La circonstance decisive yest
en effet celle-ci .: les reactions des individus isoles, dont 1a somme
constitue la reaction massive du public, ne se montrent nulle part
ailleurs plus qu'au cinema determinees par 1eur multiplication
imminente. Tout en se manifestant, ces reactions se contröhmt.
Ici,la comparaison a la peinture s'impose une fois de plus. Jadis,
1e tableau n'avait pu s'offrir qu'a la contemplation d'un seul ou de
quelques-uns. La contemp1ation simultanee de tableaux par un
grand public, teIle qu'elle s'annonce au XIXe siecle, est un symptöme
precoce de 1a crise de la peinture, qui ne fut point exclusivement
provoquee par la photographie m'ais, d'une maniere relativement
independante de celle-ci, par la tehdance de l'ceuvre d'art
a rallier les masses.
En fait, 1e tableau n'a jamais pu devenir l'objet d'une reception
collective, ainsi que ce fut le cas de tout temps pour l'architecture,
jadis pour le poeme epique, aujourd'hui pour le film. Et, si peu que
cette circonstance puisse se preter ades conclusions quaQ.t au röle
social de la peinture, elle n'en represente pas moins une lourde
entrave a un moment ou le tableau, dans des conditions en quelque
sorte contraires a sa nature, se voit directement confronte avec les
masses. Dans les eglises et les monasteres du moyen age, ainsi que
dans les cours des princes jusqu'a la fin du xvme sit~cle, la reception
collective des ceuvres picturales ne s'effectuait pas simultanement
'Sur une echelle egale, mais par une entremise infiniment graduee
et hierarchisee. Le changement qui s'est produit depuis n'exprime
que le conflit particulier dans lequella peinture s'est vue impliquee
par la reproduction mecanisee du tableau. Encore qu'on entrepnt
de l'exposer dans les galeries et les salons, la masse ne pouvait
guere s'y contröler et s'organiser comme le fait, a la faveur de ses
reactions, le public du cinema. Aussi le m~me public qui reagit
dans un esprit progressiste devant un film burlesque, doit-il
necessairement reagir dans un esprit retrograde en face de n'importe
-quelle production du surrealisme.
XVI
Parmi les fonctions sociales du film, la plus importante consiste
-a etablir l'equiIibre entre l'homme et l'equipement technique.
Cette tache, le film ne l'accomplit pas seulement par la maniere dont
l'homme peut s'offrir aux appareils, mais aussi par la maniere dont
il peut a l'aide de ces appareils se representer le monde environnant.
Si le film, en relevant par ses gros plans dans l'inventaire du monde
-exterieur des details generalement caches d'accessoires famiIiers,
-en explorant des miIieux banals sous la direction geniale de l'objectif,
etend d'une part notre comprehension aux mille determinations
dont depend notre existence, il parvient d'autre part a nous
(IUvrir un champ d'action immense ef insouPlionne.
Nos bistros et nos avenues de metropoles, nos bureaux et
-chambres meublees, nos gares et nos usines paraissaient devoir nous
~nfermer sans espoir d'y echapper jamais. Vint le film, qui fit
sauter ce monde-prison par la dynamite des dixiemes de seconde,
si bien que desormais, au milieu de ses -ruines et debris au loin
projetes, nous faisons insoucieusement d'aventureux voyages.
Sous la prise de vue a gros plan s'etend l'espace, sous le temps
de pose se developpe le mouvement. De m~me que dans l'agrandissement
il s'agit bien moins de rendre simplement precis ce qui
sans cela garderait un aspect vague que de mettre en evidence des
formations structurelles entierement nouvelles de la matiere,
il s'agit moins de rendre par le temps de pose des motifs de mouvement
que de deceler plutöt dans ces mouvements connus, au moyen
du ralenti, des mouvements inconnus "qui, loin de representer des
ralentissements de mouvements rapides, font l'effet de mouvements
singulierement glissants, aeriens, surnaturels "1).
