25 mars 2018

 

Emmanuel Bove
BÉCON-LES-BRUYÈRES

À monsieur Eugène Coulon

I

Le billet de chemin de fer que l’on prend pour aller à Bécon-
les-Bruyères est semblable à celui que l’on prend pour se
rendre dans n’importe quelle ville. Il est de ce format adopté
une fois pour toutes en France. Le retour est marqué de ce
même « R » rouge que celui de Marseille. Les mêmes recommandations
sont au verso. Il fait songer aux gouverneurs qui
ont la puissance de donner à un papier la valeur qu’ils désirent,
simplement en faisant imprimer un chiffre, et, par enchaînement,
aux formalités administratives qui ne diffèrent pas quand
il s’agit de percevoir un franc ou un million.
Il n’est que le ticket de papier ordinaire, d’un format inhabituel,
que remet le contrôleur au voyageur sans billet après l’avoir validé  d’une signature aussi inutile que celle d’un prospectus, qui paraisse assorti au voyage de Bécon-les-Bruyères.
De même qu’il n’existe plus de bons enfants rue des Bons-
Enfants, ni de lilas à la Closerie, ni de calvaire place du Calvaire, de même il ne fleurit plus de bruyères à Bécon-les-Bruyères.
Ceux qui ne sont pas morts, des personnages officiels qui, en
1891, inaugurèrent la gare et des premiers joueurs de football
dont les culottes courtes tombaient jusqu’aux genoux, se rappellent
peut-être les terrains incultes où elles poussaient, les
quelques cheminées d’usines perdues au milieu d’espaces libres,
et les baraques de planches qui n’avaient pas encore les inclinaisons découvertes pendant la guerre. En retournant aujourd’hui en ces lieux, ils chercheraient vainement les drapeaux et les lampions, ou le vestiaire et les buts de leurs souvenirs. Bien qu’ils fussent alors adultes, les rues leur sembleraient plus petites.
Bécon-les-Bruyères a grandi sans eux. La ville a eu du mal,
comme le boute-en-train assagi, à se faire prendre au sérieux.
Les témoins de son passé la gênent. Aussi les accueille-t-elle
avec froideur, dans une gare semblable aux autres gares. Au hasard
d’une promenade ils retrouveraient pourtant quelques
bruyères, désormais aussi peu nombreuses pour donner un nom
à une cité que le bouquet de lilas d’une étrangère à une closerie.
Des maisons de quatre à huit étages recouvrent les champs où
elles fleurirent. Comme construites sur des jardins, sur des emplacements historiques, sur des terrains qui, au moment où l’on
creusa les fondations, révélèrent des pièces de monnaie, des ossements et des statuettes, elles portent sur leur façade cette expression des hommes qui ont fait souffrir d’autres hommes et
dont la situation repose sur le renoncement de leurs amis. Leur
immobilité est plus grande. Les habitants aux fenêtres, la fumée
s’échappant des cheminées, les rideaux volant au-dehors ne les
animent point. Elles pèsent de tout leur poids sur les bruyères
comme les monuments funéraires sur la chair sans défense des
morts. Et si, pour une raison d’alignement, l’un de ces immeubles
était démoli et que de nouvelles bruyères poussassent à
cet endroit, il semblerait à l’étranger que ce fussent elles, et non
celles qui ne sont plus, qui incitèrent les Béconnais, au temps où
la poste et les papiers à en-tête n’existaient pas, à embellir leur
village d’un nom de fleur, cela dans le seul but de plaire puisque
l’autre Bécon de France est trop loin pour être confondu avec
celui-ci. Il semblerait aussi à cet étranger que les bruyères naissent ici comme le houblon dans le Nord ou les oliviers sur les
côtes de la Méditerranée, que c’est la densité du sol qui ait déterminé cette appellation et non, ce qui est plus aimable, le hasard d’une floraison.

*
* *

Bécon-les-Bruyères existe à peine. La gare qui porte pourtant
son nom printanier prévient le voyageur, dès le quai, qu’en
sortant à droite il se trouvera côté Asnières, à gauche côté Courbevoie.
Il est donc nécessaire, avant de parler de cette ville, de
tirer à soi tout ce qui lui appartient, ainsi que ces personnes qui
rassemblent les objets qui leur appartiennent avant de les
compter. L’enchevêtrement des communes de banlieue empêche
d’avoir cette manie. Aucun accident de terrain, aucune de
ces rivières qui suivent le bord des départements ne les sépare.
Il y a tant de maisons que l’on pense être dans un vallon alors
que l’on se trouve sur une colline. Des rues simplement plus
droites et plus larges que les autres servent de frontières. On
passe d’une commune à l’autre sans s’en rendre compte. On a
déjà atteint Suresnes alors que l’on croyait se promener dans
Bécon côté Courbevoie.
En écrivant, je ne peux m’empêcher de songer à ce village encore plus irréel que Bécon, dont le nom teinté de vulgarité est frère de celui-ci, à ce village qui a été le sujet de tant de plaisanteries si peu drôles qu’il est un peu désagréable de le citer, à
Fouilly-les-Oies. Pendant vingt ans, il n’est pas un des conscrits
des cinq plus grandes villes de France qui n’ait prononcé ce
nom. Ainsi que les mots rapportés de la guerre, il a été répété
par les femmes et les parents. Mais il n’évoque déjà plus le fouillis et les oies d’un hameau perdu. Le même oubli est tombé sur
lui, qui n’existe pas que sur Bécon. Car Bécon-les-Bruyères,
comme Montélimar et Carpentras ont failli le faire, a connu la
célébrité d’un mot d’esprit. Il fut un temps où les collégiens, les
commis voyageurs, les gendarmes, les étrangers comparaient
tous les villages incommodes et malpropres à Bécon. C’était le
temps où les grandes personnes savaient, elles aussi, combien
de millions d’habitants avaient les capitales et la Russie ; le
temps paisible où les statistiques allaient en montant, où l’on
s’intéressait à la façon dont chaque peuple exécutait ses condamnés
à mort, où la géographie avait pris une importance telle
que, dans les atlas, chaque pays avait une carte différente pour
ses villes, pour ses cours d’eau, pour ses montagnes, pour ses
produits, pour ses races, pour ses départements, où seul l’almanach
suisse Pestalozzi citait avec exactitude la progression
des exportations, le chiffre de la population de son pays fier de
l’altitude de ses montagnes et confiant à la pensée qu’elles se–
raient toujours les plus hautes d’Europe. Les enfants s’imaginaient
qu’un jour les campagnes n’existeraient plus à cause de
l’extension des villes. Le cent à l’heure, les usines modèles qui
ne cessaient pas de travailler au moment où les excursionnistes
les visitaient, les transatlantiques en miniature des agences maritimes, imités parfaitement mais dont les lits des cabines n’avaient point de draps, les premières poupées mécaniques dont
les mêmes gestes, aux devantures des pharmacies, recommençaient
si vite que l’on restait avec l’espoir d’une autre fin, les aéroplanes à élastique dont les roues ne servaient pas à l’atterrissage étaient dans les esprits. Il y avait même des comètes
dans le ciel. Les derniers perfectionnements apportés aux télescopes
étaient expliqués dans les magazines. La ligne la plus rapide
du monde était Paris-Boulogne. Des revues scientifiques
paraissaient tous les mois. Des aigles attaquaient les avions, des
requins les scaphandriers. La maquette du tunnel sous la
Manche était prête. C’était l’Angleterre qui s’opposait à la construction de celui-ci.
Bécon-les-Bruyères naquit alors. Il fallait à la possibilité
proche du tour du monde en quatre-vingts jours, aux horizons
larges, aux cités tentaculaires un contrepoids. On s’habituait à
dire : « Il a beaucoup voyagé : il vient de Bécon-les-Bruyères.
C’est un Parisien de Bécon-les-Bruyères. » Cela devenait une
rengaine semblable à : « Et ta soeur ? » mais sans ces réponses
toutes prêtes qui donnaient successivement le beau rôle à l’un et
l’autre des interlocuteurs, car c’est à prononcer la dernière réplique que tendent de nombreuses gens.

*
* *

Comme devant une personne dont on vous a dit qu’elle est
drôle, et avec laquelle on demeure subitement seul à parler sérieusement après que l’ami qui vous l’a présentée est parti, on
est saisi, en arrivant à Bécon-les-Bruyères, de ce sentiment qui
veut que, du moment que les choses existent, elles cessent d’être
amusantes.
Bécon-les-Bruyères tant de fois prononcé, tant de fois sujet
de plaisanteries apparaît tout d’un coup aussi grave que Belfort.
Les panneaux de la gare, les bandes de papier collées sur les
verres des lanternes, les enseignes des magasins, où figure le
nom de la ville, ne provoquent aucun sourire. Les cheminots, les
voyageurs et les ménagères ne les remarquent même pas. Ils ont
oublié qu’ils habitent ce Bécon-les-Bruyères qui, avec les ans, a
acquis l’état d’esprit du personnage porteur d’un nom ridicule et
qui, toute sa vie, a entendu la même plaisanterie souvent poussée
à une brutalité, au point que plusieurs fois il a songé à demander
dans quel ministère il faut se rendre pour faire supprimer
légalement une ou deux syllabes de son nom. Bécon-les-
Bruyères cesse d’appartenir à l’imagination. On n’a plus la force
d’entraîner dans le ridicule tous ces gens qui ont des soucis et
des joies, toutes ces maisons dont les portes et les fenêtres
s’ouvrent comme ailleurs, tous ces commerçants qui obéissent à
la loi de l’offre et de la demande. On se sent devenir faible et petit, comme ces groupes d’amis qui, après s’être rendus dans un
endroit pour en rire, ne risquent aucune des plaisanteries qu’ils
avaient projetées et ne retrouvent leur esprit que le lendemain
quand, de nouveau, ils se réunissent.
En s’éloignant de la gare, comme aucune enseigne, aucun
signe ne rappelle l’endroit où l’on se trouve, on marche en se répétant : « Je suis cependant à Bécon-les-Bruyères. » Tout est
normal. Alors que l’on s’attendait à quelque chose, les immeubles
ont des murs et des cheminées, les rues des trottoirs,
les gens que l’on rencontre les mêmes vêtements que ceux de la
ville que l’on quitte. Rien de différent ne retient l’attention.
Comme si l’on était arrivé par la route, il faudrait arrêter
les passants qui portent un uniforme pour leur poser des questions,
acheter des gâteaux secs pour lire sur le sac l’adresse de
l’épicier. Il faudrait entrer dans les maisons et y lire, à tous les
étages, les mêmes papiers, les mêmes factures pour se reconnaître.

II

Les moeurs de Bécon-les-Bruyères sont plus douces que
celles de Paris. Il eût été incompréhensible qu’aucun intermédiaire
n’existât entre la complaisance des campagnes et la rudesse
des villes. Ce n’est pas la politesse provinciale. Les Béconnais,
avec un sens des nuances qui paraît inexplicable, ont tous
sur les lèvres l’injure parisienne toute prête ainsi que la phrase
aimable des campagnes. Ils ne se font pas rétribuer ces petits
services qui sont si difficiles à estimer. Les fournisseurs livrent à l’heure promise. Comme les grands magasins, ils font faire à
leur voiture lourdement chargée de longs détours pour déposer
à votre porte un paquet. Quand vous demandez où se trouve
une rue, on ne vous y accompagne pas mais on vous suit des
yeux jusqu’au premier tournant ; quand vous demandez du feu,
on ne vous donne point d’allumettes, mais on ne vous quitte que
lorsque votre pipe est bien allumée.
La population de Bécon-les-Bruyères ne ressemble pas à
celle d’une ville isolée. Elle n’a ni préoccupations ni amourpropre
locaux. Elle serait indifférente à la célébrité de l’un des
siens, à moins qu’il ne fût le plus grand de tous. On a beau se
promener dans tous les sens, on ne rencontre pas une statue. Il
n’y a point de mairie, ni d’hôpital, ni de cimetière. Il semble que,
comme dans une principauté, les habitants, chacun à leur tour,
balaient les rues, assurent l’ordre et réparent les conduites
d’eau. C’est durant toute l’année comme les jours de neige à la
campagne, lorsque chacun dégage sa porte.
Pendant un mois, tous les dimanches, les boulangeries
vendirent une quantité plus grande de flan. Ce fut le dessert favori
des Béconnais jusqu’à ce que le coeur à la crème, puis les
bananes vinrent le remplacer. On retrouve ainsi, à Bécon-les-
Bruyères, avec quelques jours de retard, les manies passagères
et secrètes des arrondissements de Paris que des statistiques, si
on s’amusait à les faire, révéleraient.
Il est en effet amusant de parler aux vendeurs et d’apprendre
par exemple qu’au mois de mai ils ont vendu plus de
paires de gants qu’au mois d’octobre de l’année précédente,
d’apprendre encore que le quartier des Ternes a consommé
dans la première semaine de juillet plus de cerises que celui de
l’École militaire.

