25 sept. 2016

L’irréprochable


Comment ai-je pu revenir des préjugés contre Heidegger dont j’avais été la consentante victime ? C’est évidemment grâce à la chance inespérée d’avoir été l’élève de Jean Beaufret.
Un jeune étudiant en philosophie qui cherche à s’orienter dans ses études et dans le monde, se sert volontiers de repères simples, et d’abord du plus simple d’entre eux, le repère négatif (la figure du “mauvais”), surtout s’il le partage avec le plus grand nombre. Dans le milieu intellectuel du début des années cinquante circulait déjà autour de Heidegger un bel ensemble de calomnies; j’en étais naturellement imbu, au point de nourrir à mon tour les soupçons les plus insidieux à son égard, ceux qui n’ont même plus besoin d’être formulés pour que s’entretienne une robuste antipathie.
Aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard, les mêmes mécanismes continuent de fonctionner : une cabale hétéroclite veille à raviver régulièrement la plus grave des suspicions sur un homme et sur une pensée dont je prétends aujourd’hui pour ma part qu’ils sont l’un comme l’autre irréprochables. Je donnerai plus loin les raisons qui me conduisent au choix de ce terme, et l’acception exacte dans laquelle je le prends.
Avoir cru autrefois (je n’ose plus dire “en toute bonne foi”) à ce que j’entendais colporter sur le “cas Heidegger” m’oblige moins désormais à être indulgent vis-à-vis des victimes actuelles de ce battage, qu’à attirer avec toujours plus d’intransigeance leur attention sur le piège qui leur est tendu, et surtout sur ce qui motive la constance avec laquelle on persiste à le leur tendre.
Comment Jean Beaufret s’y prenait-il pour guérir ses élèves de leurs préventions à l’égard de Heidegger ? En les mettant simplement au contact direct des textes.
Je défie quiconque de lire sérieusement Heidegger, et de pouvoir continuer à soutenir que ce qu’il vient de lire le lui rend suspect. Mais lire sérieusement, cela ne s’improvise pas, et demande un apprentissage. Le harcèlement contre Heidegger revient en fait à entretenir autour de sa pensée et de sa personne un halo de méfiance chargé d’inhiber par avance toute velléité d’observer à leur égard, ne serait-ce qu’en un premier temps, une simple attitude d’objectivité. Ainsi se forme une boucle aussi banale qu’efficace : la méfiance engendre un interdit, lequel renforce la méfiance.
Il suffit, je le répète, de se mettre sérieusement à l’étude de ce que Heidegger écrit pour voir la véritable fonction de ce cercle vicieux : servir de rideau de fumée – lequel cependant ne peut plus, une fois identifié comme tel, que se dissiper. C’est bien pourquoi l’effort principal des dénonciateurs vise à empêcher d’aller y regarder par soi-même.
C’est bien en le lisant que j’ai commencé à voir que, loin d’être un penseur sulfureux, Heidegger est probablement l’un des rares auprès desquels notre monde pourrait trouver à se sortir d’une impasse de péril extrême, où nous nous engageons, sinon, avec chaque jour moins de chances de réchapper.
Mais plus je lisais les textes de Heidegger, plus m’intriguait du même coup l’homme qui les avait écrits. Bien avant de le lire, je vivais déjà dans la conviction qu’une possible disparité entre l’élévation d’une oeuvre et les carences de son auteur ne vaut que pour ce qui, somme toute, émerge à peine au-dessus de la médiocrité. J’étais donc profondément curieux de voir l’homme Martin Heidegger, et de le mesurer au considérable penseur que je découvrais peu à peu en m’étant mis à lire ses livres. C’est pourquoi, quand j’ai eu la possibilité de le rencontrer, j’ai observé cet homme avec tant d’attention.
J’ai vu Heidegger pour la première fois à l’occasion de la conférence qu’il était venu prononcer à l’université d’Aix-en- Provence fin mars 1958. Cette conférence, c’est le texte Hegel et les Grecs. Après la conférence, je lui ai été présenté par Jean Beaufret, et le lendemain en fin de matinée, j’ai participé à un petit séminaire que Heidegger avait tenu à organiser avec quelques étudiants et enseignants, en écho à la conférence de la veille.
Ce qui m’a le plus frappé lors de ce premier contact, je m’en souviens bien, c’est un contraste étonnant, que j’ai souvent éprouvé par la suite et auquel je n’ai cessé de repenser depuis. Autant Heidegger était concentré, présent, rivé exclusivement à la pensée quand il était à son travail, autant c’était, dans la vie de tous les jours – pourvu que ce ne fût pas dans un cadre officiel ou mondain – un homme détendu et ouvert. Tandis qu’il s’avançait pour prendre la parole dans le grand amphithéâtre d’Aix, il était déjà à ce point pénétré, et j’oserai même dire : plein de ce qu’il s’apprêtait à lire qu’il donnait la très saisissante impression d’être physiquement plus massif et plus grand qu’il n’était en réalité. Ce dont je me rendis compte après la conférence, en le voyant face à face. Je suis moi-même de taille moyenne; or il était sensiblement plus petit que moi (plus petit même que Bonaparte ou Mozart, lesquels mesuraient 1 m 66). Assis, après la conférence, au fond du Café des “Deux Garçons”, il parlait avec la plus grande simplicité. Tout en l’écoutant, je remarquais sous une apparence de solidité ce qu’il avait de physiquement fragile, par exemple l’extrême finesse des attaches. Plus tard, j’ai pu constater que cela ne l’empêchait nullement d’entreprendre sur un rythme soutenu de longues marches tout au long des pentes de la Forêt-Noire.
Le séminaire du lendemain de la conférence est le premier auquel j’ai assisté. Ce qui m’y a tout autant surpris, c’est le comportement bienveillant de Heidegger. Il ne s’agissait pas pour lui d’imposer quoi que ce soit. Tout au contraire, il était d’emblée attentif à ce que disaient ou cherchaient à dire les participants; mieux encore : il était attentionné – d’une manière dont je n’avais jamais encore eu aucun exemple – comme s’il s’attendait à ce que le moindre des interlocuteurs pût apporter quelque clarté sur des questions qui lui demeuraient à lui-même encore obscures. Ce n’était évidemment pas une attention affectée.
Aussi me suis-je très vite mis en quête de témoins ayant connu et fréquenté Heidegger depuis de longues années. Je voulais apprendre d’eux si Heidegger avait changé d’attitude; car je m’imaginais que, plus jeune, cet homme devait être tout le contraire de celui que j’avais sous les yeux : un professeur cassant, peut-être même dur, prompt à rabrouer les moindres insuffisances de ses étudiants.
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Walter Biemel – mais pas seulement de lui. Je ne voudrais pas oublier ici une femme exquise, Ingeborg Krummer-Schroth, qui avait assisté à tous les cours et séminaires de Heidegger depuis 1934. Je me souviens de sa réponse, lorsque je lui ai demandé si le Heidegger de la pleine maturité était un professeur intraitable. — “Qui a bien pu vous dire cela!” me dit-elle avec une expression de complet ébahissement. Et elle se mit à me raconter ses souvenirs d’étudiante – lesquels avec vingt-cinq ans d’intervalle venaient coïncider avec mes impressions toutes fraîches : même bienveillance, même écoute – de la part d’un homme qui par ailleurs écrit et pense sans la moindre compromission. Même bienveillance et même écoute, mais pas au détriment de l’autre aspect de Heidegger au travail avec ses étudiants, à savoir l’impressionnante capacité de ne pas perdre son fil, malgré l’absolue liberté laissée – que dis-je ? demandée aux interlocuteurs.
J’ai assisté, avec Jean Beaufret et Julien Hervier, au séminaire de Todtnauberg, en août 1962. Il était consacré au difficile texte Temps et Être. Puis, toujours désireux de pouvoir observer Heidegger au travail en séminaire, j’ai eu la joie de le voir accepter l’idée de venir en Provence. Ce furent les “Séminaires du Thor” – dont Hannah Arendt écrivit, dans une lettre envoyée à Heidegger peu d’années après : « J’ai enfin pu lire le Séminaire du Thor. En voilà un, de document extraordinaire! À tous points de vue. Et pour moi, d’une importance toute particulière : cela m’a tellement rappelé le temps de Marbourg, et toi comme maître, à ceci près que c’est maintenant toi aujourd’hui, au coeur de ta pensée d’aujourd’hui.»
Hannah Arendt a raison : avec Heidegger, il s’agit bien d’un maître. Mais pas du tout de ce que nous, français, appelons un “maître à penser”, quelqu’un chez qui l’on va chercher une doctrine toute faite pour enfin (espère-t-on) pouvoir s’orienter au milieu des difficultés inextricables de la vie. Avec Heidegger, pas de doctrine. C’est un maître au sens du maître d’école – de l’instituteur – celui chez qui l’on apprend les rudiments qui servent à apprendre tout le reste. Heidegger est un maître dans l’art d’apprendre, soi-même, à se poser les vraies questions : celles qui ne peuvent recevoir de réponse au sens habituel du mot, parce que les vraies questions vous ramènent à l’ultime précarité, où l’existence ne vous laisse plus comme issue que de déployer, quelle qu’elle soit, votre carrure. En cela il est effectivement maître – au vieux sens latin du magister, le symétrique inverse du minister. Autant ce que fait ce dernier est minime, de simple administration, autant le magister s’occupe d’accroître, d’augmenter. C’est toujours pour moi un sujet d’étonnement que de constater comment on ne cesse d’esquiver, en pensée comme en action, un thème pourtant constant chez Heidegger, celui de l’attitude à avoir vis-à-vis de ce que l’on cherche à comprendre. Ainsi peut-on lire, dans la transition qui va de la 7ème à la 8ème heure du Cours “Was heißt Denken ?” : « Si nous voulons aller à la rencontre de ce qu’a pensé un philosophe, il nous faut agrandir encore ce qu’il y a de grand chez lui. (…) Si au contraire notre projet se limite à seulement vouloir porter contre lui des attaques, rien qu’en voulant cela, nous avons déjà amoindri ce qu’il y a de grand en lui.»
On reste loin du compte en limitant ce propos à n’être qu’une règle d’interprétation, ou de “lecture”. Ou plutôt, le prenant ainsi, on se fait une idée bien douillette de la lecture, que l’on entend alors comme une pêche d’informations, laquelle a donc intérêt à se faire le plus vite et le plus astucieusement possible. Heidegger a écrit en 1954 un petit texte qui s’intitule : Que demande “lire” ? (Édition intégrale, t. 13, p. 111) : « Que demande “lire” ? Ce dont tout dépend, ce qui décide de tout quand il s’agit de lire, c’est le recueillement. Sur quoi le recueillement rassemble-t-il ? Sur ce qui est écrit, sur ce qui est dit par écrit. Lire, dans l’acception propre du terme, c’est se recueillir sur ce qui a déjà fait, un jour, à notre insu, entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – que nous ayons à coeur d’y répondre, ou bien, n’y répondant pas, que nous lui fassions faux bond.
En l’absence de cette lecture, nous sommes du même coup hors d’état de pouvoir seulement voir ce qui nous regarde, c’est-à-dire d’envisager ce qui fait apparition en son éclat propre.» Voilà qui jette quelque lumière sur la remarque en incise qui se trouve dans Le chemin de campagne, où il est question de Maître Eckhart, le “vieux maître de lecture et de vie”. L’une des nombreuses choses dont la lecture de Heidegger permet en effet non seulement de faire l’expérience, mais qu’elle permet aussi de penser, c’est l’unité dans laquelle vivre, quand c’est de vivre au sens le plus plein qu’il s’agit, est inséparable d’un savoir – quelle que soit la manière, spontanée et instinctive ou bien très subtile, dont il s’articule, mais où d’emblée l’art de vivre se déploie lui-même en vie de l’esprit. Comme le dit encore Hannah Arendt, dans une autre lettre à Heidegger : « Personne ne lit comme toi.»
Cela, je ne l’ai pas perçu dès l’abord dans toute sa redoutable simplicité, ni surtout dans sa portée proprement unitive. 
Je ne voyais pas encore en sa limpide lisibilité – pour recourir aux termes facilement rébarbatifs du jargon philosophique – que l’herméneutique est déjà en soi-même toute l’éthique (en langage de tous les jours : qu’on ne peut pas être à la fois un grand penseur et un individu par ailleurs douteux – ce qui, si je ne m’abuse, devrait avoir de quoi réveiller les coeurs les mieux endurcis).
