Je me tourne vers la théorie après avoir réalisé que quelqu’un a consacré toute sa vie à une question que j’avais à peine envisagée. J’ai été artiste, puis je suis devenu poète, puis écrivain. Maintenant, quand on me le demande, je me décris simplement comme un instrument de traitement de texte. Écrire devrait être aussi facile que laver la vaisselle – et aussi passionnant. Hunter S. Thompson a retapé des romans d’Hemingway et de Fitzgerald. « Je veux juste savoir ce que ça fait d’écrire ces mots » disait-il. Obama recopie régulièrement les discours écrits par sa plume sur un bloc-notes, avec un stylo : « Ca m’aide à organiser mes pensées ». Si vous ne produisez pas d’art avec l’intention qu’il soit copié, vous n’êtes pas un artiste fait pour le 21e siècle. Du producteur au reproducteur. Internet détruit la littérature (et c’est une bonne chose). « Le plagiat est nécessaire », insistait Lautréamont. « Le progrès l’implique. » L’authenticité est une autre forme d’artifice. Il est possible d’être à la fois inauthentique et sincère. À partir du moment où vous êtes debout face à des gens, vous n’êtes plus authentique. Raconter une histoire vraie est un acte non-naturel. Mon écriture est une écriture politique ; elle préfère simplement utiliser la politique de quelqu’un d’autre. J’ai toujours été partagé à l’idée d’être considéré comme un poète. Si Robert Lowell était un poète, je ne veux pas être un poète. Si Robert Frost était un poète, je ne veux pas être un poète. Si Socrate était un poète, je pourrais reconsidérer la question. Un marchand d’art à Captain Beefheart : « Vous ne serez jamais respecté en tant qu’artiste – vous serez toujours un musicien qui peint. Si vous désirez réellement être peintre, vous devez arrêter la musique. » Peu de temps après, Captain Beefheart a commencé à parler de lui comme d’un peintre sous le nom de Don Van Vliet. Un enfant pourrait faire ce que je fais, mais il n’oserait pas de peur d’être traité d’idiot. Barry Bonds, le futurisme fait chair, est le rejeton de William S. Burroughs (« Nous sommes nous-mêmes des machines ») et Andy Warhol (« Je veux être une machine »). LE JOURNALISTE : Que ressentez-vous lorsque vous êtes accueilli par un choeur de sifflets assourdissant quand vous entrez sur le terrain ? BARRY BONDS : Je les transforme en symphonie. Le sérieux est obsolète. Les écrits ennuyeux et interminables encouragent une sorte de non-compréhension sans effort, un langage dans lequel la lecture elle-même paraît parfaitement superflue. « Internet n’a absolument aucun rapport avec le fait d’écrire de la fiction, qui exprime des vérités que l’on ne peut trouver qu’à travers l’observation et l’introspection », a dit Will Self. Jonathan Franzen est célèbre pour avoir écrit certaines parties des Corrections avec des oeillères et des bouchons d’oreille pour réduire les distractions. Jonathan Franzen est le plus grand romancier américain… des années 1950. La nouvelle autobiographie c’est l’historique de notre navigateur. Les écrivains deviennent des curateurs du langage, un glissement comparable à l’émergence du curateur comme artiste dans les arts visuels. L’échantillonnage et la citation ne sont rien d’autre que des vitrines de l’appropriation. Le remixage est souvent pris pour de l’appropriation. Notre poésie commence étrangement à ressembler à du suivi de données. La poésie est un espace vide et orphelin, suppliant d’être reconsidérée. La nouvelle poésie ne ressemblera en rien à l’ancienne. Internet est le meilleur poème jamais écrit, illisible, principalement à cause de sa taille. Un article dans le China Daily parle d’un jeune travailleur qui a copié une douzaine de romans, les a signés de son nom et a publié une collection de « ses oeuvres ». Le code alphanumérique, indissociable de l’écriture, est le moyen par lequel Internet a solidifié son emprise sur la littérature. Richard Prince a récemment repris l’un des plus grands classiques de la littérature américaine, L’Attrape-coeurs, pour faire d’incroyables facsimilés de la première édition. Partout où le nom de Salinger apparaissait, Prince l’a remplacé par le sien. Il a vendu un exemplaire dédicacé portant la signature de « Richard Prince » pour le prix que vaudrait une édition originale dédicacée par Salinger aujourd’hui. L’écriture contemporaine, c’est l’évacuation du contenu. Le futur de l’écriture, c’est la gestion du vide. Le futur de l’écriture, c’est d’indiquer. Le futur de l’écriture, c’est de ne pas écrire. Le futur de la lecture, c’est de ne pas lire. L’entité humaine auparavant connue sous le nom de « lecteur ». John Cage et Morton Feldman en 1967. Feldman se plaignait d’être dérangé sur la plage par les radios transistors « beuglant du rock and roll », et Cage répondit « Tu sais comment j’ai réglé ce problème de radio autour de moi ? De la même manière dont les hommes primitifs ont réglé le problème des animaux qui les effrayaient et qui étaient probablement, comme tu le dis, des intrusions. Ils ont fait des dessins d’eux dans leurs grottes. Alors j’ai simplement composé un morceau en utilisant des radios. Maintenant à chaque fois que j’entends des radios – même une seule, pas seulement douze à la fois, comme tu as dû entendre sur la plage –, et bien je me dis qu’elles passent simplement mon morceau. » Andy Warhol a dit « Mon style s’est toujours déployé plus qu’il n’a évolué. Pour moi, les échelons du succès étaient plus latéraux que verticaux. » Le statique c’est le nouveau mouvement. Le bureau d’un écrivain commence à ressembler plus à un laboratoire ou au bureau d’un petit commerce qu’au cabinet contemplatif qu’il était à une époque. Un bon poème est très ennuyeux. Dans un monde parfait toutes les phrases auraient une ressemblance globale. Commencez à copier ce que vous aimez. Copiez, copiez, copiez. Et à la fin du recopiage, vous vous trouverez vousmêmes. À propos du recopiage : ce n’est pas un bug. C’est une fonctionnalité. Bob Dylan à propos de l’appropriation : les chochottes et les trouillards s’en plaignent. La régulation de la propriété intellectuelle est une forme d’euphémisme du contrôle social – et une forme futile, en plus. On dit qu’en Chine, des livres supplémentaires sont écrits et insérés dans des sagas existantes. Il y a dix tomes d’Harry Potter dans les séries chinoises alors que J.K. Rowling en a écrit sept. La créativité individuelle est un dogme du capitalisme modéré contemporain, plutôt que le domaine des artistes non-conformistes : la fiction est partout. Vers la fin de sa vie, Alexander Trocchi a réécrit ses premiers manuscrits à la main et les a vendus comme des originaux à des collectionneurs. Ted Berrigan a volé des livres d’auteurs connus et falsifié leurs dédicaces. Puis il les a refourgués aux revendeurs à qui il les avait volés pour des prix largement augmentés. Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle phrase. Une vieille phrase remaniée fera l’affaire. Les batailles actuelles entre le plagiat et le copyright sont au 21e siècle ce que les procès pour obscénité étaient au 20e. Dans la rétrospective de Tony Oursler au William College Museum of Art, à l’étage, bien caché entre les galeries, l’artiste avait installé un microphone dans lequel tout le monde pouvait parler. Ce que les gens disaient était diffusé dans le hall d’entrée du musée. Il n’y avait aucune restriction sur ce que l’on peut dire, seulement un petit écriteau rappelant aux orateurs d’être attentifs aux autres et une légère suggestion d’éviter de jurer. Quand mon tour est arrivé, j’ai dit d’une voix claire et sur un ton radio : « Votre attention s’il vous plaît. Votre attention s’il vous plaît. Le musée va fermer. Veuillez vous diriger vers la sortie. Merci pour votre visite. » Même si la fermeture n’était que dans plusieurs heures, j’ai répété l’annonce et j’ai vu dans le moniteur vidéo qui était installé que les gens se ruaient vers la sortie. J’ai encore répété mon annonce. Finalement, un garde âgé, fiévreux, fonça sur moi en courant, attrapa mon bras et me lança « vous n’êtes pas autorisé à dire ça ! ». Quand je lui dis que rien ne m’en empêchait, il me répéta à nouveau que je n’y étais pas autorisé. « Pourquoi ? » lui ai-je demandé. « Parce que ce n’est pas vrai », me réponditil. « Vous devez arrêter de dire ça immédiatement. » Evidemment, j’ai répété mon annonce encore une fois. Ce pauvre homme ne savait vraiment plus quoi faire de moi. Il savait que même si je n’enfreignais aucune véritable loi, je brisais un contrat social implicite en remettant en question l’autorité de l’institution. Il n’y a pas de lectures « correctes ». Seulement des reproductions et des possibilités. Q : Pourquoi pensez-vous que les pratiques d’appropriation sont bien moins acceptables pour les gens lorsqu’il s’agit d’écrits ? Pourquoi est-ce un plus gros problème de plagier l’écriture ? JONATHAN LETHEM : la critique littéraire est trop étroitement liée au journalisme papier. En conséquence, alors que d’autres domaines de réception de l’art sont séparés avec succès de l’ethos des journalistes, les journalistes littéraires sont souvent des journalistes qui se rêvent critiques littéraires. Le champ du journalisme littéraire dépasse tellement la critique littéraire académique en termes d’influence, et les journalistes sont bien sûr obsédés par les notions journalistiques de plagiat, de sources, et d’inexactitude. Ces standards se transposent beaucoup trop dans le monde de l’écriture littéraire. Le problème n’est pas le piratage. Le problème c’est l’obscurité. Être assez connu pour être piraté est le couronnement d’une carrière. Beaucoup d’artistes veulent premièrement et avant tout être aimés et deuxièmement entrer dans l’histoire ; l’argent est un lointain troisièmement. L’information est comme une banque. Notre travail est de braquer cette banque. Je trouve que l’idée de recycler le langage pour le rendre politiquement et écologiquement durable, est une idée qui prône la réutilisation et le reconditionnement, par opposition à la fabrication et la consommation du neuf. C’est une attitude qui contrecarre la consommation capitaliste globale en admettant que le langage ne peut pas être détenu ou possédé – que c’est une ressource partagée. Donc dans ce sens, ces idées sont, idéologiquement parlant, davantage dans la lignée des pensées marxistes que n’importe quoi d’autre. Ainsi, à cause du volume considérable du langage – un écosystème produisant des ressources illimitées – il n’y a aucun risque de pénurie ; c’est un paysage d’abondance. Toutefois – et c’est là que ça devient intéressant – l’obsession de l’écriture conceptuelle pour les nouvelles technologies, l’accumulation du langage, sa célébration de l’excès, du baroque, etc., le rapproche des tendances capitalistes globales souvent malveillantes. De plus, il y a un aspect impérialiste dans ce mouvement ; par son internationalisme, c’est le premier mouvement de poésie mondial depuis la poésie concrète puisque les deux reposent sur un usage transnational du langage (la poésie concrète étant visuelle, et la poésie conceptuelle étant illisible). En conséquence, le mouvement se répand rapidement autour du globe, menaçant de prendre les caractéristiques d’un gigantesque monstre multinational. Toutes ces contradictions, j’en ai l’impression, font partie du discours du conceptualisme, qui est un mouvement idéologiquement fluide incluant l’impureté et les plaisirs coupables, boudant les notions reçues de pureté, d’authenticité, ou de prétention absolue de vérité. Je ne suis pas vraiment un poète, mais la poésie était le seul domaine assez ouvert pour accepter mes idées, alors je suis devenu un poète par défaut. Le poète comme anti-héro. J’ai écrit dans Soliloquy le moindre mot que j’ai prononcé en une semaine, à partir du moment où je me suis levé le lundi matin jusqu’au moment où je suis allé me coucher le dimanche soir. C’était atroce, ça s’est révélé être 600 pages de blabla et de mesquinerie. J’ai perdu beaucoup d’amis à cause de ce livre. Si beaucoup m’ont pardonné, beaucoup d’autres ne m’adressent toujours pas la parole vingt ans après. Ecouter de la musique est devenu de la littérature, nécessitant de taper au clavier et de trier ; nous sélectionnons ce que nous écoutons à partir de mots clé. Nous écumons, analysons, annotons, copions, collons, transférons, partageons, et spammons. Lire est la dernière chose que nous faisons avec le langage. Aujourd’hui, nous passons beaucoup plus de temps à acquérir, cataloguer et archiver nos artefacts qu’à entrer en relation avec eux. La manière dont la culture est distribuée et archivée est devenue bien plus intrigante que l’artefact culturel lui-même. Résultat, nous avons vécu un inversement de la consommation, préférant les flacons à l’ivresse. L’intérêt s’est transféré de l’objet à l’information. Les gens insistent sur l’expression de soi. Je suis totalement opposé à ça. Je ne pense pas que les gens devraient s’exprimer ainsi. Peu de temps avant sa mort, nous avons été invités à dîner dans le loft de Merce Cunningham sur la Sixième Avenue. En entrant, nous étions stupéfaits par le nombre d’oeuvres d’art hors de prix alignées sur les murs. Quand nous nous sommes renseignés « Est-ce bien… ? », il nous a sèchement interrompus en nous disant que tout ce qu’on voyait ici était bien ce que nous pensions. Il y avait des oeuvres de Johns, Rauschenberg, et même un petit Duchamp, un Czech Check encadré dans un cadre en plexiglas des années 1970 près du sol, couvert de graisse de cuisson, de poussière et de pisse de chat. Des lucarnes peu étanches s’étendaient au-dessus de toutes ces oeuvres d’art précieuses. Pendant le dîner nous avons demandé à Merce ce qu’il se passerait si une de ces oeuvres était endommagée. Il a souri : « Nos amis nous en feraient simplement une autre, bien sûr ». Si vous faites quelque chose de mal pendant assez longtemps les gens finiront par croire que c’est bien. L’art est un permis pour mal faire les choses. Le reste du monde essaie de les faire correctement. Nous nous délectons de les faire de travers, de ne pas savoir, de casser des choses. La nécessité d’une mauvaise transcription : travailler pour faire en sorte que les pages du livre correspondent à la manière dont le dactylographe de lycée les avait transcrites, jusqu’à la dernière erreur de prononciation. Je voulais faire un « mauvais livre », comme j’aurais fait de « mauvais films » et du « mauvais art », parce que quand vous faites quelque chose parfaitement mal, vous trouvez toujours quelque chose, a dit Andy Warhol. Parfaitement faux. L’acte de déplacer l’information d’un endroit à un autre constitue un acte culturel significatif en et par lui-même. Certains d’entre nous appellent ça de la poésie. Vers une poétique désengagée : écrire des livres sans avoir besoin d’entretenir une quelconque relation avec le sujet sur lequel on écrit. Écrire façon peinture au numéro : remplir les espaces vides. En quittant la Maison Blanche après la lecture publique, Joe Reinstein, le conseiller social à la Maison Blanche, a enroulé son bras autour du mien, a souri, et dit « Eh bien, nous avons fait entrer l’avant-garde à la Maison Blanche ». Nos écrits sont maintenant identiques à ceux qui existaient déjà. La seule chose que nous faisons c’est les revendiquer comme les nôtres. Par cet acte, ils deviennent flambantneufs. Je suis un écrivain idiot, peut-être