*
* *

À des époques mystérieuses qui ne semblent répondre à
aucune fête connue, quelques forains viennent s’installer devant
la gare qu’ils devinent être le centre de la ville. C’est toujours
une chose qui étonne que l’étranger sache découvrir le centre
d’une ville. On dirait d’une réussite trop rapide et insolente. Les
loteries, en dressant du premier coup leur baraque à l’endroit le
plus animé, cela sans avoir marqué le pas sur une place déserte
ni s’être fourvoyées dans quelque faubourg, défient le petit
commerçant et font naître, dans la brume de son esprit, cette
constatation qu’il fait souvent que l’honnêteté ne sert de rien. Ce
n’est que le provisoire de leur stationnement, apparaissant à
l’inobservation de cette loi du commerce qui exige que deux
boutiques semblables ne voisinent point, qui le réconforte.
À peine arrivés, les forains se ravitaillent dans les plus
grands magasins, parlent, comme le voyageur, à la personne détestée
de la ville, demandent si l’eau est potable et passent indifféremment dans tous les camps.
Les loteries sont côte à côte, entourées d’Arabes qui veulent
gagner un kilo de sucre. On pense, en regardant les balançoires,
à ce qui arriverait si l’une d’elles se décrochait. Devant la gare,
deux manèges minuscules (poussés par leurs propriétaires, qui
marchent sur le sol même de la place, à des endroits qui n’ont
pas été faits à cette fin, une barre de cuivre par exemple, le flanc
d’un cheval qu’aucun enfant n’a enfourché) exécutent à chaque
voyage le même nombre de tours, si exactement que le cheval
jaune s’arrête toujours en face de la rue Nationale, et cela au son
d’un piano mécanique à musique perforée.
La T.C.R.P., à ces moments de l’année, est obligée de déplacer
le terminus de cette ligne d’autobus Place Contrescarpe-
Gare de Bécon dont l’établissement a été si long à cause des
heures d’affluence difficiles à situer, ce qui se fait sans peine
puisqu’il n’y a, à ce terminus, ni guérite ni employés, et qu’il suffit d’accrocher à un autre bec de gaz une petite enseigne en celluloïd.
Mais quand il arrive que les foires de Bécon-les-Bruyères
coïncident avec celles du Trône ou de Neuilly, les mêmes baraques
pourtant viennent s’installer sur la place de la Gare. Séparées
de leurs soeurs des grandes fêtes, elles ont cet air des
compétitions de second plan et des employés nommés directeurs
pour les vacances. On devine que ce serait manquer de délicatesse
que de parler des foires concurrentes à ces forains qui,
avant de s’approcher de vous, disparaissent derrière la toile de
fond de leur baraque. Ils ont des raisons si profondes de faire
bande à part que l’on n’oserait pas plus leur poser de questions
qu’à l’inconnu qui se promènerait deux heures dans la même
rue. Ce sont peut-être les esprits indépendants qui n’aiment
point la foule, ou bien les ambitieux qui préfèrent jouer un rôle
ici que de passer inaperçus là.

*
* *

Souvent des musiciens ambulants viennent de Paris. Ce ne
sont pas toujours les mêmes. Pourtant, comme si dans un journal
corporatif tel endroit était désigné comme favorable aux
concerts en plein air, ils s’installent toujours sur la gauche de la
place. Celui qui n’arrive qu’avec sa voix est joyeux. Porteurs de
mandolines et d’accordéons, les autres, qui ne peuvent, au cas
où des agents interviendraient, se mêler à la foule, parlent peu.
À l’arrivée de chaque train ils recommencent le même refrain,
cependant que les Béconnais, qui ont mille excuses pour arriver
en retard, le reprennent en sourdine.
De nombreuses corporations venues de Paris visitent ainsi
la banlieue. On s’imaginerait que ce dût être le contraire, à
cause des souvenirs de vacances où les paysans portaient au
bourg le beurre et les oeufs. Les petites voitures de mercerie ou
d’articles de Paris, les placiers, les garçons de café envahissent
chaque matin ce Bécon-les-Bruyères qui, comme les villes sur
les lignes maritimes, se plaint que le poisson mette si longtemps
à lui parvenir.
Parfois, un taxi le traverse. Il fait songer à ceux que l’on a
vus dans des cités plus lointaines et qui vous ont paru suspects.
Comme ces derniers il transporte un voyageur étrange, assis sur
le bord de la banquette, qui guette par les portières. Un parent
mort ; un rendez-vous d’affaires ; cinq minutes de retard faisant
manquer un héritage ; un attentat projeté ; une fuite après un
vol. On ne sait. Le chauffeur est excusé de ne pas connaître le
chemin le plus court. Sans provisions, sans couvertures supplémentaires, pactisant avec son client qui l’invite à boire à tous les carrefours, il parcourt des rues inconnues, se dirige vers une autre ville, en n’osant se retourner trop souvent pour regarder
son client.

III

Il est des gens qui travaillent à Bécon-les-Bruyères et déjeunent
à Paris. Tous ceux qui font le contraire songent à ces
fameuses mutations de la guerre, à cet espoir irréalisable de
changer sa situation avec celle d’un autre à qui elle conviendrait
mieux, à la personne charitable qui vous sauverait si elle vous
connaissait mais qui cesse d’exister dès qu’on lui parle, à tout ce
qu’il y aurait de bonheur sans l’impossibilité de joindre ce qui
devrait être joint. Ils songent aussi à la jeune femme qui aimerait
un vieux monsieur, au vieux monsieur qui ne peut la rencontrer,
aux entreprises où il manque justement un directeur,
aux parties de cartes où il manque un joueur, aux villages qui
leur plairaient, à l’homme qui serait leur ami.
La gare Saint-Lazare, que les Béconnais voient à un bout de
la ligne, est trop lourde pour Bécon-les-Bruyères qu’ils placent à
l’autre extrémité et paraît, à cause de cela, tirer cette localité à
soi, si bien que d’aller à Paris semble toujours plus court que
d’aller à Bécon.
Les voyageurs de banlieue connaissent la gare Saint-Lazare
dans tous ses recoins. Ils connaissent le bureau des réclamations,
celui où l’on délivre les cartes d’abonnement, les unes
avec photo, les autres plus communes, avec de simples coupons.
Les premières donnent droit à autant de voyages que l’on désire
dans le trimestre, ce qui a fait naître chez leur propriétaire le
goût des cartes. Une carte qui ouvre devant soi toutes les portes,
c’est une joie de la posséder. On finit même par ne plus la montrer,
par s’exercer à passer avec hauteur devant les employés,
certain que l’on est d’avoir le dernier mot, par s’imaginer que
l’on n’a pas de carte, que ce n’est que son attitude qui intimide
les contrôleurs, par en désirer d’autres, une pour les théâtres ou,
ce qui est plus facile, pour tous les cinémas d’un même consor–
tium, une pour les autobus et, si c’était possible, pour les taxis,
les bureaux de tabac, les restaurants.
En descendant du train électrique, sous le hall de la gare
Saint-Lazare, les Béconnais se sentent encore chez eux. Les
kiosques où l’on vend des jouets, des cigarettes, des articles de
Paris, des oranges, des cerceaux qui prennent peu de place
parce qu’on les accroche au-dehors, les fleuristes qui vendent
leurs bouquets surtout à midi moins le quart, avant que les invités
à déjeuner prennent leur train, le buffet à deux issues, à la
porte duquel la direction de la compagnie de l’Ouest-État n’a
mis aucun employé, non par oubli, mais parce qu’elle aime à
fermer les yeux, le repasseur à la minute dont les machines,
comme celles des inventions nouvelles, sont visibles à travers
des glaces, les portefaix dont quelques-uns sont fragiles, l’hôtel
Terminus qui tourne le dos à la gare leur sont familiers. De retour
chez eux, ils gardent de tout cela un certain goût. Une gare
est plus proche du progrès que tout autre endroit. D’avoir assisté
plusieurs fois aux embouteillages causés, place du Havre, par
les manifestations communistes, d’être passé, les jours de grève,
aux carrefours où se massaient les gardes républicains, d’avoir
entendu crier le départ des trains par un haut-parleur, de vivre
des journées dont les heures sont toutes de la même longueur
fait naître, dans l’esprit des Béconnais, des ambitions. Ils ne
veulent point de l’intimité de leur cité. Alors que les habitants
de Commercy mangent tous des madeleines, ceux de Chamonix
du miel, que les jeunes filles de Valenciennes sont vêtues de
dentelles, que les Bordelais ne boivent que du vin de Bordeaux,
les Béconnais, eux, ne se servent point du savon Y… fabriqué
dans leur ville. Seuls quelques vieillards, qui, lorsqu’ils vont à
Paris, ne prennent que les trains vides de dix heures du matin,
entretiennent des relations de petite ville. Le soir, ils jouent à la manille dans la brasserie de la rue Nationale sans se soucier des
jeunes mariés qui, pour ne pas faire le café, sont descendus le
boire après le dîner. Ils possèdent, sur les terrains qu’ils se refusent à vendre, de petites bicoques où ils rangent des outils et réparent leur mobilier. Ils sont à la fois retraités, ouvriers et paysans. Selon que les fleurs ou l’arbre fruitier de leur jardin poussent bien ou mal, ils savent si les récoltes de la France sont
bonnes ou mauvaises.

*
* *

Les horaires, avec leurs côtés Bécon-Saint-Lazare et Saint-
Lazare-Bécon, sont collés sur les glaces de tous les magasins ou
distribués comme prime, ainsi que des sachets parfumés. Dans
la hâte de trouver son train, on ne sait jamais, avant quelques
secondes de réflexion, s’il faut les lire au recto ou au verso. Ils
sont si pleins d’heures qu’ils semblent inexacts comme si, vers
la fin de la journée, les trains ne marcheraient plus que mêlés
les uns aux autres ainsi que les tramways après un encombrement.
Ils rappellent pourtant, aux instants de bonne humeur, d’autres horaires semblables, ceux des funiculaires, ceux des bateaux
sur les lacs, ceux de la même excursion qui a lieu plusieurs
fois par jour.
Chaque Béconnais possède un de ces horaires peu digne
d’être mêlé aux papiers d’identité, dont il connaît par coeur le
premier et le dernier train. Celui-ci part de Saint-Lazare à minuit
quarante pour permettre aux voyageurs qui aiment à
s’attarder ou à se restaurer après le théâtre de rentrer chez eux,
cela à cause d’une sollicitude officielle de quelque directeur marié
que l’on imagine habitant la banlieue, rentrant tard lui aussi,
et donnant l’ordre de reculer l’heure du dernier train.
Ce genre de sollicitude amène à parler de toutes ces décisions
prises en vue d’améliorer le sort du public et fait songer à
ces chefs de service, à ces conseillers municipaux, à ces préfets
qui, par des mesures heureuses, ne perfectionnent qu’un point
de la vie quotidienne. On sent alors le contraste qui existe entre
les petites améliorations et tout ce qu’il a fallu de démarches, de
patience, de formalités pour les faire accepter. On sent que dans
le public il se trouve justement des gens qui sont cause de ces
retards. Serré dans le train électrique, on les cherche des yeux.
Et parfois l’on devine, à un regard posé sur soi, que l’on est
soupçonné d’être un de ceux-là. Qu’il faille ainsi surmonter tant
de difficultés pour modifier un détail quelconque contribue à
donner aux Béconnais une idée de la grandeur du monde qui les
poursuit jusque dans leur demeure, les hante parfois la nuit et
laisse sur leur visage une expression plus rêveuse que celle d’un
Parisien.
Ils ont, comme les soldats, conscience du nombre. Ils sentent
que c’est parce qu’il y a trop d’hommes sur la terre que tout
est difficile à arranger. De côtoyer journellement plusieurs milliers de personnes leur donne une connaissance telle des difficultés que surmontent les pouvoirs publics pour organiser les
choses les plus simples qu’ils leur sont plus indulgents. Ils comprennent, mieux que l’habitant des villes ou des campagnes, la
tâche de ceux qui ne doivent adopter que des mesures qui plaisent
à tous. Celles-ci sont multiples. Parfois les Béconnais, lorsqu’ils
ont le temps, s’amusent à les énumérer. Les guichets des
lignes de banlieue ne ferment jamais, même aux heures creuses.
Les trains sont affichés électriquement depuis un mois. Le signal
de départ n’est donné que lorsque la grille d’accès au quai
est tirée. Des cabines téléphoniques ont été aménagées à cinquante
mètres les unes des autres. Des flèches indiquent les sorties,
les entrées, les consignes, les salles d’attente. L’intérêt du
public domine tout. C’est dans les gares que les journaux du soir
arrivent d’abord. Les lignes d’autobus et de métro convergent
vers elles. Une sorte de lien, aussi ténu que celui qui attache
tous les possesseurs d’un billet d’une même tombola, unit les
Béconnais lorsque, le soir, mêlés aux Versaillais et aux Courbevoisiens, ils attendent ensemble leur train à la gare Saint-
Lazare. Du ciel, semble-t-il, les lampes à arc éclairent les voies.
Malgré la fumée, les sifflements, le vacarme, une buée légère
semblable à celle qui flotte en été, sur les fleuves, vole au fond
de la gare. Avant que le train s’immobilise complètement, les
voyageurs cherchent à deviner où s’arrêteront les portes. Ils
sont seuls avec eux-mêmes, sauf ces quelques-uns qui prennent
tout ce qui les entoure au sérieux et que la moindre anicroche
trouble. Car il en est qui, de faire partie de cette foule pour laquelle tant de bienveillantes mesures sont prises, se sentent
personnellement honorés, ainsi que ces soldats de la visite d’un
général faite à leur régiment. Ils ont conscience que, de toutes
parts, on s’efforce de leur faciliter la vie. Et quand ils quittent le secteur des protections officielles pour rentrer chez eux, seuls
en face du peu qu’ils possèdent, ou pour se perdre dans les rues,
ils se sentent un instant, au moment de la transition, désemparés.