On entrevoit peut-être ici pourquoi m’a attiré la tâche (apparemment étrange, même pour plus d’un ami proche) de faire entendre à mes contemporains que Heidegger n’est décidément pas ce que l’on nous présente encore aujourd’hui à peu près partout : ce personnage qui se serait criminellement compromis avec un régime criminel.
Voilà pourquoi je suis allé, dès la fin des années cinquante, interroger nombre d’anciens étudiants de Heidegger, et même quelques anciens collègues. Je me souviens du jour où j’ai rencontré le grand philologue Wolfgang Schadewaldt. C’était après la publication de l’article Trois attaques contre Heidegger dans la revue “Critique”. Dès qu’il m’eut identifié comme leur auteur, il manifesta à mon égard une particulière amabilité : « Tout ce que vous avez écrit là est vrai! ». Et il ajouta : « Si vous venez chez moi, à Tübingen, je vous montrerai d’autres documents qui vous permettront d’aller plus loin encore dans la défense de Heidegger.» Mais je devais, à ce moment déjà, assurer mon service au lycée, et cette invitation n’a pu se concrétiser. Même réaction de la part d’Emil Staiger, de Zurich. J’ai déjà parlé d’Ingeborg Krummer-Schroth. Par manque d’espace, il me faut aussi, hélas, passer sous silence ce que m’ont confié tant d’anciens étudiants. Mais je tiens à évoquer tout spécialement Walter Biemel.
C’est qu’il reste témoin des années d’enseignement de Heidegger au moment où le régime hitlérien entrait dans le paroxysme de sa criminalité. Walter Biemel est arrivé à Fribourg-en-Brisgau en mars 1942, et il a été étudiant de Heidegger jusqu’à l’été 1944. Par lui, au cours de longues conversations, j’ai pu me faire une idée précise de l’attitude du philosophe non seulement dans la “sphère privée”, mais encore comme professeur d’Université. Depuis, toutes ces confidences ont été rendues publiques dans plusieurs textes de Walter Biemel, malheureusement encore non-traduits dans notre langue. Mais il faut ajouter qu’on n’y a pas, en Allemagne non plus, prêté l’attention qu’ils méritent – pour la raison probable que, là-bas comme ici, ne plus pouvoir s’abriter derrière le fantasme d’un Heidegger suspect a priori rendrait obligatoire un certain nombre de révisions déchirantes – perspective assurément grosse d’angoisses diverses.
Ce que je cherchais, en interrogeant Walter Biemel, c’était à vérifier si mon intuition concernant le “caractère” de Heidegger correspondait à la vérité. On se souvient peut-être du mot de Sartre : “Heidegger n’a pas de caractère, voilà la vérité.” Travailler Heidegger m’avait déjà amené à fortement douter du sérieux de ce propos.
Avec Walter Biemel, témoin direct, j’étais en mesure d’apprendre si Heidegger avait vraiment “manqué de caractère” – et précisément à l’époque cruciale des années 1942-1944. Ce que m’a alors raconté Walter Biemel est venu corroborer ce que je pressentais. À l’université de Fribourg, me disait-il (et comme j’ai dit plus haut, il l’a publié depuis), Heidegger était le seul professeur qui ne commençait pas ses cours en faisant le salut hitlérien. Je me
souviens lui avoir alors demandé : “Voulez-vous dire que les professeurs hostiles au régime, ceux qui allaient former, après l’effondrement du nazisme, la commission d’épuration de l’université devant laquelle Heidegger a été sommé de comparaître, faisaient, eux, le salut hitlérien au commencement de leurs cours ?” — “Évidemment! Seul Heidegger ne le faisait pas”, me répondit Walter Biemel en frappant la table du plat de la main. Des années plus tard, peu après qu’eut été édité l’extravagant factum de Victor Farias (lequel – tel un pétrolier englouti qui continue de polluer les côtes – sert toujours de référence à la propagation des calomnies), j’ai dit un jour publiquement : “Heidegger n’était pas un héros”. Il me paraît en effet que ne pas faire le salut pourtant officiellement prescrit ne mérite pas à propremenr parler la qualification d’acte héroïque. À ma grande surprise – car je n’avais pas encore mesuré à quel degré de mauvaise foi pouvait conduire l’acharnement contre Heidegger – un détracteur falsifia mon propos, prétendant que j’avais dit : “Heidegger était un lâche”.
Jamais je n’aurai l’impudence de déclarer que ces collègues réellement hostiles au nazisme, mais qui observaient les prescriptions officielles, étaient des lâches. Ils étaient simplement prudents et conformistes. Heidegger – qui n’était donc pas un héros – n’a été à ce moment là (qui, je le répète, coïncide avec la période la plus maléfique du régime nazi) ni conformiste, ni prudent. Pour moi, c’est une preuve très éclatante de caractère. Walter Biemel ne manquait pas d’attirer mon attention sur le fait tout aussi important que cette attitude courageuse de Heidegger étaient parfaitement comprise par les étudiants. Aussi me confia-t-il n’avoir pas été étonné outre mesure, lors de la première visite privée qu’il lui rendit à son domicile, de voir Heidegger se livrer à une critique en règle du régime nazi, “qu’il traitait de criminel”. C’était la première fois, ajouta-t-il, que j’entendais prononcer des propos aussi graves de la bouche d’un professeur d’Université.
Mais ce récit, pour moi, est décisif pour une autre raison encore. Je suis tombé, en effet, lors de mes investigations, sur un témoignage selon lequel Heidegger aurait employé dès 1935 le terme de “criminel” pour désigner le régime nazi. En droit, le témoignage d’un seul n’est pas recevable; aussi n’en ai-je jamais fait état – ce qui ne m’empêche nullement d’être persuadé, à titre personnel, que Heidegger pensait déjà ainsi deux ans seulement après le pas de clerc qu’a été le fait de croire un temps que soutenir Hitler n’était pas inconciliable avec s’engager pour une véritable révolution.
J’ai dit en commençant que je regarde aujourd’hui Heidegger, aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que philosophe, comme irréprochable. Le moment est venu de m’expliquer. Comme j’ai perdu tout espoir de ramener à la raison ceux qui se font une religion de “démasquer” (comme ils disent), tapi derrière la pensée de Heidegger, un “archi-fascisme” “néo-néolithique” (on croit rêver! – mais ces balivernes ont bel et bien été proférées dans un récent colloque de “spécialistes”, et sans provoquer l’hilarité), je m’adresse aux gens qui voudront bien examiner, chacun en son for intérieur, la portée et la pertinence des arguments que j’avance.
L’irréprochable, je l’entends de manière parfaitement univoque comme : ce à quoi l’on ne peut pas recevablement adresser de reproche. Je crois qu’irréprochable peut être entendu ainsi par tous.
Que reproche-t-on à Heidegger ? Toujours et encore, ce que l’on prend bien soin d’appeler son “adhésion au nazisme”. Or cette formulation est inadmissible – pour la raison claire qu’en bon français, “adhésion au nazisme”, cela signifie adhésion à l’idéologie raciale des nazis, laquelle implique : l’extermination des Juifs, la réduction en esclavage des “races” prétendues “inférieures”, et la création, par sélection des “meilleurs”, d’une race appelée à incarner l’humanité future. Rien que dire : “l’adhésion de Heidegger au nazisme”, cela implique par conséquent – qu’on le veuille, ou bien que l’on ne s’en rende pas clairement compte – que Heidegger a donné son assentiment à cette idéologie criminelle.
Or je soutiens, ici en France, depuis près de quarante ans, que jamais Heidegger n’a “donné son assentiment au crime” – comme on peut encore le lire, écrit noir sur blanc, ou l’entendre déclarer avec impudence dans de nombreux congrès “philosophiques”. Et je continuerai à le redire tant qu’il faudra, non sans savoir que les preuves que j’avance, du seul fait qu’elles visent à établir que Heidegger n’a pas fait cela, sont des preuves indirectes. Or, par leur nature même, des preuves indirectes sont hors d’état d’établir positivement que quelqu’un n’a pas participé – ou même donné son assentiment – à un crime. Dans ces circonstances, lever tout à fait un soupçon est une tâche presque impossible à mener jusqu’à son complet aboutissement, vu le caractère indirect de la démonstration. Mais n’oublions pas par ailleurs que l’hostilité de l’opinion publique est systématiquement entretenue contre le soupçonné. C’est pourquoi il est si important de rappeler les raisons de cette louche hostilité. Il faut faire voir aux honnêtes gens comment les manoeuvres des dénonciateurs visent à culpabiliser l’intérêt que l’on pourrait porter à l’oeuvre de cet homme.
À présent, regardons de plus près. Si c’est bien une inacceptable calomnie que de parler d’une “adhésion de Heidegger au nazisme”, il n’en reste pas moins que le philosophe s’est engagé, pendant son Rectorat, en soutenant sans réserve plusieurs initiatives du nouveau régime. Je pèse mes mots, et ne dis pas : “en soutenant sans réserve le nouveau régime” – parce que, précisément, il ne soutient pas tout ce qui se fait avec l’arrivée au pouvoir du régime en question. L’une des premières mesures prise par le recteur Heidegger est un fait incontestable et très significatif par lui-même : interdire dans les locaux universitaires de Fribourg-en-Brisgau l’affichage du “Placard contre les Juifs” rédigé par les associations d’étudiants nationaux-socialistes (et qui sera affiché dans presque toutes les autres universités d’Allemagne). Ce fait indéniable (que les détracteurs de Heidegger, au mépris de la plus élémentaire honnêteté, passent sous silence, ou bien dont ils cherchent à minimiser la signification pourtant patente) permet, à mon sens, de se faire une idée plus claire des conditions dans lesquelles Heidegger a cru pouvoir assumer la charge du rectorat.
Si l’on veut ne pas rester prisonnier des fantasmes, il faut partir de la situation telle que la juge Heidegger au moment où il choisit d’accepter d’être recteur. À la fin de son Discours de Rectorat, Heidegger en parle – nous sommes le 27 mai 1933 – en usant de la formulation suivante : aujourd’hui, «… alors que la force spirituelle de l’Occident fait défaut et que l’Occident craque de toutes ses jointures.» Ce qu’il faut bien noter ici, c’est que Heidegger ne limite pas son propos à la situation interne de l’Allemagne (laquelle, en ce début 1933, est pourtant catastrophique). Son diagnostic s’étend à l’ensemble du monde occidental, où il constate un phénomène sans précédent, qu’il est possible – à condition d’entendre le mot parler dans tout ce qu’il a de réellement inquiétant (“la machine terraquée détraquée”) – de nommer : détraquement. Il est plus qu’urgent pour tous d’y prêter la plus lucide des attentions. Car si l’on veut garder une chance de n’y pas succomber, il faut faire face à ce détraquement, c’est-à-dire d’abord reconnaître ce qui s’y passe, afin d’apprendre comment s’en dégager. Voilà ce que j’ai nommé plus haut : engagement pour une véritable révolution. Heidegger, bien avant 1933, sait que le monde actuel ne peut plus faire l’économie d’une vraie révolution.
Ne confondons pas le diagnostic (le monde occidental s’est fourvoyé dans une impasse) avec ce que l’on nomme en Allemagne “Kulturpessimismus” – le “pessimisme relativement au processus général de civilisation”. Il n’y a en effet simplement pas de place, chez Heidegger, pour un pessimisme. Il s’agit au contraire, en convoquant toutes les forces capables d’affronter le péril (qui est dans doute encore plus pernicieux en notre début du XXIème siècle qu’il y a maintenant soixante-dix ans), de ne pas céder au découragement, mais de rendre son magistère à la pensée.
Aussi ne faut-il pas croire débilement que Heidegger ait vu en Hitler un “sauveur”, ou même un “homme providentiel”.
Il n’éprouvait certes pas pour lui cette répulsion instinctive que nous ressentons quand nous voyons attaquer de front l’héritage de la Révolution française. Mais dès avant cette époque, Heidegger avait fait sienne une conception de la révolution selon laquelle la Révolution française n’a été, tout bien considéré, qu’une tentative avortée, exactement comme la révolution bolchevique de 1917 qui se voulait l’héritière de celle de 1789. N’oublions pas ce qui n’a cessé d’avoir un écho majeur chez lui, à savoir la profession de foi que prononce Hölderlin dans sa lettre du 10 janvier 1797 : « Je crois à une révolution des modes de conscience et de représentation qui fera honte à tout ce qui l’aura précédé.» Ce qui s’esquisse dans le propos du poète, nous en sommes aujourd’hui terriblement loin. Dans cet éloignement, le nazisme a incontestablement joué, quant à lui, un rôle particulièrement sinistre. C’est bien pourquoi nous trouble, sinon même nous révolte de voir Heidegger s’engager un temps aux côtés du dictateur qui incarne pour nous l’antithèse de la véritable révolution.