Il devient ainsi tangible que Ia nature qui parie a Ia camera, est
nutre que celle qui parIe aux yeux. Autre surtout en ce sens qu'll
UD espace consciemment explore par l'homme se substitue un
cspace qu'il a lnconsciemment penetre. S'il n'y arien que d'ordinaire
au fait de se rendre compte, d'une maniere plus ou moins
sommaire, de la demarche d'un homme, on ne sait encore rien de son
maintien dans la fraction de seconde d'une enjambee. Le geste de
saisir Ie briquet ou Ia cuiller nous est-il aussi conscient que famiHer,
nous ne savons neanmoins rien de ce qui se passe alors entre
Ja main et le metal, sans parIer m~me des fluctuations dont ce
processus inconnu peut Hre susceptible en raison de nos diverses
dispositions psychiques. C'est ici qu'intervient la camera avec tous
ses moyens auxiliaires, ses chutes et ses ascensions, ses interruptions
ct ses isolements, ses extensions et ses accelerations, ses agrandissementset
ses rapetissements. C' est elle qui ~ous initie a l'inconscient
optique comme la psychanalyse a l'inconscient pulsionnel.
Au reste, les rapports les plus etroits existent entre ces deux
formes de l'inconscient, car les multiples aspects que l'appareil
cnregistreur peut derober a la realite se trouvent pour une grande
part exclusivement en dehors du spectre normal de la perception
sensorielle. Nombre des alterations et stereotypes, des transformations
et des catastrophes que le monde visible peut subir dans
le film l'affectent reellement dans les psychoses,. les hallucinations
et les r~ves. Les deformations de la camera sont autant de
procedes grace auxquels la perception collective s'approprie les
modes de perception du psychopathe et du r~veur. Ainsi, dans
l'antique verite heraclitienne- les hommes a l'etat de veille ont
un seul monde comrnun a tous,mais pendant le sommeil chacun
retourne a son propre monde -le film a fait une breche. et notamment
moinspar des representations du monde onirique que par la
creation de figures puisees dans le r~ve collectif. telles que Mickey
Mouse. faisant vertigineusement le tour du glohe.
Si ['on se rend comple des dangereuses lensions que la teehnique
Tationnelle a engendrees au sein de l'economie eapitaliste de/Jenue
depuis longtemps irrationnelle. on reeonnaltra par ailleurs que eelle
meme technique a eree. eontre .certaines psychoses eolleeti/Jes, des
moyens d'immunisation a sa/Joir certains films. Ceux-ei, paree qu'ils
presententdes phantasmes sadiques et des images delirantes masoehistes
de maniere artificiellement lorete, pre/Jiennent la maturation
naturelle de ees troubles dans les masses, partieulierement expo'ISt .
en raison des lormes actuelles de l'economie. L'hilarite collec\.;ve
represente l'explosion prematuree et salutaire de pareilles PsY-
choses collectives. Les enormes quantites d'incidents grotesques
qui so nt consommees dans le film sont un indice frappant des
dangers qui me na cent l'humanite du fond des pulsions refoulees
par la civilisation actuelle. Les films burlesques americains et les
bandes de Disney declenchent un dynamitage de l'inconscient. 2 )
Leur precurseur avait He l'excentrique. Dans les nouveaux champs
ouverts par le film, il avait He le premier a s'installer. C'est ici quc
se situe la figure historique de Chaplin.
/ 1) Rudolf Amheim : 1. c., Berlin 1932, p. 138.
2) 11 est vral qu'une analyse integrale de ces films ne devrait pas talre leur sens anlithetique.