IV

Le Béconnais aime discrètement sa ville. Il en parle peu,
ainsi que d’un fils bouffon un père sérieux. La tendresse qu’il
porte à son pays, il la dissimule. La poésie que prête le temps
aux choses près desquelles on a vécu et dont on ne saurait se libérer même si l’objet, des années plus tard, apparaît peu digne
de soi, les souvenirs, de savoir comment était le terrain sur lequel
une grande maison est bâtie, quel magasin précédait tel
autre, ont fait naître dans le coeur des vieux Béconnais un
amour qu’ils n’avouent pas, dont ils se défendent, mais qui
perce aux jours des innovations et des décisions heureuses de la
municipalité de Courbevoie.
La pluie qui tombe dans les rues grises, le bruit des trains
et leur fumée (car il est encore des trains à vapeur, leur suppression n’étant envisagée que pour 1931, ce qui fait songer à toutes ces améliorations à venir que l’on attend sans y penser pour
qu’elles arrivent plus vite), la boue légère qui recouvre les trottoirs, les rues désertes n’altèrent en rien leur amour.
Il est dans chaque ville un endroit qui, pour des raisons
mystérieuses (ces mêmes raisons que le passant découvre lorsqu’il
remarque, de temps en temps, qu’un café est désert alors
que celui qui se trouve en face est plein, et auxquelles il pense
parfois avec une telle intensité qu’il arrive plus vite chez lui),
devient une sorte de promenade, le lieu de rendez-vous, cela
simplement à cause de sa disposition au midi, de quelques terrasses
de café, d’une maison dépassant l’alignement.
À Bécon-les-Bruyères, cet endroit, qui s’appelle le passage
des Lions à Genève, le port à Marseille ou les quinze mètres du
cours Saint-Louis, la place du Marché à Troyes, n’existe pas. Le
voyageur habitué à le découvrir le jour même en toute ville, qui
ne peut se plaire avant, qui habite justement l’hôtel le plus
proche de lui, pourrait en désespoir de cause se rabattre sur le
commencement de l’avenue Gallieni qui, donnant sur la place
de la Gare égayée par deux cafés, est la voie la plus passante de
la ville. Mais en quelque autre lieu que l’on se trouve, on est
comme dans l’une de ces rues perdues où l’on cherche une
adresse. Le jeune homme taciturne qui a rêvé d’une route abritée
pour se rendre à l’auberge ensoleillée d’un village ne trouverait
à Bécon que poussière et boue. Les terrasses sont trop
étroites pour que l’on s’y sente à l’abri. Les rues trop longues et
désertes mènent vers d’autres rues aussi longues et aussi désertes,
bordées de pavillons, de maisons en construction, de terrains
à vendre. Quand une place enfin vous délivre de ces voies
interminables et vous fait espérer un centre proche, elle est clôturée de murs et de palissades de chantiers. Aucune statue ne se
dresse au milieu. Elle n’existe que parce qu’il faut ménager des
espaces libres au cas où cette banlieue deviendrait aussi peuplée
que Paris.
Puisqu’il faut des années pour s’habituer à des noms
propres qui ne sont pas en même temps des noms familiers, il
semble que ce soit dans une ville de rêve que l’on s’avance
quand, pas consacrées par une longue présence dans les annuaires
et les calepins, les rues s’appellent Madiraa, Ozin ou
Dobelé. Pourtant il en est qui s’appellent Gallieni, Tintoret, de la
Sablière, Édith Cavell. Celles-ci ont l’air d’appartenir à de
grandes villes et l’on s’y sent moins perdu. Le règlement de la
préfecture qui veut que les rues soient numérotées dans le sens
du cours du fleuve est observé. Mais comme on ne sait dans
quel sens coule la Seine, c’est tout à coup au numéro 200 d’une
avenue que l’on se trouve, alors qu’on pensait être à sa naissance.
 
*
* *

La gare, au bout de laquelle il reste du terrain pour les
agrandissements futurs ainsi que de l’étoffe ourlée au bas des
robes des fillettes, est le centre de Bécon-les-Bruyères. Elle
donne accès, par ses côtés Asnières et Courbevoie, à deux places
désolées où voisinent toutes les boutiques de la ville et où, à six
heures du soir, s’attendent les Béconnais venus par des trains
différents.
Il est dans chaque ville une rue qui, bien qu’elle ne soit pas
la plus importante et qu’elle ne mène nulle part, revient plus
souvent sur toutes les lèvres. Elle s’appelle à Bécon : rue du Tintoret, sans que l’on puisse savoir pourquoi. Elle part justement
de l’une de ces places, entre deux cafés semblables dont l’un est
naturellement moins fréquenté que l’autre, et qui, les jours de
fête nationale, sont réunis par-dessus la chaussée à l’aide de
banderoles tricolores et de ces mêmes réclames pour apéritifs
interdites à Paris. Elle meurt cent mètres plus loin dans un dédale
misérable et aéré. L’air est le seul luxe de cette banlieue. À
mesure que l’on s’éloigne, les chambres meublées affichées dans
les boulangeries demeurent toujours à trois minutes de la gare.
Le jeune sportif qui veut avoir la distance dans le regard contemple
chaque matin cette rue du Tintoret. Un garage y est installé,
sans verrières parce qu’il occupe le rez-de-chaussée d’un
immeuble. En face se trouve une agence de location en appartement,
signalée par des pancartes mieux écrites que celles des
boulangeries et par des photographies de villas, exposées dans
une fenêtre ordinaire transformée en devanture.
Car il est des Parisiens qui viennent à Bécon-les-Bruyères
avec l’espoir de trouver un appartement et qui, sans prendre
garde aux papillons qui recouvrent les murs, parfois même les
endroits où il est défendu d’afficher, se dirigent tout droit vers
elle, prévenus par un panneau de publicité qu’ils ont aperçu du
train s’ils étaient assis à la gauche de leur compartiment. Tous
les inconvénients de la banlieue, ils les ont éliminés par des raisonnements.
La brièveté du trajet les a mis de bonne humeur.
« C’est une légende, les ennuis de la banlieue. Après tout, l’air
est meilleur ici qu’à Paris. Bécon est sur un plateau. On n’a mis
que neuf minutes pour venir. » Ils entrent dans l’agence. On les
prie de s’asseoir à côté du plan de Bécon-les-Bruyères qui
n’existe pas imprimé et qu’un commis-architecte a tracé et
peint, à côté d’une pile de cartes de visite commerciales qui
n’ont jamais été séparées les unes des autres.
Quand on s’est entendus pour visiter un appartement, le
propriétaire de l’agence remet sa clef à un commerçant voisin
afin qu’il la donne à sa femme quand elle rentrera et conduit ses
clients : « Bientôt, il ne passera plus de trains à vapeur, dit-il. La voie sera électrifiée. Nous sommes à neuf minutes de Saint-
Lazare. C’est aussi pratique pour ceux qui travaillent dans le
centre que les quartiers sud de Paris. On a tort de s’imaginer
que la banlieue est mal desservie. Vous avez des trains toutes les
trois minutes aux heures d’affluence. D’ailleurs Paris se déplace
vers l’ouest. »
Il est à Bécon-les-Bruyères des terrains à vendre depuis
sept francs le mètre. Sur certains d’entre eux, des maisons
s’élèvent lentement. Quand elles sont terminées, des Béconnais
mal logés regrettent de n’avoir pas retenu un appartement alors
qu’il était encore temps. Ils s’accusent d’imprévoyance. Ils en
viennent à penser qu’il en sera toujours ainsi dans leur vie,
qu’ils ne sauront jamais être heureux.

V

Tous les trains de Versailles et des Vallées ne s’arrêtent pas
à Bécon-les-Bruyères. Les voyageurs qu’ils transportent ont
l’impression que les Béconnais arrivent en retard en les voyant
sur les quais en train de lire leur journal. Ils éprouvent, à cette
supposition, un sentiment de contentement. Ils sont si nombreux
à le ressentir qu’il semble, une seconde, que c’est ce sentiment
lui-même qui passe sur la voie.
Les Béconnais redoutent chaque jour la panne d’électricité.
Elle joue un rôle important dans leur vie. Elle est continuellement
suspendue au-dessus de leur tête. Fort heureusement, elle
est aussi rare que la mort d’un camarade, mais aussi tragique.
C’est une supposition que font quotidiennement les habitants
de Bécon, que celle d’une mort retardant le trafic. Ils se
demandent chaque fois si, en ce cas, le service serait interrompu
et combien de temps il faudrait pour qu’il reprît normalement.
Comme le spectateur qui croit n’avoir point de chance dans la
vie et qui pense que, justement parce qu’il se rend au théâtre, la
vedette sera malade, il est des Béconnais qui supposent que, du
seul fait qu’ils prennent le train, il arrivera quelque chose.
La panne est leur épouvantail. Car ils vont tous au théâtre.
Les préparatifs, les calculs, les repas pris avant la tombée de la
nuit, tout cela fait surgir devant eux cette panne qui s’opposerait
à leur plaisir avec la violence d’une catastrophe ou d’un deuil
appris au moment de partir.

