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25 juil. 2018



L’ART D'AVOIR TOUJOURS RAISON
 
(Dialectique éristique)
 
ARTHUR SCHOPENHAUER

 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
Stratagème I
 
L’extension
 
Il s’agit de reprendre la thèse adverse en l’élargissant hors de ses limites naturelles, en lui donnant un sens aussi général et large que possible et l’exagérer, tout en maintenant les limites de ses propres positions aussi restreintes que possible. Car plus une thèse est générale et plus il est facile de lui porter des attaques. Se défendre de cette stratégie consiste à formuler une proposition précise sur le puncti ou le status controversiæ.
Exemple 1 

Je dis : « Les Anglais sont la première nation en ce qui concerne la dramaturgie. » Mon adversaire tenta alors de donner une instance du contraire et répondit : « Il est bien connu que les Anglais ne sont pas doués en musique, et donc en opéra. » Je réfutai l’attaque en lui rafraîchissant la mémoire : « La musique ne fait pas partie de la dramaturgie qui ne comprend que tragédie et comédie. » Mon adversaire le savait probablement mais avait tenté de généraliser mon propos afin d’y inclure toutes les représentations théâtrales, et donc l’opéra, et donc la musique, afin de me prendre en erreur sur ma thèse.
Inversement, il est possible de défendre ses positions en réduisant davantage les limites dans lesquelles elles s’appliquent initialement, pour peu que notre formulation nous y aide.
Exemple 2
A dit : « La Paix de 1814 a donné à toutes les villes allemandes de la ligue hanséatique leur indépendance. » et B donne une instantia in contrarium en rappelant que Dantzig avait reçu son indépendance de Bonaparte et l’avait perdue par cette Paix. A se sauve : « J’ai dit toutes les villes allemandes de la ligue hanséatique : Dantzig était une ville polonaise. »
Ce stratagème a déjà été mentionné par Aristote dans Topiques, VIII, 12, 11.
Exemple 3
Lamark, dans sa Philosophie zoologique rejette l’idée que les polypes puissent éprouver des sensations car ils sont dépourvus de nerfs. Il est cependant certain qu’il existe chez eux un sens de la perception : ceux-ci s’orientent en direction de la lumière en se déplaçant de tentacule en tentacule et peuvent saisir leurs proies. Il a donc été émis l’hypothèse que leur système nerveux s’étendait à travers tout leur corps en égale mesure, comme s’ils étaient fusionnés avec, car il est évident que les polypes possèdent la faculté de perception sans présenter d’organes sensoriels. Comme cette théorie réfute l’argument de Lamark, celui-ci a recours à la dialectique : « Dans ce cas toutes les parties du corps des polypes doivent être capable de toute sorte de perception, de mouvement et de pensée. Le polype aurait alors en chaque point de son corps tous les organes du plus parfait des animaux : chaque point pourrait voir, sentir, goûter, écouter, etc. Ou mieux : penser, juger, faire des conclusions : chaque particule de son corps serait un animal parfait, et le polype serait au-dessus de l’homme car chaque particule de son corps aurait toutes les capacités des hommes. En outre, il n’y aurait pas de raisons de ne pas étendre ce qui est vrai pour le polype à tous les monades, puis aux plantes, lesquelles sont elles aussi vivantes, etc. » En faisant usage de cette stratégie de dialectique, un écrivain trahit le fait qu’il sait avoir tort. Parce que quelqu’un a dit : « Tout leur corps perçoit la lumière et agit donc comme un nerf », Lamark a étendu au fait que le corps était capable de penser.


 
 