l’un des plus idiots qui ait jamais existé. À chaque fois que j’ai une idée, je me demande si elle est suffisamment idiote. Je m’interroge : est-ce possible que cette idée, d’une manière ou d’une autre, puisse être considérée comme intelligente ? Si la réponse est non, je fonce. Je n’écris rien de neuf ou d’original. Je copie des textes préexistants et je déplace l’information d’un endroit à un autre. La quantité, pas la qualité. Avec un plus grand nombre de choses, le jugement baisse et la curiosité augmente. Maintenant les mots fonctionnement moins pour les gens que pour accélérer l’interaction et la concaténation des machines. En Chine, après avoir fait un long exposé sur l’appropriation, le plagiat et l’écriture à l’ère digitale, une vieille femme dans l’assistance a levé sa main et demandé : « Mais Professeur Goldsmith, vous n’avez pas parlé de votre relation avec Longfellow. » La traduction est l’acte humaniste ultime. Poli et raisonnable, c’est un médiateur excessivement prudent. Demandant toujours la permission, elle implore la compréhension et l’amitié. Elle est optimiste mais provisoire, plaçant tous ses espoirs dans une issue harmonieuse. Au final, elle échoue toujours, le discours qu’elle avance étant inévitablement hors-registre. La traduction est une approximation du discours. Le déplacement est impoli et insistant, un rabat-joie mal lavé : il n’a pas été invité, se comporte mal et refuse de partir. Le déplacement se complaît dans la disjonction, imposant son intention, son programme, et bien plus dans toute situation qu’il rencontre. Sans aucun désir d’apaiser, il refuse le compromis, sachant trop bien que grâce à son insistance tenace, il finira par l’emporter. Le déplacement a tout le temps du monde. Au-delà de la morale, auto-proclamée, et prenant possession parce qu’elle le doit, le déplacement agit simplement – et simplement, agit. Le livre est crucial, mais sans importance. Malheureusement l’écriture créative est bien vivante. Je fais de mon mieux pour l’anéantir. Le choix marque l’autorité de l’auteur. Une autorité légitime. La beauté de mal classer. Il n’y a aucun musée ou aucune librairie dans le monde qui surpasse nos Staples. [Ndlt. Société américaine de fournitures et mobilier de bureau]. Comme Vanessa Place l’a récemment déclaré sur la mort constatée de l’écriture conceptuelle : « On sait que c’est en cours quand on annonce que c’est dépassé ». Une nouvelle extase du langage a émergé, faite de rationalité algorithmique et d’adoration de la machine, résolue à aplatir la différence : le sens et le nonsens, le code et la poésie, l’éthique et la moralité, le nécessaire et le frivole. La littérature approche désormais le degré zéro de l’opportunisme brut – un opportunisme exaltant, presque darwinien, en action. Il s’avère que l’écriture, du moins à ce niveau, est morte. Si je regarde une bouteille de Coca Cola puis une autre bouteille de Coca Cola, je voudrais oublier la première bouteille de Coca Cola pour voir la deuxième bouteille de Coca Cola comme étant unique. Et elle est unique parce qu’elle est dans une position différente dans l’espace et le temps. Et la lumière brille différemment sur elle, de sorte qu’aucune bouteille de Coca Cola ne ressemble à une autre. Le facile est le nouveau difficile. C’est difficile d’être difficile, mais c’est encore plus difficile d’être facile. La re-conception de l’art comme pouvoir (et pas comme contenu) interconnecté, est la véritable mort de l’auteur. À ce moment de l’histoire, c’est dur de vérifier l’authenticité, la singularité, ou la justesse des sources pour quoi que ce soit. Au lieu de ça, dans notre monde digital, toutes les formes de culture ont adopté les caractéristiques de la dance music et de la déclinaison. Tant de mains ont touché et affiné ces produits que nous ne savons plus qui est, ou était, l’auteur – et nous nous en fichons. Récemment l’Iowa Writer’s Workshop a vécu une crise. L’éloignement du lieu offrait généralement à l’écrivain deux possibilités : se plonger dans son propre coeur ou se plonger dans la nature. Mais une fois connectés à Internet, ils ont commencé à se plonger dans l’écran, désormais capables d’échapper aux confins de leur dilemme. [Ndlt. L’Iowa Writer’s Workshop est un programme universitaire d’écriture créative très renommé aux Etats- Unis pour avoir formé de grands noms de la littérature américaine] L’écriture contemporaine exige l’expertise d’un secrétaire, associée à l’attitude d’un pirate. L’idée que les célébrités adoptent des stratégies artistiques : ils s’ennuient tellement de leurs actes « créatifs » qu’ils sont prêts à être non-créatifs. Récemment, les longues performances de Jay-Z, Tilda Swinton, et The National ont produit un mainstream ennuyeux. Nous allons rapidement devoir trouver une nouvelle direction. Cette année j’ai encouragé Shia LaBeouf à annoncer son retrait de la vie publique et à #arrêterdecréer. C’est vrai. Je n’avais jamais entendu parler de Shia LaBeouf jusqu’à ce qu’il commence à me citer largement sur le web, à s’approprier mes mots, et à parler de moi comme de son collaborateur. En général quand ce type de scandale explose ce que nous voyons est un James Frey – s’affichant et s’excusant ; il a honte et tout le monde a honte pour lui. LaBeouf a plagié et au lieu de s’excuser, il a choisi de tirer parti du vaste corps de stratégies, articulé autour de la culture libre, qui s’est constitué cette dernière centaine d’années, et d’utiliser ça pour se défendre au lieu de faire des excuses classiques. Aujourd’hui, nous sommes face à ce que j’appelle un moment LaBeoufien : le poste frontière à partir duquel un art basé sur la paternité de l’auteur est vain. Là où Shia LaBeouf me rend responsable de son échec. « J’ai pris le projet [de Clowes] et j’ai essayé d’en faire un film par insécurité, par peur de mes propres idées. J’ai pensé « Ok, j’ai le droit de le faire parce que l’idée postmoderniste de l’écriture non-créative de Kenneth Goldsmith me le donne ». Je suis parti de là et il se trouve que ça m’a mis dans une mauvaise position ». Mais qu’est-ce que ça doit devenir ? Qu’est-ce que l’art post-LaBeouf ? Juste avant la lecture à la Maison Blanche, Obama est passé par la Green Room où nous étions installés. Il s’est arrêté, nous a regardé, nous a pointé du doigt et a dit en souriant « Soyez sages les gars ». Soudainement, la voix de Dieu a retenti « Mesdames et Messieurs, le Président des États-Unis ». Alors qu’il était sur le point de monter sur scène, il a tourné les talons, passé à nouveau sa tête dans l’entrebâillement de la porte, nous a fixé et nous a dit « Non. Vous êtes des artistes. Ne soyez pas sages. » Nam June Paik a dit un jour qu’Internet est pour tous ceux qui ne vivent pas à New York City. Je plaisante toujours en disant à mes étudiants que la poésie ne peut pas être aussi difficile qu’ils le pensent, parce que si c’était aussi difficile qu’ils le croient, les poètes n’en feraient pas. Vraiment, ce sont les personnes les plus fainéantes, les plus stupides que je connais. Ils sont devenus poètes en partie parce qu’on les a rétrogradés à ce poste, n’est-ce pas ? Il ne faut jamais dire à ses étudiants d’écrire ce qu’ils connaissent parce que, bien sûr, ils ne connaissent rien : ils sont poètes ! S’ils connaissaient quelque chose, ils auraient choisi cette discipline et l’exerceraient : ils seraient en histoire ou physique ou maths ou management ou n’importe quel domaine dans lequel ils excelleraient, comme disait Christian Bök. Mal faire les choses est un privilège auquel on accède seulement après les avoir bien faites. La liberté réside dans les marges. Nous avons commencé à nous intéresser aux pratiques qui existent dans les marges de la culture, là où il y a peu de lumière, celles qui se déploient dans la liberté non contrôlée de ce qui a le droit d’arriver dans l’ombre, où peu de personnes prennent la peine de regarder. Pourquoi les artistes se précipiteraient-ils dans le centre, blanc et brûlant ? Auto-tunez votre prochain recueil de poèmes. Comparaison entre deux lectures. La première à Chicago. Accueilli à l’aéroport avec une limousine qui m’a conduit à une galerie d’art glamour et surpeuplée où personne n’a écouté. Reconduit à l’aéroport, le tout dans la journée. Superbe paie. La nuit suivante, une lecture dans un petit bar de l’East Village. Pris le métro jusqu’à l’endroit, un auditoire composé de dix personnes intéressées. Pas de paie. Et c’est la meilleure lecture que j’aie jamais faite. Noyé dans les demandes de résumer des livres, j’ai commencé un système de résumés conceptuels. Je dis à un auteur d’écrire ou de voler le résumé de ses rêves et de le signer de mon nom. Je ne veux pas le voir avant de recevoir le livre. De cette façon, je peux être surpris comme tout le monde par ce que j’ai « écrit ». Aimer l’art. Détester le monde de l’art. Le monde de l’art est divisé entre le marché et l’académie. Une troisième possibilité : devenir sa propre institution auto-inventée. Quand le monde de l’art pourra produire quelque chose d’aussi fascinant que Twitter, on recommencera à y faire attention. Le monde des galeries et des musées paraît trop lent, loin du reste de la culture, comme un marché d’antiquités : des prix forts, des objets uniques dans une époque où la valeur est dans la multiplicité, le nombre, le distribué, le démocratique. Dans ce sens, le monde de l’art sera rapidement dépassé. Bientôt, plus personne n’en aura rien à faire. Construire une carrière sur l’éphémère de la mémoire est à la fois excitant et terrifiant. Et si la poétique avait quitté le poème de la même manière qu’Elvis a quitté la scène ? Longtemps après que la limousine s’est éloignée, le public est toujours dans l’arène, criant pour en avoir plus, mais la poésie s’est échappée par la porte de derrière et vers l’Internet, où elle prend de nouvelles formes qui ne ressemblent en rien à de la poésie. La poésie telle que nous la connaissons – la rédaction de sonnets ou de vers libres sur une page imprimée – s’assimile plus à la pratique de façonner de la poterie ou de tisser des édredons, des activités artisanales qui continuent à exister malgré leur marginalité et leur inutilité culturelle. Au lieu de ça, la culture des mèmes produit plus de formes extrêmes de modernisme que le modernisme n’en a jamais rêvé. Les artistes peuvent être dingues de leurs pratiques ou alors en être terriblement mal informés, mais ils n’ont jamais tort. Quand les artistes deviennent responsables de l’éthique de leur pratique, ils font l’objet du même examen attentif – et sont tenus des mêmes standards moraux – que les politiciens et les banquiers. Une situation regrettable. Si j’avais élevé mes enfants comme j’écris mes livres, on m’aurait jeté en prison il y a longtemps. L’apesanteur morale de l’art. Dans l’ère digitale, il est bien étrange qu’autant de gens préfèrent encore agir comme des génies originaux plutôt que des génies non-originaux. Avant de commencer son émission, Stephen Colbert s’est arrêté dans la Green Room pour discuter. Sa mère était décédée récemment, et la nuit d’avant, il était passé à l’antenne et s’était tellement laissé submerger par l’émotion qu’il en avait perdu la parole. Alors il s’est assis là dans un silence complet pendant un temps qui me parut une éternité. Quand j’ai mentionné à quel point son usage du silence était émouvant et inhabituel, il a précisé combien il était important d’utiliser le silence radio dans les médias. Il se souvenait d’avoir entendu une émission de radio innovante quand il était enfant qui passait un silence de mort pendant une heure entière, probablement pour faire une blague. Mais ça avait changé sa vie, soutenait-il, et il s’est alors juré d’utiliser le silence dans les médias grand public. Ensuite il m’a dit combien il avait apprécié mon livre et l’écriture non-créative qui était employée pour le construire. Il s’est arrêté un moment, a penché sa tête sur le côté et a dit, en parlant de lui-même, « Mais ce type là-bas sur le plateau va le détester ». La capacité d’attention limitée est le nouveau silence. Chaque mot que je prononce est stupide et erroné. L’un dans l’autre, je suis un pseudo a dit Marcel Duchamp. Beckett en 1984 à propos des ready-mades de Duchamp : « Un écrivain ne pourrait pas faire ça. » Récemment, j’ai participé à une conversation publique avec mon ami Christian Bök. Si je suis le poète le plus stupide qui ait jamais existé, alors Christian est le plus brillant. Ses projets sont très compliqués, ils prennent des années à se concrétiser. Pendant notre discussion, Christian a longtemps parlé d’un projet sur lequel il a travaillé cette dernière décennie, et qui impliquait grosso modo qu’il obtienne un doctorat en génétique. Afin de composer deux petits poèmes, il devait apprendre à écrire des programmes informatiques qui traitaient quelque chose comme huit millions de combinaisons de lettres avant de trouver les bonnes. Et ensuite il devait injecter ces poèmes dans un brin d’ADN, qui était finalement conçu pour survivre à l’extinction du soleil. Le projet complet demandait de travailler avec des laboratoires et a coûté des centaines de milliers de dollars. Christian est très éloquent – plus comme un robot que comme un humain – et toute la salle hochait la tête. Quand ça a été à mon tour de parler, tout ce que j’ai pu marmonner c’était : « … et moi je transcris des bulletins sur la circulation. » Il n’y a rien qui ne puisse être appelé « écriture » même si ça ne ressemble en rien à de « l’écriture ». Si personne ne peut le faire, ça ne m’intéresse pas. À quoi ressemblerait une poésie non-expressive ? Une poésie de l’intellect plutôt que de l’émotion ? Tous les textes sont usés, salis, et déjà portés. Tous les langages qui se présentent comme nouveaux sont recyclés. Aucun mot n’est vierge, aucun mot n’est innocent. Expressif, mais pas expressionniste. Bertolt Brecht a dit : « Je voudrais qu’ils greffent un dispositif additionnel à la radio – qui rendrait possible d’enregistrer et d’archiver pour toujours, tout ce qui peut être communiqué par radio. Les générations suivantes auraient ainsi une chance d’observer avec étonnement comment une population entière – qui a rendu possible de dire ce qu’ils avaient à dire au monde entier – rendit simultanément possible de constater qu’ils n’avaient absolument rien à dire. » N’importe quel journal aujourd’hui est une oeuvre d’art collective, un livre quotidien de l’homme industriel, un divertissement à la Mille et une nuits dans lequel mille et un contes étonnants sont racontés par un narrateur anonyme à une audience tout aussi anonyme, a dit Marshall McLuhan il y a plus d’un demi-siècle. Ma muse c’est le néon fluorescent. Il est froid et sans émotions ; il est sans flatterie et fonctionnel ; il est insipide et neutre ; il aplatit tout ce qu’il touche ; il est dur, moche, et sans flatterie ; il est industriel et efficace ; il est bon marché et économique ; il est omniprésent, universel et général ; il est amoral ; il n’a pas de programme ; il est le passé et il est le présent. Comme la morale, la politique semble être une condition inévitable quand on s’engage dans la reformulation du langage et du discours. J’avais mon émission de radio le matin après l’élection d’Obama en 2008, de 9h à midi. J’ai diffusé « Chocolate City » – un morceau de Parliament long de cinq minutes sorti