*
* *

La gare de Bécon-les-Bruyères sans chef de gare, sans gare
de marchandises, et les huit voies qui vont jusqu’à Paris séparent
Asnières et Courbevoie comme un fleuve. Un tunnel fétide,
au lieu de la passerelle désirée par tous les habitants, relie les
deux communes. Il fait songer aux petites villes où il n’y a qu’un
pont et où, pour approcher la jeune fille aperçue sur l’autre
berge, il faut crier si votre voix est belle, lui faire signe de marcher comme vous dans la même direction jusqu’au moment où,
à cause d’une maison trempant dans le fleuve ou d’un bateau
amarré qui dépasse trop le niveau de l’eau, on la perd de vue.
On ralentit alors pour ne pas arriver le premier à l’espace libre,
de peur que dans l’absence on ne pense qu’elle ait disparu. On
se retrouve pourtant avec quelques mètres d’écart comme
quand, avec un ami, on a parié qu’un chemin est plus court
qu’un autre.
Bécon-les-Bruyères est donc partagé en deux, ainsi que ces
coupes d’hommes sans organes mâles sur les planches d’anatomie
et ces oeufs de carton qu’il faut ouvrir pour savoir laquelle
des deux moitiés est le couvercle. Cette séparation faite, il ne
reste plus que d’un côté Asnières, de l’autre Courbevoie, si bien
que les lettres adressées simplement à Bécon-les-Bruyères arrivent
au hasard dans l’une des deux postes.
Comme quand on débouche sur une vaste place, on aperçoit
en sortant de la gare de Bécon, par une porte qui, pour tant
de voyageurs, s’ouvre et se ferme ainsi que celle d’un magasin,
un ciel plus large où les avions et les oiseaux demeurent presque
aussi longtemps qu’à la campagne et où ils deviennent si petits
que l’on s’arrête pour ne pas les perdre de vue. Semblable au
dôme d’une coupole, lorsqu’on a monté l’escalier, ce ciel penche.
Il penche vers Paris que l’on sent plus bas.
Il est des endroits autour des grandes villes où, lorsque l’on
s’y promène, on ne peut s’empêcher de penser que si la révolution
éclatait ils resteraient aussi paisibles. Ils sont si déserts et si
lointains qu’une insurrection perdrait presque tous ses mem–
bres avant d’y arriver, à moins que le chef ne donnât des ordres
précis et ne fixât, par exemple, le rassemblement de ses troupes
en l’un de ces endroits. Et le Béconnais se rassure en pensant à
tous les quartiers, à toutes les villes de banlieue qui existent, et
finit par se convaincre que la probabilité d’une marche sur Bécon-
les-Bruyères est plus petite que un dix millième. Il faudrait
vraiment une grande malchance pour que justement l’émeute se
dirigeât sur sa cité. C’est presque impossible. On le devine
d’ailleurs aux rideaux légers des villas, aux étalages des magasins,
à la grille fragile de la succursale du Crédit lyonnais, au visage
serein de ces bijoutiers, les mêmes qui, dans les rues désertes,
font que l’on se demande comment ils vivent.
Mais en supposant que la révolution éclatât dans le reste de
la France et que Bécon-les-Bruyères fût isolé, il apparaît tout de
suite qu’une grande fraternité unirait tous les habitants, qu’ils
formeraient aussitôt des ligues, des groupements de défense,
qu’ils mettraient, jusqu’au retour des temps meilleurs, leurs
biens en commun.

VI 

Bécon-les-Bruyères n’a point d’environs. À l’endroit où ils
devraient commencer, on se trouve dans une autre commune
semblable à celle que l’on quitte et dont la rue principale,
qu’empruntent ces tramways trop vieux pour Paris, conduit sur
la place centrale d’une autre ville et s’arrête, faute de rails, devant une mairie que seuls un drapeau et des tableaux grillagés
signalent à l’attention. C’est chaque fois un sujet d’étonnement
que les édifices publics soient plus modestes que les maisons
privées. Instinctivement, on désirerait que ce fût le contraire,
que le plus beau château fût l’hôtel de ville.
Ces artères principales de banlieue, jalonnées de poteaux
télégraphiques sur lesquels des afficheurs amateurs collent des
annonces avec un timbre pour leur propre compte, des afficheurs
professionnels des réclames jaunes pour achats de bijoux,
semblent interminables quand on les suit à pied. Les maisons
basses dont les habitants ont l’air de s’y être installés parce
qu’elles étaient abandonnées, les jardins dont les feuillages
prennent la poussière comme des visières, les usines de deux
cents ouvriers se succèdent sans égayer la route. Tout est clôturé,
même les terrains les plus vagues. Comme dans les rues de
Paris, aucune borne kilométrique ne permet de s’amuser à
compter ses pas. De distance en distance, un réverbère dont le
pied sert d’armoire aux cantonniers fait songer à l’allumeur qui
ne peut en allumer qu’une douzaine, une boîte aux lettres à
celles qui n’inspirent pas confiance et où l’on craint que les
lettres ne demeurent une semaine avant de partir. Soudain,
alors que l’on vient de parcourir deux ou trois kilomètres entre
des murs couverts de tessons, pris dans le ciment comme des
pierres dans la glace, entre des grilles au travers desquelles jamais personne n’a caressé une bête, apparaît une guérite toute
neuve destinée à abriter les gens qui attendent un tramway. Un
plan sous verre de la banlieue y est fixé à l’intérieur. Aucune
arabesque modern style ne l’alourdit. Elle est droite, propre,
pratique. Puis une ville inconnue surgit. Elle possède sa gare
que les trains de Bécon-les-Bruyères ne traversent pas. Elle a
d’autres magasins, un oculiste, un rétameur, une triperie. On
devine brusquement qu’elle est mieux ravitaillée en fruits, mais
moins bien en légumes. Comme ces vendeurs qui sur les marchés
tentent d’écouler un arrivage d’oranges ou de fleurs, les
commerçants de ces villes de banlieue, qui, à cause du transport,
se sont trop approvisionnés d’une denrée, la recommandent
durant des jours.

*
* *

La Seine est à six minutes de la gare de Bécon-les-Bruyères.
Ses berges ont vieilli. Elles ont cinquante ans, elles qui n’eussent
pas dû avoir plus d’âge que les campagnes. Elles sont du temps
des guinguettes, des parties de canot et des fritures. Les chalets
des sociétés d’aviron de la Basse-Seine ou d’Enghien bordent le
fleuve à un endroit qui fut champêtre. Un pont métallique sur
lequel passent tous les trains les couvre maintenant de son
ombre froide. Leurs murs, faits d’un ciment dont la teinte imite
celle des rochers et de troncs d’arbres qui ont encore leur
écorce, gardent pourtant un air rustique. Le dimanche, quand
les portes à deux battants sont ouvertes, on s’aperçoit que les
fenêtres de ces chalets sont fausses, que le rez-de-chaussée n’est
qu’une vaste remise où sont suspendus par ordre de grandeur,
les uns au-dessus des autres, les canots des adhérents. Puis ce
sont plus loin des maisonnettes entourées de jardinets, à la
grille desquelles le système de sonnette est si rudimentaire qu’il
semble avoir été posé par des enfants. Des chambres meublées,
avec facilité de faire la cuisine, sont à louer. C’est cette fois à
quatre ou six minutes de la gare qu’elles se trouvent, mais cela à
la condition de connaître ces chemins de traverse qui disparaissent
un à un à chaque nouvelle construction, sans que les propriétaires
doublent les horaires indiqués.
En longeant les bords de la Seine, l’attention se porte sur
tout ce qu’elle charrie. À voir les corps des bêtes mortes
échouées sur les berges rocailleuses, à côté de ces sacs mystérieux,
soigneusement fermés, qui n’ont plus de teinte, qui contiennent
on ne sait quoi, que personne n’ose ouvrir, même les
agents cyclistes, une sorte de lumière éclaire la politique du
chien crevé. Ce qui jusqu’alors n’avait semblé qu’une image
prend tout à coup une signification profonde. Les chiens morts
qui suivent le fil de l’eau existent vraiment, mais d’une autre
manière que la foudre qui tombe sur un arbre.
À cause de la force d’attraction, des morceaux de bois, de
l’écume, des parties d’objets que l’on ne reconstitue point, des
boîtes de fer-blanc, au fond desquelles est resté un peu d’air,
flottent autour des péniches amarrées. Sur l’autre rive, l’usine
Hotchkiss éveille des souvenirs de mitrailleuses, et de cet après-guerre où les industriels, afin d’utiliser leur matériel, modifiaient si peu de chose à leurs fraiseuses et à leurs tours pour
qu’ils fissent, au lieu d’obus et de canons, des automobiles et des
machines agricoles. Plus loin, devant l’usine à gaz si haute
qu’elle dissimule les gazomètres, qui mieux que les cheminées
satisferaient le désir de connaître ce qui se fabrique là, des chalands sont immobiles au pied de sortes de toboggans d’où glisse
ce même mâchefer que les soldats en occupation allaient chercher
dans la banlieue de Mayence, pour faire une piste cendrée
destinée aux championnats de corps d’armée. Plus loin encore,
d’autres chalands chargés de ferraille attendent qu’on les décharge.
Cela semble aussi incompréhensible qu’ils soient utilisés
au transport de vieilles poutrelles, d’escaliers de fer tordu, de
tôle ondulée, de chaudières rongées par la rouille que ces trains
qui barrent parfois durant une heure les passages à niveau à celui
du sable ou des pierres. Dans l’enchevêtrement de cette ferraille,
on reconnaît des wagons que l’on n’imaginait pas devoir
être transportables, des châssis dont les trous réservés aux boulons
sont vides, des signaux, des carcasses de baraque, des chevaux
de frise, des fils télégraphiques liant tout cela, des machines
agricoles qui furent neuves, huilées, livrées avec soin,
dont les poignées furent enveloppées de papier, qui eurent une
valeur sur les catalogues. Les formes multiples et compliquées
de cette ferraille, le cercle des roues, les pas de vis, la ligne
droite d’un levier n’ont pas plus de valeur que celle du minerai
sortant de la terre. Toutes ces machines emmêlées les unes aux
autres ne sont plus que du fer brut que l’on vend au kilo. Les
gens qui en connaissent le prix doivent être étranges. Alors
qu’aux jours de repos peu de chose rappelle aux fonctionnaires
leur profession, eux ne peuvent sans doute pas se promener
sans estimer les balustrades, les réverbères et les ponts de fer.
Quand une statue de bronze ou le triton d’un bassin disparaît,
c’est dans leur corporation que la police cherche le voleur. On se
demande, devant ces tonnes de ferraille, comme devant la hotte
d’un chiffonnier, ce que cela peut bien valoir. On passe par tous
les prix ; on les compare à ceux des objets de première nécessité
; on s’interroge pour savoir si cinq kilos de plomb valent une
cravate. Il vous apparaît que c’est un monde mystérieux que celui
où tombent toutes ces choses qui furent neuves, que l’on eût
pu transporter dans son jardin, avec lesquelles votre maison eût
pu être consolidée. Devant une de ces machines, comme devant
la plus vieille automobile, on se demande maintenant si on
l’achèterait pour deux francs. Et ceux qui ont songé parfois à la
vente au kilo des métaux, de voir soudain tant de tonnes en face
d’eux, sont pris d’un doute et se demandent si elles sont vendues
ou bien si, au contraire, on a payé pour s’en débarrasser.
Dans une île, en face de l’usine à gaz, se trouve le cimetière
aux chiens qui, avec la traversée de Paris à la nage et l’affluence
des gares, sert à alimenter les journaux en été. La statue du
saint-bernard qui sauva quarante et une personnes et fut tué
par la quarante-deuxième se dresse à l’entrée. Elle contribue
tout de suite à imprégner l’air de toutes les formes de la gratitude.
Le sentiment qui fait répugner l’homme à de petits cer–
cueils ne s’éveille pas ici. Les tombes sont petites, plus petites
que celles des enfants que l’on met dans des cercueils trop
grands pour eux. Il semble que ce soit dans un cimetière d’amants
que l’on s’avance. Les monuments, qu’ils soient fastueux
ou modestes, et sur lesquels sont gravés des prénoms seulement,
recouvrent tous des corps qui furent aimés. En lisant ces
prénoms, on sent que l’on pénètre dans mille intimités. Les photographies émaillées, jaunies par les ans, accrochées aux stèles,
car on peut planter des clous dans la pierre, représentent des
chiens fidèles et font imaginer, par-delà le photographe, une
jeune femme qui les menace du doigt pour qu’ils restent immobiles.
Boby, Daisy, vous dormez ici depuis 1905. Mais qu’est devenue
votre maîtresse, et cette peau d’ours blanc, et cette table
légère sur lesquelles on vous a photographiés ?
À la pointe du cimetière se trouve une plate-forme de ciment
armé où fut installée, pendant la guerre, une batterie
contre les avions. Le ciment s’est cassé. Les tringles de fer ont
été tordues pour dégager un sentier qui conduit au sommet d’un
talus. À la fin de l’après-midi, on aperçoit de là, comme d’une
colline, le soleil au bas du ciel, un peu au-dessus de la Seine.
Sans le dernier pont, si petit qu’il n’a point d’arche, c’est dans
l’eau même du fleuve qu’il se coucherait. Mais on est trop près
de Paris. C’est tout de même encore derrière des pierres que le
soleil disparaît.