 
Stratagème II
 
L’homonymie
 
Ce stratagème consiste à étendre une proposition à quelque chose qui a peu ou rien à voir avec le discours original hormis la similarité des termes employés afin de la réfuter triomphalement et donner l’impression d’avoir réfuté la proposition originale.
Nota : des mots sont synonymes lorsqu’ils représentent la même conception tandis que des homonymes sont deux conceptions couvertes par le même mot. Voir Aristote, Topiques, I, 13. « Profond », « coupant », « haut » pour parler tantôt de corps tantôt de ton sont des homonymes tandis que « honorable » et « honnête » sont des synonymes.
On peut voir ce stratagème comme étant identique au sophisme ex homonymia. Cependant, si le sophisme est évident, il ne trompera personne.
Omne lumen potest extingui
Intellectus est lumen
Intellectus potest extingui
Nous pouvons voir ici quatre termes : « lumière », utilisé à la fois au sens propre et au sens figuré. Mais dans les cas subtils ces homonymes couvrant plusieurs concepts peuvent induire en erreur(1).
Exemple 1
A : « Vous n’êtes pas encore initié aux mystères de la philosophie de Kant. »
B : « Ah, mais s’il s’agit de mystères, cela ne m’intéresse pas ! »
Exemple 2
J’ai condamné le principe d’« honneur » comme étant ridicule car si un homme perd son honneur en recevant une insulte, il ne peut la laver qu’en rétorquant une insulte encore plus grande ou en faisant couler le sang de son adversaire ou le sien. J’ai soutenu que le véritable honneur d’un homme ne pouvait être terni par ce dont il souffre, mais uniquement par ses actions car il est impossible de prévoir ce qui peut nous arriver. Mon adversaire attaqua immédiatement mon argument en me prouvant triomphalement que lorsqu’un commerçant se faisait faussement accuser de malhonnêteté ou de mal tenir son affaire, c’était une attaque à son honneur et ce dernier souffrait à cause de ce qu’il subissait et ne pouvait être lavé qu’en punissant son agresseur et en le forçant à se rétracter.
Ici, l’homonyme imposé est celui entre l’honneur civique, également appelé bon nom, qui peut souffrir de la diffamation et du scandale, et l’honneur chevaleresque ou point d’honneur, qui peut souffrir de l’insulte. On ne peut ne pas tenir compte d’une attaque sur le premier qui doit être réfutée en public, et donc avec la même justification, une attaque sur le second ne peut pas non plus être ignoré mais ne peut être lavé que par le duel ou une insulte encore plus grande. Nous avons là une confusion entre deux choses complètement différentes qui se rassemblent dans l’homonyme honneur d’où provient l’altération du débat.
(1)
Les erreurs volontaires ne sont jamais assez subtiles pour induire en erreur et il faut trouver des exemples par ses propres expériences. Ce serait une bonne chose si tous les stratagèmes pouvaient porter un nom court et approprié afin que si quelqu’un utilise l’un d’eux, on puisse immédiatement le lui reprocher.






Stratagème III
 
La généralisation des arguments adverses
 
Il s’agit de prendre une proposition κατα τι, relative, et de la poser comme απλως, absolue(1) ou du moins la prendre dans un contexte complètement différent et puis la réfuter. L’exemple d’Aristote est le suivant : le Maure est noir, mais ses dents sont blanches, il est donc noir et blanc en même temps. Il s’agit d’un exemple inventé dont le sophisme ne trompera personne. Il faut donc prendre un exemple réel.
Exemple 1
Lors d’une discussion concernant la philosophie, j’ai admis que mon système soutenait les Quiétistes et les louait. Peu après, la conversation dévia sur Hegel et j’ai maintenu que ses écrits étaient pour la plupart ridicules, ou du moins, qu’il y avait de nombreux passages où l’auteur écrivait des mots en laissant au lecteur le soin de deviner leur signification. Mon adversaire ne tenta pas de réfuter cette affirmation ad rem, mais se contenta de l’argumentum ad hominem en me disant que je faisais la louange des Quiétistes alors que ceux-ci avaient également écrit de nombreuses bêtises.
J’ai admis ce fait, mais pour le reprendre, j’ai dit que ce n’était pas en tant que philosophes et écrivains que je louais les Quiétistes, c’est-à-dire de leurs réalisations dans le domaine de la théorie, mais en tant qu’hommes et pour leur conduite dans le domaine pratique, alors que dans le cas d’Hegel, nous parlions de ses théories. Ainsi ai-je paré l’attaque.
Les trois premiers stratagèmes sont apparentés : ils ont en commun le fait que l’on attaque quelque chose de différent que ce qui a été affirmé. Ce serait un ignoratio elenchi de se faire battre de telle façon. Dans tous les exemples que j’ai donnés, ce que dit l’adversaire est vrai et il se tient c’est en opposition apparente et non réelle avec la thèse. Tout ce que nous avons à faire pour parer ce genre d’attaque est de nier la validité du syllogisme, c’est-à-dire la conclusion qu’il tire, parce qu’il est en tort et nous sommes dans le vrai. Il s’agit donc d’une réfutation directe de la réfutation per negationem consequentiæ.
Il ne faut pas admettre les véritables prémisses car on peut alors deviner les conclusions. Il existe cependant deux façons de s’opposer à cette stratégie que nous verrons dans les sections 4 et 5.