Il importe donc de bien prendre en vue le moment chronologique de cet engagement. Au tout début de l’année 1933 (et pendant plus d’un an), le pouvoir d’Hitler est bien loin d’être total. Les observateurs, dans le monde entier, se demandent s’il va durer plus de quelques mois. Heidegger, pendant ces quelques mois, examine ce que propose le nouveau chancelier. Ne rejetant pas tout par principe, il donne son assentiment à ce qu’il juge acceptable, tout en s’opposant sans fléchir à ce qu’il juge inadmissible. En regardant de la sorte cet engagement, nous pouvons du même coup y repérer par où il pèche : Heidegger n’a pas vu d’emblée que la nature totalitaire de l’hitlérisme allait s’imposer irrésistiblement, et que de ce fait une distinction entre l’acceptable et l’inadmissible perdrait nécessairement toute pertinence, vu que, dans un totalitarisme, tout est proposé d’un seul tenant – plus exactement encore : vu que tout y est donné à approuver en bloc, de sorte que l’idée même d’y infléchir quoi que ce soit se révèle en fin de compte être chimérique.
Peut-on reprocher à Heidegger de ne pas s’en être aperçu d’emblée ? Pour être à même de répondre honnêtement, il faut préalablement s’être posé la question : ne pas comprendre d’emblée la nature fondamentalement totalitaire d’un régime, est-ce vouloir s’aveugler soi-même ?
Je viens de relater comment Heidegger s’était opposé à une initiative des étudiants nationaux-socialistes. N’est-ce
pas clairement une tentative pour marquer une limite à ne pas franchir, une tentative qui permettait en même temps au recteur de tester la marge de liberté dont il disposait ?
Un autre fait, tout aussi incontestable et significatif, l’interdiction faite aux troupes nazies de procéder devant les locaux de l’université à l’“autodafé” des livres d’auteurs juifs ou marxistes peut (et dans mon esprit : elle doit) être, elle
aussi, interprétée de la même manière, c’est-à-dire comme refus, par le recteur, de ce qu’il juge incompatible avec ce pour quoi il a accepté la charge du rectorat. Il se trouve que dans les premiers mois d’installation du nouveau régime, les hitlériens n’ont pas réagi à de tels refus comme ils le feront plus tard (c’est-à-dire par l’élimination pure et simple du récalcitrant). Ce qui pouvait amener ce dernier à penser qu’il n’était pas vain d’agir comme il le faisait.
Mais à peine aura-t-il compris qu’avec ce type d’action il n’aboutissait à rien d’autre qu’à repousser les échéances, sans obtenir de véritables garanties d’indépendance, Heidegger démissionnera de son poste. Rappelons que cette démission, il la présente en février 1934, et qu’elle sera entérinée le 27 avril.
Il aura donc fallu environ neuf mois à Heidegger (à peu près le même temps que mettra Bernanos, à Majorque, avant
de saisir le vrai visage de la “Croisade” franquiste) pour comprendre que les possibilités de réussite de son action étaient épuisées. C’est vers cette époque (1934) qu’il note dans un carnet encore inédit : « Le national-socialisme est un principe barbare.» Nouvel indice venant à mes yeux corroborer le témoignage dont j’ai fait état plus haut, celui qui rapporte que Heidegger qualifiait dès 1935 le régime hitlérien de criminel. Mais pour pouvoir seulement en accepter la possibilité, il faut préalablement s’être rendu compte que croire à un Heidegger sans caractère, c’est se raconter des sornettes.
On peut encore vérifier ainsi, auprès de nombreux témoins, comme dans des textes aujourd’hui publiés, que Heidegger n’hésitait pas, dans des circonstances semi-publiques à déclarer sans ambages que sa tentative de rectorat avait été une complète erreur. Est-il encore possible, dans ces conditions, de reprocher à Heidegger d’avoir gardé le silence sur le caractère exécrable du nazisme ? Ne pas garder le silence, pendant que le régime déploie sa malfaisance, n’est-ce pas déjà une forme de résistance ?
Pour qui se met à l’étude sérieuse des Cours que Heidegger a professés de 1933 à 1944, il ne peut plus échapper ce que n’ont cessé de redire d’innombrables étudiants de cette période, à savoir qu’ils y entendaient clairement une critique du régime en place, au point qu’ils craignaient parfois de voir Heidegger arrêté par la police secrète d’État.
Que cela ne soit pas arrivé atteste uniquement le mépris dans lequel les nazis tenaient tout ce qui restait limité à la sphère du monde universitaire, et n’avait donc pas de retentissement dans les masses.
Mais concernant la façon dont nous regardons cette forme de résistance, quelque chose d’essentiel ne doit pas nous échapper : l’opposition de Heidegger au national-socialisme ne se fonde pas sur une doctrine établie. Elle ne s’appuie ni sur le marxisme ni sur le libéralisme. De ce fait, elle ne peut guère être comprise par ceux qui, pour s’opposer au nazisme, ont besoin de l’un et de l’autre comme normes d’opposition, et refusent dogmatiquement qu’il puisse y avoir ailleurs la moindre possibilité de véritable résistance.
Avoir pourtant flétri à sa manière le régime hitlérien depuis bien avant que ce dernier ne se trouvât en mauvaise posture, voilà ce qui me semble dispenser Heidegger d’avoir à manifester, après le danger, une sévérité d’autant plus appuyée qu’elle aurait été gardée secrète au moment où le régime était au faîte de sa puissance. Mais quant à nous, cela ne nous dispense nullement de l’effort que demande la compréhension d’une pensée s’opposant à ce régime de façon parfaitement originale – et, pour peu que l’on commence à en saisir l’originalité, avec une absolue radicalité.
Je n’ai pas encore parlé d’un ultime reproche que l’on fait à Heidegger, peut-être encore plus grave, parce que plus insidieux. Il n’a d’ailleurs été formulé en toutes lettres que par ses détracteurs les plus forcenés et obtus, tellement il est évidemment contraire à toute vraisemblance. C’est le reproche d’antisémitisme.
Désormais, le style dans lequel on y accuse Heidegger est devenu lui-même assez enveloppé. C’est ainsi que dans l’hebdomadaire helvétique “Die Weltwoche” (n° 49, 8 décembre 1994, p. 31), on a pu lire un entretien avec Madame Jeanne Hersch où cette accusation gagne pour ainsi dire sa forme achevée.
Il ne fait pas de doute, dit Madame Hersch, qu’il n’y a jamais eu chez Heidegger d’attitude ou d’action antisémite au sens propre. Mais elle ajoute : « ce qui peut lui être reproché, c’est de n’avoir pas été assez anti-antisémite.»
Ce qui saute aux yeux dans cette phrase, c’est la manière naïve (tout à fait analogue aux dénégations puériles) dont le grief est maintenu coûte que coûte. Le prévenu n’est pas coupable du crime dont on l’accuse – il n’en est pas moins coupable, puisqu’il n’a pas assez combattu ce dont on ne peut l’accuser !
Que peut bien vouloir dire : ne pas être assez anti-antisémite ? Quand donc aura-t-on assez mené le bon combat, si l’on entend strictement l’ignominie qui consiste à condamner d’avance quelqu’un non pour ce qu’il aurait fait, mais pour ce qu’il est censé être ? La réponse est simple : quand personne ne portera plus accusation pour autre chose que ce qu’a fait un accusé – non pour ce qu’il n’a pas fait, ni même pour ce qu’il n’a pas assez fait. Tant que ce stade n’est pas atteint, il est clair que nous pouvons tous, en conscience, nous reprocher de n’avoir pas assez lutté.
Ces remarques mènent naturellement à dire un mot de la justice. Là aussi, la pensée révolutionnante de Hölderlin ouvre des aperçus auxquels notre temps est devenu obstinément sourd (à l’exception notable de Martin Heidegger qui s’est, lui au contraire, mis à son écoute pour entreprendre rien de moins qu’un autre départ pour penser).
Dans les Remarques sur OEdipe, écrites environ cinq ans après la lettre dont a été citée la phrase concernant la “révolution des modes de conscience et de représentation”, le poète parle du Roi OEdipe en son office de juge; et il note :
« Oedipe interprète la parole de l’oracle de manière trop infinie, <et il se voit ainsi> pris dans la tentation d’aller en
direction du nefas.»
Ce que recouvre le mot “nefas”, Hölderlin l’explique quelques lignes plus bas. L’interdit – ce que les Dieux ne permettent pas – OEdipe le prononce (dit-il) « en ce qu’il fait porter soupçonneusement l’interprétation du commandement universel sur un cas particulier.»
La parole néfaste est celle qui n’observe pas la séparation entre le monde des hommes et le monde des Dieux. Elle est, en d’autres termes, cet égarement au sein de quoi un mortel outrepasse l’humaine condition en parlant comme seuls les Dieux ont droit de parler. Dans ces circonstances, la justice devient malédiction. Les Romains, maîtres en droit, le savaient aussi, eux qui disaient : Summum jus, summa injuria : la simple volonté d’être absolument juste déchaîne toutes les injustices.
L’office du juge est d’être juste. Mais être juste, ce n’est pas : être un juste. Le juste, selon une tradition vénérable, est celui qui empêche qu’un crime soit commis. Le juge, à la différence du juste, punit un crime commis. Les écueils de son office sont le risque de condamner un innocent et celui, non moins menaçant, d’acquitter un coupable. Le juste, quant à lui, contrecarre les machinations criminelles avant qu’elles ne passent à l’acte, selon un type d’opposition au crime qui, jamais, ne peut immédiatement prendre la forme d’une violence.
Le justicier, de l’autre côté, est aux antipodes du juste : il entend, comme il le dit si volontiers, “faire justice”, alors qu’en réalité il ne fait que tirer vengeance du crime, ce qui n’est jamais qu’ajouter injustice à l’injustice.
Avant de punir un criminel, bien avant, s’impose au juste l’inapparente besogne de protéger un être contre ce qui le menace criminellement. Qui se donne pour “mission” de punir passe vite sur les continuelles, peu gratifiantes, les humbles difficultés auxquelles doit faire face celui qui cherche à préserver la vie, ou même la dignité de son prochain.
Sans doute n’est-ce pas être un juste que de travailler comme le fait Heidegger, c’est-à-dire en consacrant toute sa force à faire surgir les conditions sous lesquelles il devient possible de véritablement penser.
Si je dis qu’il n’est pas un juste, je ne sous-entends toutefois en aucune façon qu’il se désintéresse de la justice, ou qu’il méprise ceux qui sont des justes. De même, quand je dis qu’il est irréprochable, je ne dis nullement qu’il serait parfait, et que tout chez lui est exemplaire et incriticable. Mais tant que des accusations mensongères continuent d’être portées contre lui, c’est un devoir de redresser les contrevérités et de dénoncer les calomnies. C’est même un double devoir, d’abord parce qu’il s’agit d’un homme que l’on a pris l’habitude détestable de présenter, au mépris de tous les faits avérés, comme indiscutablement déshonoré; ensuite parce que le travail de cet homme, travail peu accessible en apparence et, du coup, difficile à exposer dans les formes de la communication médiatique, donne trop aisément prise aux caricatures, sinon même aux défigurations. C’est pourquoi il faut rendre hommage à ceux qui, plus soucieux de vérité que de toute autre chose, n’ont pas cessé, comme Walter Biemel, de transmettre ce qu’ils ont appris de Martin Heidegger.
Un philosophe qui a entendu ce que dit Heidegger ne peut plus philosopher autrement qu’en vue d’apporter sa part – quelle qu’elle soit – à l’apparition des “nouveaux modes de conscience et de représentation” évoqués plus haut. Mais
je ne dis pas que pour philosopher ainsi, il faille avoir rencontré Heidegger. Je ne le dis pas pour la simple raison que si Heidegger a pu emprunter son chemin, c’est qu’il en a reçu d’ailleurs (non pas “d’ailleurs que du monde”) l’injonction. Or cela : avoir à répondre de ce qui a fait entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – tout être humain, en tant qu’être humain, en est aujourd’hui requis – d’une requête qui ne fait plus qu’un désormais avec la condition de l’homme moderne.