VII

Bécon-les-Bruyères a ses distractions. Cette jeune fille qui,
en juillet, vêtue comme à la mer d’un sweater et d’une jupe de
flanelle blanche, porteuse d’un filet de balles de tennis, longe la
voie de chemin de fer à l’endroit où, durant vingt mètres, les villas et les arbres font qu’il semble que l’on se trouve dans une
ville d’eaux, est heureuse. Elle se rend aux tennis de Bécon. Une
palissade surmontée d’un grillage que les balles font trembler,
dont les planches, emboîtées comme les lames d’un parquet,
formèrent avant le toit d’une baraque (puisqu’elles conservent
encore les ouvertures par où passèrent les tuyaux des poêles),
les dissimule.
Les habitants de Bécon-les-Bruyères aiment à se rendre le
samedi ou le dimanche soir au cinéma. Le « Casino de Bécon »,
semblable à quelque garage de plâtre, est surmonté d’un fronton
décoré de guirlandes au milieu desquelles l’année de la construction, 1913, est inscrite, comme si la direction, qui n’est
d’ailleurs plus la même, tenait encore à rappeler l’année de sa
première représentation. Elle a pris une importance subite pour
le propriétaire. Car les cinémas, comme les bohèmes qui en
vieillissant s’attachent aux signes extérieurs d’une situation,
veulent aujourd’hui faire aussi sérieux que les maisons de commerce.
Dans chaque ville il existe des gens étranges qui ne semblent
habiter un lieu que provisoirement, qui viennent de pays
inconnus, qui ont eu des aventures. Mais aucun d’entre eux ne
réside à Bécon. L’homme mécontent d’y vivre, l’homme sur dix
mille qui dans les villes est fou, qui prétend qu’un rayon de soleil, en traversant le méconium, se transformera en or, qui a un
brevet pour quelque invention, qui est recherché par la police,
qui sera riche du jour au lendemain, ne se rencontre pas. Il n’est
point d’habitants mystérieux. Personne ne souffre. Il n’est point
de jeunes femmes qui, abandonnées par un homme, sont sur le
point de se lier avec un autre, ni d’adolescents amoureux d’une
amie de leur mère, ni de directeurs ruinés par une passion, ni de
maîtresse d’un ministre. Celui qui, à un moment de déchéance,
échouerait à Bécon-les-Bruyères se sentirait tombé si bas qu’il
en partirait aussitôt. Il ne pourrait même pas y vivre avec humilité.
Il n’est point encore de savants incompris, de grands
hommes méconnus, de condamnés graciés. Tout y est honnête
et égal. Tous vivent paisiblement. Les changements sont lents à
se faire. C’est deux ans à l’avance qu’une famille se décide à
quitter la ville, des époux à divorcer. Il n’y a de meurtres que
dans les rues ou les cafés. Et les criminels ne sont jamais béconnais.

*
* *

Quand le temps est brumeux, que les maisons, vides
comme les casernes à l’heure de l’exercice, sont silencieuses,
que les teintureries sont froides, perdues et éloignées du contact
hebdomadaire de l’usine de dégraissage, que la bière des cafés
est livrée, que les boutiquiers sont revenus des halles, une
lourde tristesse pèse sur Bécon-les-Bruyères.
Dans le calme de la matinée, on n’imagine aucune femme
encore couchée avec son amant, aucun collectionneur comptant
ses timbres, aucune maîtresse de maison préparant une réception,
aucune amoureuse faisant sa toilette, aucun pauvre recevant
une lettre lui annonçant la fortune. Les moments heureux
de la vie sont absents. Les enfants sont aux lycées d’Asnières ou
de Paris. Personne n’attend depuis plusieurs jours un rendez-vous.
Aucun soldat ne doit être libéré. Personne n’est nommé à
un poste supérieur ni ne rêve d’un long voyage. C’est l’enlisement.
Derrière les murs gris des maisons, les appartements
ne communiquent pas entre eux par des escaliers mystérieux.
Le passant qui ailleurs est peut-être député, acteur ou banquier
n’est ici que commerçant. Parfois, sur la voie, un civil qui n’est
que contremaître commande à deux manoeuvres et mesure lui-même.
Il ne doit pas donner sa démission à la fin du mois. Il ne
fait que vivre dans la crainte d’être renvoyé et d’être obligé de
recommencer, comme ouvrier, dans une autre compagnie. Parfois,
le fruitier ferme plus tôt son magasin. Il ne doit pas,
comme ailleurs, passer sa soirée à s’amuser. Parfois encore la
marchande de journaux de la gare lève plus tard que d’habitude
le rideau de fer de sa boutique. Elle n’a pourtant pas, comme
ailleurs, un amant nouveau qu’elle ne peut se résoudre à quitter.

*
* *

Un jour peut-être, Bécon-les-Bruyères, qui comme une île
ne peut grandir, comme une île disparaîtra. La gare s’appellera
Courbevoie-Asnières. Elle aura changé de nom aussi facilement
que les avenues après les guerres ou que les secteurs téléphoniques.
Il aura suffi de prévenir les habitants un an d’avance. Il
ne s’en trouvera pas un pour protester. Longtemps après, de
vieux Béconnais, comme ces paysans qui, en été, vous donnent
l’ancienne heure, croiront encore habiter Bécon-les-Bruyères.
Puis ils mourront. Il ne restera alors plus de traces d’une ville
qui, de son vivant, ne figura même pas sur le plus gros des dictionnaires.
Les anciens papiers à en-tête auront été épuisés. Les
nouveaux porteront fièrement Courbevoie-Asnières. Bécon aura
rejoint les bruyères déjà mortes.
Aussi, en m’éloignant aujourd’hui de Bécon-les-Bruyères
pour toujours, ne puis-je m’empêcher de songer que c’est une
ville aussi fragile qu’un être vivant que je quitte. Elle mourra
peut-être dans quelques mois, un jour que je ne lirai pas le
journal. Personne ne me l’annoncera. Et je croirai longtemps
qu’elle vit encore, comme quand je pense à tous ceux que j’ai
connus, jusqu’au jour où j’apprendrai qu’elle n’est plus depuis
des années.

Février 1927.


 

5 mars 2018


Wittgenstein et la vie véritable : 
le Tractatus, les Carnets et l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï






Le 2 septembre 1914[1] Wittgenstein fait mention de sa première lecture de l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï[2]. Il l’emporte avec lui partout où la Guerre le mène. Le philosophe est connu de ses camarades comme « l’homme à l’Évangile », et Wittgenstein lui-même l’affirme : le livre lui aurait « sauvé la vie »[3]. Dans les remarques plutôt intimes de ce carnet, on voit des formules et des prières sans doute inspirées de l’œuvre de Tolstoï, et il est évident que le caractère de Wittgenstein souffre de l’influence de la doctrine chrétienne telle qu’étalée sur les douze chapitres où est enseignée la leçon d’abandon et d’humilité du Christ. Son admiration presque mythique pour Tolstoï, le contexte de la Première Guerre et le fait qu’il recommandait la lecture de l’Abrégé à tous comme s’il s’agissait d’une sorte de remède – comme plus tard plusieurs autres textes littéraires de l’écrivain russe – semblent suggérer à quelques commentateurs une influence fortement, mais simplement, personnelle, et que pourtant j’aimerais appeler ici, « périphérique » – par contraste à la influence reconnue « directe » de, par exemple, Schopenhauer[4].
Mais s’il est vrai que l’Abrégé a pu servir au soldat Wittgenstein à « ne pas se perdre » dans la folie (extérieure et intérieure) du combat, ce que je voudrais montrer dans le présent article est que l’influence de ce livre sur le Tractatus Logico-Philosophicus et les autres œuvres de la même période est beaucoup plus dogmatique que l’on pourrait le croire. Plus qu’une sorte d’« esprit commun », ces œuvres partagent un même but et une même signification morale et moralisante – pour ne pas parler d’un même « contenu »  éthique[5]. L’influence est donc dogmatique dans la mesure où les remarques du Tractatus et des Carnets sur l’éthique et le mystique peuvent être mieux comprises à la lumière de l’Abrégé, en affirmant une attitude « positive » et « définitive » – impérative et catégorique – à l’égard de la bonne manièrede vivre une vie pleine de sens. C’est là la « vision correcte du monde » telle qu’affirmée par Wittgenstein à la fin du Tractatus, ou bien la « vie véritable » de l’Abrégé. En effet, ce qu’il y a de dogmatique chez Tolstoï comme chez Wittgenstein est ce qui précisément constitue la vraie vie de l’esprit, une vie qui n’est heureuse que lorsqu’elle se conforme aux principes d’une vie digne d’être vécue, une vie atemporelle, vouée à la volonté du Père. Le but partagé par les auteurs est donc celui de trouver une réponse au « problème de la vie », de manière telle que cette réponse soit vécue plutôt qu’expliquée.