en 1976 – en boucle pendant trois heures entières sans interruption. Innovez uniquement en dernier recours. Dans le monde digital, le nom est obsolète. Le nom est une relique des temps pré-digitaux : à cette époque, si quelque chose pouvait rester en place pendant assez longtemps, on le consacrait d’un statut taxonomique : une pomme n’était pas la marque à la pomme, c’était juste une pomme. Digitalement, les noms sont souvent des métaphores : un bureau n’est pas un bureau, un fichier n’est pas un fichier, un Cloud n’est pas un nuage, un spam n’est pas Spam [Ndlt. Spam est une marque de viande précuite vendue en boîte]. Ils ne sont pas stables pour autant. Une page existait sur une étagère, coincée entre deux couvertures. Aujourd’hui, cette page est en mouvement, se métamorphosant d’un état à un autre : elle est scannée, puis insérée dans un document Word, puis enregistrée en PDF, puis mise en ligne pour être échangée, puis placée sur de multiples serveurs, puis téléchargée, archivée, ou lue – parfois sur du papier, parfois sur des dispositifs numériques. Ce même fichier est partagé, vendu, piraté, et revendu comme une marchandise anonyme, ou finalement stockée comme un piège à clics. Comment appeler cet artefact ? Je pense qu’on ne peut l’appeler que verbe. Puisqu’on ne peut désormais plus nommer le produit (le nom), on ne peut qu’articuler le procédé (le verbe). À une époque de dématérialisation radicale, le verbe fait deux fois le boulot : un texto est à la fois un nom (un texto) et un verbe (texter). Le nom est comme une photographie et le verbe est comme un film : l’un est statique, alors que l’autre est capable de capter le dynamisme des artefacts culturels d’aujourd’hui. J’adore l’idée du Cloud, mais je déteste la réalité qu’il implique. La réalité que ce ne soit rien de ce qu’on nous avait promis. Faire confiance au Cloud est une erreur : c’est trop centralisé, trop facile à bloquer, trop facile à contrôler. Et c’est privatisé, détenu et administré par quelqu’un d’autre. Nous en voilà donc au problème politique. J’ai récemment assisté à une conférence en Chine et de nombreux intervenants avaient mis leurs articles sur le Cloud – Google Docs, pour être précis. On sait tous comment l’histoire finit : ils sont arrivés en Chine et il n’y avait pas Google. Pas de chance. Leur adresse Gmail basée sur le Cloud était inaccessible, tout comme les coffres forts numériques dans lesquels ils avaient stocké leurs présentations enrichies en contenus multimédias. Ne faites pas confiance au Cloud. Utilisez-le, profitez-en, exploitez-le, mais ne lui faites pas confiance. Les écrivains essayent trop de s’exprimer. Nous travaillons avec un matériau déjà disponible. Comment une langue – n’importe quelle langue – pourrait-elle être quoique ce soit d’autre qu’expressive ? À une époque où la matière culturelle est abondamment disponible sur les réseaux, il n’y a pas de retour en arrière possible. L’appropriation et le plagiat sont là pour durer. Notre job est de le faire plus intelligemment. Choisir d’être poète c’est comme choisir d’avoir le cancer. Pourquoi quelqu’un choisirait-il d’être poète ? J’ai ouvert une porte quand personne ne regardait. J’étais dans la place, et à partir de ce moment personne ne pouvait plus rien y faire, a dit Bob Dylan. JOURNALISTE : Dans une interview, Michael Palmer certifie qu’il préfère écrire à la main que de taper au clavier parce que c’est une expérience physique plus intime. Comment ressentez-vous le fait de tout faire par ordinateur ? GOLDSMITH : Je pense vraiment que la déclaration de Palmer est la chose la plus idiote que j’ai jamais entendue. Il doit sûrement vivre dans une grotte. Écrire sur une plateforme électronique n’est pas seulement écrire, mais également archiver ; les deux procédés sont inséparables. Contre l’improvisation. Écrire en mode sans échec. Contre l’expression. Si la machine est bien construite, les textes qui en découlent vont scintiller. La linéarité est normative ; le lignage est subjectif. Après une lecture publique à Los Angeles, un autre écrivain intervenant dans la soirée s’est approché de moi et s’est exclamé « Mais vous n’avez pas écrit un mot de ce que vous avez lu ce soir ! ». C’était vrai. La biographie de l’auteur, la quatrième de couverture, la liste des publications, les remerciements, les dédicaces, et les informations de la Bibliothèque du Congrès – tout ça est plus intéressant que la partie du livre qui est supposée être lue. Bizarrement, durant la période de Noël, dans une petite maison où se réunit la famille plus ou moins éloignée, lire le journal du dimanche est acceptable, mais lire un livre est vu comme antisocial et malpoli. On m’a demandé plusieurs fois pendant que je lisais : « Est-ce que tout va bien ? » En Amérique, il y a des maisons dénuées de livre, une idée séduisante si l’on part du principe que toute la culture a migré sur le web et qu’on n’a besoin de rien de plus qu’un ordinateur portable pour accéder à tout ce qui était avant enfermé dans une surface habitable. Maintenant la plupart des maisons vides ne ressemblent qu’à ça : des espaces énormes qui résonnent et où l’aménagement principal est une télévision surdimensionnée entourée de meubles trop grand, généralement habités par des gens trop gros. Les livres n’ont jamais disparu parce que les livres n’y ont jamais existé. En conduisant sur un boulevard de Los Angeles, on peut lire un panneau d’affichage à 800 mètres. Un ou deux mots y sont écrits. À Los Angeles, les gens ont l’habitude de lire des mots seuls, écrits très gros pour qu’on puisse les lire de loin, même en passant très rapidement. C’est totalement l’opposé à New York où on accède à l’information en lisant le journal par-dessus l’épaule de quelqu’un d’autre dans le métro. Pointer du doigt la meilleure information l’emporte sur créer la meilleure information. Pré-enregistrer – élaborer un mécanisme d’écriture impeccable avant que l’écriture ne commence – soulage le poids de la réussite ou de l’échec, modère l’égo, et annule l’étroitesse d’esprit liée à la paternité de l’auteur, toutes ces choses qui viennent invariablement avec des modes d’écriture plus conventionnels. Il y a quelques années, dans l’avion pour l’Angleterre où j’allais travailler sur un projet de musée, j’étais assis à côté d’un jeune homme, un joueur de luth classique. Nous avons commencé à discuter et je lui ai demandé ce qu’il écoutait sur son baladeur CD. Il m’a montré le CD et s’est mis à m’en parler. C’était un ensemble de partitions d’un compositeur méconnu jouées à partir de transcriptions de « broadsides ballads » – des ballades anglaises du XVème siècle écrites sur des feuilles de papier journal – qui étaient vendues dans la rue pour quelques pièces au MoyenÂge. Le compositeur était malin et avait intégré à ses partitions de magnifiques images dessinées à la main. À travers les siècles, elles ont été encadrées et préservées, pas tant à cause de la musique, mais pour leur beauté et leur singularité en tant qu’objets. Alors que la musique de ses pairs – imprimée et distribuée de la même manière sans les décorations – s’est évaporée, les partitions de ce compositeur restent les seuls exemplaires de ce genre. Par défaut, elles sont maintenant considérées comme des classiques. Internet nous permet de voir à quel point le monde est réellement vaste. Peu importe combien de fois vous dîtes quelque chose, il y aura toujours quelqu’un pour l’entendre pour la première fois. Parfois, on prend conscience qu’on est en train de dire la même chose encore et encore, en se répétant indéfiniment. Mais il ne faut pas s’inquiéter. Il y a toujours un nouvel auditoire. Quand j’ai commencé à faire de la radio, le gérant de la station m’a dit que ma voix était trop douce, qu’elle sonnait trop professionnelle. Il m’a suggéré d’ajouter des « hum » et des « euh » pendant mes pauses micro pour qu’elle ressemble davantage à celle d’une personne normale. On n’a pas vraiment l’air de croire à l’existence du copyright, et d’ailleurs, on n’y prête pas une attention spéciale. Le conseil de W.G. Sebald aux étudiants en écriture créative : je vous encourage à voler autant que vous pouvez. Personne ne s’en apercevra jamais. Le texte au centimètre carré. Plus une ligne, plus un sonnet, plus un paragraphe, ou un chapitre, mais des bases de données. Pas l’objet, mais l’oeuvre. Combien avez-vous dit que ce paragraphe pesait ? L’écriture contemporaine est une pratique qui se situe quelque part entre la construction d’un ready-made à la Duchamp et le téléchargement d’un MP3. La poésie est une ressource inutilisée en attente d’être exploitée. Parce qu’elle n’a pas de valeur rémunératrice, elle est libérée des orthodoxies qui contraignent toute autre forme d’art. C’est l’une des grandes libertés de notre domaine – peut-être l’un des derniers domaines artistiques ayant ce privilège. La poésie est comparable à la position que tenait autrefois l’art conceptuel : radical dans sa production, dans sa distribution et dans sa démocratisation. À ce titre, elle est obligée de prendre des risques, d’être aussi expérimentale que possible. Comme elle n’a rien à perdre, elle provoque des passions et des émotions que l’art visuel n’a pas provoqué depuis disons, un demi-siècle. C’est toujours un combat. Pourquoi quelqu’un voudrait-il se reposer sur ses acquis en poésie ? La vie ne peut qu’imiter le web, et le web lui-même est un tissu de signes, une imitation perdue, infiniment lointaine. Si on imprimait Internet, il faudrait 57 000 ans, 24 heures par jour, 7 jours par semaine pour tout lire, et si on n’en lit que 10 minutes avant de se coucher, il faudrait 8 219 088 ans. Si on imprimait Internet, ça ferait un livre pesant environ 545 000 kilos, haut de 3,5 kilomètres. Si on imprimait Internet, il faudrait 45 millions de cartouches d’encres et un demi-million de litres d’encre. Si ces litres étaient de l’essence, ils alimenteraient un Boeing 747 pour 30 000 kilomètres environ – un vol de New York à Tokyo en faisant le tour du globe. Si on imprimait Internet, il faudrait assez de papier pour couvrir la moitié de Long Island (environ 1 200 km²). Si on imprimait Internet, il faudrait sacrifier 40 000 arbres, presque deux fois le nombre d’arbres de Central Park. Si on imprimait Internet à partir d’une seule imprimante, il faudrait 3 805 ans. Si tout le monde aux États-Unis imprimait une partie d’Internet, ça prendrait 6 minutes et 36 secondes. Si les Babyloniens avaient commencé à imprimer Internet en 1 800 avant JC, ils viendraient à peine de terminer. Nous avons imprimé tout le putain d’Internet. Secrètement, ce que les gens ont le plus détesté dans l’impression d’Internet était son aspect démocratique, que n’importe qui puisse devenir un artiste en faisant simplement Ctrl + P. Quand on lui a demandé à la fin de sa vie comment c’était d’être un artiste, Jean Dubuffet a répondu « J’ai l’impression d’avoir été en vacances pendant ces quarante dernières années. » Quand les machines prennent le contrôle, nous acquiesçons passivement – et joyeusement. Le monde est plein de textes, plus ou moins intéressants ; je ne souhaite pas en ajouter. Quand vous défiez les gens de ne pas écouter, ils écoutent mieux. Quand vous défiez les gens de ne pas lire, ils lisent plus attentivement. Quand vous dites qu’un texte est illisible, vous vous assurez un lectorat. Quand vous vous réclamez d’une communauté de pensée, vous gagnez un lectorat. L’archive c’est le nouvel oubli. L’archive c’est la nouvelle publication. L’archive c’est le nouvel art populaire. L’auto-plagiat est le nouveau plagiat. post-plagiat = auto-plagiat Maintenant qu’on a plagié tout le monde, tout ce qu’il reste à faire est de se plagier soi-même. Il n’y a pas eu de postmodernisme. Il y a eu le modernisme. Puis, il y a eu le digital. Le pré-digital et le post-digital. Ceux qui sont restés coincés du mauvais côté du mur. Il y a des choses d’une grande beauté dans le monde qui sont uniques. Je ne suis simplement pas sûr de leur pertinence. L’attribution d’une paternité n’est pas une exigence du droit d’utilisation. Non très cher, les poèmes ne joueront jamais un rôle important dans les révolutions populaires. La nouvelle opposition c’est la capitulation radicale. L’avant-garde est renforcée, pas auto-anéantie, par l’incorporation de la formule de la culture populaire, idiot. #MAITRISEDU21ESIECLE L’avant-garde est le nouveau 1%. L’abondance est la nouvelle disjonction. Le copyright ça fait tellement 20e siècle. En 1970-1971, Captain Beefheart répondait à un journaliste qui lui demandait ce que la musique avait à voir avec la « révolution ». « Eh bien, quand le disque fait un premier tour, c’est une révolution. Quand le disque fait deux tours, c’est deux révolutions… » Si vous voulez faire quelque chose de nouveau, ne vous éloignez pas trop d’une idée simple. Le génie du « Xenotext » de Christian Bök n’est pas dans le texte – formellement ce n’est pas un poème remarquable – mais dans le procédé qu’il a utilisé pour le construire. La voix hydrate ce qu’il y a de plus sec dans le texte. Tout matériau est, en principe, utilisable par tout le monde. Même sans remerciements, même sans les préoccupations de la propriété littéraire. Les gens achètent plus de disques qu’ils ne peuvent en écouter. Ils empilent ce qu’ils veulent pour trouver le temps de les écouter. Le temps d’utilisation et le temps d’échange se détruisent l’un l’autre, a dit Jacques Attali en 1985. Un poète n’a aucun autre recours que d’écrire son propre discours. Laissez-nous juger notre littérature en fonction des machines que nous construisons, pas des produits qu’elles fabriquent. Pour la poésie, il n’y a pas de vie en-dehors de l’académie. Si tout le monde boit du Kool Aid, ça deviendra réel. C’est une confusion de confondre le contenu pour le contenu. Il n’y a pas de bon jugement. Les choses sont juste comme elles sont. La métrique borgésienne de l’infini semble maintenant désespérément démodée, une relique pittoresque du 20e siècle, couplée à une idée d’omniscience toute aussi démodée. À chaque fois que j’ai une idée, je m’interroge pour savoir si elle est suffisamment idiote. Je me demande : est-ce possible que cette idée, d’une manière ou d’une autre, puisse être considérée comme intelligente ? Si la réponse est non, je fonce. La bêtise n’est jamais démodée parce qu’elle n’est jamais à la mode. La bêtise est définitivement au point mort. Elle est trop tordue, trop bizarre, trop contradictoire et demande trop de tournures d’esprit pour être réduite à un slogan ou à une campagne publicitaire. Aussi bêtes qu’elles puissent paraître, les campagnes publicitaires font en sorte d’être futées ; au final, il faut communiquer intelligemment pour pousser quelqu’un à acheter quelque chose. La bêtise salit tout. On vient à la bêtise après avoir été intelligent. L’intelligence est stupide parce qu’elle s’arrête à l’intelligence. L’intelligence est une phase. La bêtise est post-intelligente. L’intelligence est infinie, facile à parcourir, convenue, connue. Le monde fonctionne sur l’intelligence. À l’évidence ça ne marche pas. Je veux vivre dans un monde où la chose la plus intelligente qu’on puisse faire est la plus bête. Je veux vivre dans un monde où un néon appuyé contre un mur vaut un million de dollars. La poésie est un handicap professionnel. Vers une littérature sans auteur. La