« S’ils se taisent, je me tairai… »
Jean de Condé, trouvère (Fin du XIIIème siècle).




François Fédier
Paris, 5 janvier-11 février 2003
L’Infini n°95, p.140-153.

15 sept. 2016

Julien Gracq

    Familiarité du livre


Le comportement privé du lecteur, assis en tête-à-tête en face de son livre dans la solitude, peut être considéré comme intermédiaire entre celui du spectateur de théâtre – halé seconde après seconde dans le sillage de l’action sans rupture de tension aucune, jusqu’au dénouement – et celui de l’amateur de peinture, vivant, conversant, déjeunant, rêvassant entre ses tableaux pendus au mur, et entretenant avec eux, en somme, le même genre de commerce qu’avec un mobilier choisi, différent des tableaux surtout en ceci que, ce mobilier choisi, on ne l’interroge jamais comme on interroge un tableau, qu’on n’a pas avec lui d’aparté. En ce sens, la peinture est originellement un art de compagnie – comme il y avait autrefois des demoiselles de compagnie – et le théâtre – fondamentalement — une prestation heureuse en psychologie des foules, comme l’est l’art oratoire : il n’y a pas de théâtre du seul.
     Si l’écrivain avait la possibilité d’assister, invisible, au genre de tête-à-tête qu’entretient dans la solitude un de ses lecteurs, avec un de ses livres, il serait sans doute choqué du « sans façons », et même de l’extrême incivilité, qui s’y manifeste. Ce tête-à-tête est un mélange déconcertant de distraction et d’attention. La lecture est coupée, le plus souvent à des intervalles inégaux et assez rapprochés, par des pauses de nature diverse où le lecteur allume une cigarette, va boire un verre d’eau à la cuisine, ou replace un livre dans sa bibliothèque, ce qui l’entraîne à en feuilleter un moment un autre, téléphone une commande qu’il avait oubliée, ou s’informe des résultats du tiercé, vérifie l’heure d’un rendez-vous sur son agenda, ou repose un moment le livre sur la table pour une rêvasserie intime, dont le seul lien avec le contenu du livre est souvent celui du coq-à-l’âne. En gros – mobilité en plus – c’est le comportement moyen en classe d’un élève qu’on jugerait plutôt dissipé.
     Qu’est-ce qui permet la bonne entente paradoxale de ce comportement distrait d’un isolé qui semble occupé à « tuer le temps » avec une lecture qui en fin de compte s’achèvera pour lui lisse, rassemblée, sans couture, exempte de toute solution de continuité ?
     Pour tenter d’y répondre, il faudrait prendre en compte les singularités qui marquent les rapports d’un lecteur avec son livre. Il ne s’agit pas ici de la présence passive, entièrement évasive et congédiable, qui est celle d’un tableau accroché à un mur. Ni, non plus, de la parenthèse temporelle, rigoureusement close et même minutée, dans laquelle nous enferme, l’audition d’un morceau de musique. Le lien, qui relie le lecteur à sa lecture est certes inséparable de l’écoulement du temps, mais rien n’en marque la durée, le rythme, ni la fin, ni même la continuité (que de livres lus par tranches successives, que séparent parfois de longues années !) Un livre se perd de vue et se retrouve, tantôt fané, tantôt réarmé de séduction. Sa beauté est journalière, au sens balzacien ; il a ses bons et ses mauvais moments. On connaît avec lui la séduction à laquelle on cède trop vite, tout comme la lente reconquête, par des qualités d’abord voilées. Il se prête à des découvertes successives (tout n’y est pas apparent tout de suite) à l’automatisme de l’accoutumance, à l’usure rapide du premier éblouissement, tout comme à l’entente parfois nouée jusqu’à ce que la mort advienne. Il voyage avec nous, parfois convivial et disert, parfois plus fermé qu’on ne voudrait. Il vieillit près de nous, tantôt comme un vin, tantôt comme une femme, tantôt passivement, tantôt activement ; il ne déserte jamais tout à fait la mémoire ; on vieillit avec lui : commode, présent, familier, logeable. Bref, les rapports qu’on a avec lui sont, plus que pour un autre produit de l’art, proches de ceux qu’on entretient avec un vivant, qui, entré une fois dans votre existence, y reste, en sort, y revient, s’y fait place, s’éloigne, mais avec qui le contact plus familier qui a été une fois celui de l’intimité ne laisse jamais prescrire sa note singulière. Disons-le : rien ne mène le mariage – le hasard de sa rencontre, ses aventures, ses aléas, les nouvelles relatives qu’il fait naître, ses séductions à éclipse, les pouvoirs muets de sa présence toujours disponible – comme les rapports qu’on entretient avec un livre qui compte. On regarde un tableau, on écoute une musique, on prend un livre – locution expressive ! – pour un mariage précaire certes le plus souvent, mais pourtant un peu comme on prend femme : pour un contact d’une intimité plus quotidienne que n’en procure aucun autre art. Quoi d’étonnant à ce que les rapports qu’on a avec lui dès le début revêtent le sans-gêne, assez vite rodé, qui naît de la vie commune ?
     Livres de chevet… Nulle production de l’art n’est plus que le livre familière de la chambre à coucher, nulle ne nous parle davantage, toute réticence, toute litote larguée, et, comme dans une promiscuité intime, sur l’oreiller. Il n’y a guère de cohabitation en art qu’avec un livre. Il n’est pas sûr que cela ait été dans le passé toujours le cas. Les rapports du lecteur de l’antiquité avec son rouleau manuscrit étaient autres, peut-être à-demi liturgiques : l’attitude, la lenteur des gestes, la station debout. Feuilleter un livre, et dans tous les sens, a été dans son histoire l’épisode dernier qui – autant sensuel que mental – a achevé pour lui la danse des sept voiles, a dévêtu le livre pour le lecteur comme aucune production de l’esprit ne l’avait encore été avant lui.
     Mais le tête-à-tête avec le livre appelle d’autres réflexions. Elles concernent l’insigne faculté de dilution, d’émiettement et de fragmentation – sans perte réelle de présence, ni d’efficacité – qui est la sienne. Disloqué, démembré, par les trous, les distractions, les « absences », brèves ou prolongées qui sont celles du lecteur, on dirait que le livre repousse dans l’esprit (ainsi font les articles endommagés de certains insectes) et tend à reformer opiniâtrement son unité et son intégrité. Il est doué d’une aptitude insolite, à se rassembler dans l’esprit aussitôt autour d’un simple fragment, à recomposer sa figure intégrale à partir de ses éléments isolés. De même qu’il n’est guère possible d’évoquer quelque détail physique d’une personne qui vous est familière, sans qu’elle reprenne vie sympathiquement et se réanime toute dans le souvenir, de même la faculté d’évocation caractéristique de la fiction écrite, ne s’exerce pas seulement sur les images et les souvenirs extérieurs à elle, mais s’exerce aussi de chacune de ses parties, même infimes, sur sa propre totalité. Si je reviens à une page d’un livre qui m’est familier, c’est le livre entier : sous ces espèces (comme on dit) qui vient me repeupler. La mémoire des livres est une mémoire bourgeonnante, étrangement multipliée parce que chacun de ses éléments est lui-même un petit monde toujours en puissance d’éclosion. Elle est consultable, et elle est un peu (ce n’est pas la mémoire d’une pièce musicale ou d’un tableau) monnayable, susceptible d’être introduite et de circuler – fragmentée, mais en fragments à son effigie – dans des milieux qui lui sont organiquement étrangers.