Le chemin
Le chemin même de la quête amène à la bonne réponse. Les deux œuvres peuvent d’une certaine manière être considérées comme des pièces nécessaires à l’établissement de la pratique de la vie véritable et de la manière correcte de vivre[6]. Si d’une part elles montrent le parcours jusqu’à ce que l’abandon de la volonté à celle du Père ne soit possible, elles enseignent d’autre part cette possibilité elle-même. Et la tâche moralisante qui concerne cet enseignement se rapporte à la fois à l’incapacité de certains domaines à répondre aux besoins de notre esprit ou à faire face à la simplicité même de la réponse.
Il ne s’agit donc pas, pour les œuvres en question, de fournir la solution au problème de la vie comme s’il s’agissait d’un problème de la science ou de la philosophie. Le chemin commun vécu par Tolstoï comme par Wittgenstein ne passe par le langage scientifique ou philosophique que pour prouver son immense insuffisance et son inaptitude à apporter une résolution aux problèmes supposément « les plus profonds ». La science et la philosophie engendrent plutôt l’embarras le plus grand, nous laissant incommensurablement insatisfaits[7]. D’où l’angoisse et la longueur de la quête. Et d’où, aussi, la nécessité que la quête s’arrête ou qu’elle s’accomplisse d’une autre manière.
En effet, pour Wittgenstein il ne s’agit pas d’arriver à une vraie réponse, mais bien de dissoudre toute question. L’insuffisance du langage étant ici étroitement liée à la distinction centrale du Tractatus entre dire et montrer, la séparation des domaines (de la science, de la philosophie, de l’art, du mystique, etc.) suit justement la possibilité d’apporter (ou non) une explication sensée à la fois de la question et de la réponse. Si les réponses de la science n’apaisent pas l’angoisse liée à la quête du sens de la vie, c’est qu’en vérité on cherche depuis toujours au mauvais endroit. Et si une réponse ne peut être donnée, c’est que la question est elle-même illégitime. Ainsi, lorsqu’on parle du « problème de la vie », ce n’est pas un problème de la science de la nature qu’il s’agit de résoudre (6.4312). D’après les critères établis par Wittgenstein, il est clair que le « problème de la vie » doit disparaître en tant que « problème ». Cela devient manifeste dans ce passage du Tractatus :
6.5 – D’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse.
N’est-ce donc pas la raison pour laquelle la science n’est pas en mesure de combler ce besoin de l’esprit humain de comprendre le sens de sa propre existence ? En effet, la science n’explique pas le quoi, mais ne peut rendre compte que du comment[8] :
6.52 – Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, nos problèmes de vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question ; et cela même est la réponse[9].
6.521 – La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?)
La réponse est de n’avoir alors aucune « réponse ». Et la solution de tout problème est ainsi de le faire disparaître. Ici, l’observation du paragraphe 6.521 entre parenthèses pourrait nous faire croire que la solution est acquise de manière tout à fait inattendue, ou bien que l’arrêt pur et simple de la recherche pourrait nous donner tout d’un coup et intégralement le sens de la vie. Pourtant, comme on verra dans la section suivante, ce n’est pas le cas. L’arrêt de la quête n’entraîne pas forcément la clarté de la solution, puisqu’il ne s’agit pas là d’une conséquence fortuite, ni même à proprement parler d’une « conséquence ». Or, dit Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916, « l’homme ne peut se rendre heureux sans plus » (14.7.16) : il s’agit de comprendre et de considérer la dissolution d’emblée comme la vraie solution, en comprenant par là le « contenu éthique » impliqué dans une telle vision de la vie. Dans ce sens, la dissolution du problème de la vie demande un changement à part entière. Il ne suffit pas ainsi d’arrêter de poser des questions illégitimes, – simplement parce qu’on ne trouve pas des réponses – mais d’accepter cela comme une partie essentielle de la manière de vivre qui est proprement non-problématique.
Ce n’est pas autrement pour le domaine de la philosophie – quoique celle-ci soit distincte de la science[10]. Pour Wittgenstein la philosophie ne peut être dorénavant qu’une activité de clarification du langage – une critique du langage (4.0031)[11]. En fait, le rôle qui lui a toujours été attribué n’était dû qu’à l’incompréhension des limites de notre langage et, on pourrait aussi dire, en suivant déjà la critique faite également par Tolstoï, que cela tient à une prétention vaine et chimérique de vérité et de légitimité (plus que) scientifique. En ce sens, les « problèmes les plus profonds » auxquels la philosophie était supposé répondre – y compris le « problème de la vie » – ne sont pas à proprement parler des « problèmes » :
4.003 – La plupart des propositions et des questions qui on été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont insensées. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique du notre langage.
(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau?)
Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes. (Traduction modifiée).
Ce ne peut donc pas être une quelconque théorie ou une explication métaphysique qui peut rendre compte du sens de la vie, de la raison de l’existence du monde, de la souffrance de l’âme. Comme dans le cas de la science, la « question philosophique » est mal posée, et ce n’est pas ce genre de conclusion recherchée. D’où le refus et le mépris de Wittgenstein pour toute tentative d’explication de ce qu’est l’éthique. Une dizaine d’années après le Tractatus, c’est encore la même raison qui l’amène à affirmer qu’une « théorie éthique »  ne peut aucunement l’intéresser[12] :
La valeur est-elle un état d’esprit déterminé? Ou une forme, qui s’attache à n’importe quelle donnée de la conscience? Je répondrais : quoi que l’on puisse me dire, je le refuserai, non pas parce que l’explication serait fausse, mais parce que c’est une explication.
Quoi que l’on me dise, du moment que c’est une théorie, je répondrai : non, non! Cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas – elle ne serait en aucun cas ce que je cherche.
Ce qui est l’éthique, on ne peut l’enseigner. Si je ne pouvais expliquer à quelqu’un l’essence de ce qui est éthique que par une théorie, alors ce qui est l’éthique n’aurait absolument aucune valeur. (…) Pour moi la théorie n’a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien[13].
Effectivement, en étant en quête du sens, et plus encore en faisant face à ce qui peut rendre manifeste le manque de sens de la vie, une théorie ne peut apporter aucun apaisement ni réconfort. Outre le refus catégorique de toute « théorie éthique » ou de toute « philosophie morale », Wittgenstein exprime cette impossibilité de manière très personnelle dans les Carnets secrets à propos de l’incident survenu pendant la Première Guerre à son frère Paul, le pianiste qui a perdu sa main droite : « Quelle est la philosophie qui permettra jamais de surmonter un fait de ce genre ? » (CS 28.10.14).
C’est précisément l’absence de réponse à cette question spécifique ce qui amène Tolstoï à la même conclusion : le problème de la vie n’obtient aucune explication sensée, aucune justification théorique possible qui ne soit elle-même d’emblée absurde. Parce que l’absurdité demeure dans le désir de trouver la paix dans « une superstition » quelconque, tel que, par exemple, le progrès. Devant la mort de son frère, Tolstoï semble affirmer la même chose que Wittgenstein, c’est-à-dire qu’une théorie ne lui apporte rien :
Une autre fois, l’insuffisance de cette superstition du progrès me fut révélée par la mort de mon frère. Intelligent, bon, sérieux il tomba malade jeune, souffrit plus d’un an et mourut dans de grands tourments sans comprendre pourquoi il avait vécu. Aucune théorie ne pouvait donner de réponse a ces questions ni a moi, ni a lui, durant sa lente et pénible agonie[14].
Ce sont dans les questions posées par Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916 qu’on trouve le rapprochement le plus manifeste avec le récit de Ma Confession concernant le chemin parcouru par Tolstoï et Wittgenstein jusqu’à la « réponse » souhaitée. Si pour Tolstoï le « problème de la vie » se pose à travers les questions suivantes, pour Wittgenstein la « vie problématique » est elle-même mise en question : « ‘Que sert de vivre, de désirer quelque chose, de faire quelque chose?’ Et l’on pouvait donner a cette question une autre expression encore : ‘Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?’ »[15]; « Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique ? » (6.7.16). Certes, la réponse à cette question, qui entraîne en même temps la réponse au sens de la vie, exige en même temps la compréhension d’autres questions encore : Que sais-je de Dieu et du but de la vie ? (11.6.16); N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes à qui, après de longues périodes de doute, le sens de la vie était devenu clair, ne pouvaient dire alors en quoi consistait ce sens ? (7.7.16) Comment l’homme peut-il seulement être heureux, puisqu’il ne peut se défendre de la misère du monde ? (13.8.16) Quelle sorte de statut a proprement la volonté humaine ? (21.7.16) Peut-on désirer, et cependant ne pas être malheureux si le désir n’est pas exaucé ? (29.7.16) La volonté est-elle une prise de position à l’égard du monde ? (4.11.16)[16]. Peut-on toutefois chercher leurs réponses dans les tentatives d’explication les plus ambitieuses de la raison humaine, ou faut-il penser que leurs réponses suivent plutôt une certaine manière de vivre qui porte déjà en elle-même la pleine signification de la vie?
Or, cette quête amène Tolstoï – de façon apparemment encore plus pénible que pour Wittgenstein – à chercher dans chaque petit coin de la connaissance humaine, pour ne rien y trouver. Ou bien, pour ne trouver qu’encore la même conclusion désespérée, que la vie n’a pas de sens et que ce « problème » n’a pas de solution :
Longtemps, je ne pus croire que la science ne répondait rien d’autre que ce qu’elle répond à la question de la vie. Longtemps, il me sembla, au vu du ton important et sérieux avec lequel la science affirmait ses postulats n’ayant rien à voir avec les questions de la vie humaine, que quelque chose m’échappait. Longtemps, intimidé par la science, je crus que l’absence de correspondance entre ses réponses et mes questions venait non pas d’une défaillance de la science, mais de mon ignorance ; il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, ni d’un amusement, toute ma vie était en jeu, et bon gré mal gré je dus me rendre à l’évidence que mes questions étaient les seules questions légitimes, qui posaient la base de toute science, et que ce n’était pas moi avec mes questions qui étais en cause mais la science, dans la mesure où elle prétendait répondre à ces questions[17].
Ce n’est alors qu’en s’apercevant que la quête elle-même est insensée, ou bien que les domaines de recherche n’apportent rien d’autre chose qu’illusion et vanité, que Tolstoï parvient à comprendre la nature même de sa question et l’exigence faite par là, maintenant, à sa propre attitude :
Aussi, j’aurais beau tourner dans tous les sens les réponses spéculatives de la philosophie, je n’obtiendrais rien qui ressemble à une réponse ; non pas, comme c’est le cas des domaines empiriques, parce que leurs réponses ne concernent pas ma question, mais parce que, bien que tout le travail de l’esprit soit précisément centré sur ma question , il n’y a pas de réponse, et qu’à la place de la réponse, on obtient toujours la même question, mais sous une forme plus complexe[18].
Pour Wittgenstein, une « vraie réponse » se heurte inévitablement contre l’impossibilité définitive de son expression[19] :
De toute évidence, la solution de toutes les questions de la vie possible ne pouvait me satisfaire, car aussi simple que semblât ma question au début, elle impliquait que l’on expliquât le fini par l’infini et inversement.
J’avais demandé quel était le sens non temporel, non causal, non spatial de ma vie ; or j’avais répondu à la question : « Quel est le sens temporel, causal, spatial de ma vie ? »  Il en résulta qu’après un long travail de la pensée je répondis : aucun[20].
Bien sûr, pour Tolstoï le « problème de la vie » se dissipe avec l’affirmation de la foi chrétienne – et c’est là où réside pour lui ce qui pour Wittgenstein est la manière non-problématique de vivre. Pourtant, même là cette réponse ne peut être que la vie elle-même, la vie vécue de manière correcte selon la volonté du Père. Après le parcours de Ma Confession, le sens est trouvé dans la leçon du Christ, laquelle est présentée de façon limpide dans l’Abrégé comme constituant la seule vie véritable. Le statut de ce dernier n’est pas un statut théorique, théologique, métaphysique ou argumentatif. Tolstoï y insiste sur le fait que l’enseignement du Christ tel qu’il est montré tout au long du livre n’est pas identique à la doctrine « chrétienne »  ordinairement conçue par les savants de l’Église, laquelle contiendrait ainsi des erreurs grossières et des éléments superflus. L’auteur l’affirme :
Je cherchais une réponse au problème de la vie, mais non pas une réponse théologique ou historique. (…) Ce qui m’importe, c’est cette lumière qui, voilà 1800 ans, éclaira l’humanité, qui m’a éclairé et m’éclaire encore; quant à savoir quel nom donner à la source de cette lumière, quels en sont les éléments et par qui elle a été allumé, cela m’importe peu[21].
Et en outre :
Il ne s’agit pas de démontrer que Jésus-Christ n’était pas Dieu et que c’est la raison pour laquelle sa doctrine n’est pas d’origine divine; il ne s’agit pas non plus de démontrer qu’il n’était pas catholique, mais il s’agit de comprendre en quoi consiste cette doctrine qui fut si grande et si chère aux hommes qu’ils ont reconnus et reconnaissent comme Dieu l’homme qui a prêché cette doctrine[22].
C’est donc la lumière – dans la vie elle-même – de l’enseignement du Christ que Tolstoï prétend montrer, et non la prétendue clarté ecclésiastique d’un Christianisme qui n’est fait pour personne.