(1)
Sophisma a dicto secundum quid ad dictum simpliciter. C’est le second elenchus sophisticus d’Aristote, εξω τη λεξεως: – το απλως, η μη απλως, αλλα πη η που, ποτε, η προς τι λεγεσθαι, Les Réfutations Sophistiques, 5.






Stratagème IV
 
Cacher son jeu
 
Lorsque l’on désire tirer une conclusion, il ne faut pas que l’adversaire voie où l’on veut en venir, mais quand même lui faire admettre les prémisses une par une, l’air de rien, sans quoi l’adversaire tentera de s’y opposer par toutes sortes de chicanes. S’il est douteux que l’adversaire admette les prémisses, il faut établir des prémisses à ces prémisses, faire des pré-syllogismes et s’arranger pour les faire admettre, peu importe l’ordre. Vous cachez ainsi votre jeu jusqu’à ce que votre adversaire ait approuvé tout ce dont vous aviez besoin pour l’attaquer. Ces règles sont données dans Aristote, Topiques, VIII, 1.
Ce stratagème n’a pas besoin d’être illustré par un exemple.






Stratagème V
 
Faux arguments
 
On peut, pour prouver une assertion dans le cas où l’adversaire refuse d’approuver de vrais arguments, soit parce qu’il n’en perçoit pas la véracité, soit parce qu’il devine où l’on veut en venir, utiliser des arguments que l’on sait être faux. Dans ce cas, il faut prendre des arguments faux en eux-mêmes, mais vrais ad hominem, et argumenter avec la façon de penser de l’adversaire, c’est-à-dire ex concessis. Une conclusion vraie peut en effet découler de fausses prémisses, mais pas l’inverse. De même, on peut détourner les faux arguments de l’adversaire par de faux arguments qu’il pense être vrais. Il faut utiliser son mode de pensée contre lui. Ainsi, s’il est membre d’une secte à laquelle nous n’appartenons pas, nous pouvons utiliser la doctrine de secte contre lui. Aristote, Topiques, VIII, 9.






Stratagème VI
 
Postuler ce qui n’a pas été prouvé
 
On fait une petitio principii en postulant ce qui n’a pas été prouvé, soit :
  1. en utilisant un autre nom, par exemple « bonne réputation » au lieu de « honneur », « vertu » au lieu de « virginité », etc. ou en utilisant des mots intervertibles comme « animaux à sang rouge » au lieu de « vertébrés » ;
  2. en faisant une affirmation générale couvrant ce dont il est question dans le débat : par exemple maintenir l’incertitude de la médecine en postulant l’incertitude de toute la connaissance humaine ;
  3. ou vice-versa, si deux choses découlent l’une de l’autre, et que l’une reste à prouver, on peut postuler l’autre ;
  4. si une proposition générale reste à prouver, on peut amener l’adversaire à admettre chaque point particulier. Ceci est l’inverse du deuxième cas.
Aristote, Topiques, VIII, 11.
Le dernier chapitre des Topiques contient de bonnes règles pour s’entraîner à la dialectique.






Stratagème VII
 
Atteindre le consensus par des questions
 
Si le débat est conduit de façon relativement stricte et formelle, et qu’il y a le désir d’arriver à un consensus clair, celui qui formule une proposition et veut la prouver peut s’opposer à son adversaire en posant des questions, afin de démontrer la vérité par ses admissions. Cette méthode érothématique (également appelée Socratique) était particulièrement en usage chez les Anciens, et quelques stratagèmes développés plus loin y sont associés (ceux-ci dérivent librement des Réfutations Sophistiques d’Aristote, chapitre 15).
L’idée est de poser beaucoup de questions à large portée en même temps, comme pour cacher ce que l’on désire faire admettre. On soumet ensuite rapidement l’argument découlant de ces admissions : ceux qui ne sont pas vif d’esprit ne pourront pas suivre avec précision le débat et ne remarqueront pas les erreurs ou oublis de la démonstration.