transcription, c’est tout juste du recyclage passif. Parfois, j’ai l’impression que les gens qui travaillent en open space comprennent mieux la culture contemporaine que la plupart des curateurs et des critiques. L’ennui, l’appropriation et la répétition sont les nouvelles frontières de la créativité ; pour la créativité, ils sont le dernier espoir de revivre son existence lasse. Les mots ne valent vraiment pas cher. Il n’y a pas de nécessité en poésie. Il n’y’a pas de raison pour que ce soit le cas. Elle n’a aucun objectif ou but. C’est du loisir, c’est du faux. Ce n’est rien. Ignorez toutes les voix intérieures. À la place, adoptez des voix et des opinions qui ne sont pas les vôtres, elles deviendront ainsi les vôtres. La Mort de l’auteur. Finalement tué par Internet. Le jeu d’acteur c’est du plagiat. Un poète contemporain est quelqu’un qui n’écrit pas de poèmes. Originalité est le mot le plus dangereux dans le lexique du publicitaire, a dit Rosser Reeves. Quand j’écris une pub, je ne veux pas qu’on me dise qu’on la trouve créative, a dit David Ogilvy. Ogilvy déplorait la créativité, un mot qu’il disait ne pas comprendre. Aujourd’hui nous lisons plus que jamais, mais différemment, de façons que nous n’aurions pas définies comme « lire » auparavant. Fût un temps, une déclaration radicale signifiait un commencement, un milieu et une fin, mais pas forcément dans cet ordre-là. Maintenant il n’y a plus que des fragments. À la fin d’un concert au Carnegie Hall, Walter Damrosch a demandé à Rachmaninov quelles pensées sublimes traversaient son esprit quand il fixait l’auditoire pendant son concerto. « Je comptais l’assistance », a répondu Rachmaninov. Cy Twombly a dessiné dans le noir pour rendre ses lignes moins attendues. Essorez-les, manipulez-les, maltraitez-les. Plus vous travaillez vos textes, plus ils vous appartiendront. Pendant une interview radio, l’animateur a commencé à lire quelque chose de long et pénible. Quand il a eu fini, il a levé la tête vers moi et dit : « Est-ce que vous reconnaissez ceci ? » Je me suis interrompu un moment et j’ai dit : « Non. » Alors il m’a fixé et dit : « C’est un extrait de votre livre Day ». La subjectivité est morte. Le naturel est une construction artificielle. Mallarmé a dit : « Ce n’est point avec des idées, mon cher Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots ». Mon esthétique conceptuelle ne sert pas mon affect : elle ne communique pas au monde mes sentiments sur ceci ou cela. Le rôle du poète est dorénavant de trouver le meilleur moyen d’absorber, de recharger et de redistribuer un langage qui existe déjà. Répétez après moi : « je suis un pirate ». J’ai découvert que ceux qui s’attardent rarement sur leurs émotions savent mieux que quiconque ce qu’est une émotion. La plupart des bonnes idées sont ridiculement simples. Les bonnes idées ont généralement l’air simples parce qu’elles paraissent inévitables. Sollicité par un apprenti esthète il y a quelques années, Duchamp a décrit de façon mémorable sa recherche artistique : « Aspirer les choses avec mon esprit comme le pénis est aspiré par le vagin. » La créativité est le plus usé et le plus détourné des concepts qui ont pu un jour désigner quelque chose de rare, quelque chose qui distinguait les gens, quelque chose qui les rendaient spéciaux. C’est un terme qui a été usurpé et réduit à un concept basique ne représentant plus que l’opposé de la créativité : médiocre, modéré, acceptable, craintif, etc. – de sorte que la créativité n’est plus créative. Ce qui était créatif est désormais non-créatif. Définir une pratique comme non-créative c’est lui redonner de l’énergie, ouvrir la créativité à toute une flopée de stratégies qui ne sont aucunement acceptables par la créativité comme elle existe aujourd’hui. Ces stratégies incluent le vol, le plagiat, les procédés mécaniques, la répétition. En employant ces méthodes, la non-créativité peut insuffler de la vie dans la notion moribonde de créativité telle que nous la connaissons. L’efficacité d’un travail est mesurée par le nombre de personnes qui le voient. La beauté de la radio est son bouton on/off. Peu importe ce qui passe sur les ondes – que ce soit agaçant, absurde ou incongru – on peut toujours l’éteindre. Le bouton off est un outil d’émancipation à la fois pour le diffuseur et l’auditeur. Il permet au diffuseur de prendre des risques ; et il permet à l’auditeur de se défiler. Quand on lui demandait ce qu’il pensait de ses critiques, Andy Warhol disait : « Je ne les lis pas. Je mesure seulement la taille des colonnes. » Je garde un mauvais système audio pour pouvoir écouter de la musique, sans aucun attachement à la qualité. Je ne pourrais pas faire la différence entre un vinyle, un CD ou un MP3. Un après-midi, UbuWeb a reçu un e-mail du bureau de John Cage avec un mystérieux mot disant « Nous savons ce que vous faites. » Tout en me demandant si c’était une injonction à cesser toute activité, je suis devenu perplexe et me suis demandé comment UbuWeb pourrait continuer à exister sans la lumière éclairante de l’oeuvre de Cage. J’ai ouvert l’onglet Sound et commencé à passer en revue la liste interminable des noms d’artistes, à la recherche du sien. Je n’ai pas réussi à le trouver. J’ai parcouru la page de droite à gauche et de haut en bas, sans aucun résultat. Finalement, j’ai effectué une recherche sur la page et, enfin, son nom est apparu. Il était là pendant tout ce temps, mais entouré de tellement d’autres noms prestigieux qu’il semblait s’évaporer dans la texture de la page. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que si le nom de Cage disparaissait vraiment, personne ne remarquerait jamais qu’il manquait. Plus tard, j’ai réussi à connaître l’auteur du mystérieux mot. Quand je lui en ai parlé, elle a souri et m’a dit « Nous voulions juste vous faire savoir qu’on vous observait. » Quand je lui ai demandé si elle avait déjà eu l’intention de poursuivre UbuWeb en justice, elle a secoué la tête et dit « Non. Bien sûr que non. Nous n’avons pas d’argent pour ça. » Un vendredi après-midi, nous avons reçu un DMCA officiel de notification et de retrait de la part d’une célèbre agence littéraire mandatée par les légataires de William S. Burroughs. En langage juridique officiel, l’agence prétendait qu’UbuWeb enfreignait le droit d’auteur sur les oeuvres de William S. Burroughs et insistait pour que nous retirions les oeuvres concernées. S’en suivait une liste, sur des pages et des pages, de chaque endroit où le nom de William S. Burroughs apparaissait sur le site. Tout y passait, des documents académiques où son nom était mentionné, aux notes d’accompagnement d’un artiste pop qui prétendait qu’une de ses chansons avait été composée en utilisant la technique du découpé de Burroughs. En bref, ce que l’agence avait fait était d’entrer les mots « William S. Burroughs » dans le moteur de recherche et de copier-coller toute la liste, en prétendant que chaque entrée était sa propriété. Le moment de bravoure, c’était la dernière ligne de l’ordonnance : « Sous peine de parjure devant un tribunal de droit aux États-Unis, je déclare que les informations contenues dans cette notification sont exactes. » Il s’est avéré que les oeuvres de Burroughs que nous hébergions n’appartenaient pas à ces légataires, pas plus que les copyrights qui étaient détenus par plusieurs maisons de disques et d’édition qui ont publié les oeuvres. J’ai répondu à l’email en disant que, bien que je comprenne leurs intentions, ils empruntaient le mauvais chemin. J’ai reçu une réponse complaisante d’une stagiaire me disant qu’elle était désolée, qu’elle obéissait juste aux ordres de sa hiérarchie, et qu’elle renverrait une liste actualisée lundi matin. Le lundi matin la liste révisée est arrivée et elle était plus ou moins similaire. J’ai répondu en leur priant d’envoyer ce mot aux légataires de Burroughs : « Tristan Tzara a dit : « La poésie est pour tout le monde ». Et André Breton l’a traité de flic et l’a expulsé du mouvement. Redites le encore : « La poésie est pour tout le monde ».» Nous n’avons plus jamais entendu parler de cette agence littéraire ou des légataires. Aujourd’hui encore, les oeuvres de William S.Burroughs sont représentées sur UbuWeb dans toute leur splendeur. Il y a des années, on nous a fait don d’une version numérisée du légendaire magazine d’avant-garde Aspen. C’est une magnifique pièce de collection. Toutes les personnalités majeures des années 1960 y sont représentées sous diverses formes : films, cartes postales, magazines, petites sculptures, flexi disques, etc. Le New York Times a écrit avec enthousiasme sur l’acquisition d’UbuWeb et a demandé à Merce Cunningham ce qu’il pensait de voir son travail sur le site sans qu’il ait donné sa permission. Merce, en parlant de deux fichiers MP3 publiés sur le site – une interview et une déclaration orale – a dit qu’il en était ravi. Il a assuré que l’importance de voir ses mots mis à disposition à des fins éducatives surpassait de loin la valeur monétaire que l’oeuvre pourrait un jour générer. Plusieurs années plus tard, après sa mort, j’ai reçu une lettre terriblement désagréable de la fondation Cunningham m’informant que si je ne supprimais pas ces MP3 du site ils entameraient des poursuites judiciaires envers nous. Je leur ai poliment répondu par mail que Merce avait publiquement affirmé qu’il était ravi de leurs présences sur le site, et leur ai joint la coupure de presse comme preuve. En réponse, ils ont envoyé une lettre encore plus agressive, me menaçant, avec plus d’insistance cette fois. J’ai alors écrit à l’homme qui avait numérisé le magazine et lui ai demandé de vérifier les droits d’auteurs sur les flexi disques dont les MP3 étaient extraits. Il l’a fait et m’a informé que, sans l’ombre d’un doute, les droits d’auteur appartenaient à Aspen, et non à Merce Cunningham. Il a envoyé une copie à la fondation comme preuve et je n’en ai plus jamais entendu parler. Quelques mois après, j’ai reçu le même type de plainte de l’entourage de Yoko Ono à propos de ses MP3 provenant des flexi-disques d’Aspen. J’ai effrontément demandé à mon contact de vérifier ces copyrights, convaincu que je tiendrai ma deuxième victoire, coup sur coup. Il m’a répondu que le copyright était bien celui de Yoko Ono et de John Lennon, et non celui d’Aspen. J’ai écrit à l’entourage d’Ono en leur demandant la permission de conserver les MP3 sur le site, en tant que pièce importante d’une collection historique. Ils ont poliment dit qu’ils poseraient la question à Yoko. Le jour suivant, ils m’ont répondu qu’elle était ravie de voir son travail représenté sur UbuWeb. Une deuxième victoire, remportée d’une manière différente. Pendant plusieurs années, nous avons collecté les oeuvres de Michael Snow – son travail audio, ses écrits et ses films. À un moment, nous avions environ six ou huit de ses films. Un jour nous avons reçu un mail de Michael Snow nous demandant simplement de retirer deux de ses films du site mais disant qu’il était d’accord pour garder le reste. Nous avons vu ça comme une victoire. Avoir quatre films de Michael Snow avec sa permission est mieux que d’en avoir une douzaine sans. Si nous devions demander la permission, nous n’existerions pas. UbuWeb peut être vu comme le Robin des Bois de l’avantgarde, mais au lieu de prendre aux riches pour donner aux pauvres, nous avons finalement l’impression de donner à tout le monde. UbuWeb c’est autant les ramifications juridiques et sociales de son système auto-créé de distribution et d’archivage que son contenu. Dans un sens, le contenu s’auto-gère ; mais le maintenir en ligne s’est avéré bien plus compliqué. La maintenance socio-politique nécessaire pour maintenir un espace de serveur libre avec une bandepassante illimitée repose sur un équilibre fragile, souvent perturbé par les piques que nous lancent des individus qui confondent un délit et une infraction aux droits d’auteurs. Sans se décourager, nous maintenons le navire à flots : après presque deux décennies, nous devenons toujours plus solides. Mais le temps que vous lisiez ces lignes, UbuWeb pourrait avoir disparu. N’ayant jamais été pensé comme une archive permanente, UbuWeb pourrait s’évaporer pour tout un tas de raisons : notre fournisseur Internet coupe l’accès, notre financement universitaire s’épuise, ou nous en avons tout simplement assez. L’acquisition d’UbuWeb par une plus large entité est impossible : rien n’est à vendre. Vous vous souvenez peut-être du dénouement du film 24 Hour Party People (2002) où un vaste conglomérat de labels s’entête à vouloir racheter le label indépendant Factory Records pour des millions de livres. Le directeur de Factory, Tony Wilson, produit un document scellé dans le sang proclamant que les groupes détiennent les droits de toutes leurs productions ; les leaders des labels sourient d’un air narquois lorsqu’ils remportent gratuitement le catalogue de Factory. À la fin du film, Wilson songe alors que, même sans aucune valeur financière, Factory Records est un fantastique projet d’art conceptuel, plein d’intégrité, et qui n’a jamais dû faire un seul compromis. UbuWeb est un projet comparable, excepté qu’au contraire de la musique pop, ce que nous hébergeons n’a jamais rapporté d’argent. La musique de Jean Dubuffet. C’est quelque chose d’incroyable : la musique brute rencontre la musique électronique. Certains utilisateurs d’UbuWeb adorent la musique de Jean Dubuffet. Plus tard ils ont découvert qu’il était également peintre. Sur UbuWeb, nous hébergeons un album de musique country peu connu de Julian Schnabel. Il semblerait qu’à l’époque, alors qu’il faisait passer des castings pour la suite de sa brillante carrière de peintre et avant sa carrière encore plus brillante de cinéaste, il ait pensé à devenir musicien. C’est une bonne chose qu’il ait fait marche arrière. Vous ne trouverez pas de reproductions des tableaux de Dalí sur UbuWeb, mais vous trouverez un enregistrement d’une publicité de 1967 qu’il a faite pour une banque. UbuWeb est tombé dans l’avant-garde. Nous avons commencé comme entrepôt de poésie visuelle et concrète. Quand des sons ont commencé à accompagner la poésie, nous avons commencé à héberger aussi des fichiers audio de poésie. Mais une fois que nous avons encodé les oeuvres de John Cage, nous avons trébuché. Cage fait souvent des lectures de ses poèmes, accompagnées d’oeuvres orchestrales aléatoires, créant ainsi à la fois de la poésie audio et du classique du 20e siècle. En ne voyant aucune autre solution que d’appeler ça de « l’avant-garde », nous avons levé les bras au ciel, et nous avons continué sur cette base. On ne sait pas vraiment ce qu’est l’avant-garde. Ça change tous les jours. Quand nous avons commencé à utiliser le mot « avantgarde », c’était encore verboten, ayant été abandonné dans les années 1970 et 1980 pour ses connotations patriarcales et militaristes. Après un certain temps, c’était devenu un terme orphelin, ouvert à la réexamination et à la réinterprétation. Nous l’avons ramassé, souillé, rendu impur. Dans la section films d’UbuWeb on trouve les oeuvres de Samuel Beckett et de Captain Beefheart. C’est dur d’imaginer un autre endroit où ces deux noms apparaîtraient ensemble – certainement pas dans les mondes de la musique, de la littérature ou de l’art – mais d’une certaine façon ça fait sens. On ne peut pas imaginer l’existence de