     



© Julien Gracq

   
 N.B. Ce texte a d'abord été offert par Julien Gracq à l'Association Amicale des Anciens Élèves de Henri IV qui a publié ce texte dans son bulletin annuel de de février 2001.

8 sept. 2016


UP-TO-DATE
SANDWICH BOOK

 

Although the idea of some kind of bread or bread-like substance lying under, or enclosing another food, can be traced back to the middle ages and beyond, the modern sandwich as we know it, with its enigmatic name, is a more recent affair. Its etymology hails from the English county of Kent and the habits of John Montagu, 4th Earl of Sandwich, an 18th-century aristocrat. Legend has it that, in search of a way to eat without ceasing his much-loved games of cribbage and sullying his cards with grease, he began to order from his valet meat inserted between two pieces of bread. The idea caught on and others began to order “the same as Sandwich!”. Sandwich’s biographer, N. A. M. Rodger, contests the gambling angle: with the Earl’s work commitments in mind, he argues that the eating would much more likely have been at his work desk. Whether tending to Britannia’s rule of the waves or indulging his gambling addiction, the idea and name spread quickly. Not long after the Earl’s first order, the sandwich appears by name in the diary entry of a man named Edward Gibbon who saw “twenty or thirty of the first men of the kingdom” eating them in a restaurant. Although the sandwich became well established in England, the uptake in the US was a little slow (perhaps in opposition to their former rulers), a sandwich recipe not appearing in an American cookbook until 1815. By 1909 it was a different story, as the wonderfully no-nonsense Up-To-Date Sandwich Book featured here can attest to, a popularity no doubt linked to what made the food form soar amongst the working classes of the British industrial revolution — it was fast, portable, and cheap. As the subtitle betrays, no less than four hundred different sandwiches are detailed in the book. Enjoy!




4 sept. 2016

Robert Walser

LUNCH BREAK
One day during my lunch break I lay in the grass under an apple tree. It was hot and before my eyes everything swam in the light green air. The wind swept through the tree and through the beloved grass. Behind me lay the dark edge of a forest with its somber, faithful firs. Desires swarmed through my head. I wished for a lover to match the sweet-fragranced wind. Then, as I lay there comfortably and languidly on my back, with my eyes closed and face directed toward the sky, summer humming all around, there appeared from out of the sunny ocean- and sky-bright bliss two eyes that looked on me with infinite kindness. I also clearly saw cheeks drawing nearer to my own as if they wanted to touch them, and a wonderfully beautiful, as if formed from pure sun, finely curved, voluptuous mouth came out of the reddish-blue air close to mine as if it wanted to touch my mouth as well. The firmament I saw through my eyes I had pressed closed was completely pink and hemmed by a splendid velvety black. I looked into a world of pure bliss. But then all of a sudden I stupidly opened my eyes, and the mouth and cheeks and eyes were gone and all at once I was robbed of the sky’s sweet kiss. What’s more, by then it was time to go back down to the city, back to business and my daily work. As far as I remember, I was reluctant to get up and leave the meadow, the tree, the wind, and the beautiful dream. Yet everything in the world that enchants the mind and delights the soul has its limits, as does, fortunately, all that inspires fear and anxiety. With that I bounced back down to my dry office and kept nicely busy until closing time. 

(1914)


2 sept. 2016

LA PONCTUATION DANS
LE RIVAGE DES SYRTES DE JULIEN GRACQ : UNE
POETIQUE DE L' OUVERTURE

 


Résumé

Le Rivage des Syrtes est un roman à forte charge suggestive, une oeuvre où l'imagination
s'épanouit . Cet article tente de montrer que dans cette vaste symphonie de l'imagination, la
ponctuation a joué une partition capitale grâce à l'exploitation, par l'auteur, de ses
ressources cachées . En effet, grâce à la combinaison de certains de ses divers éléments (virgule, point- virgule, deux points, parenthèses, tirets, guillemets, majuscule, italique, points de
suspension...), Julien Gracq réussit le tour de force de non seulement restituer une sorte
d'unité naturelle des choses, de réconcilier le monde à lui-même, mais aussi d'installer
souvent, dans l'instant fugace de sa prononciation (lecture), le foyer sémantique et donc
philosophique de l'histoire au coeur d'une expression ou d'un mot, faisant ainsi du roman
une vaste caisse de résonance.
Mots-clés : virgule, point-virgule, deux points, parenthèses, tirets, guillemets, majuscule,
italique, points de suspension

Summary
 

Le Rivage des Syrtes is a highly suggestive novel, a work in which imagination fulfills itself. This article attempt to show in that hudge imagination on symphony that punctuation plays a
central role through the novelist's exploitation of its hidden resouces . In fact, through an artistic combination of some of its various elements (comma, virgule semi-column, column point, brackets, dash, inverted comma, capital letter, italics, suspension points...), Julien Gracq, brilliantly, achieves a tour de force which consists of
creating a sort of naturel unity of thing, of reconciling the world with itself and also of
displaying during the very short instant it is being read , the semantic and philosophical
dimension of the story at the core of a phrase or word, turning in this way the novel in a big
echoing box.
Keywords: comma, virgule semi-column, column point, brackets, dash, inverted comma,
capital letter, italics, suspension points



INTRODUCTION


Quand parut Le Rivage des Syrtes1
en 1951, André Breton, le sourcilleux pape du surréalisme
auprès de qui le genre romanesque avait trouvé un de ses contempteurs les plus acharnés, s'en
enthousiasma.
C'est qu'il y a, en effet, dans cette oeuvre une singularité, une fraîcheur dans l'écriture que les
critiques ont cherché à débusquer derrière le foisonnement des images et des métaphores, derrière les influences plus ou moins profondes du romantisme ou du surréalisme. Peu ont
subodoré le rôle que la phrase a joué dans cette orchestration. La phrase de Gracq est, certes, un entrelacs subtil de diverses circonvolutions promptes chacune à bander le ressort
multidirectionnel de l'imagination du lecteur . Comment la ponctuation en amplifie-t-elle la caisse de résonance dans l'esprit du
lecteur ?
Par quels biais l'imagination de celui-ci est-elle amenée à la combler ?






 I. OUVERTURE SYNTAXIQUE
 

Le lecteur est d'abord frappé par le déroulement infini de certaines phrases de
Gracq (dont une se déploie sur une quarantaine de lignes dans le dernier chapitre2). L'auteur
fait littéralement exploser les limites de la syntaxe française en la bourrant, ou plutôt en
l'étirant plus qu'elle n'en peut. La volonté de libérer la poésie, qui a abouti chez Baudelaire
à l'éclatement de la limite du vers dans les Petits poèmes en prose, trouve sa continuité chez
Gracq mais sur un plan syntaxique. Au-delà de cette liberté, ce qui est visé, c'est justement
le souci de révéler et de préserver par l'écriture une certaine unité naturelle des choses. Les
surréalistes ont essayé d'exprimer cette unité par l'écriture automatique, mais la totalité qu'ils
n'ont fait que sentir par ce biais, que Freud a approchée par sa méthode psychanalytique et
que la dialectique hégélienne a toujours visée, Gracq essaye de l'atteindre par sa syntaxe
ductile : "[ ] plus que par des combinaisons de rythme ou de mètre, ou par une certaine
qualité mélodique de l'expression, on pourrait définir peut-être la poésie comme la mise en
sommeil momentanée (un véritable sommeil hypnotique) de la syntaxe.3
" Puisque la poésie prend en charge la totalité du monde, l'écrivain atteindra cette
dernière en réalisant la première. Aussi Gracq avoue-t-il dans Lettrines : "[ ] La coulée
unie et sans rupture, le sentiment qu'on mène le lecteur en bateau et non en chemin de fer, m'a fasciné, lorsque je commençais à écrire, au point que dans mon premier livre je l'ai
poursuivie aux dépens presque de toute autre qualité.4
" Cette propension ne s'est
certainement pas estompée après ce premier livre (Au Château d Argol) ; on la retrouve tout
aussi bien dans Le Rivage des Syrtes. Elle se sert de divers procédés pour ne pas tailler l'idée
à la mesure de la syntaxe dite régulière.


1.1 La virgule
C'est d'abord le retardement du "complément qui évite de fermer trop rapidement ce
qui doit rester ouvert5
" comme dans ce syntagme évoquant le tableau de Longhone :
" [ ] mon attention fut aussitôt vivement attirée par un portrait auquel
j'avais tourné le dos à mon entrée dans la chambre, et qui me donnait
maintenant l'impression subite, par sa présence presque indiscrète et une
sensation inattendue et gênante de proximité, d'être venu soudainement
émerger à la faveur de ma distraction sur cette face lunaire." ( p. 644).
 Dans ce passage, le syntagme [ par sa présence presque indiscrète et une
sensation inattendue et gênante de proximité] renvoie plus loin le syntagme complément
[d être venu soudainement émerger à la faveur de ma distraction sur cette face lunaire]. Dans
ce dernier même il y a un enchâssement analogue [à la faveur de la nuit] faisant différer le
dernier complément [sur cette face lunaire ] qui prolonge de façon ultime la vie de la phrase. Celle-ci, dans l'écriture gracquienne, est en lutte permanente avec le point, élément de la
ponctuation qui décrète sans appel la fin d'un déroulement, la mort, même si elle ne coïncide
pas avec la fin de l'idée. Gracq se sert pourtant d'un signe de ponctuation pour repousser ad
libitum le surgissement fatal du point. Dans l'exemple ci-dessus, nous avons signalé des
syntagmes qui entretiennent la vie de la phrase à ses moments critiques ; ce rôle a été facilité, en effet, grâce aux virgules qui ont le pouvoir de suspendre momentanément le cours d'une
idée et de favoriser le développement d'une autre.