Stratagème VIII
 
  Fâcher l’adversaire
 
Provoquez la colère de votre adversaire : la colère voile le jugement et il perdra de vue où sont ses intérêts. Il est possible de provoquer la colère de l’adversaire en étant injuste envers lui à plusieurs reprises, ou par des chicanes, et en étant généralement insolent.






Stratagème IX
 
  Poser les questions dans un autre ordre
 
Posez vos questions dans un ordre différent de celui duquel la conclusion dépend, et transposez-les de façon à ce que l’adversaire ne devine pas votre objectif. Il ne pourra alors pas prendre de précautions et vous pourrez utiliser ses réponses pour arriver à des conclusions différentes, voire opposées. Ceci est apparenté au stratagème 4 : cacher son jeu.






Stratagème X
 
Prendre avantage de l’antithèse
 
Si vous vous rendez compte que votre adversaire répond par la négative à une question à laquelle vous avez besoin qu’il réponde par la positive dans votre argumentation, interrogez-le sur l’opposé de votre thèse, comme si c’était cela que vous vouliez lui faire approuver, ou donnez-lui le choix de choisir entre les deux afin qu’il ne sache pas à laquelle des deux propositions vous voulez qu’il adhère.






Stratagème XI
 
  Généraliser ce qui porte sur des cas précis
 
Faites une induction et arrangez vous pour que votre adversaire concède des cas particuliers qui en découlent, sans lui dire la vérité générale que vous voulez lui faire admettre. Introduisez plus tard cette vérité comme un fait admis, et, sur le moment, il aura l’impression de l’avoir admise lui-même, et les auditeurs auront également cette impression car ils se souviendront des nombreuses questions sur les cas particuliers que vous aurez posées.






Stratagème XII
 
Choisir des métaphores favorables
 
Si la conversation porte autour d’une conception générale qui ne porte pas de nom mais requiert une désignation métaphorique, il faut choisir une métaphore favorable à votre thèse. Par exemple, les mots serviles et liberales utilisés pour désigner les partis politiques espagnols furent manifestement choisis par ces derniers.
Le terme protestant fut choisi par les protestants, ainsi que le terme évangéliste par les évangélistes, mais les catholiques les appellent des hérétiques.
On peut agir de même pour les termes ayant des définitions plus précises, par exemple, si votre adversaire propose une altération, vous l’appellerez une « innovation » car ce terme est péjoratif. Si vous êtes celui qui fait une proposition, ce sera l’inverse. Dans le premier cas, vous vous référerez à votre adversaire comme étant « l’ordre établi », dans le second cas, comme « préjugé désuet ». Ce qu’une personne impartiale appellerait « culte » ou « pratique de la religion » serait désigné par un partisan comme « piété » ou « bénédiction divine » et par un adversaire comme « bigoterie » ou « superstition ». Au final, il s’agit là d’un petitio principii : ce qui n’a pas été démontré est utilisé comme postulat pour en tirer un jugement. Là où une personne parle de « mise en détention provisoire », une autre parlera de « mettre sous les verrous ». Un interlocuteur trahira ainsi souvent ses positions par les termes qu’il emploie. De tous les stratagèmes, celui-ci est le plus couramment utilisé et est utilisé d’instinct. L’un parlera de « prêtres » là où un autre parlera de « ratichons ». Zèle religieux = fanatisme, indiscrétion ou galanterie = adultère, équivoque = salace, embarras = banqueroute, « par l’influence et les connexions » = « par les pots-de-vin et le népotisme », « sincère gratitude » = « bon paiement », etc.