Elle devralt partir du sens antithetique de ces elements qui dOllllent une
sensation de comlque et d'borreur a la fois. Le comique et l'horreur, ainsi que le prollvent
les reactions des enfants, voisinent etroitement. Et pourquoi Il'aurait-on pas le
drolt de se demander, en face de certains faits, laquelle de ces deux reactlons, dans un
cas donne, est la plus humalne ? Quelques-unes des plus recentes bandes de Mlckey
Mouse justlfient pareille quesUon. Ce qul, ala luml~re de nouvelles bandes de Disney,
apparat! nettement, se trouvatt deja annonce dans maintes bandes plus anciennei :
faire accepter de galt~ de C<2\tr Ja brutalite et la vioJence comme des "caprices du ~sort"
XVII
L'une des täches les plus importantes de l'art a He de t9ut
temps d'engendrer une demande dont l'entiere satisfaction devait
se produire a plus ou moins .longue echeance. L'histoire de toute
forme d'art connait des epoques critiques OU cette forme asp ire a
des effets qui ne peuvent s'obtenir sans contrainte qu'a base d'un
standard technique transforme, c'est-a-dire dans une forme d'art
nouvelle. Les extravagances et les crudites de l'art, qui se produisent
ainsi particulierement dans les soi-disant epoques decadentes,
surgissent en realite de son foyer createur le plus riche. De pareils
barbarismes ont en de pareilles heures fait la joie du Dadalsme.
Ce n'est qu'a present que son impulsion devient dHerminable :
le Dadaisme essaya d'engendrer, par des moyens picturaux et littcraires,
les effets que le public eherehe aujourd'huidans le film.
Toute creation de demande foncierement nouvelle, grosse de
consequences, portera au dela de son but. C'est ce qui se produisait
pour les Dadaistes, au point qu'ils sacrifiaient les valeurs negociables,
exploitees avec tant de succes par le cinema, en obeissant ades
instances dont, bien entendu, ils ne se rendaient pas compte. Les
DadaiStes s'appuyerent beaucoup moins sur l'utilite mercantile de
leurs ceUvres que sur I'impropriHe de celles-ci au recueillement
contemplatif. Po ur atteindre acette impropriHe,la degradation premMitee
de leur materiel ne fut pas leur moindre moyen. Leurs poemes
sont,comme disent les psychiatres allemands, des "salades de mots H,
faites de tournures obscenes et de tous les dechets imaginables du
langage. Il en est de m~me de leurs tableaux, sur lesquels Hs
ajustaient des boutons et des tickets. Ce qu'Hs obtinrent par de
pareils moyens, fut une impitoyable destruction de l'aura meme de
leurs creations, auxquelles Hs appliquaient, avec les moyens de la
production, la marque infämante de la reproduction. Il est impossible,
devant un tableau d'Arp ou un poeme d'August Stramm,
de prendre le temps de se recueillir et d'apprecier comme en face
d'une toile de Derain ou d'un poeme de Rilke. Au recueillement
qui, dans la decheance da la bourgeoisie, devint un exercice de
comportement asocial, 1) s' oppose la distraction en tant qu'initiation
a de nouveaux modes d'attitude sociale. Aussi, les manifestations
dadai'stes assurerent-elles une distraction fort vehemente en faisant
de l'reuvre d'art le centre d'un scandale. Il s'agissait avant
tout de satisfaire acette exigence : provo quer un outrage public.
De tentation pour l'reil ou de seduction pour l'oreille que
l'reuvre Hait auparavant, elle devint projectile chez les Dadai'stes.
Spectateur ou lecteur, on en Hait atteint. L'reuvre d'art acquit
une qualite traumatique. Elle a ainsi favorise la demande de
films, dont l'element distrayant est egalement en premiere ligne
traumatisant, base qu'iI est sur les changements de lieu et de plan
qui assaillent le spectateur par a-coups. Que 1'0n compare la
toile sur laquelle se deroule le film a la toile du tableau; !'image
sur la premiere se transforme, mais non !'image sur la seconde.
Cette derniere invite le spectateur a la contemplation. Devant
elle, il peut s'abandonner a ses associations. Il ne le peut devant
une prise de vue. A peine son reil l'a-t-elle saisi que deja elle
s'est mHamorphosee. Elle ne saurait etre fixee. Duhamel, qui
deteste le film, mais nOn sans avoir saisi quelques elements de sa
structure, commente ainsi cette circonstance : "Je ne peux deja
plus penser ce que je veux. Les images mouvantes se substituent a
mes propres pensees. '(2)
En fait, le processus d'association de celui qui contemple ces
images est aussitöt interrompu par leurs transformations. C'est ce
qui constitue le choc traumatisant du film qui, comme tout trau-
matisme, demande a @tre amorti par une attention soutenue.3)
Par san mecanisme meme, le film a rendu leur caractere physique
aux iraumatismes moraux pratiques par le. Dadaisme.