La vie véritable – La vie heureuse I
Mais en quoi une manière correcte de vivre consiste-t-elle?
Dans ce qui suit, je voudrais montrer que pour Wittgenstein la manière non-problématique de vivre peut être comprise à la lumière de certains éléments qui composent aussi chez Tolstoï la vie véritable[23]. Le but même de l’existence humaine est évidemment une telle vie apaisée, et les termes « vie heureuse » (la vie de la tranquillité de l’âme), « vie correcte »  et « vie véritable »  sont en ce sens employés de manière presque synonyme.
Remarquons d’emblée qu’en dépit de l’opposition des auteurs à toute position théorique, métaphysique ou « théologique », l’affirmation de la vie heureuse est une affirmation positive et « dogmatique » d’un point à l’autre : elle est la vraie vie de l’esprit ou la seule vie correcte à vivre. Si la vie heureuse se justifie par elle-même, une vie malheureuse n’a aucune justification possible et ne peut être que mauvaise. C’est en ces termes que Wittgenstein parle dans les Carnets 1914-1916 des « raisons » pour le bonheur :
30.7.16 – J’en reviens toujours à ceci : que, simplement, la vie heureuse est bonne, et mauvaise la vie malheureuse. Et si maintenant je me demande pourquoi je devrais être heureux, la question m’apparaît de soi-même être tautologique; il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu’elle est l’unique vie correcte.
Or, les traits qui caractérisent ici le bonheur et le malheur aboutissent à un contraste incontestablement absolu : on ne peut pas être « plus ou moins » heureux, comme on ne peut pas voir la vie comme « plus ou moins » problématique. Une vraie vie est définitivement libre du malheur ou bien elle est une fausse vie. En des termes tolstoïens par excellence, l’opposition faite ici n’est toutefois pas une simple affirmation des faits tels qu’ils sont, mais porte en elle une valeur normative. Il semble qu’on ne puisse pas être malheureux sans conséquence. Peut-on vraiment choisir d’être malheureux sans blâme ? S’agirait-il réellement là d’un choix indifférent ? Il semble en effet que non : Wittgenstein non seulement qualifie la vie heureuse comme vraie et la vie malheureuse comme fausse, mais aussi respectivement comme bonne et mauvaise[24]. Ces qualificatifs ne sont pas axiologiquement neutres et ne décrivent pas un simple état de choses parmi d’autres, mais expriment eux-mêmes un jugement de valeur. Quoiqu’une expression telle que « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » (8.7.16) pourrait nous suggérer que l’opposition est optionnelle et que rien n’est à faire concernant notre propre disposition d’esprit, « bon » et « mauvais » caractérisent chez Wittgenstein le sujet du vouloir, celui qui est le porteur de la valeur morale (le bien et le mal). Et dans ce sens, « bon » et « mauvais » doivent être compris comme moralement bon ou mauvais[25]. L’opposition engendre par conséquent une rectitude et une obligation morale envers le bonheur : vouloir être heureux ou bien avoir une bonne volonté est dans ce sens moralement obligatoire, et toute infraction tombe alors dans ce que Wittgenstein nomme à plusieurs reprises, dans l’esprit de l’Abrégé, comme le « péché ». C’est donc d’une condamnation et d’un blâme moral dont il s’agit ici :
CS 20.2.15 – Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l’indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre!
CS 7.3.15 – Je me sens, pour ainsi dire, spirituellement las, très las. Qui y faire? Je suis consumé par les circonstances contraires. La vie extérieure toute entière fond sur moi, de toute sa vulgarité. Je suis intérieurement plein de haine, incapable d’accueillir l’esprit en moi.
CS 11.8.16 – Je continue à vivre dans le péché, ce qui veut dire dans le malheur. Je suis las et sans joie. Je vis en discorde avec tous ceux qui m’entourent.
Une vie malheureuse pèche dans ce sens contre la signification (on pourrait aussi dire « justification ») de la vie elle-même : elle est absolument injustifiable vis-à-vis du but de l’existence. Dans les Carnets 1914-1916 ce but est explicité comme suit :
6.7.16 – Et en ce sens Dostoïevski a parfaitement raison, qui dit que l’homme heureux parvient au but de l’existence.
On pourrait encore dire que celui-là parvient au but de l’existence qui n’a plus besoin de buts hors de la vie. C’est-à-dire celui qui est apaisé.
La solution du problème de la vie se marque par la disparition du problème.
Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique?
Si la « définition » ici offerte par Wittgenstein se fait par le biais de Dostoïevski, le « contenu »  de cette existence ainsi accomplie est bien pourtant celui de la vie de l’esprit telle que dessinée dans l’Abrégé : la vraie vie de celui qui suit la leçon du Christ telle que tirée de l’étude (non-théologique et non-historique) des Évangiles. Selon Tolstoï lui-même, cet enseignement peut être condensé de la façon suivante à travers les titres des douze chapitres de son œuvre :
1. L’homme est le fils d’un principe infini, fils de ce Père, non par la chair, mais par l’esprit.
2. Aussi, c’est en esprit que l’homme doit servir ce principe.
3. La vie de tous les hommes a un principe divin, qui seul est saint.
4. C’est pourquoi l’homme doit servir ce principe dans la vie des tous les hommes, car telle est la volonté du Père.
5. Seul le service de la volonté du Père de vie donne la vie authentique, c’est-à-dire raisonnable.
6. Aussi, pour avoir la vie véritable, point n’est besoin de satisfaire à sa propre volonté.
7. La vie temporelle (charnelle), est la nourriture de la vie véritable, le matériau qui permet la vie raisonnable.
8. Aussi la vie authentique est-elle en dehors du temps, elle (n’) est (que) dans l’authentique réel.
9. Le mensonge de la vie est dans le temps ; la vie passée et a venir cache aux hommes la vie véritable du réel authentique.
10. C’est pourquoi l’homme doit tendre à réduire le mensonge de la vie temporelle du passé et du futur.
11. La vie véritable est la vie de l’authentique réel, commune à tous les hommes et se manifeste par l’Amour.
12. Aussi, celui qui vit par l’amour dans le réel authentique, qui vit de la vie commune à tous les hommes, s’unit-il au Père, principe et fondement de la vie[26].
Étant donné que l’Abrégé est le dénouement de la quête de Tolstoï lui-même pour le sens de la vie et que la réponse à toute question demeure uniquement dans la foi de la leçon du Christ, l’interprétation des Évangiles aboutit ainsi à une sorte de doctrine d’apaisement et de conviction à la fois morale et religieuse selon laquelle la seule vie véritable est la vie qui accomplit la volonté du Dieu Père qui nous a donné le monde et la vie telle qu’elle est ; cet accomplissement se trouve à son tour dans l’esprit de celui qui le partage avec l’esprit de Dieu :
Celui qui fait la volonté du Père, il est toujours content et ne connaît ni faim ni soif. L’accomplissement de la volonté de Dieu satisfait toujours, portant sa récompense en lui-même. On ne peut pas dire : je ferai la volonté du Père plus tard. Tant qu’il y a la vie on peut et l’on doit accomplir la volonté du Père. (…) Ce qui est véritable, c’est que nous ne nous donnons pas la vie à nous-mêmes, mais c’est quelqu’un d’autre qui nous la donne[27].
Et pour que les gens ne croient pas que le royaume des cieux est quelque chose de visible mais pour qu’ils comprennent que le royaume de Dieu consiste dans l’accomplissement de la volonté du Père, et que l’accomplissement de la volonté du Père dépend de l’effort de tout homme; pour que les gens comprennent que la vie ne leur est pas donnée pour accomplir leur volonté propre, mais celle du Père, et que le seul accomplissement de la volonté du Père sauve de la mort et donne la vie (…)[28].
Si le but de l’existence est ainsi l’apaisement de la vie de l’esprit telle que déterminée par la volonté du Père, une « fausse conception de la vie » penche pour ce qui Wittgenstein appelle l’« animalité ». Cette vie animale, dit Wittgenstein, est déraisonnable, et c’est précisément en cela que consiste, encore une fois, « le péché » :
CS 29.7.16 – Hier on nous a tiré dessus. J’étais découragé. J’avais peur de la mort. Maintenant, mon seul souhait est de vivre! Et il est difficile de renoncer à la vie lorsqu’on en a goûté le plaisir. C’est en cela, précisément, que consiste le « péché », la vie déraisonnable, la fausse conception de la vie. De temps en temps, je penche vers l’animalité. Dans ces moments-là, je ne peux penser à rien d’autre qu’à manger, boire, dormir. Horrible! Et alors, je souffre aussi comme une bête, sans la possibilité d’une délivrance intérieure. Je suis à la merci de mes désirs et de mes penchants. Une vraie vie devient alors impensable. [Je souligne].
C’est en effet pour ne pas se perdre dans l’« animalité »  que Wittgenstein prie dans les Carnets secrets. Ici, l’accomplissement de la vraie vie en tant que but propre de l’existence humaine est lié à une sorte de dignité personnelle qui ne se distingue pas d’une obligation morale envers soi-même. Et c’est la raison pour laquelle cette obligation est aussi une obligation morale envers le bonheur : tout péché est avant tout un péché contre soi-même. Dans ce sens, une vie « dépourvue de sens »  n’est pas simplement « désagréable » parce que malheureuse, mais malheureuse aussi parce qu’« indigne » :
CS 8.12.14 – Mais qu’advient-il dans l’hypothèse où l’on refuse ce type de bonheur? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans le malheur, en s’opposant désespérément au monde extérieur? Mais une telle vie est dépourvue de sens. Pourquoi, cependant, ne pourrait-on pas vivre une vie dépourvue de sens? Est-ce une chose indigne? Comment cela s’accorde-t-il avec le point de vue rigoureusement solipsiste? Mais que faut-il faire pour que ma vie ne soit pas perdue? Je dois toujours être conscient de l’esprit – en être toujours conscient[29].
Or, le « type de bonheur » souligné ici est justement le bonheur offert par le biais du Christianisme : « Il est clair que le Christianisme est la seule voie certaine vers le bonheur ». C’est la raison pour laquelle la remarque finale de cette citation peut être interprétée depuis un double point de vue : que l’on doive être conscient de l’esprit signifie d’une part que l’on doive « être conscient de son propre esprit », être celui qui s’oppose à la simple « animalité » , c’est-à-dire (en des termes stoïciens) que l’on doive « être conscient » d’être « ni chair ni poils, mais une personne morale »[30] ; cela signifie, d’autre part, qu’on doit « être conscient de l’esprit du Père », dont la volonté est précisément ce qui donne sens et raison à la vie. D’où le fait que les prières de Wittgenstein ne soient pas seulement faites « pour ne pas se perdre », mais aussi pour que la volonté du Père soit faite. C’est donc de l’accord de l’esprit avec l’esprit du Père dont on « doit être conscient » ; et c’est également par là qu’on ne doit pas s’opposer au monde extérieur : ce serait ne pas comprendre qu’il n’y a de liberté que celle donnée par la volonté du Père – ce n’est que Lui qui donne la vie. Voilà pourquoi, selon Wittgenstein, le désaccord avec le monde tel qu’il est « ne rend pas libre » (CS 20.2.15) : puisque la volonté du Père est le principe à partir duquel il y a un monde et il y a la vie, il n’est même pas « nécessaire » à l’être humain d’avoir une volonté propre (conformément au sixième chapitre de l’Abrégé).
C’est donc une chose « indigne » que de vivre une vie dépourvue de sens ou une vie malheureuse. On pourrait ajouter : cela est indigne vis-à-vis de l’existence humaine telle que déterminée par la volonté du Père. Et il est également indigne de se perdre et de ne pas être « conscient de l’esprit ». En refusant ce « type de bonheur » on refuserait cette conscience même, s’égarant par là hors de la sécurité offerte par la volonté du Père, en vivant à la merci du hasard. C’est précisément là la chose indigne : être à la merci du malheur, quand on est libre par la volonté du Père d’être heureux. C’est là aussi où réside la faiblesse et la lâcheté marquées par Wittgenstein : être toujours à la merci de ses désirs et de ses penchants sans possibilité d’autocontrôle. On inverse ainsi la résignation : au lieu de renoncer à toute influence sur les faits du monde (et vice-versa : des faits du monde sur l’âme), on renonce à la paix intérieure en vue d’un accomplissement tout à fait passager et périssable. Et pourtant cela n’est pas effectivement le but de la vie : le but propre à l’homme est de « devenir homme », de « devenir meilleur », de vivre dans la paix intérieure et non dans la simple animalité. Ainsi, dit Wittgenstein encore : « Je ne suis qu’un vers, mais grâce à Dieu, je deviendrai un homme » (CS 4.5.16); « Dieu fasse de moi un homme meilleur »  (CS 21.5.16).
Pour Wittgenstein ce perfectionnement de l’esprit est incontestablement un devoir envers soi-même, et un devoir qui ne prend donc pas une forme simplement abstraite, mais une forme tout à fait personnelle liée à une stricte rectitude morale ; ce n’est pas pour rien qu’on doit devenir « homme », mais parce que c’est un devoir vis-à-vis du but de l’existence humaine, une fonction propre à la vraie vie de l’esprit. Ce perfectionnement moral est somme toute la seule manière de parvenir à la paix intérieure :
CS 7.10.14 – Je ne parviens toujours pas à me convaincre de faire seulement mon devoir parce que c’est mon devoir, tout en préservant toute mon humanité pour la vie de l’esprit. Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c’est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu’à ce que la vie s’arrête d’elle-même.
C’est dans ce sens particulier que Wittgenstein affirme que « seule la mort donne à la vie sa signification » (CS 9.5.16) : mais non pas dans le sens selon lequel la vie n’a de signification qu’« en opposition »  à la mort. La conscience de la mort – plus ou moins imminente – éclaire le fait que la vie est la seule occasion possible vis-à-vis de l’accomplissement de son but[31]. Ainsi, cette remarque des Carnets secrets ne doit pas être prise de manière isolée, mais doit être comprise en accord avec d’autres sur le même sujet :
CS 4.5.16 – Peut-être la proximité de la mort m’apportera-t-elle la lumière de la vie.
CS 13.9.14 – Si mon heure est venue, j’espère que j’aurai une belle mort et que je penserai à moi-même. J’espère ne jamais me perdre.
CS 15.9.14 – Maintenant, la possibilité me serait donnée d’être un homme décent, car je suis face à face avec la mort. Puisse l’esprit m’illuminer.
CS 28.5.16 – Je pense au but de la vie. C’est encore ce que tu peux faire de mieux. Je devrais être plus heureux. Ah, si mon esprit était plus fort!!!
CS 20.4.16 – Dieu, fais-moi meilleur. Ainsi je serai aussi plus gai.
La manière dont la mort rend signification à la vie se fait donc par rapport à la vie elle-même, lorsque celle-là montre que l’accomplissement de la vie véritable doit se faire dans la vie vécue dans le temps présent ou bien dans l’instant même qui nous est accordé par Dieu. Et parce qu’on est d’une certaine manière toujours « face à face avec la mort »  et qu’on ne sait pas combien de temps il nous reste, « devenir homme »  ou « devenir meilleur »  (et par là devenir heureux) doit être une tâche déjà accomplie en chacun des moments de la vie à travers la manière correcte de vivre. D’où l’importance de la question de Wittgenstein : « Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? » (CS 7.10.14).