Captain Beefheart sans l’influence de Samuel Beckett. C’est l’histoire secrète de l’avant-garde. Un jour j’ai reçu par courrier le plus génial des recueils de poèmes visuels. C’étaient les compositions les plus complexes et les plus détaillées que j’avais jamais vues : de denses tissages de mots qui tous ensemble formaient des images saisissantes. Et comme si ce n’était pas assez, tous les poèmes étaient autobiographiques, enchâssés dans d’étranges histoires tirées de la vie de l’auteur. La chose la plus incroyable étant peutêtre que tout avait été créé sur l’une des premières versions de Microsoft Word. J’ai correspondu avec le poète, un homme appelé David Daniels et j’ai eu plus tard la chance de le rencontrer et d’entendre son histoire – entre temps c’était devenu un vieil homme chevrotant avec une longue barbe blanche. Dans les années 1950, David Daniels était un peintre tendance, proche des expressionnistes abstraits new-yorkais. Promis à la célébrité, il a pourtant dit quelque chose qu’il ne fallait pas à de Kooning lors d’une soirée – je n’ai pas plus de détails – et a alors été exclu du groupe. Dévasté, il a respectueusement obéi et quitté New York pour Boston. Pauvre et perdu, il a erré sans but dans les rues de Boston, à la recherche d’une voie à suivre. Incapable d’en trouver une, il a alors décidé de vivre sa vie au fil du vent en disant simplement « oui » à quiconque lui proposerait quelque chose. Il s’est avéré qu’à ce moment là il marchait dans Cambridge, quand un jeune mendiant lui a demandé s’il avait une pièce. David lui a répondu « oui » et lui a donné de l’argent. Le mendiant l’a de nouveau regardé et lui a demandé « T’as 25 centimes ? » et David a encore répondu oui. S’en est suivi une demande d’un dollar, puis cinq – que David donna – à la suite de quoi le type lui a demandé s’il pouvait passer la nuit chez lui. David a acquiescé. Bientôt David a eu un colocataire. Le jeune mendiant a fait passer le mot et des marginaux, des camés et des hippies ont débarqué, faisant de la maison de David une communauté, l’une des plus importantes de Cambridge durant les années 1960. Quiconque avait besoin d’un endroit où squatter venait voir David, qui répondait toujours « oui », et tenait ainsi sa promesse. La maison est devenue un pôle d’activités, dont la plupart étaient illégales. Quand une prostituée lui a demandé si elle pouvait faire des passes ici, David a répondu oui. Plus tard, l’une des nombreuses prostituées qui s’étaient entichées de David lui a demandé de l’épouser, et il a répondu oui. Il a également dit oui quand elle lui a demandé si elle pouvait porter ses enfants. Au fil des années, David s’est retrouvé projeté conseiller de tous ces jeunes gens, dont beaucoup avaient été jetés du MIT ou de Harvard. Il tenait des sessions de thérapie de groupe et leur donnait des conseils judicieux. Il était devenu une espèce de gourou. À la fin des années 1970, la communauté était en train de s’effondrer. Les drogues avaient eu des conséquences terribles et la fin des années 1980, avec l’apparition du SIDA, avait été encore plus dévastatrice. Un jour David a reçu un appel d’un des premiers artistes de la communauté qui, à cette époque, résidait sur la Côte Ouest, et s’était lancé dans l’informatique. Il a suggéré à David de déménager dans la baie de San Francisco. Il s’avérait que de nombreux membres de la communauté, débarrassés de leur bohémianisme des années 1960, avaient migré dans l’ouest et devenaient des magnats de la Silicon Valley. Pour exprimer leur gratitude à David et à ses « oui », ils lui ont acheté une modeste maison à Oakland et lui ont attribué une allocation à vie. La seule chose qu’ils lui ont demandée était de relancer ses sessions de thérapie de groupe légendaires dans la baie, ce que David a fait. Pendant presque vingt ans, il a tenu ces sessions dans un entrepôt d’East Bay pour certains des entrepreneurs qui avaient le mieux réussi en Amérique. Mais le point positif est qu’ils ont offert à David un PC équipé de Microsoft Word. Bien qu’il n’eut jamais touché à un ordinateur, il a commencé à expérimenter Word intuitivement tout en écrivant de la poésie visuelle. C’est ainsi qu’il y a des dizaines d’années, David s’est trouvé être à nouveau un artiste. Finalement, il est parvenu à maîtriser le logiciel Word, en le transformant en moyen de créer des poèmes visuels. Au fil des années, ces poèmes ont évolué vers un ensemble baroque d’oeuvres sur lequel il a travaillé tous les jours jusqu’à sa mort, juste après le passage à l’an 2000. UbuWeb héberge une étrangeté appelée The 365 Days Project, une compilation de MP3 enregistrés sur une année – des gaffes de célébrités, des hurlements d’enfants, des guides audio, des poèmes chantés, des cantiques religieux de propagande, des paroles, et même des pièces ventriloques. Mais, au plus profond du 365 Days Project, on trouve des enregistrements rares du légendaire Nicolas Slonimsky, chef d’orchestre ultra-moderniste du début du 20e siècle, interprète, et compositeur de publicités et de comptines pour enfants au piano, jouées sur une tonalité monocorde. UbuWeb hébergeait déjà certains de ses enregistrements historiques dans l’onglet Sound, des pistes qu’il avait réalisées dans les années 1920 avec Charles Ives, Carl Ruggles et Edgard Varèse, présentes entre des excentricités comme Louis Farrakhan chantant calypso ou des interprétations de chorales de lycées de « Fox on The Run ». Slominsky rentre aussi bien dans ces deux genres – bons et mauvais. Je préfèrerais fermer UbuWeb que quémander des donations. Et malgré tout… UbuWeb pourrait s’évaporer n’importe quand. Les clochards ne peuvent pas se permettre de choisir et nous prenons avec joie tout ce qui s’offre à nous. Nous n’avons pas les plus sûrs des serveurs ou les plus rapides des machines ; la base d’archives est souvent crashée ; parfois le site entier n’est plus accessible pendant des jours ; occasionnellement l’armée de bénévoles devient une équipe d’une personne. Il y a quelques années, le serveur d’UbuWeb a été piraté. Bien qu’on n’ait jamais trouvé qui l’a fait ou pourquoi, il y a eu beaucoup de dégâts et le site a été indisponible pendant dix mois. Durant cette période, quelques personnes pensaient que le site était perdu pour toujours, et quand la rumeur du hacking s’est répandue, les gens ont commencé à faire la fête, en particulier une certaine liste de diffusion dédiée aux films d’avant-garde (c’est-à-dire des vieux films sur pellicule) dont certains membres étaient soulagés de voir que le site était tombé, signifiant ainsi que le bon vieux temps était peut-être miraculeusement revenu. Leurs démonstrations d’hostilité ont capté mon attention, et je les ai lues avec un grand intérêt. Après avoir lu leurs commentaires, j’ai rédigé une lettre ouverte au groupe, en expliquant que « Ubu est une provocation pour pousser votre communauté à aller de l’avant, faire les choses bien, faire les choses mieux, pour rendre Ubu obsolète. Vous avez les outils, les ressources, les oeuvres et les connaissances pour faire les choses bien mieux que je ne les fais. J’ai été emporté dans ce tourbillon au fur et à mesure qu’Ubu s’est agrandi et je ne suis clairement pas le meilleur candidat pour représenter le cinéma expérimental. Ubu adorerait que vous vous impliquiez. Que vous l’aidiez à s’améliorer. Ou que vous le rendiez obsolète en faisant les choses comme elles devraient être faites. » La réponse a été un silence de mort. Aucun nouveau site n’a été construit et les critiques se sont arrêtées ; depuis ce jour, plus aucune mention d’UbuWeb n’est jamais apparue sur leur liste. Dans le courant des semaines qui ont suivies, la plupart des pires détracteurs d’Ubu sur la liste de diffusion nous ont écrit pour nous demander si leurs films pouvaient être inclus au site. Si ça n’existe pas sur Internet, ça n’existe pas. Si ce n’est pas libre, ça n’existe pas. Le copyright est mort. Si on le veut. Enfreindre la loi. Si vous pensez que vous ne devriez pas le faire, vous devez le faire. La licence Creative Commons est une autre forme de copyright. Bien qu’UbuWeb puisse être légalement répréhensible, il est moralement irréprochable. Le plagiat est la plus sincère des formes de flatterie. Adorno avait tort sur tellement de choses et de manières si variées que c’en est fascinant. C’est une relique d’une sorte de modernisme romantique qui n’a absolument aucune place dans le monde d’aujourd’hui. Évidemment, je suis un moderniste dévoué, mais mon style de modernisme est impur, brouillon, révisionniste. Adorno aurait détesté ça. Internet es el poema más grande jamás escrito. Ilegible, debido a su tamaño. Dans les années 1980, quand j’ai commencé ma transition du monde de l’art visuel vers celui de la poésie, j’écoutais beaucoup de rap. Et quand j’ai commencé à m’intéresser à la poésie, j’étais choqué que rien ne rime à une époque où la rime et les jeux de mots recouvraient toute la culture. La tradition de l’art textuel semblait tout aussi statique et guindée, sèche et philosophique. La rime paraissait un bon moyen de sortir de tout ça. Au début des années 1990, je travaillais dans mon studio sur Houston Street avec la fenêtre ouverte. À cette époque, les gens passaient encore de la musique dans les rues avec des ghetto blasters surdimensionnées posés sur les épaules et le plus souvent, c’était du hip hop. De l’extérieur de ma fenêtre j’entendais une palette de bruit blanc, pur, qui s’est rapidement transformé en quelque chose qui ressemblait à un chuintement électronique de musique concrète. J’étais stupéfait et je me suis précipité dehors pour voir ce qu’il se passait. Mais le temps que j’arrive, le bruit avait à nouveau changé, cette fois en pulsations claires de Daisy Age [Ndlt. Référence à l’acronyme « DA Inner Sound, Y’all »]. Ça m’a pris quelques minutes pour réaliser que ce que j’entendais était une rupture bruyante dans ce qui était un moment rare et unique pour le hip hop expérimental ; un moment qui est passé très vite une fois que le gangsta rap a pris le dessus. La radio est un arrière-plan, pas le premier plan. On fait toujours quelque chose pendant qu’on écoute – d’une oreille – la radio. Excepté les chauffeurs, personne ne s’assoit devant la radio et ne fait qu’écouter. Avec les chauffeurs, les artistes sont les meilleurs auditeurs. Les mains et les yeux des artistes sont occupés, mais leurs oreilles sont grandes ouvertes. Résultat, les artistes visuels en savent plus au sujet de la musique que n’importe qui d’autre sur la planète. Après un cours de dessin, plus rien n’était pareil. Une voiture n’était plus seulement une simple voiture ; au lieu de ça c’était un amalgame complexe de lignes, de couleurs et de formes. Après avoir lu Gertrude Stein, la langue n’était plus la même. Les mots n’étaient plus seulement de simples mots ; au lieu de ça ils étaient des amalgames complexes de sens, de sons, et figures. À chaque fois que nous lisons Gertrude Stein, nous devons réapprendre à lire. La réelle importance, variété et apparente infinité de Napster était ahurissante : on ne savait jamais ce qu’on allait trouver et combien il allait y en avoir. C’était comme si chaque magasin de disque, chaque marché aux puces et chaque boutique solidaire dans le monde était connecté par une base de données consultable qui avait ouvert grand ses portes, nous suppliant d’entrer et de repartir avec autant de choses que possible, sans rien avoir à payer. L’une des premières choses qui m’a frappée à propos de Napster est à quel point les goûts des gens étaient impurs (à savoir : éclectiques). Tout en naviguant dans les fichiers d’un autre utilisateur, j’étais stupéfait de trouver des MP3 de John Cage alphabétiquement rangés à côté de, disons-le, des fichiers de Mariah Carey dans le même répertoire. Tout le monde a des plaisirs coupables, néanmoins ils n’avaient jamais été exposés – et célébrés – aussi publiquement auparavant. Si des impulsions aussi impures ont toujours existé dans l’avant-garde, elles ont toujours été plus ou moins cachées. Nous nous sommes aperçus que de nombreuses personnes téléchargeant des MP3 d’UbuWeb n’ont aucun intérêt pour le contexte historique ; à la place, le site est vu comme une vaste source de sons « cools » et « bizarres » à remixer ou à balancer dans des mix de dance. On nous a rapporté que des échantillons du chant mantrique de Bruce Nauman, « Get Out of My Mind, Get Out of This Room » d’Ubu avaient récemment été remixés, associés à des rythmes, et faisait un tabac sur certains dancefloors à São Paulo. Il y a quelques nuits à la maison, après avoir couché les enfants, je sirotais du bourbon devant mon ordinateur. Ma femme m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai répondu que j’achetais des disques. Le temps de jeter un oeil sur mon écran, dix disques pour lesquels j’aurais vendu mon âme au diable étaient en téléchargement dans mon salon gratuitement. Si ça ne peut pas être partagé, ça n’existe pas. Écriture mécanique Il y a quelques étés de ça, nous sommes allés voir Pietro Sparta, un marchand d’art célèbre qui vivait dans la petite ville française de Chagny. Il avait un bel espace industriel et un entrepôt où étaient exposées des oeuvres d’artistes conceptuels connus dans le monde entier. Après avoir vu ses expositions, nous sommes allés dans un café pour boire quelques verres et il nous a raconté comment il s’était retrouvé dans cette situation unique au monde. Son père, un sympathisant communiste, avait été exilé de Sicile pour ses idées politiques et avait fondé une usine à Chagny. Une fois installé ici, un de ses fils mourut et fut enterré dans la ville. Selon la tradition sicilienne, une famille ne peut jamais quitter une terre où l’un de ses fils est enterré, et c’est ainsi que Chagny est devenue la nouvelle patrie des Sparta. Pietro avait commencé à s’intéresser à l’art contemporain en lisant des magazines d’art en papier glacé qu’il achetait au kiosque à journaux de Chagny. C’est devenu une obsession et il a commencé à correspondre avec des artistes. Bientôt, les artistes ont commencé à se déplacer en France pour rencontrer Sparta. Il a vite réussi à gagner leur confiance et commencé à organiser des modestes expositions. Les artistes étaient tellement impressionnés par sa sincérité et par sa dévotion pour l’art qu’ils ont partagé avec lui le meilleur de leurs oeuvres. Petit à petit, il s’est fait une réputation jusqu’à ce qu’il ait les moyens de racheter l’usine où son père travaillait quand il était arrivé en ville et il l’a convertie en galerie immense et magnifique. Aujourd’hui, il vit toujours à Chagny et son père, aujourd’hui à la retraite, entretient les nombreuses et savoureuses plantations qui poussaient sur les anciens terrains de l’usine. Ce même été nous avons rencontré un réalisateur français qui proclamait que le mot d’ordre n’était plus « faîtes de la nouveauté », suggérant à la place qu’il fallait se concentrer sur les façons dont les artefacts sont distribués. À une époque pluraliste où toutes les activités sont dignes du même intérêt, disait-il, les oeuvres se distinguent par la manière dont elles se diffusent dans le monde. Comme la broderie, l’archivage est défini par l’obsession de faire tenir ensemble de nombreuses petites pièces pour former une vision plus large, une tentative personnelle d’organiser un monde chaotique. Quand j’ai