/ 1) L'archetype tMologique de ce recueillement est la consclence d'Hre seul il seul avec
son Dieu. Par cette conscience, il1'6poque de splendeur de la bourgeoisie, s'est fortitMe la
libart6 de secouer la tutelle clt!ricale. A l'epoque de sa dt!cheanee, ce comportement
pouvait tavoriser la tendanee latente a soustraire aux affaires de la eommunaute les
forces pulssantes que l'Indlvidu IsoM mobilise dans sa frequentation da Dieu.
2) Duhamel : Seimes de la vie future, Paris 1930, p. 52.
3) Le IlIm repr~sente la forme d'art correspondant au danger de mort accentut! dans.
lequel vivent les hommes d'aujourd'hul. n correspond il des transformations profondes
dans les modes de perception - transformations teIles qu't!prouve, sur le plan de
I'exlstence priv~e, tout pl~ton des grandes villes et, sur le plan hlstorique universeI.
tout homme r~solu illutter pour un ordre vralment humain.
XVIII
La masse est la matriee Oll, a l'heure aetuelle, s'engendre l'attitude
nouvelle vis-a-vis de l'reuvre d'art. La quantite se transmue
en qualite : les masses beaucoup plus grandes de participanis ont
produit un mode trans/orme de participation. Le fait que ee mode
se preseilte d'abord sous une forme deeriee ne doit pas indtiire en
erreur et. eependant. il n'en a pas manque pour s'en prendre avee
passion a eet aspeet superficiel du probleme. Parmi eeux-ei. Duhamel
s'est exprime de la maniere la plus radicale. Le principal grief qu'il
fait au film est le mode de participation qu'il suseite ehez les masses.
Duhamel voit dans le film "un divertissement d'ilotes. un passe~
emps d'illettres. de ereatures miserables. ahuris par leur besogne
et leurs soueis .... un speetaele qui ne demande aueun efIort. qui oe
suppose aueune suite dans les idees ... , n'eveille au fond des ereurs
aueune lumiere. n'excite aueune esperanee. sinon eeIle. ridieule.
d'@tre un jour "star" a Los Angeles". 1)
On le voit. e'est au fond toujours la vieille plainte que les
masses ne eherehent qu'a se distraire. alors que l'art exige le
reeueillement. C'est la un lieu eommun. Reste a savoir s'il est apte
a resoudre le probleme. Celui qui se reeueille devant l'reuvre
d'art s'y pionge: il y penetre eomme ee peintre ehinois qui disparut
dans le pavillon peint sur le fond de son paysage. Par eontre. la
masse. de par sa distraetion m@me. reeueille l'reuvre d'art dans
son sein, elle lui transmet son rythme de vie. elle l'embrasse de ses
flots. L'arehiteeture en est un exemple des plus saisissants. De
tout temps elle ofIrit le prototype d'un art dont la reeeption
reservee a la eolleetivite s'efIeetuait dans la distraetion. Les lois
de eette reeeption sont des plus revelatriees.
Les arehiteetures ont aeeompagne l'humanite depuis ses origines.
Nombre de·genres d'art se sont elabores pour s'evanouir. La
tragedie nart avee les Grees pour s'eteindre avee eux; seules les
regles en ressusciterent, des siecles plus tard. Le poeme epique, dont
l'origine remonte a l'enfance des peuples, s'evanouit en Europe
au sortir de la Renaissance. Le tableau est une creation du moyen
äge, et rien ne semble garantir a ce mode de peinture une duree
illimitee. Par contre, le besoin humain de se loger demeure constant.