 1.2 Le point-virgule et les deux points
Avec le point-virgule, la phrase bénéficie d'un sursis plus long. C'est peut- être parce que ce signe concentre en lui les vertus des deux autres (d'où le nom ?) : la liberté
dont bénéficie une phrase naissante après le point qui met un terme à la précédente et, en
même temps, le privilège que la virgule procure à une idée nouvelle de s'insérer dans une
première. Dans les phrases où ils apparaissent, les points-virgules viennent en appoint le plus
souvent lorsque les autres moyens, telle la virgule, épuisent leur pouvoir comme dans cette
phrase certes étirée, mais que nous avons choisie parce qu'elle est des plus brèves de la série
de phrases longues que nous avons recensées : " Pour un regard plongeant discrètement dans les rues du soir, le mouvement
des petits points noirs qui y fourmillaient eût évoqué maintenant non plus le
bombillement éparpillé et incohérent des insectes dans le crépuscule, mais
plutôt une limaille fine peignée et renouée sans cesse par le passage
d'invisible aimant ; à l'heure plus lourdement chargée du destin qui
approchait, on eût dit parfois que de grandes lignes de forces inscrites dans le
sol d Orsenna par son histoire se rechargeaient d'une électricité active, retrouvaient le pouvoir d'ordonner ces ombres longtemps si détachées, et
maintenant attentives malgré elles à un murmure venu de plus loin que la
zone des idées reçues. " (pp. 812- 813).
 La suture majeure est ici assumée par le point-virgule et une fois la phrase
relancée, rendue à la vie, les virgules réapparaissent pour préserver le plus longtemps
possible ce nouveau souffle. Cette fonction du point-virgule dans la phrase de Julien Gracq est
analogue à maints égards à celle d un autre trait de ponctuation : les deux points. La
différence, parfois difficile à déceler, est que ce dernier signe de ponctuation introduit
souvent une note explicative alors que le premier prépare l'apparition d'une idée plus ou
moins autonome par rapport à une précédente. Mais, comme nous l'avons noté, cette
différence peut s'estomper car la liberté que donne le point-virgule inclut celle d'introduire
une explication comme une phrase peut être une clarification d'une première. On trouvera
aussi, dans la syntaxe de Gracq, l'utilisation d'autres signes qui permettent de prolonger d'une
autre manière la phrase : les parenthèses et les tirets.


 1.3 Les parenthèses et les tirets
Véritables lieux de développement de syntagmes enchâssés, les parenthèses et les
tirets sont cependant distribués de façon déséquilibrée. On note, en effet, une nette
prédominance de l'usage du tiret par rapport à celui des parenthèses dans Le Rivage des
Syrtes. Les deux procédés ont, du point de vue syntaxique, la même fonction : favoriser le
développement plus ou moins long et autonome d'une pensée. La fréquence nettement
dominante du tiret découle d'une préoccupation esthétique dont le sens principalement
sollicité est la vue. Les tirets sont moins incisifs, moins coupants à première vue. Ils ne sont
d'ailleurs pas très différents morphologiquement du trait d'union dont le nom est évocateur. Par leur horizontalité, les tirets préservent l'unité de ce qui les précède et de ce qui les suit
sans que la fluidité de la phrase en soit affectée. Par contre les parenthèses sont plus
enveloppantes, plus discriminantes par ce que leur forme légèrement verticale et bombée
suggère à l'oeil, non pas une coupure définitive, mais au moins une suspension provisoire. Cette impression (purement visuelle, rappelons-le, mais l'esthétique gracquienne
s'adresse aussi à l'oeil) est du reste à l'origine d'une expression dont l'auteur lui-même
convoque la force d'évocation dans le roman : "[ ]Orsenna réagissait avec la myopie entêtée de l'extrême décrépitude :
comme un vieillard, à mesure qu'il avance en âge, réussit de mieux en mieux à
mettre entre parenthèses6
des préoccupations aussi imminentes et aussi
considérables que celle de la mort ou de l'éternité[ ]"

(p.811).
 L'expression "mettre entre parenthèses", métadiscours qui donne de façon
métaphorique la fonction linguistique de la parenthèse rend bien compte de la partie de
cache-cache qui se joue entre l'homme à la fin de la vie et la mort. Les "préoccupations [ ]
imminentes et [ ] considérables [ ] de la mort ou de l'éternité" ne sont nullement
éliminées, ni même suspendues pour une durée indéterminée. Elles existent et continuent à
se manifester à l'homme vieilli, mais sur un autre registre dont on ne comprend le code
qu'en ayant recours à celui de la parenthèse. En effet, la parenthèse invite à une lecture sur un
registre différent. Ce changement peut être lié à la suspension d'une pensée pour l'expression
souvent brève d'une seconde qui se pose en porte-à-faux ou qui introduit une perspective
omise auparavant. Dans le passage ci-dessous, par exemple, le fil de la pensée des dirigeants
d'Orsenna, dont Aldo prend connaissance par la lecture des instructions officielles, est arrêté
pour faire place momentanément à une observation du héros : "La " remise en état de défense" de la forteresse (je fis réflexion en passant
qu'il était au moins curieux qu'on eût mis tant d'empressement à croire sur
parole un témoin si éloigné) " ( p. 674).
On voit là comment la parenthèse suspend une pensée première et évite, en même
temps, la rupture syntaxique péremptoire d'un point. Le changement de registre peut aussi, comme nous l'avons dit, être l'introduction d'une perspective nouvelle, pas nécessairement
opposée à une première mais qui vient comme en appoint : "-[ ] On nous cherche ; on nous trouvera (le geste était tranchant et décidément
noble) " (p 704).
 Apparaît de nouveau la même fonction mise en exergue plus haut et à laquelle est
jointe celle qui permet au narrateur de compléter les paroles de Belsenza par l'expression de
sa gestuelle.
Mais on remarquera que, partout où elle apparaît, la parenthèse gomme une incompatibilité
syntaxique qu'il est facile de mettre en évidence par le test de l'élimination : " "La remise en état de défense" de la forteresse[ ] sur laquelle, paraît-il,
tout Maremma braquait chaque jour ses lorgnettes (l'énorme masse de la
forteresse s'enlevant de très loin au dessus de ces grèves plates) semblait [ ]
avoir accru la fièvre qui faisait bourdonner la ville[ ]"(p.674).
L'équilibre de la phrase est menacée si le syntagme encadré par les parenthèses est libéré. Par contre avec les tirets, cette menace est beaucoup moins présente et la phrase
préserve, pour l'essentiel, sa fluidité :
 "Vanessa m'entraînait maintenant rapidement vers une colline assez raide - la
seule saillie de ce plateau nivelé - qui se profilait devant nous en avant des
falaises, dans la direction de l'est"( p.684).
 Fort de tous ces procédés cités, Julien Gracq peut s'offrir plusieurs possibilités de
combinaisons pour atteindre, par l'écriture, ce que sa thématique s'est toujours fixé comme
fin : restituer l'unité des choses, combattre la tendance fâcheusement inhérente à l'homme de
ramener tout à la mesure de sa raison. La conjugaison de ces différents procédés d'élongation
de la phrase : virgule, point-virgule, compléments retardés, tirets (on notera l'absence de la
parenthèse), a donné lieu à la phrase la plus longue dans Le Rivage des Syrtes. Les
quarante-six lignes 7
sur lesquelles elle s'étale et où les tirets reviennent fréquemment pour
s'offrir en nouveaux réceptacles, suggèrent subtilement, mais impérieusement, l'atmosphère
presque indicible qui baigne les "Instances secrètes". Cette description s'adresse moins à la
raison qu'à l'imagination toujours consentante à tout ce qui s'annonce comme aventure. Et la
prose de Gracq est avant tout une aventure syntaxique. Sa phrase, comme il le dit
lui-même de celle d André Breton, est "déferlante". "Son utilisation consiste - à la manière de
ces "surf-riders" qui se maintiennent portés en équilibre vertigineux sur une planche à la crête
d'une vague jusqu'à l'écroulement final - à se confier les yeux fermés à l'élan de vague
soulevée qui emporte la phrase, à se maintenir coûte que coûte "dans le fil", à se cramponner à
la crinière d'écume avec un sentiment miraculeux de liberté, à la suivre partout où la mène un
dernier sursaut de vie, un influx privilégié de propulsion, en s'en remettant d'avance, et sans
plus y penser , à sa propre souplesse et à son instinct de bon nageur pour émerger le moment
venu, au moindre dommage de la catastrophe finale.8"
Remettre à plus tard et le maximum possible le couperet du point, telle semble être
une des constantes de l'écriture de Gracq. On s'étonnera peut-être que le roman dont toute la
trame tend vertigineusement vers la mort présente du point de vue de l'écriture une certaine
résistance. Le paradoxe n'existe qu'en apparence et c'est toujours le combat contre l'artificiel
qui se prolonge d'une manière inverse à celle de la fiction. Orsenna a vécu trop longtemps et
ne se maintient que grâce à une volonté humaine qui, lorsqu'elle découvrira la vanité de son
entêtement, se mettra au service du naturel en oeuvrant pour le renouvellement. L'écriture, dans Le Rivage des Syrtes, s'oppose, quant à elle, à la mort "accidentelle"
(au sens où le mot s'oppose à "naturelle") de la phrase ; une mort toujours décrétée par la
raison excessivement coercitive. Lorsque l'histoire se charge de faire en sorte qu'Orsenna ne
fasse pas ajourner son heure pour bénéficier d un sursis, l'écriture, elle, se donne la mission
d'amener la phrase indemne à son rendez-vous. Écriture et fiction se complètent, du moins
dans leurs objectifs, pour traduire l'Univers et sa loi : toute chose doit disparaître à son
heure ; pas avant ni après. Mais de ces deux tâches, celle assumée par l'écriture est
naturellement la plus délicate puisqu'au moment où s'ouvre le roman, Orsenna est déjà assez
mûre non pas pour réveiller les forces de destruction, mais pour troubler son sommeil ; elle
est presque au seuil de l' "attente". L'écriture, par contre, est constamment menacée dans sa
mission par l'irruption du point, instrument de la raison coercitive. Cependant la présence de
phrases brèves dont l'une sert justement d'incipit au roman n'induit nullement, loin s'en faut, un échec de l'écriture. Ces victoires ponctuelles seront toutes balayées à la fin du roman où
est déjà localisée la phrase la plus rebelle à la syntaxe "régulière". Et si la dernière qui ferme
l'oeuvre n'est pas aussi étirée, elle n'en constitue pas moins l'épiphanie d'une syntaxe
rebelle : "Je marchais le coeur battant, la gorge sèche, et si parfait était le silence
de pierre, si compact le gel insipide et sonore de cette nuit bleue, si intrigants
mes pas qui semblaient poser imperceptiblement au-dessus du sol de la rue, je
croyais marcher au milieu de l'agencement bizarre et des flaques de lumière
égarantes d'un théâtre vide mais un écho dur éclairait longuement mon
chemin et rebondissait contre les façades, un pas à la fin comblait l'attente de
cette nuit vide, et je savais pour quoi désormais le décor était planté"(p.839).