été invité à lire à la Maison Blanche, j’ai réfléchi aux inconvénients de l’invitation. Je me suis interrogé avec un collègue si j’aurais accepté l’invitation si elle était venue de l’administration de G.W. Bush. Ce à quoi mon collègue m’a répondu « Kenny, tu n’aurais jamais été invité à lire à la Maison Blanche du temps de G.W. Bush. » L’écriture ne se fond pas seulement dans toute chose, mais toute chose se fond dans l’écriture. Récemment, j’ai été témoin d’une vision déchirante : la liquidation fragmentée de la bibliothèque de Jackson Mac Low dans un marché aux puces près de ma maison à New York. Un dimanche après-midi, alors que je déambulais dans le marché, j’ai vu un stand de livres et en feuilletant dans les piles de livres j’ai vu des choses incroyables : chaque livre publié par la légendaire maison d’édition de Dick Higgins, Something Else Press, des flyers jaunis des productions des années 1960 du Living Theater, des douzaines de livres de poche rares d’écrivains d’avantgarde réputés, de magnifiques documents éphémères affiliés à John Cage et Merce Cunningham, de vieux 45 tours de musique électronique, et bien d’autres choses encore. Il semblait que toute l’histoire de l’underground new-yorkais était à vendre ici. Curieux, j’ai demandé au vendeur quelle était l’histoire derrière cette trouvaille et il m’a répondu qu’elle appartenait à un célèbre poète ; à l’évidence la veuve du poète voulait se débarrasser de tout ça et il a personnellement transporté 75 boîtes d’objets depuis le sixième étage d’un loft à Tribeca. Tout était démesurément cher, trop pour que je songe à acheter quelque chose. Quand je lui ai demandé comment il avait fixé de tels prix, il m’a dit qu’il avait regardé sur Internet et aligné les prix : il n’avait aucune connaissance de ce qu’il vendait. J’aurais pu acheter la copie personnelle de Jackson de Stanzas for Iris Lezak pour 150 $. J’ai hésité. En fait, je laisse la musique se déployer autant que je peux, mais si ça ne se fait pas, dans ce cas j’interfère, a dit David Tudor. L’écriture non-interventionniste. Le besoin d’en faire moins. Écrivez comme si vous alliez mourir. En même temps, supposez que vous écrivez pour un auditoire uniquement constitué de patients au stade terminal. Ce qui est le cas après tout, a dit Anne Dillard. Il y a quelque chose de délectable dans le fait de prendre un gros livre et de le transformer en confettis. Quand on choisit des parties d’un texte, on le dénarrative. Quand on supprime le contexte et les notes explicatives, le texte passe de l’utilitaire au poétique. Dans Le Livre des Passages, Benjamin n’a pas respecté les paragraphes. Chaque passage est justifié au milieu de la page en un bloc, sans se soucier de sa longueur. Sans y faire attention, j’ai relu un livre et pris des nouvelles notes. En voulant classer mes notes, je me suis rendu compte que j’avais déjà lu ce livre il y a quatre ans, mais que j’avais sélectionné des passages totalement différents. Et aujourd’hui, pour je ne sais quelles raisons, j’ai été marqué par des parties complètement différentes. À ce stade, je ne peux pas laisser le doute s’insinuer dans ce projet. COM : Cycle d’Orateurs Médiocres Mes livres préférés sur mon étagère sont ceux que je n’arrive pas à lire en une seule fois comme Finnegans Wake, Américains d’Amérique, Le Livre des Passages, ou Vie de Samuel Johnson de Bowell. J’adore pouvoir les choisir, les ouvrir à n’importe quel endroit et toujours être surpris – je ne les connaîtrai jamais. J’adore l’idée que ces livres existent : leur ampleur, leur portée et leur ambition ; le fait qu’ils ne peuvent pas se démoder, qu’ils sont intemporels. Ils sont toujours nouveaux pour moi. Je voulais écrire des livres exactement comme ceux-là. Dans le groupe de lecture, les étudiants étaient figés dans les références littéraires, trop proches du texte ; à de nombreuses reprises, ils étaient incapables de franchir le pas vers la vraie vie. Souvent – la plupart du temps inconsciemment – je modèle mon image de moi-même à partir d’une image que j’ai repérée dans une publicité. Quand j’essaye des vêtements dans un magasin, je me souviens de cette image que j’ai vue dans une pub et j’y insère mentalement mon image. Ce n’est qu’une utopie. Je dirais qu’une énorme partie de mon identité vient de la publicité. Je vis bien réellement dans cette culture ; comment puis-je ignorer des forces aussi puissantes ? Est-ce l’idéal ? Probablement non. Aimerais-je ne pas être influencé par les forces de la publicité et du consumérisme ? Bien sûr, mais je me bercerais d’illusions si je n’avouais pas que, en tant que membre de cette culture, c’est une grande partie de qui je suis. Si mon identité est réellement à vendre et modifiable à la minute – comme je le crois – il est important que mon écriture reflète le changement d’état constant de mon identité et de ma subjectivité. Ça peut vouloir dire adopter une voix qui n’est pas « mienne », des subjectivités qui ne sont pas « miennes », des positions politiques qui ne sont pas « miennes », des opinions qui ne sont pas « miennes », des mots qui ne sont pas « miens », parce qu’au final, je ne pense pas que ce soit possible de définir ce qui est « mien » et ce qui ne l’est pas. Après-midi atelier de poésie avec Michelle Obama. Elle portait une magnifique jupe brodée de perles et de sequins, un débardeur moulant mauve et des talons verts brillants à pois quand elle est montée sur scène. La pièce était chargée de tension. Une introduction très raide et formelle, et subitement toute sa posture corporelle a changé. Elle a baissé les épaules, pincé les lèvres, ébouriffé ses cheveux et dit avec une voix molle et un accent du Midwest : « Oh allez tout le monde ! Pourquoi z’êtes aussi tendus ? Relax ! C’est d’la poésie après tout ! » Ce soir-là, le Président était assis à un mètre de moi, j’ai donc lu des textes appropriés. Personne n’a bronché. J’avais prévu un court programme sur le thème du pont de Brooklyn, et j’ai présenté trois extraits, parmi lesquelles « Crossing Brooklyn Ferry » de Whitman, « To Brooklyn Bridge » de Hart Crane, et un passage de mon livre Trafic, qui compile 24 heures de transcriptions de bulletins de circulation d’une station de radio d’informations locale de New York. La foule, composée de professionnels du monde de l’art, de donateurs du parti Démocrate, et de plusieurs sénateurs et maires, a respectueusement écouté la « vraie » poésie – celle de Whitman et Crane – mais quand les textes non-créatifs ont été lus, l’auditoire était visiblement moins attentif, paraissant surpris qu’un langage du quotidien et des images familières de leur monde – embouteillages, infrastructures, bouchons – puissent être façonnées pour devenir de la poésie. C’était une étrange rencontre de l’avant-garde et du quotidien, créant une poésie réaliste – ou devrais-je dire une poésie hyperréaliste – que tout le monde dans la pièce comprenait instantanément ; appelons ça du populisme radical. Dans le futur, les meilleurs managers de l’information seront les meilleurs poètes. Je me rappelle avoir vu un jour une reprise d’une des premières pièces de Robert Wilson datant des années 1970. Au bout de quatre heures, deux personnes ont traversé la scène ; quand ils se sont rencontrés au milieu, l’un d’eux a levé son bras et poignardé l’autre. L’acte de poignarder en lui-même a pris une heure entière. Parce que je m’étais porté volontaire pour l’ennui, c’était la chose la plus excitante que j’avais jamais vue. J’ai été décontenancé par l’impolitesse des étudiants qui ressentaient le besoin de me jeter des choses à la figure – des liasses de papiers et des stylos à bille – pendant que je lisais des textes. C’est difficile d’imaginer d’autres poètes, par exemple Amiri Baraka ou Thurston Moore, traités de la même manière. En fait, la simple idée qu’un de ces poètes puisse être interrompu pendant leurs lectures est totalement inconcevable. Les sentiments persistaient : j’avais déjà été critiqué et ridiculisé par des étudiants auparavant, qui m’avaient traité de « malpoli » et « d’insolent ». En réponse, je leur expliquais patiemment que ma pratique s’intéresse à l’égalité de tous les mots et qu’elle se concentre en particulier sur les éléments périphériques et paratextuels du langage normatif. Transformer le langage commun en littérature c’est le vider de toute sa fonctionnalité et de son utilité. En soulignant ses qualités concrètes et opaques, il est possible de transformer, de manière alchimique, un discours délaissé en une poésie précieuse. La dimension social-utopiste, politique et spirituelle de mon travail est incarnée dans cette possibilité radicalement démocratique. Maintenant vous savez ce que je fais sans jamais avoir eu besoin d’en lire un seul mot. J’ai une théorie selon laquelle au 20e siècle, l’écriture a adopté la crise de représentation des arts visuels, précipitant par conséquent l’apparition de l’écriture moderniste. Je suis sceptique à l’idée que l’écriture ait traversé une crise d’une magnitude égale ou comparable à ce qu’a connu la peinture au moment de l’invention de la photographie. En tant que déterministe technologique, je suis convaincu que la crise de la peinture était authentique et nécessaire ; mais alors que l’invention du télégraphe ou de la machine à écrire n’a altéré l’écriture que très faiblement et d’une façon intéressante, elle n’a pas contesté la nature intrinsèque du projet. Voilà donc ma justification à la raison pour laquelle deux courants d’écriture sont apparus – traditionnel et expérimental – alors que le monde de l’art depuis l’impressionnisme est principalement resté concentré sur l’innovation, étreignant l’expérimentation. Cela étant dit, concernant l’écriture, le digital a fait émerger sa propre crise de représentation. Quand la technologie prédominante de notre époque est conduite par et entièrement composée du langage alphanumérique, l’écrivain est obligé de changer de direction et de trouver de nouvelles manières d’utiliser le langage. La compréhension pourrait peut-être se situer à un autre niveau – celui de l’ignorance délibérée. Errer dans les livres le regard vide, la tête tombante, en s’endormant à moitié lorsqu’un passage de texte bondit hors de la page et vous réveille en vous sautant au visage. Après avoir transcrit Soliloque, je n’ai plus jamais entendu ma propre langue de la même manière. Parfois, quand quelqu’un me parle, j’arrête d’essayer de comprendre ce qu’on me dit et à la place j’écoute les qualités de la forme du discours – la syntaxe, les fautes, et la source glottale. Les mots ne servent plus uniquement à raconter des histoires. À présent le langage est numérique et physique. Il peut être versé dans n’importe quel conteneur imaginable : du texte tapé dans un document Microsoft Word peut être analysé dans une base de données, visuellement transformé dans Photoshop, animé dans Flash, pompé dans un moteur de destruction de texte en ligne, envoyé à des milliers d’adresses e-mail et importé dans un programme d’édition de son et recraché sous forme de musique – les possibilités sont infinies. La soif insatiable de la littérature pour l’authenticité et le texte autocentré sont des qualités qui sont plus valorisées que les autres. N’importe quel travail qui défie ces présomptions est toujours purement et simplement ignoré. Après la lecture, une jeune femme est venue me voir et m’a dit qu’elle avait assisté à un de mes cours de maîtrise en écriture fictionnelle à Columbia. Elle m’a confié que tout ce que j’avais dit durant le cours était entré par une oreille et sorti par l’autre. Tout ce qui préoccupait les étudiants, elle comprise, était de décrocher un contrat d’édition d’un demi-million de livres après leur diplôme. L’idée de savoir si le livre va survivre est intéressante, mais devrait peut-être être laissée à l’industrie. Ce qui est crucial, c’est l’idée que les effets du digital sont apparents dans l’écriture, qu’elle soit manuscrite ou numérique. Un jeune poète vient juste de publier ce qui pourrait être le livre le plus important de sa génération. Au bon vieux temps, ce livre seul l’aurait rendu célèbre. Aujourd’hui c’est juste un livre parmi d’autres, perdu dans une mer de publications Lulu et de J’aime sur Facebook. [Ndlt. Lulu est une plateforme d’auto-publication et d’impression à la demande] L’expérience culturelle via la traduction est au mieux squelettique, toujours grossière, un gribouillis d’idée. Évidemment même les meilleures traductions restent toujours inférieures à l’original, et pourtant l’acte de traduire peut parfois dominer la traduction elle-même. Pensez à La Disparition en anglais, toujours sans la lettre « e ». Le travail d’Adair en tant que traducteur pour A Void est, selon moi, un acte d’écriture qui a une autorité égale à celle de Perec. Un soir, je me suis retrouvé à un petit dîner, entouré de romanciers millionnaires, de leurs rédacteurs, éditeurs et publicitaires. La conversation était polie et pas inoubliable. Vers la fin de la soirée, la conversation s’est tournée vers moi. « Alors vous êtes le type qui fait de l’écriture non-créative, c’est ça ? De quoi s’agitil ? » Alors que je commençais à répondre, j’ai remarqué que leur attention s’effondrait. Un éditeur a commencé à consulter son téléphone portable, un romancier a regardé sa montre, le type des relations publiques baillait. Mon explication a vite été coupée par des « J’ai une réunion tôt demain matin » et « Oh, c’était très amusant ». Quelques minutes plus tard, je me suis retrouvé seul à table. De retour chez moi, j’étais consterné, pour ne pas dire plus. Cheryl m’a gentiment écouté et m’a dit « Vois-le comme ça : c’est comme si Adam Sandler et un tas de types qui produisent ses films étaient autour d’une table avec Godard et que la conversation en venait à lui, « … et qu’est-ce que vous faites déjà ? » « … » « Ah oui. C’est vrai. Je dois filer. » John Cage disait que son auditoire était toujours composé d’étudiants. Il proclamait que seuls les étudiants avaient le temps de céder à ses idées utopistes, avant d’obtenir leur diplôme et d’avoir à faire au « monde réel », qui ne laisse plus de place pour de telles complaisances. Mais, il disait qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Qu’il y aurait toujours un nouvel arrivage d’étudiants qui seraient intéressés par ce qu’il faisait. L’incompréhension comme compréhension. La mauvaise interprétation comme interprétation. L’amour de la duplication chez Vija Celmins. La manière dont elle considérait la copie comme une sorte d’acte spirituel. Observer le langage en mélangeant les mots par leurs combinaisons audio et/ou phonétiques plutôt que par leur sens. Une écriture post-esthétique, avec des accents nonlittéraires qui vont en augmentant. C’est pure spéculation que de dire que mon livre Fidget décrit mon corps ; au lieu de ça il décrit un corps. Ce corps est décidément masculin mais au-delà de ça, c’est un corps universel, sans émotion ou sentiment, un royaume de pure description, qui n’existe dans aucun espace spécifique. Quand j’ai écrit ce livre, je voulais créer une idée du corps anti-beckettienne. Chez Beckett, le vagabond dans un fossé au bord de la route qui lutte pour se retourner d’une position sur le dos à une position sur le ventre est une métaphore de toutes les luttes de l’humanité. Dans Fidget, je voulais simplement décrire