[1] Entrée du 2.9.14 des Carnets secrets. Les références à l’œuvre de Wittgenstein seront signalées par le numéro du paragraphe lorsqu’il s’agit du Tractatus, et par la date d’entrée pour ce qui est des Carnets 1914-1916. Dans le cas des Carnets secrets, la date sera précédée des initiales ‘CS’. Pour toute autre citation de Wittgenstein ou d’autres auteurs, les références seront données en notes de bas de page.
[2] Selon le récit de Russell dans une lettre envoyée à Lady Ottoline, Wittgenstein aurait acheté l’œuvre de Tolstoï dans une librairie de Tarnov, tout simplement parce que c’était le seul livre disponible à la vente : « Then during the war a curious thing happened. He went on duty to the town of Tarnov in Galicia, and happened to come upon a bookshop which however seemed to contain nothing but picture postcards. However, he went inside and found that it contained just one book: Tolstoy on The Gospels. He bought it merely because there was no other. He read it and re-read it, and thenceforth had it always with him, under fire and at all times ». (McGuinness, B. (ed.) Wittgenstein in Cambridge, Letters and Documents 1911-1951, Blackwell Publishing, 2008, p.112).
[3] Cf. Monk, R. Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius. New York: Free Press, 1990, p.116.
[4] Cf. Philip Shields pour qui l’« influence » non seulement de Tolstoï, mais aussi d’autres auteurs plus ou moins proches de la philosophie, n’est pas directe, mais d’« esprit »: « While the majority, like St. Augustine, Kierkegaard, Tolstoy and William James, were clearly read by Wittgenstein and in some sense deeply admired by him, there generally appears to be little direct influence. It is usually more the case that Wittgenstein admired these writers because he recognized them as kindred spirits; they each expressed something Wittgenstein had independently come to feel was important. No doubt there are some strands of influence in places, but, with the possible exception of Schopenhauer, Wittgenstein’s view of religious matters seem to be fairly well developed long before we have clear evidence of his having read particular writers. » (Shields, P. R. Logic and Sin in the Writings of Ludwig Wittgenstein. Chicago: University of Chicago Press, 1993, p.07). Une autre affirmation d’influence « périphérique » provident de Walter Kaufman: « Among philosophers, Ludwig Wittgenstein, whose influence on British and American philosophy after World War II far exceeded that of any other thinker, had the profoundest admiration for Tolstoy; and when he inherited his father’s fortune, he gave it away to live simply and austerely. But his philosophy and his academic influence do not reflect Tolstoy’s impact. » (Kaufman. W. Religion from Tolstoy to Camus. New York & Evanston: Harper & Row, 1961, p.07). Selon l’hypothèse de Caleb Thompson ce genre de conclusion de la part des commentateurs pourrait être dû, entre autres choses, au fait que Tolstoï n’est pas un « penseur » ou un philosophe – d’où, par exemple: « Commentators have hesitated, however, to extend Tolstoy’s influence to Wittgenstein’s philosophy. The view may arise out of a sense that Tolstoy is unworthy as a thinker to be an influence on a philosopher so original as Wittgenstein. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98). Thompson lui-même n’est pas favorable à une telle affirmation. Il établit dans son texte une comparaison (structurelle) très intéressante entre le Tractatus et Ma Confession. – Même l’analyse attentive de Cometti ne semble attribuer une teneur personnelle et « spirituelle » à l’influence de l’Abrégé sur Wittgenstein: Cometti, J.-P. La maison de Wittgenstein. Paris: Presses Universitaires de France, 1998. – L’exception parmi les commentateurs est J. D. Woodruff qui établit dans son œuvre une analogie entre ce qu’est la vie hors du temps et ce qu’est la vie de connaissance chez Tolstoï et chez Wittgenstein : Woodruff, J.D. « Tolstoy and Wittgenstein: The Life Outside of Time ». The Southern Journal of Philosophy, 2002, vol. 40, No. 3, p.421-435.
[5] Évidement, il n’est pas unanime que le Tractatus ait un « contenu », et c’est la raison pour laquelle je mets le terme entre guillemets. D’après les critères de l’œuvre, il est manifeste que ce contenu ne peut pas être descriptif, mais qu’il peut certainement être montré.
[6] Dans le cas du Tractatus cela expliquerait le statut même de l’œuvre par rapport à la métaphore de l’échelle (6.54): le livre ne serait nécessaire que pour l’établissement de la manière (logiquement et moralement) correcte de voir de monde, après quoi il devrait être écarté comme n’importe qu’elle œuvre de la philosophie-métaphysique.
[7] C’est la raison pour laquelle, dit Wittgenstein, on se tourne plutôt vers le mystique: 25.5.15 – « La tendance vers le mystique vient de ce que la science laisse nos désirs insatisfaits. Nous sentons que, lors même que toutes les questions scientifiques possibles sont résolues, notre problème n’est pas encore abordé. »
[8] Et pour l’affirmation contraire: 6.44 – « Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais qu’il soit. »
[9] Voir ci-dessus la version des Carnets 1914-1916 pour cet extrait à l’entrée du 25.5.15.
[10] 4.111 – « La philosophie n’est pas une science de la nature. (Le mot « philosophie » doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous de sciences de la nature, mais pas à leur côté.) »
[11] Cf. le paragraphe du Tractatus qui « définit » la tâche de la philosophie: 4.112 – « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. »
[12] On trouve de nouveau les mêmes raisons dans la Conférence sur l’éthique, également datée d’une dizaine d’années plus tard. Les deux métaphores suivantes montrent bien l’incapacité du langage à contenir une valeur absolue ou bien ce qui est « le plus haut » (6.432): « Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l’éthique; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore: si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde. » (Wittgenstein, L. « Conférence sur l’éthique ». In Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Éditions Gallimard, 2000. p.147); « Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens – signification et sens naturels. L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d’eau que la valeur d’une tasse, quand bien même j’y verserais un litre d’eau. » (Ibid.) – Et on trouve la même teneur critique chez Tolstoï : « Et je compris que ces sciences étaient très intéressantes, très attirantes, mais que leur précision et leur clarté étaient inversement proportionnelles a leur possibilité de s’appliquer aux questions de la vie : moins elles étaient applicables aux questions de la vie, et plus elles étaient précises et claires, plus elles essayaient d’y répondre, et plus elles devenaient floues et dépourvues d’attrait. S’adressait-on aux disciplines qui tentaient de donner des réponses aux questions de la vie : physiologie, psychologie, biologie, sociologie – on y trouvait une indigence de pensée consternante, un total manque de clarté, des prétentions absolument injustifiées a résoudre des questions qui se trouvent hors de leur champ et des contradictions incessantes entre penseurs et dans les propos de chaque penseur ». (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).
[13] Wittgenstein, L. Wittgenstein et le Cercle de Vienne. Mauvezin: Trans-Europ-Repress, 1991 p.90-91.
[14] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section III.
[15] Idem, section V.
[16] Je n’ai pas ici la prétention de répondre à chacune de ces questions en détails (ce qui a été fait ailleurs: Sattler, J. Non-sens et stoïcisme dans le Tractatus Logico-Philosophicus, thèse de Doctorat, Université du Québec à Montréal, 2011), mais de ne donner qu’une réponse générale, et donc, brève, à l’ensemble de la discussion.
[17] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[18] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[19] Beaucoup plus que les « thèses positives » à l’égard de l’éthique et de la religion, c’est en effet là le point de contact souligné par certains commentateurs entre Wittgenstein et Tolstoï. Ainsi, pour Jeff Love, Tolstoï aurait inspiré chez Wittgenstein la même méfiance qu’envers la philosophie et le langage: « Tolstoy’s influence on Wittgenstein seems to have been pervasive. Wittgenstein carried Tolstoy’s Gospel in Brief with him everywhere during the First World War and credited it with “saving him.” But the exact contours of that influence are hard to define. Tolstoy’s ethical concerns and praise of simplicity seem to have made a deep impression on the young Wittgenstein, who belonged to a very wealthy Viennese family. Yet it is Tolstoy’s concern with the limits of language, with the possibility of achieving knowledge of the most important things through language, that seems to have had a more durable impact. Indeed, as I noted, Wittgenstein’s formidable mistrust of philosophy as a way of coming to terms with the world has much in common with Tolstoy: both Tolstoy and Wittgenstein cast doubt on the efficacy of philosophy, on the resources available to the latter to effect change, to address questions that may bring about a new orientation to the world. » (Love, J. A Guide for the Perplexed. London, New York: Continuum Publishing, 2008, p.151). – Thompson, pour sa part, met le Tractatus et Ma Confession en correspondence selon les traits communs suivants: « What we see then if we place the Tractatus and A Confession alongside of one another is a cluster of shared ideas. (1) Philosophy is not science. (2) Philosophy is an activity of clarification. (3) That clarification allows us to see what sentences have meaning, what sentences are coherent but contentless uses of symbolism (tautology) and what senses are constructions to which no clear meaning has been given (nonsense). And (4) this clarification does not depend upon any special technical knowledge; it simply engages our native abilities. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98).
[20] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section IX – Cf. dans ce sens le paragraphe 6.4312 du Tractatus: « La solution de l’énigme de la vie dans le temps et dans l’espace se trouve en dehors de l’espace et du temps. »
[21] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969, p.16.
[22] Idem, p.30.
[23] Sans pouvoir ici m’attarder à une approche détaillée de ce qu’est le « stoïcisme », je voudrais seulement souligner que le Christianisme de Tolstoï semble porter aussi une teneur stoïcienne dans sa quête de l’apaisement de l’âme. Cet aspect de la tranquillité de l’âme est ce qui le caractérise essentiellement à travers l’accomplissement d’une vie pleinement vertueuse. Dans ce qui suit une telle approche ne sera pourtant qu’implicite.
[24] Cf. aussi 8.7.16 – « La crainte de la mort est le meilleur signe d’une vie fausse, c’est-à-dire mauvaise. »
[25] Bonheur et malheur ne se rapportent alors au bien et au mal qu’en relation à la bonne ou à la mauvaise volonté, et c’est pour cette raison que Wittgenstein ajoute à « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » la phrase: « il n’y a ni bien ni mal » (8.7.16). Certes, il n’y a ni bien ni mal « en soi » ou dans le monde. – Je ne peux pas ici trop m’attarder au concept (sans doute très important) de sujet du vouloir, mais on doit certainement le comprendre sous une influence schopenhauerienne: le sujet ne se trouve pas dans le monde, mais est limite du monde et en tant que tel tout ce qui peut vraiment être changé par l’attitude morale correcte vis-à-vis du monde (contingent) des faits.
[26] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969.
[27] Idem, p.124.
[28] Idem, p.132.
[29] C’est parce que Wittgenstein a une conception très particulière de Dieu et du « Christianisme », par le biais justement de Tolstoï, que le « Dieu Père » n’est pas moins identifié au « Destin » et au « monde en sa totalité ». Il ne s’agit donc pas d’une conception typique et traditionnelle – en conformité avec « les savants de l’Église » – de Dieu. C’est en effet par là que ce « type de bonheur » s’accorde finalement avec le point de vue solipsiste du Tractatus, vu que le sujet est ce point sans extension auquel s’accorde toute la réalité (5.64).
[30] Épictète, 2004, III, 1, 40. – Cela n’est pas sans rappeler la distinction faite par Wittgenstein entre la vie de l’esprit et la vie « physique ou psychologique »: « Le monde et la vie ne font qu’un. La vie physiologique n’est naturellement pas « la vie ». Pas plus que la vie psychologique. La vie est le monde. » (24.7.16). Ici, la « vie » qui s’identifie au monde est assurément la vie du sujet du vouloir en tant que limite; et « monde » ne signifie clairement pas le « monde des faits », mais précisément la « totalité du monde » (6.45).
[31] Une compréhension qui dépasse ainsi la mise en question de sa propre existence: il ne s’agit pas de tout considérer sous la menace de la mort. On dépasse donc la question même pour le sens de la vie telle que posée par Tolstoï: «  Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?  » (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).

  
Janyne Sattler,(Post-doctorante, Université Fédérale de Santa Catarina, Brésil)

Janyne Sattler est D. Phil. en Philosophie (Université du Québec à Montréal) sous la direction du professeur Mathieu Marion. (Titre de la thèse: Non-sens et stoïcisme dans le Tractatus Logico-Philosophicus.) Elle s’intéresse plus particulièrement au «premier» Wittgenstein, à la littérature, l’éthique, le stoïcisme et le cosmopolitisme. Sa recherche porte actuellement sur les possibilités pédagogiques chez Wittgenstein, liées au cosmopolitisme et à la responsabilité morale. Elle a entres autres publié :
“Atividade pedagógica e o Tractatus : Estoicismo, Literatura e Responsabilidade Moral.” Ethic@ (UFSC), vol. 9, n. 3, 2010, p.93-118; http://www.cfh.ufsc.br/ethic@/etesp.art%207%20Janyne.pdf.
“Moral judgments as part of what ethics must show.” Image and Imaging in Philosophy, Science, and the Arts. Papers of the 33rd International Wittgenstein Symposium, vol. xviii, Kirchberg am Wechsel, 2010, p.288-289.
“Kantian Anthropology and the Feminine Task of Morality”. Ethic@ (UFSC), vol.6, 2007, p.189-203; http://www.cfh.ufsc.br/ethic@/et62art3.pdf.
“A tarefa positiva da ética tractariana.” Dissertatio [23] (UFPel), inverno 2006, p.115-135.