Stratagème XIII
 
Faire rejeter l’antithèse
 
Pour que notre adversaire accepte une proposition, il faut également lui fournir la contre-proposition et lui donner le choix entre les deux, en accentuant tellement le contraste que, pour éviter une position paradoxale, il se ralliera à notre proposition qui est celle qui paraît le plus probable. Par exemple, si vous voulez lui faire admettre qu’un garçon doit faire tout ce que son père lui dit de faire, posez lui la question : « Faut-il en toutes choses obéir ou bien désobéir à ses parents ? » De même, si l’on dit d’une chose qu’elle se déroule « souvent », demandez si par « souvent » il faut comprendre peu ou beaucoup de cas et il vous dira « beaucoup ». C’est comme si l’on plaçait du gris à côté du noir et qu’on l’appelait blanc, ou à côté du blanc et qu’on l’appelait noir.






Stratagème XIV
 
Clamer victoire malgré la défaite
 
Il est un piège effronté que vous pouvez poser contre votre adversaire : lorsque votre adversaire aura répondu à plusieurs questions, sans qu’aucune des réponses ne se soient montrées favorables quant à la conclusion que vous défendez, présentez quand même votre conclusion triomphalement comme si votre adversaire l’avait prouvée pour vous. Si votre adversaire est timide, ou stupide, et que vous vous montrez suffisamment audacieux et parlez suffisamment fort, cette astuce pourrait facilement réussir. Ce stratagème est apparenté au fallacia non causæ ut causæ.






Stratagème XV
 
Utiliser des arguments absurdes
 
Si nous avons avancé une proposition paradoxale et que nous avons du mal à la prouver, nous pouvons proposer à notre adversaire une proposition qui paraît correcte mais dont la vérité n’est pas tout à fait palpable à première vue, comme si nous désirions nous servir de cette proposition comme preuve. Si l’adversaire rejette cette proposition par méfiance, nous proclamerons triomphalement l’avoir mené ad absurdum. Si en revanche il accepte la proposition, cela montre que nous étions raisonnablement dans le vrai et pouvons continuer dans cette voie. Nous pouvons aussi avoir recours au stratagème précédent et déclarer notre position paradoxale démontrée par la proposition qu’il a admise. Cela demande une impudence extrême mais de tels cas arrivent et il est des personnes qui procèdent ainsi d’instinct.






Stratagème XVI
 
Argument ad hominem
 
L’argumenta ad hominem ou ex concessis : lorsque notre adversaire fait une proposition, il faut vérifier si celle-ci ne serait pas inconsistante – même si ce n’est qu’une apparence – avec d’autres propositions qu’il a faites ou admises, ou avec les principes de l’école ou de la secte à laquelle il appartient, ou avec les actions des membres de son culte, au pire avec ceux qui donnent l’impression d’avoir les mêmes opinions, même si c’est infondé. Par exemple, s’il défend le suicide, on peut lui répondre : « Alors pourquoi ne te pends-tu pas ? » Ou encore, s’il soutient qu’il ne fait pas bon vivre à Berlin, on peut rétorquer : « Pourquoi ne prends-tu pas le premier express pour la quitter ? »
Tel est le genre de chicanes que l’on peut utiliser.






Stratagème XVII
  Se défendre en coupant les cheveux en quatre
 
Si l’adversaire nous repousse en présentant des preuves contraires, il est souvent possible de se sauver en établissant une fine distinction à laquelle nous n’avions pas pensé auparavant. Ceci s’applique dans le cas de double sens ou double cas.






Stratagème XVIII
 
Interrompre et détourner le débat
 
Si nous nous rendons compte que l’adversaire a entrepris une série d’arguments qui va mener à notre défaite, il ne faut pas lui permettre d’arriver à conclusion mais l’interrompre au milieu de son argumentation, le distraire, et dévier ce sujet pour l’amener à d’autres. On peut utiliser un mutatio controversiæ (voir stratagème XXIX).






Stratagème XIX
 
  Généraliser plutôt que de débattre de détails
 
Si l’adversaire nous défie expressément de mettre à mal un point particulier de son argumentation mais que nous ne voyons pas grand-chose à y redire, nous devons tenter de généraliser le sujet puis de l’attaquer là dessus. Si on nous demande d’expliquer pourquoi on ne peut pas faire confiance à une certaine hypothèse physique, nous pouvons invoquer la faillibilité de la connaissance humaine en citant plusieurs exemples.