L'architecture n'a jamais chöme. Son histoire est plus
ancienne que celle de n'importe quel art, et il est utile de tenir
compte toujours de son genre d'influence quand on veut comprendre
le rapport des masses avec l'art. Les constructions architecturales
sont l'objet d'un double mode de reception : l'usage et
la perception, ou mieux encore : le toucher et la vue. On ne saurait
juger exactement la reception de l'architecture en songeant au
recueillement des voyageurs devant les edifices celebres. Car il
n'existe rien dans la perception tactile qui corresponde ace qu'est
la contemplation dans la perception optique. La reception tactile
s' effectue moins par la voie de l' attention que par celle de I'habitude.
En cequi concerne l'architecture, l'habitude determine dans une
large mesure meme la reception optique. Elle aussi, de par son essence,
se produit bien moins dans une attention soutenue que dans une
impression fortuite. Or, ce mode de reception, elabore au contact de
l'architecture, a dans certaines circonstances acquis une valeur
canonique. Car : les taches qui, aux tournants de l' histoire, ont ele
imposees a lu perception humaine ne sauraient guere eire resolues par
la simple optique, c'est-a-dire la contemplation. Elles ne sont que
progressivement surmonfees par l'hubitude d'une optique approximativemenl
tactile.
S'habituer, le distrait le peut aussi. Bien plus: ce n'est que
Iorsque nous surmontons certaines taches dans la distraction que
Iious sommes surs de les resoudre par l'habitude. Au moyen de
la distraction qu'il est a m~me de nous offrir, l'art Hablit a notre
insu jusqu'i.. quel point de nouvelles taches de la perception so nt
devenues solubles.· Et comme, pour l'individu isole, la tentation
subsiste toujours de se soustraire a de pareilles taches, l'art sau ra
s'attaquer aux plus difficiles et aux plus importantes toutes les
fois qu'il pourra mobiliser des masses. Ille fait actuellement par le
film. La reception dans la distraction, qui s' affirme avec une croissante
lntensite dans tous les domaines de l' art et represente le symptOme
de profondes transformations de la perception, a lrouve dans le
film son propre champ d'experience. Le film s'avere ainsi l'objet
actuellement le phis important de cette science de la perception
que les Grecs avaient nommee l'esthHique.
/ I) DuhameI : I. c., p. 58.
XIX
La prolHarisation croissante de l'homme d'aujourd'hui, ainsi
que la formation croissante de masses, ne sont que les deux aspects
du m~me phenomene. L'etat totalitaire essaye d'organiser les masses
proletarisees nouvellement constituees, sans toucher aux conditions
de propriete, a l'abolition des quelles tendent ces masses. 11 voit son
salut dans le fait de permettre aces masses l'expression de leur
"nature ", non pas certes celle de leurs droits. 1) Les masses tendent
a la transformation des conditions de propriete. L'etat totalitaire
cherche a donner une expression acette tendance tout en maintenant
les conditions de propriete. En d'autres termes : tetat totaliiaire
aboutit necessairement a une esthetisation de la vie politique.
Tous les ellorts d'esthetisation politique culminent en un point.
Ce point, c'est la guerre moderne. La guerre, et rien que la guerre
permet de fixer un but aux mouvements de masses les plus
vastes, en conservant les conditions de propriete. Voila comment
se presente l'etat de choses du point de vue politique. Du point de
vuetechnique, il se presenterait ainsi : seule la guerre permet de
mobiliser la totalite des moyens techniques de l'epoque actuelle
en maintenant les conditions de propriete. Il est evident que l'apotMose
de la guerre par l'Hat totalitaire ne se sert pas de pareils
arguments, et cependant il sera profitable d'y jeter un coup d'<eil.
Dans le manifeste de Marinetti sur la guerre italo-ethiopienne, il est
dit : "Depuis vingt-sept ans, nous autres Futuristes nous nous
elevons contre l'affirmation que la guerre n'est pas esthetique ...