le corps lui-même, le formaliser, le rapprocher des études de mouvement de Muybridge ; le corps comme une entité de mouvement non-symbolique, pur. Au cours des dix dernières années, ma pratique s’est réduite à retaper des textes existants, tout simplement. J’ai envisagé ma pratique en relation avec le Borges de Pierre Menard, mais même Menard était plus original que je ne le suis : lui, indépendamment de toute connaissance de Don Quichotte, a réinventé l’oeuvre d’art de Cervantes mot pour mot. Par contraste, je n’invente rien. Je continue juste à réécrire le même livre. L’acte de transcrire ne peut être rien d’autre qu’un acte personnel et unique. L’un des exercices que je fais avec mes étudiants est leur donner un court extrait d’enregistrement radio à transcrire. Je fais attention à ce qu’il ne soit jamais trop intéressant, par exemple quelque chose comme les batailles autour du budget ou des impôts au Congrès. La semaine d’après, quinze étudiants amènent quinze écrits uniques. C’est incroyable de voir comme ils sont différents les uns des autres : ce que l’un entend comme une pause et transcrit comme une virgule, je l’entends comme la fin d’une phrase et le transcris sous forme de point. Certains étudiants le transcrivent sous la forme d’un script – dûment rédigé en police Courrier – et d’autres le transcrivent en un seul paragraphe. Mais parmi ceux qui rédigent un seul paragraphe, certains utilisent beaucoup de ponctuation et de lettres majuscules, alors que d’autres non, produisant un document qui ressemble plus à un soliloque de Molly Bloom qu’à une transcription brute. De nombreux étudiants incluent les pauses vocales et les hésitations, alors que d’autres les ignorent totalement. D’autres essayent de compter les cadences et le volume en utilisant des annotations graphiques. Les variations sont infinies. La transcription brute. L’écriture conceptuelle promet d’exister dans l’espace négatif de la littérature ordinaire : exposer les aspects conventionnels de la forme et du langage de la littérature ordinaire, et les incorporer dans sa propre superstructure singulière. En renonçant au fardeau de la lecture – et par là même à celui du lectorat – on peut commencer à considérer l’écriture conceptuelle comme un nouvel Esperanto, un corps de littérature capable d’être compris par tout le monde sans avoir à endurer la traduction. Même avec des centaines de voix différentes, l’auteur devient unique par le choix de ses matériaux. Je veux un art qui n’offre aucune résistance, un art du plaisir pur, un art totalement compréhensible par quiconque le regarde, un art qui ne laisse pas perplexe, un art qui rend tout concret, met les points sur les i et les barres sur les t, un art qui ne laisse rien au hasard, s’assurant que l’expérience créée par cet art sera celle voulue par l’artiste. Je veux un art qui ne laisse aucune question en suspens, dont les buts sont démentiellement simples, et qui les atteint tous sans équivoque. Je veux un art où les questions philosophiques posées dans l’oeuvre trouvent leurs réponses dans l’expérience de l’oeuvre elle-même. Je veux un art que ma mère peut aimer. En tant qu’artiste, je suis toujours circonspect face l’idée de percevoir l’artiste comme un génie. Je voulais trouver une solution qui me permette de travailler sans ce poids du génie, donc j’ai trouvé le champ de l’écriture, un espace pour la non-originalité, la normalité. Avec des enjeux minimes, j’ai trouvé la liberté de ne pas être génial. Au moment où on se défait de sa dépendance au narratif et où on abandonne cette idée têtue que le langage doit toujours signifier quelque chose de « sensé », on s’ouvre à différents types d’expériences linguistiques. Le monde a changé : soudain, le journal est détourned en roman ; les colonnes de la bourse deviennent des listes de poèmes. Lors d’un déjeuner, Sheila Heti m’a demandé si j’aurais pu écrire une nouvelle romancée ou un livre de fiction traditionnel, si je le voulais vraiment. J’ai dû avouer que, non, je ne le pourrais pas. Être vide de toute signification ou de toute intention autre que celle d’accomplir les instructions qui dirigent le travail, et l’oeuvre est parfaite par défaut. C’est une méthode de cryptage bien connue : fragmenter des documents révolutionnaires dans un tas de codes JPEG ou MP3 et les envoyer par e-mail comme des « images » ou des « chansons ». Après un semestre passé à étudier l’écriture non-créative, je ne veux plus entendre un étudiant dire qu’il a encore le syndrome de la page blanche. Lors de la conférence « Repenser les poétiques » à l’Université de Columbia en 2010, la poétesse mexicoaméricaine Mónica de la Torre, s’est arrêtée au milieu de sa présentation, et a parlé en espagnol pendant dix minutes, énervant tous ceux qui prônent le multilinguisme et la diversité parce qu’ils ne comprenaient pas ce qu’elle disait. De la Torre a ensuite résumé son discours en anglais, sans jamais mentionner son intervention. L’oeuvre conceptuelle est grotesquement immunisée contre les attaques sceptiques ou les questions déconstructivistes. J’ai toujours refusé que mes livres soient confondus avec des livres de poésie ou de fiction ; je voulais écrire des livres de référence. Mais au lieu de référer à quelque chose, ils ne réfèrent à rien. Je les considère comme des livres de référence pataphysique. Ne mémorisez pas les pages web. Téléchargez. Pourquoi je ne fais pas confiance au Cloud. Comme les jeux de rôles dans un club SM, l’écriture conceptuelle est consensuelle. La carrière d’un poète est rarement construite sur un seul livre, c’est plutôt une longue et lente accumulation de publications, d’activités, de services communautaires, etc., qui établit fermement une réputation. Ces mots pourraient être les miens. Ou pourraient ne pas l’être. Après avoir vécu avec eux pendant si longtemps, je n’arrive plus à faire la différence. Copier et coller des mots d’ailleurs dans mon fichier Word : au moment où je les vois sur mon ordinateur, dans ma police par défaut, ils deviennent subitement « miens ». Quand les artistes sont tenus aux mêmes types de standards éthiques et moraux que les politiciens, c’est une situation très dangereuse pour l’art. Quand je dois arrêter de me demander si mon travail en cours peut être considéré comme de la littérature, je sais que je suis sur le bon chemin. Si collectionner des langues produisait de vraies archives de l’existence, on pourrait argumenter qu’elles sont des démonstrations de culture absolument nécessaires. J’ai toujours pensé que No. 111 vieillirait mal, que les références pop se démoderaient très rapidement. Jusqu’ici, c’était le cas. Mais dans 50 ans, ce sera vu comme un document linguistique de son époque – chargé de la nostalgie d’une culture disparue il y a longtemps – et en tant que tel, très précieux. Étreindre l’impureté, c’est permettre aux deuxièmes générations de réconcilier librement les opposés et de décomposer les alternatives, tout en maintenant les rigueurs et les structures des premières générations. J’ai réalisé un enregistrement de Zettel de Wittgenstein en allemand, une langue que je n’ai jamais lue ni comprise. J’ai tellement mal prononcé les mots que même les allemands de souche qui ont entendu l’enregistrement n’ont pas reconnu leur langue. Ainsi, j’ai pu démontrer concrètement les jeux de langue de Wittgenstein. Tout le monde, absolument tout le monde, enregistrait les autres sur cassette. La machine avait déjà pris le pas sur la vie sexuelle des gens – avec les godes et tous les types de vibromasseurs – mais maintenant elle prenait aussi le pas sur leur vie sociale, avec les enregistreurs et les Polaroids. Puisque je ne sortais plus beaucoup et que j’étais souvent chez moi les matinées et les soirées, je passais beaucoup de temps au téléphone à raconter des ragots, à créer des embrouilles, à m’inspirer des idées des gens et à essayer de comprendre ce qu’il se passait – en enregistrant tout. Soliloquy est surtout une tentative de décrire les difficultés du discours et l’impossibilité de la communication. Par conséquent c’est une déclaration antihumaniste. À l’intérieur, on découvre que le bavardage normatif de quelqu’un est tout aussi disjonctif que n’importe quelle tentative moderne ou postmoderne de déconstruire le langage. En dépouillant le discours de ses éléments non-référentiels, on peut isoler le discours de ses fonctionnalités, formalisant et déformalisant ainsi ce même discours. C’est mieux d’admettre que nous ne nous comprendrons jamais les uns les autres, parce que comment nous disons les choses résonne à peine plus que du bruit blanc. Les abus du langage sont comme les traductions par homophonie et les erreurs de transcription sont comme des modèles d’anarchie ludiques. Questionner les structures linguistiques, questionner les structures politiques. La pureté moderniste a une durée de vie particulière. Le seul héritage existant de la musique sérielle est la bandeson des films d’horreur. Écrire en anglais donne un grand avantage puisque tout le monde peut lire votre travail, l’inconvénient étant qu’en général, l’inverse n’est pas vrai. Beaucoup de mes amis écrivains scandinaves ne peuvent pas lire les travaux de leurs pairs dans les autres pays scandinaves, mais ils peuvent lire les miens. Mais je suppose que l’avantage de l’écriture conceptuelle est qu’elle n’est pas supposée être lue de toute manière. Si on comprend l’idée de ce qu’ils essayent de faire, on comprend le livre, quelle que soit la langue dans laquelle il est écrit, évitant ainsi les problèmes de traduction. Dans mon travail, j’essaye d’utiliser une grammaire et une syntaxe de base dès que possible. Je veux que mon écriture de base soit délibérément inintéressante, préfabriquée, ou prédéterminée pour qu’elle devienne plus facilement une partie intrinsèque de l’oeuvre entière. Utiliser une forme banale ou précomposée restreint à maintes reprises mon champ de travail et limite le nombre de choix que je dois faire. De cette manière, l’oeuvre s’écrit et se construit toute seul, avec moins d’intervention de l’auteur. Je préfère les e-mails aux poignées de main, la culture à la nature, l’air conditionné à la brise, les néons aux lampes à incandescence, et j’accorde plus de valeur à l’artifice qu’à la vie elle-même. Nous avons eu besoin d’acquérir tout un nouvel éventail de compétences : nous sommes devenus experts en dactylographie, des maîtres du copier-coller, des spécialistes de l’OCR. Il n’y a rien que nous aimons plus que la transcription ; nous trouvons peu de choses aussi satisfaisantes que la collecte de données. C’est un fait qu’aux États-Unis, la première sensibilisation à la littérature innovante se fait à l’université ; il y a vraiment peu de lectorat hors de l’académie. L’un des gros avantages que j’ai eu eu tant qu’écrivain est que j’ai été formé comme artiste visuel. Quand je suis devenu écrivain, je ne connaissais pas les règles de l’écriture, ce qui a facilité la poursuite de ma propre vision de l’écrivain. Je vois plusieurs de mes pairs, influencés pendant de nombreuses années par l’histoire et les techniques de l’écriture, lutter pour s’extraire de ces connaissances afin de pouvoir suivre un chemin plus innovant. C’est pour ça que je considère mon manque de formation comme une grande chance. Je m’intéresse à des principes d’écriture qui sont tellement simples qu’ils flirtent avec la stupidité et l’absurdité. On a souvent dit qu’un écrivain écrit les livres qu’il aimerait voir exister, mais qui n’existent pas encore. Le déplacement, c’est le modernisme du 21e siècle, c’est l’enfant du montage, de la psychogéographie, c’est l’objet trouvé [En français dans le texte]. J’ai repensé à cet enfant qui pouvait déchiffrer les mots à l’envers. Cette idée a commencé à m’obséder et, avec beaucoup d’efforts, j’ai commencé à le faire constamment. Alors que je suis assis en train d’écrire ces mots, le panthéon des écrivains avec qui je converse se trouve là, juste à portée de ma main. Je ne prends pas souvent ces livres en main, mais je regarde constamment leur dos, comme pour chercher la permission ou la consolation pendant ma propre pratique. Ces formes de conversations sont peut-être les moments les plus privés et subjectifs de mon travail. Mais elles ont lieu. Tout le temps. En fait, je ne peux pas faire un geste sans penser à la manière dont cet acte pourrait s’intégrer dans le récit de mon propre travail, et à la manière dont il s’intègre dans le discours que j’entretiens avec ma lignée artistique qui, dans mon cas, remonte à 150 ans. Il y a vingt ans, j’ai envisagé l’idée de travailler entièrement dans des langues que je ne connaissais pas. Le refuge solitaire de l’écrivain s’est transformé en un laboratoire d’alchimiste entièrement connecté, dédié à la physicalité brute de la transmission textuelle. La sensualité de copier des giga-octets d’un serveur à un autre : le ronronnement d’un disque dur, la matière intellectuelle faite son. L’excitation charnelle de la chaleur informatique générée au nom de la poésie. Le plus réfractaire des étudiants devient toujours le plus dévoué. Automate préprogrammé, le miroir n’a ni jugement, ni morale, il reflète sans discrimination tout ce qui passe devant lui. Reflétez-y quelque chose d’émotionnel, le miroir devient émotionnel. Reflétez-y quelque chose de politique, le miroir devient politique. Reflétez-y quelque chose d’érotique, le miroir devient érotique. Déplacer la paternité de l’auteur consiste uniquement à déterminer ce que le texte va refléter. Reflétez quelque chose d’émotionnel, vous avez écrit un texte émotionnel. Reflétez quelque chose de politique, vous avez écrit un texte politique. Reflétez quelque chose d’érotique, vous avez écrit un texte érotique. L’écriture miroir n’est pas de l’écriture : c’est de la copie, du mouvement, et de la réflexion. Éditer, c’est bouger. Vous voulez altérer votre texte ? Déplacez-le ailleurs. Le choix de la machine qui fabrique le poème modifie l’actualité politique, ce qui est souvent moralement ou politiquement répréhensible pour l’auteur. En retapant le moindre mot d’une édition du jour du New York Times, serais-je en train d’exclure un éditorial désagréable ? Le poids d’un livre qu’on tient en main équivaut à ce qui se situe dans le presse-papier avant d’être jeté : la magie est en suspension. J’ai commencé à être obsédé par la quantité de mots produite par les individus. Qu’est-ce qui se passerait si les mots se matérialisaient d’une façon ou d’une autre ? J’ai pensé à la plus grosse tempête de neige qu’on n’ait jamais eue à New York. Le Service de l’assainissement a ratissé la ville avec une machine qui a transféré toute la neige dans des camions poubelle. Les camions poubelle ont ensuite roulé jusqu’au fleuve et ont jeté toute la neige dans l’eau pour la dissoudre. Les camions poubelle jetteraient-ils aussi nos mots dans le fleuve ? Peutêtre que, de la même manière que la neige fond quand on la plonge dans l’eau, ils trouveraient un moyen de liquéfier nos mots, et les stockeraient dans des châteaux d’eau audessus des immeubles pour un usage ultérieur. Si chaque mot prononcé chaque jour à New York était matérialisé sous la forme d’un flocon de neige, il y aurait un blizzard tous les jours. Je me suis décidé à travailler pendant quatre ans sur un seul projet – je n’ai rien fait d’autre. Au lieu d’en avoir marre de ce