 II. OUVERTURE SEMANTIQUE


Cette rébellion se poursuit par ailleurs jusque dans le mouvement de la phrase. La
vitesse de la phrase de Gracq est fondamentalement non uniforme. Elle se caractérise par des
ralentissements qui endorment, comme on pourrait dire la vigilance, et par de brusques
accélérations qui décuplent la tension et la portent à un degré non atteint auparavant. Ces
leviers de vitesse sont situés, pour la plupart, au niveau microcosmique du mot. Mais leur
effet, macrocosmique , affecte toute la phrase qui les porte, et partant, le roman tout entier. Ce sont généralement des procédés de soulignement de mots ou de groupes de mots qui
greffent, sur le sémantisme des éléments ainsi signalés, une note nouvelle. Ces procédés sont
essentiellement constitués dans l'écriture du Rivage des Syrtes, de guillemets, de majuscules
et d'italiques9.
.
2.1 Les guillemets
La fonction primordiale des guillemets est de signaler "typographiquement, les
éléments sur les lesquels ils portent"10.
 Les exemples les plus fréquents dans le roman sont
ceux où le langage officiel du pouvoir affleure dans le récit du narrateur.
Ils signalent donc un certain langage dont le code n'est pas nécessairement le plus
couramment utilisé. Les guillemets, sous la plume de Gracq, trahissent souvent l'ancrage dans
une certaine culture, ou tout au moins l'existence d'un code, tacite ou non, entre deux ou
plusieurs locuteurs. C'est cette espèce de contrat qui existe entre Aldo et son ami Orlando. Et
les propos de ce dernier ne sont rapportés par le premier que lorsqu'ils signifient d'une façon
peu courante. On signalera ainsi le recours au rapport qui lie la feuille à l'arbre pour
expliquer celui qui unit Orsenna à ses "organes de vie". Ou bien cette façon imagée de parler
de la menace qui pèse progressivement sur Orsenna à la faveur de changements importants
qui ont eu lieu à la tête des "Instances secrètes" :
 "[ ]"une ombre s'allongeait sur la ville"" ( p. 670).
 Ce type de discours particulier à Orlando et que son ami qualifie du reste de
romantique ne peut présenter aucune difficulté de compréhension pour un esprit romantique
comme Aldo.
On comprend mieux l'utilité des guillemets, lorsque l'on rencontre au cours de la
lecture des expressions devenues populaires (au sens culturel du mot) comme le
 " " aussitôt dit, aussitôt fait" " ( p. 664).
qui caractérise l'entrain de Fabrizio dirigeant les travaux de réfection de l'Amirauté ou
" "La trahison dans le sang " "( p.775).
que Vanessa brandit comme un étendard pour se justifier aux yeux d'Aldo. Les guillemets
peuvent aussi donner à deviner des convergences littéraires. Ainsi le "( ) surnom très complaisamment ironique de "Venise des Syrtes" qu on
donnait à Maremma" (p.624).
rappelle implicitement selon B. Boie, la Venise de Balzac dans "Massimila Doni, Corti, 1964, p.282, de Maurice Barrès [dans] Amori et dolori sacrum, Plon, 1921, p.51 [et surtout
de] Thomas Mann dans La Mort à Venise (1912)11".
Ils peuvent signaler aussi un ancrage culturel beaucoup plus étendu, surtout lorsqu'ils servent
à identifier les proverbes, comme celui que cite encore Vanessa pour récuser l'exécution
des espions du gouvernement démasqués dans les rangs des rebelles lors d'une insurrection
dirigée par un Aldobrandi : " est-ce qu'un vigneron brise ses futailles sous le prétexte qu'elles ont déjà
servi ?"( p.624).
Il est indéniable que, lorsque ces performances linguistiques ne sont pas au-delà de
la compétence (toujours au sens linguistique) du lecteur, la compréhension en est plus
facilitée et plus enrichie. L'esprit opère un raccourci appréciable pour saisir ce qu'une
explication objective n'aurait peut-être jamais réussi à suggérer avec autant de force. C'est
en ce sens que ce procédé de signalement joue le rôle d'accélérateur. Inversement, lorsque
la puissance de signification des éléments syntagmatiques signalés échappe au lecteur, le
tonus de la phrase s'en trouve considérablement diminué. Dominique Maingueneau note
fort à propos que "pour que les guillemets puissent faire l'objet d'un déchiffrement
approprié, une connivence minimale entre énonciateur et lecteur est donc nécessaire. Et tout
déchiffrement réussi va renforcer ce sentiment de connivence. L'énonciateur qui use de
guillemets, consciemment ou non, doit se construire une certaine représentation de ses
lecteurs pour anticiper leurs capacités de déchiffrement : il placera les guillemets là où il
présume qu'on en attend de lui (ou qu'on en attend pas de lui s'il veut créer un choc, surprendre). Réciproquement le lecteur doit construire une certaine représentation de
l'univers idéologique de l'énonciateur pour réussir le déchiffrement12".
 

2.2 La majuscule
C'est ce même effet qui se manifeste dans l'usage de la majuscule qui relève le
sens du mot qu'il affecte. Sous la plume de Gracq, elle a une incidence essentiellement
sacralisante car elle permet de convoquer régulièrement la médiation des Écritures dans les
propos des personnages et même dans le récit du narrateur. Marie-Claire Bancquart13
 établira sans s'y appesantir la relation de correspondance entre le mot "Signe" dans la
bouche de Danielo et celui de "sens" qu'explicite le prêcheur de Saint-Damase.
Ce n'est là qu'un aspect très limité de l'immense réseau d'appels et de rappels tissé, par la force évocatrice de la majuscule, entre le "Livre"14
et le livre de Julien Gracq. Il est
difficile de rendre compte de toute la richesse de ces relations dans cette étude restreinte.
 De manière très subtile, la fiction du Rivage des Syrtes se confond d'abord à l'histoire
biblique de la Nativité, s'en sépare longuement pour un développement parallèle et la
retrouve à la fin. Tout commence par des "signes" (p.708) qui révèlent l'existence d'un vide
à combler, d'une attente à satisfaire. Ensuite, la narration se développe en se réfléchissant sur
le grand miroir de la Bible. Le "Sommeil" (p.709) des contemporains de la naissance du
Christ devient la "Pesanteur" (p.709) d'Orsenna ; la "Naissance" (p.709) du rédempteur se
mue en "Avènement" (p.710) d'une guerre et la "Lumière" (p.709) apportée par le Fils est
projetée en "Obscur" ( adjectif substantivé par un article défini ) (p.705) ou "Destruction"
(p.710) qui doit fondre sur Orsenna. Tout porte donc à penser que ce jeu de miroirs ne
projette dans la diégèse du Rivage des Syrtes que des images négatives jusqu'au moment où
cette opposition, apparemment irrévocable, cesse brusquement pour faire place à une
convergence inattendue : la "Lumière" et l'"Obscur" aboutissent au "Sens" (p.710). Car le
sens est ici un : c'est la "Mort" (p.707) (du Christ dans la Bible et d'Orsenna dans le roman)
pour la Vie.
L'écriture de Gracq remet ainsi en selle une conviction très romantique : celle
qui affirme la possibilité d'unir les contraires, qui ignore la dichotomie manichéiste, et la
"Mort" d'Orsenna, qu'elle soit appelée Destruction ou catastrophe n'en est pas pour autant
perçue comme une déchéance15. Cette position périlleuse que tout Orsenna fait sienne en
écoutant le discours du prêcheur, séduit progressivement le lecteur grâce à la médiation de la
majuscule (procédé éminemment biblique).


2.3 L'italique
Cette propriété de la majuscule nous rappelle celle d un autre procédé de
soulignement dont la récurrence est beaucoup plus marquée dans le roman : il s'agit de
l'italique dont la position légèrement inclinée se veut ici le compromis ou plutôt la somme de
la verticalité et de l'horizontalité. Chez Julien Gracq, l'italique rappelle le rôle de la brusque pesée de la voix sur un mot dans
un discours oral. C'est peut-être ce qui explique le fait qu'il affleure souvent dans les paroles
des personnages mais aussi dans le récit lui-même qui peut être envisagé comme une
performance orale. Sa spécialisation dans Le Rivage des Syrtes est double : tantôt il balaie
largement le spectre sémantique du mot qu'il signale à l'oeil, tantôt il y procède à un éclairage
beaucoup plus réduit, plus topique. C'est cette deuxième fonction qui est sollicitée dans ce
passage :
 " [Marino] leva la tête d'un geste vif qui passait l'éponge [ ]"( p.656).
Le capitaine venait juste de terminer, pour ses trois officiers subalternes et pour Aldo, le
compte rendu de "l'affaire d'Ortello [où] il n'était plus question des bruits, et [où] les motifs de
la rupture du contrat restèrent dans une ombre vague" 