Aussi sommes-nous amenes a constater ... La guerre est belle, parce
que gräce aux masques a gaz, aux terrifiants megaphones, aux
Iance-flammes et aux petits tanks, elle fonde Ia suprematie de
l'homme sur la machine subjuguee. La guerre est belle, parce
qu'elle inaugure la metallisation revee du corps humain. La guerre
est belle, parce qu'elle enrichit un pre fleuri des flamboyantes
orchidees des mitrailleuses. La guerre est belle, parce qu'elle unit
les coups de fusils, les canonnades, les pauses du feu, les parfums.
et les odeurs de la decomposition dans une symphonie. La guerre
est belle, parce qu'elle cree de nouvelles architectures teIle celle des.
grands tanks, des escadres geometriques d'avions, des spirales de
fumee s'elevant des villages en flammes, et beaucoup d'autres
choses encore ... Poetes et artistes du Futurisme ... souvenez-vous
de ces principes d'une esthetique de la guerre, afin que votre
lutte po ur une poesie et une plastique nouvelle ... en soit eclairee I"
Ce manifeste a l'avantage de la nettete. Sa fa~on de poser la
question merite d'~tre adoptee par le dialecticien. A ses yeux,
I'esthetique de la guerre contemporaine se presente de la maniere
suivante. Lorsque l'utilisation naturelle des forces de production
est retardee et refoulee par l'ordre de la propriete, l'intensification
de la technique, des rythmes de la vie, des generateurs d'energie
tend a une utilisation contre-nature. Elle la trouve dans la guerre,
qui par ses destructions vient prouver que la societe n'etait pas.
mure pour faire de la technique son organe, que la technique
n'etait pas assez developpee pour juguler les forces sociales elementaires.
La guerre moderne, dans ses traits les plus immondes, est
determinee par le decalage entre les puissants moyens de production
et leur utilisation insuffisante dans le processus de la production
(en d'autres termes, par le chömageet le manque de debouches.)
Dans cette guerre la technique insurgee pour auoir ete Irustree
par la socieU de son materiel naturel extorque des dommages-interelsau
materiel humain. Au lieu de canaliser des cours d'eau, elle rem-·
plit ses tranchees de flots humains. Au lieu d'ensemencer la terre
du haut de ses avions, elle y seme l'incendie. Et dans ses laboratoires
chimiques elle a trouve un procecte nouveau et immectiatpour
supprimer l'aura.
"Fiat ars, pereat mundus ", dit la theorie totalitaire de !'etat
qui, de l'aveu de Marinetti, attend de la guerre la saturation artistique
de la perception transformec par la technique. C'est apparcmment
la le parachevement de l'art pour l'art. L'humanite, qui
jadis avec Homere avait ete objet de contemplation pour les Dieux
Olympiens, l'est maintenant devenue pour eIle-meme. Son alienation
d'eIle-meme par eIle-meme a atteint ce degre qui lui fait vivre
sa propre destruction comme une sensation esthetiquc lIde tout
premier ordre ". Voila OU en est l'esthetisation de la politique
perpetree par les doctrines totalitaires. Les forces constructives.
de l'humanite y repondent par la politisation de l'art.
/ 1) Il s'agit ici de souligner une circonstance tcchnique signitlcative, surtout en ce
qui concerne les actualites cinematographiques. A une reproduc.tion massive repond
particulierement une reproduction des masses. Dans les grands corteges de fHe, les
assemblees monstres, les organisations dc masse du sport et de la guerre, qui tous sont
aujourd'hui olIerts aux appareils enrcgistreurs, la masse se re garde elle-me me dans ses
propres yeux. Ce processus, dont l'importance ne saurait iltre surestimce, depend
etroitement !in developpement de la technique de reproduction, et particulierement
d'enregistrernent. Les mouvements de masse se presentent plus nettement aux appareils
enreglstteurs qu'a l'reil nu. Des rassemblements de centaines de mille hommes se
laissent le mieux embrasser a vol d'olseau et, encore que cette perspective soit aussi
accessible t. l'reil nu qu'a l'appareil enregistreur, I'image qu'en retient l'reil n'est pas
susceptible de I'agrandissement que peut subir la prise de vue. Ce qui veut dire que des
mOllvements de masse, et en premier lieu la guerre moderne, representent une forme
de comportement humain particulierement accessible aux apparcils enregistreurs.
(Traduit par Pierre Klossowski.).
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