projet, il me fascinait de plus en plus. D’ailleurs, après l’avoir terminé, je me suis senti mal pendant des mois. On se sent proche d’un héros de dessin animé qui se vante d’avoir transféré x quantités de giga-octets, et est physiquement épuisé après une journée de téléchargement. Le simple acte de déplacer de l’information d’un endroit à un autre constitue aujourd’hui un acte culturel significatif en soi et pour soi. Je pense qu’il assez est juste de dire que la plupart d’entre nous passe des heures à déplacer du contenu dans des conteneurs différents. Certains d’entre nous appellent ça écrire. L’acte d’écouter est aujourd’hui devenu l’acte d’archiver. Nous sommes plus intéressés par l’accumulation et la préservation que par ce que nous collectons. Le vrai discours, quand on y prête une attention particulière, nous fait réaliser qu’on n’a pas besoin de faire grand-chose pour écrire. Simplement faire attention à ce qui se trouve sous notre nez, c’est déjà assez. Quelle chance nous avons d’exister dans l’économie pauvre de la poésie ! Ça fait maintenant dix ans que je travaille sur un même projet. Plus le temps passe et plus il devient fascinant. Comment poursuivre après la déconstruction et la pulvérisation du langage qui sont les héritages du 20e siècle ? Devrions-nous continuer à broyer le langage en morceaux toujours plus petits ou devrions-nous tenter une autre approche ? Pas besoin de réenvisager le langage comme un tout – syntaxiquement et grammaticalement intact – mais trouver les fissures dans la coque d’un vaisseau linguistique réparé. Par conséquent, afin d’aller de l’avant, nous devons utiliser une stratégie des contraires – l’ennuyeux distrayant, la créativité non-créative, le génie non-original –, toutes les méthodes de désorientation doivent être employées afin de ré-imaginer notre relation normative au langage. Je voulais écrire un livre que je ne pourrais jamais connaître. L’approche que j’ai empruntée était celle de la quantité. J’ai collecté tellement de mots qu’à chaque fois que j’ouvrais mon livre, j’étais surpris par quelque chose que j’avais oublié avoir placé là. Qu’est-ce qui constitue un gros livre ? J’ai cherché des indices dans ma bibliothèque. Je me suis rendu compte que n’importe quel dictionnaire digne de ce nom avait au moins 600 pages, alors avec cette donnée à l’esprit, j’ai décidé que j’écrirais un livre de 600 pages. Je l’ai fait. Et au final, le projet était un échec. J’ai fini par connaître chaque mot tellement bien au bout des quatre ans que j’avais mis à écrire ce livre qu’il a fini par m’ennuyer. Je ne peux pas l’ouvrir à un endroit et être surpris. Peutêtre que la quantité était une mauvaise approche. Une vingtaine d’années après, j’ouvre maintenant le livre et je ne me souviens pas d’un seul mot. L’écriture, comme le nouveau cycle économique américain, se déploie aujourd’hui selon la logique de l’efficacité à court terme : agilité, chiffre d’affaires, échelle. Encore plus scientifique dans sa signification et plus pragmatique dans sa finalité, la nouvelle écriture ne cherche aucun autre critère d’évaluation que celui qui oppose le moins de résistance : soit l’activité prédatrice et continuelle relative à la « théorie des marchés efficients », soit la logique d’élevage « rapide, bon marché et hors de contrôle » du capital autorégulé. Dans les deux cas, les écrivains ont découvert qu’ils peuvent occuper des niches plus rapidement si leur champ d’activité est exempt de tout obstacle ou de tout frein associés à une intériorité ou à une auto-expression précieuses. Toutes les pièces de théâtre ou films vus après avoir écrit Soliloquy me semblent inévitablement décevants. J’entends maintenant la manière étudiée et guindée avec laquelle les acteurs parlent. C’est toujours trop net. Leurs modèles de pensée et de discours sont trop intentionnels, rationalisés, et moins complexes que les échanges quotidiens. Je trouve ça de plus en plus difficile de surmonter mon scepticisme. Si vous écoutez Beethoven, tout est toujours pareil, mais si vous écoutez le bruit de la circulation, tout est toujours différent, a dit John Cage. Alors que j’attendais que l’opéra commence, j’ai eu une discussion animée avec Bruce Andrews. Bruce insistait pour dire que le travail le plus d’important d’un poète était de se faire éditer. Je n’étais pas d’accord et lui dis que si les paramètres de l’écrivain étaient « ne pas se faire éditer », des standards différents s’appliqueraient. Nous inventons nos propres paramètres pour correspondre à nos propre intentions. L’écriture conceptuelle est la Suisse de la poésie. Nous sommes bloqués dans la neutralité. Jetable, fluide, recyclable : il y a un sens à ce que ces mots soient destinés à durer éternellement. Entartete Sprache Quand les machines prennent le contrôle, nous acquiesçons passivement, et joyeusement. 11 avril 1954. Le jour le plus ennuyeux du 20e siècle. Ce que nous pensions être l’histoire – les rois et les reines, les traités, les inventions, les grandes batailles, les décapitations, César, Napoléon, Ponce Pilate, Colomb, William Jennings Bryan – n’est que de l’histoire formelle et largement fausse. Je retracerai l’histoire informelle de la multitude des cols bleus – ce qu’ils avaient à dire de leurs emplois, de leurs histoires de coeur, leurs vivres, leurs orgies, leurs cicatrices et leurs désespoirs – ou je périrai dans cette tentative. Quand j’ai commencé à écrire de la poésie, j’ai réalisé à quel point c’était assommant. J’ai décidé qu’au lieu d’essayer de la rendre plus intéressante, j’essayerais de la rendre encore plus rasante. Et maintenant que c’est aussi barbant, ça commence à devenir intéressant. Le grincement du scanner quand il arrache les mots de la feuille : il les décongèle, il les libère. Le cycle sans fin de la fluidité textuelle : de l’emprisonnement à l’émancipation, retour à l’emprisonnement, puis à la liberté une fois encore. L’équilibre entre un texte somnolant, entreposé localement, et un texte actif, en mouvement sur le web. Le langage en mode lecture. Le langage en pause. Le langage gelé. Le langage fondu. L’art a pu me faire voir le monde différemment, penser aux choses d’une manière complètement nouvelle – il me fait rarement cet effet à présent, mais la technologie me le fait tous les jours. Aujourd’hui on favorise le slogan et on évite le paragraphe. La capacité d’attention limitée est la nouvelle avantgarde. Tout le monde se plaint que nous ne puissions plus digérer de gros passages de texte. Je trouve que c’est quelque chose à célébrer. Twitter est la revanche du modernisme. Les poètes pensent en lignes courtes. À moins d’être Samuel Beckett, Twitter pourrait s’avérer difficile pour les romanciers. SHEILA HETI : Les gens se tiennent peut-être éloignés de Twitter et des réseaux sociaux parce qu’ils ne veulent pas en subir l’influence. Que pensez-vous de ces gens ? KENNETH GOLDSMITH : Je pense que ce sont des idiots. Si on l’ignore, tout simplement, Internet disparaîtra. Si vous n’avez aucun sujet d’écriture, allumez la télé, et commencez à transcrire. Devoir de cette semaine : Veuillez transcrire Internet. Ça ne signifie rien jusqu’à ce que ça devienne un mème. C’est l’art qui est hors-sujet, pas l’avant-garde. Copieur, fauteur de troubles, saboteur. Toutes ces charges contre lui, Brecht les a considérées comme des honneurs. L’humanisme est réellement problématique à environ une centaine de niveaux. L’art est quelque chose qui ne fait rien arriver. Si vous ne voulez pas que ce soit copié, ne le mettez pas sur le web. Là où la technologie nous conduit, la littérature suit. La plupart des bonnes idées sont ridiculement simples. Les bonnes idées ont l’air simples parce qu’elles paraissent inévitables. Rendre inutile quelque chose d’utile. Le Chicago Manual of Style [Ndlt. Code typographique pour les textes en anglais américain.] ne donne pas de lignes de conduite pour les sources en notes de bas de page, qui sont ouvertement plagiées et qui ne peuvent pourtant pas être tracées. Il n’y a que les amateurs qui répondent à leurs critiques. Si vous travaillez un petit peu chaque jour sur quelque chose, vous finissez avec quelque chose de gigantesque. Osez être naïf. Un intellectuel dit une chose simple de manière compliquée. Un artiste dit une chose compliquée de manière simple. Je m’ennuie quand je ne suis pas en train de mèmer. Quiconque s’intéresse à la poésie le fait pour les bonnes raisons. Sinon, ce serait folie de continuer. Je suis un faux. Mais pas un mensonge. Les artistes posent des questions, et ils ne donnent pas de réponses. Les artistes mettent le bordel et laissent aux autres le soin de le nettoyer. Avons-nous vraiment besoin d’un autre poème décrivant la manière dont la lumière tombe sur votre table de travail, comme métaphore du traitement du cancer de votre mère ? ¡ABAJO LAS GALERÍAS, VIVAN LAS PAPELERÍAS! Si vous assumez le plagiat, ça passe. Si vous essayez de feindre, vous vous faîtes prendre. Je suis non-original ; je ne fais que me voler, me piller et me cambrioler. Le frein, c’est le plagiat. Décriminaliser le plagiat. En fait, le plagiat c’est hype. Christian Marclay à propos de son absence d’autorisations pour The Clock : « Techniquement c’est illégal, mais beaucoup considéreraient cela comme une utilisation loyale. » The Clock est à la fois légal et illégal, légitime et horsla- loi. Si vous en faites quelque chose de bien et d’intéressant et qui ne soit ni ridicule ni offensant, les créateurs du matériel d’origine vont l’apprécier, disait Christian Marclay à propos de l’absence d’autorisations pour The Clock. Théorisez votre existence digitale. Si ce n’est pas embarrassant, n’ayez pas confiance. Si ce n’est pas prétentieux, n’ayez pas confiance. Si ce n’est pas faux, n’ayez pas confiance. Quand Picasso a appris la mort de Duchamp, on l’a juste entendu murmurer « il avait tort ». Tout l’argent du monde ne pourrait pas faire un meilleur recueil de poésie. Vous n’avez aucune idée à quel point c’est difficile d’être conventionnel. Je ne m’intéresse pas au bien ; je m’intéresse au neuf – même si ça inclut la possibilité qu’il soit mal. La démocratie c’est bien pour YouTube, mais c’est généralement une recette désastreuse quand elle s’applique à l’art. Le texte d’un journal est libéré des polices et des colonnes de sa prison de papier, de ses centaines de décisions graphiques, institutionnelles, politiques, désormais aplati dans une étendue non-hiérarchique de pure potentialité comme un texte générique, priant pour être reconverti, jeté dans une machine de reconditionnement et transformé en une nouvelle forme. Être déçu par le gouvernement c’est faire confiance au gouvernement. La syntaxe c’est l’organisation des forces armées. Les limites du réseau sont les limites de mon monde. Je suis tout ce que vous avez peur que je sois. Et pire encore. Bien loin d’être « sans auteur et sans nom », nos textes sont horodatés et indexés par la technologie qui les a créés. Creuser le web à la recherche de nouveaux langages. Le charme du curseur quand il aspire des mots provenant de pages web anonymes, comme une rencontre furtive. Recracher ces mots, collants de saleté résiduelle, dans un environnement connu ; les nettoyer au savon textuel ; puis retour à leur état virginal, gravés, prêts à être réutilisés. Sculpter avec du texte. Explorer les données. Sucer les mots. Notre tâche est, tout simplement, d’observer les machines. « La Mort de l’auteur » de Barthes a révélé que la paternité d’un livre est une invention capitaliste. Ça n’a pas tué la paternité de l’auteur, mais simplement montré à quel point c’était un concept creux. Notre conscience est saturée par les fontaines de textes des réseaux sociaux. À cause de Barthes, nous sommes entraînés à lire sans nous attarder sur l’intention de l’auteur. Pendant ce temps, les nouvelles technologies qui suivent la logique capitaliste continuent de prouver l’absurdité de la tradition postmoderne. Oui on peut être copié, mais on ne peut pas être imité. La distraction c’est la nouvelle attention. Il y a un paquet d’Internet là-dehors. Il n’y a plus d’écrits et plus d’écrivains parce qu’au 21e siècle ils sont devenus les données et les métadonnées. J’ai commencé à être fatigué par le quotidien. Après tout, le travail de retaper tout Internet pourrait continuer pour toujours. Un discours usagé, c’est mieux qu’un nouveau. Plagiez vos plagiaires. Trafiquez vos trafiquants. Piratez vos pirates. Nous nous inquiétons trop de l’originalité. Même si on fait le même projet qu’un autre artiste, il ne pourra jamais être identique. Je ne pense pas qu’il y ait un « moi » stable ou essentiel. Je suis un amalgame de tellement de choses : les livres que j’ai lus, les films que j’ai vus, les émissions de télévision que j’ai regardées, les conversations que j’ai eues, les chansons que j’ai chantées, les amours que j’ai aimés. En fait, je suis une création de tellement de gens et de tellement d’idées que j’ai l’impression d’avoir eu très peu de pensées et d’idées originales ; penser que n’importe laquelle de ces choses était originale serait aveuglément égoïste. Parfois, je crois avoir une idée ou un sentiment original et puis, à deux heures du matin pendant que je regarde un vieux film à la télé que je n’avais pas vu depuis des années, le protagoniste débite quelque chose que je pensais avoir inventé. En d’autres mots, j’ai pris ses mots (qui, évidemment, n’étaient pas vraiment « ses mots »), les ai intériorisés et les ai fait miens. Ça m’arrive tout le temps. Changer un point en virgule dans les registres de Wikipédia sur l’historique de la page avec la même magnitude que si vous aviez supprimé ou ajouté un paragraphe. De cette manière – à travers des micro-manoeuvres – l’écriture change subtilement mais définitivement le monde. L’accumulation graduelle des mots ; un blizzard d’évanescence. Pendant un déjeuner au MoMA avec Stephen Burt, j’ai appris la différence entre une approche lyrique et une approche conceptuelle de l’écriture. La conversation en est venu à la musique et j’ai exprimé ma préférence pour le microsillon, alors que lui préférait le single. Il a dit qu’il admirait l’idée d’un artisanat parfait qui devenait un single, la qualité lyrique impeccable, et les enjeux énormes engagés dans la compression du tout en un format explosivement compact. J’ai répondu que je préférais l’album concept, et l’idée que même s’il y avait des moments de blanc, la brillance de concevoir une oeuvre complète surpassait la qualité de ses parties. Stephen préférait une chanson des Beatles appelée « Taxman », alors que je préférais le bordel qu’est le White Album. Nos différentes approches de la poésie n’ont jamais été aussi évidentes pour moi que ce jour-là. Quand je retape un livre, je m’arrête souvent et je me demande si ce que je fais est réellement de l’écriture. Assis là, devant mon écran d’ordinateur, à enfoncer les touches, la réponse est oui, invariablement. Tout ce que je dis a déjà été dit par d’autres. Il n’y a rien de nouveau ici, seulement des réinterprétations et des reprises d’idées salies et de théories bien rodées. J’ai volé des choses qui n’étaient pas à moi et j’ai construit ma carrière sur la falsification et la malhonnêteté. Je suis fièrement frauduleux. Et ça m’a bien servi – je recommande hautement cette stratégie artistique. Mais en vrai, ne me prenez pas au mot.