( p.655).
Passer l'éponge, c'est effacer mais ici il s'agit de dérober à la raison, comme l'éponge
dérobe à l'oeil, les faits dont une analyse objective permet facilement de saisir la signification. Mais c'est dans la première fonction que l'italique est exploité de façon heureuse et trouve sa
véritable place dans l'écriture du roman. Il s'y singularise par sa capacité à signaler le
caractère amphibologique de ce qu'il souligne. Ainsi la devise d Orsenna,
 "In sanguine vivo et mortuorum consilio supersum" (p.609).
sera commentée par le capitaine Marino devant Aldo, double du lecteur virtuel à qui pourrait
échapper le clignotement de l'italique :
" - Le sens n'est pas clair [ ]. Le sens est indifféremment, ou bien que la ville
survit dans son peuple, ou bien qu'elle demande au besoin le sacrifice du
sang" ( p.795).
 Remarquons cependant que le double sens de la devise n'embarrasse que les
esprits raisonnables comme Marino. L'intrépide Danielo saura transcender cette difficulté et
donner à la phrase énigmatique toute sa signification
16. C'est que l'italique, chez Gracq, dénonce une confusion pour mieux signifier ; il ruine un sens pour atteindre un autre plus
profond. Pour Jean Bessière, il "marque le passage d'un mot à la limite, à sa limite : il devient
une manière de superlatif de lui-même, il ne brouille rien, il se veut plus précis que son
inscription en romain et en même temps, il se distingue, désigne le paroxysme de la
distinction. Il dit exactement et singulièrement et il est, dans ce moment, une manière de
pensée."17
C'est justement cette "manière de pensée" que l'on retrouve dans l'italique du
« Redoutable ». Sans doute, à une époque lointaine, le navire de guerre ainsi désigné portait-il
ce nom à juste titre. Mais, au moment où se dessine de plus en plus précisément le spectre de
la deuxième guerre, cette époque est révolue. Le bateau a vieilli, son moteur crache une
épaisse fumée et ses moyens de défense limités sont attaqués par la rouille faute d'entretien. Le Redoutable n'est plus redoutable pour le ennemis d'Orsenna mais bien pour le pays qu'il
ne saurait défendre et dont il est pourtant, sinon le seul, du moins le principal rempart. L'italique entoure ainsi d'un halo ironique la signification du mot "redoutable" car il participe
toujours d'une poétique de l'approche, mais d'une approche éclairante, qui sollicite
activement la sensibilité. Le mot qu'il met en exergue est moins expression qu'impression. Sa
fréquence, dans les dialogues des personnages (Vanessa /Aldo ; Danielo/Aldo ;
l'Envoyé/Aldo ), se justifie principalement par leurs sensibilités très proches. Il aplanit les
obstacles du langage en faisant sentir ce que le mot en caractère romain ne peut exprimer
que difficilement. Cette imperfection du romain, qui est plus dénotatif et donc moins
suggestif que l'italique, fait d'ailleurs que certaines discussions ne sont qu'une querelle de
mots. En effet les coénonciateurs, mus par un besoin de limpidité cognitive, exigent une
circoncision tranchée des mots. Par contre, chez Julien Gracq, l'italique ouvrant des
perspectives nouvelles, parfois même à l'insu du locuteur, donne à la conversation ce
caractère d'adhésion sans condition qui est la marque de la communion de deux esprits. Aussi peut-on affirmer, comme Gracq parlant d'Henri d Ofterdingen, que, dans Le Rivage
des Syrtes, "on [ne] trouve pas une seule discussion [ ]. La conversation se déroule non
comme un choc de répliques, mais comme un système d'échos indéfiniment enrichis et
amplifiés18".
Toutefois, l'italique qui surdétermine19 les mots pour surmonter les difficultés de
langage, cohabite dans le roman avec les trois points de suspension qui, entre autres rôles, signalent ces mêmes difficultés et avouent l'impuissance du langage.


 2.4 Les points de suspension
Les trois points de suspension sont soit dans le roman des révélateurs de pensée
inachevée lorsque, précocement, ils coupent définitivement une phrase ; soit des révélateurs
d'une hésitation quand ils apparaissent en milieu de phrase. Cette hésitation plus ou moins longue est la preuve que le langage (qu'il soit oral ou écrit)
éprouve parfois des difficultés à exprimer nos pensées et sentiments.
Le mot qui vient immédiatement après les trois points de suspension n'est d'ailleurs
jamais une trouvaille. C'est un ersatz dont la parole (ou l'écriture) ne se contente que parce
qu'elle n'a pas mieux. Les trois points de suspension font le procès de l'écriture comme
Vanessa fait celui de la parole dans ce passage : "Quand il [Marino] montre la main qui a perdu deux doigts dans cette
aventure, on pense malgré soi - comment te dire ? - à quelqu'un qui aurait
reçu les stigmates."( p.768).
 Les points de suspension sont, pour la plupart, dans l'écriture du Rivage des
Syrtes, des "comment( )dire ?" Aussi les trouve-t-on dans le propos des personnages. Danielo notamment fera cette mise au point à Aldo qui croit jouir de la "confiance" de la
Seigneurie :
"- Vous n'avez pas "notre"confiance [ ]Vous ne la méritez et ne l'avez
jamais eue. Vous avez notre aveu. C'est tout ce que peut faire un Etat jeté
dans des circonstances troubles, et remises au hasard" (p.824).
 C'est surtout dans les discours extrêmement cauteleux de l'Envoyé qu'on les
recense. Ils y servent à qualifier la brusque et réversible (si la raison prévaut) tension entre les
deux pays après le viol du traité de paix. Le franchissement de la ligne rouge est, selon le
mot de l'ambassadeur farghien, "cette incartade" (p.824),
qui découlerait peut-être du fait "qu'Orsenna a souffert passagèrement d'une espèce d'insomnie." (p.756).
 On sent dans ces propos l'extrême prudence du diplomate conscient du pouvoir des
mots. En effet, une certaine façon péremptoire de qualifier les derniers événements
équivaudrait à une prise de position qui annulerait de facto l'objet de sa mission
officiellement médiatrice. Ainsi les hésitations (qui dans l'écriture se traduisent en points de
suspension renforcés dans le dernier exemple cité par l'imprécision du mot "espèce" ) sont-elles à la fois le signe d'un désengagement total du locuteur et le révélateur d'âmes
momentanément non accordées (Vanessa et Aldo à propos de Marino) ou se voilant leur
impérieuse complicité puisque les circonstances leur imposent de se regarder en ennemis
(Aldo et l'envoyé). Les mots éclairés par les points de suspension nient leur sens ; mais ils
appellent, en même temps, une signification qui comblera leur vacuité sémantique20.
 Cette
dernière fonction appartient ici à Aldo et, par-delà lui, à Orsenna.
Ainsi, dans la poétique du Rivage des Syrtes, comme dans "le vers de Nerval, la prose
théâtrale de Musset, historique de Michelet ( ), la ponctuation même devient un art ( )"21
.

 En posant, dès le seuil du récit, l'aventure d'Orsenna comme une longue
analepse, l'écriture s'aménage subtilement dans le roman une scène d'auto théâtralisation. La
phrase s'y déploie alors librement et longuement sur les ruines des limites de la syntaxe. Un
déroulement où une certaine ponctuation (points de suspension, points-virgules, tirets, parenthèses, italiques ) intervient régulièrement tantôt comme un ralentisseur en découvrant
de multiples virtualités, tantôt comme un accélérateur lorsqu'elle oriente la phrase vers une
perspective unique. Le mot s'épanouit dans ce cadre nouveau et, du fait qu'il "[ ] est avant
tout tangence avec d'autres mots qu'il éveille à demi de proche en proche, [produit] une
forme d'expression à halo"22, épine dorsale de tout l'oeuvre fictif de Julien Gracq.


NOTES
1
Julien Gracq. (1951). Le Rivage des Syrtes. Paris : José Corti.
Toutes les citations de Gracq seront extraites des tomes I (1989) et II (1995) des Oeuvres
Complètes de la Pléiade
2
 Julien Gracq. Le Rivage des Syrtes. Oeuvres complètes I, pp.819-821.
3
Julien Gracq. « André Breton Quelques aspects de l'écrivain ». in Oeuvres Complètes I. p.481.
4
 Julien Gracq.(1967). Lettrines. Paris : José Corti. in O.C. I. p181.
5
J-P Beaumarchais et al.. (1987). « Romantisme ». in Dictionnaire des Littératures de langue
française M-R. Paris : Bordas.
6 C'est l'auteur qui souligne. 7 La fameuse phrase commence à la page 819 : « A cette heure où l'avaient quitté déjà le
menu personnel » et s'éteint à la page 821 : « ( ) engraissait tout seul qui hissait encore
l'énorme masse jusqu à sa flottaison. » Dans l'édition Corti de 1952 elle atteint cinquante
lignes
8
Julien Gracq. « André Breton Quelques aspects de l'écrivain » . art. cit. p. 485. 9 Selon le Groupe , (Rhétorique de la poésie. ( 1977)., réed. (1990). Paris : Seuil :
coll. « Points »), ces « procédés assimilés à des phénomènes métaplastiques qui, en mettant
l'accent sur le signifiant dans le processus de décodage font mieux apparaître la forme »
(p.329), relèvent de « la poétique gestaltiste » (p.332).
10 Dominique Maingueneau . (2000). Analyser les textes de communication. Paris : Nathan. p.138.
11 Bernhild Boie. in Julien Gracq, Oeuvres Complètes I . op. cit.. p.1375.
12 Op., cit.. p.140.
13 Marie-Claire Bancquart.(1983). « Le Rivage des Syrtes roman des signes ? » . in Revue
d'Histoire littéraire de la France. Mars-avril. 83e
 année : no2. p.216.
14 D'ailleurs nommé à la page 709. 15 C'est cette conception qui débouche sur l'extrémisme de Novalis qui doue les armées
d'un certain "esprit romantique, dont le but est d'anéantir les maux inutiles par eux-mêmes.
Elles prennent les armes pour la cause de la poésie, et les deux armées marchent sous un seul
et même drapeau invisible Beaucoup de guerres( ) représentent d'authentiques poèmes." Cité par J. Gracq in « Novalis et Henri d Ofterdingen ».in O.C.I. Op.cit.. p.994
16 Ce sera aux pages 673-674 : « Je vous engage à méditer la devise d'Orsenna. C'était
l'opinion professée des hommes qui ont fait la grandeur de la Seigneurie, qu'un Etat vit dans
la mesure même de son contact invétéré avec certaines vérités cachées, dont la continuité
seule de ses générations est dépositaire, difficiles à rappeler et dangereuses à vivre, et par là
d'autant plus sujettes à l'oubli du peuple. Ils nommaient ces vérités le Pacte d'alliance, et se
réjouissaient, fût-ce dans le danger et les calamités passagères de la ville, de toute
circonstance qui les faisait resplendir comme d une manifestation visible de son élection et de
son éternité. Les circonstances peuvent faire un jour que vous soyez commis à la garde de ce
pacte que la ville ne saurait dénoncer sans périr. Orsenna attend de vous que vous sachiez être
dans les Syrtes la conscience de son péril faute de quoi, votre démission. »
17 (1991). « Julien Gracq. L'autoreprésentation de l'écriture et la parenthèse de la fiction » . in
Revue des Lettres Modernes : Julien Gracq1. Une écriture en abyme. Paris : Lettres
Modernes. p. 179.
18 art., cit. p.993.
19 Patrick Marot dans « Plénitude et effacement de l'écriture gracquienne » note que
« l'italique ( ) condense dans une surdétermination sémantique propre à « faire littéralement
exploser » la puissance du mot » in Julien Gracq :Une écriture en abyme, op.cit., p.140.
20 On remarquera que, dans Le Rivage des Syrtes, tandis que l'italique invite à naviguer entre
l'inflation et la restriction drastique du sens, les points de suspension imposent une
interprétation extrêmement prudente.
21 Jean-Yves Tadié. (1970). Introduction la littérature du XIXe
s. Paris : Bordas. p.106.
22 Julien Gracq, (1970). Lettrines 2. Paris : José Corti. in Oeuvres Complètes I . Op. ,cit. p.299.





REVUE ELECTRONIQUE INTERNATIONALE DE SCIENCES DU LANGAGE
SUDLANGUES
 N° 6
http://www.sudlangues.sn/ ISSN :08517215 BP: 5005 Dakar-Fann (Sénégal)
sudlang@refer.sn
Tel : 00 221 548 87 99


http://www.sudlangues.sn/spip.php?article107