Stratagème XX
 
Tirer des conclusions
 
Lorsque nous avons postulé nos prémisses et que l’adversaire les a admises, il faut s’abstenir de lui demander de tirer lui-même conclusions et le faire soi-même immédiatement. Et même s’il manque une prémisse ou deux, nous pouvons faire comme si elles avaient été admises et annoncer la conclusion. Il s’agit d’une application du fallacia non causæ ut causæ.






Stratagème XXI
 
Répondre à de mauvais arguments par de mauvais arguments
 
Lorsque l’adversaire use d’un argument superficiel ou sophistique, et que nous voyons à travers, il est certes possible de le réfuter en exposant son caractère superficiel, mais il est préférable d’utiliser un contre argument tout aussi superficiel et sophistique. En effet, ce n’est pas de la vérité dont nous nous préoccupons mais de la victoire. S’il utilise par exemple un argumentum ad hominem il suffit d’y répondre par un contre argumentum ad hominem (ex concessis). Il est en général plus court de procéder ainsi que de s’établir la vérité par une longue argumentation.






Stratagème XXII
 
Petitio principii
 
Si notre adversaire veut que nous admettions quelque chose à partir duquel le point problématique du débat s’ensuit, il faut refuser en déclarant que l’adversaire fait un petitio principii. L’auditoire identifiera immédiatement tout argument similaire comme tel et privera l’adversaire de son meilleur argument.






Stratagème XXIII
 
Forcer l’adversaire à l’exagération
 
La contradiction et la dispute incitent l’homme à l’exagération. Nous pouvons ainsi par la provocation inciter l’adversaire à aller au-delà des limites de son argumentation pour le réfuter et donner l’impression que nous avons réfuté l’argumentation elle même. De même, il faut faire attention à ne pas exagérer ses propres arguments sous l’effet de la contradiction. L’adversaire cherchera souvent lui-même à exagérer nos arguments au-delà de leurs limites et il faut l’arrêter immédiatement pour le ramener dans les limites établies : « Voilà ce que j’ai dit, et rien de plus. »






Stratagème XXIV
 
Tirer de fausses conclusions
 
Il s’agit de prendre une proposition de l’adversaire et d’en déformer l’esprit pour en tirer de fausses propositions, absurdes et dangereuses que sa proposition initiale n’incluait pas : cela donne l’impression que sa proposition a donné naissance à d’autres qui sont incompatibles entre elles ou défient une vérité acceptée. Il s’agit d’une réfutation indirecte, une apagogie, qui est une autre application de fallacia non causæ ut causæ.






Stratagème XXV
 
Trouver une exception
 
Il s’agit d’une apagogie à travers une instance, un exemplum in contrarium. L’επαγωγη, inductio, nécessite un grand nombre d’instances bien définies pour s’établir comme une proposition universelle tandis que l’απαγωγη ne requiert qu’une seule instance à laquelle la proposition ne s’applique pas et qui la réfute. C’est ce qui s’appelle une instance, ενστασις, exemplum in contrarium, instantia. Par exemple, la phrase : « Tous les ruminants ont des cornes » est réfutée par la seule instance du chameau. L’instance s’applique là où une vérité fondamentale cherche à être mise en application, mais que quelque chose est inséré dans la définition qui ne la rend pas universellement vraie. Il est cependant possible de se tromper et avant d’utiliser des instances, il faut vérifier :
  1. si l’exemple est vrai, car il y a des cas dans lesquels l’unique exemple n’est pas vrai, comme dans le cas de miracles, d’histoires de fantômes, etc. ;
  2. si l’exemple entre dans le domaine de conception de la vérité qui est établi par la proposition, car ça pourrait n’être qu’apparent, et le sujet est de nature à être réglé par des distinctions précises ;
  3. si l’exemple est réellement inconsistant avec la proposition, car là encore, ce n'est souvent qu’apparent. 





Stratagème XXVI
 
Retourner un argument contre l’adversaire
 
Un coup brillant est le retorsio argumenti par lequel on retourne l’argument d’un adversaire contre lui. Si par exemple, celui-ci dit : « Ce n’est qu’un enfant, il faut être indulgent. » le retorsio serait : « C’est justement parce que c’est un enfant qu’il faut le punir, ou il gardera de mauvaises habitudes. »






Stratagème XXVII
 
La colère est une faiblesse
 
Si l’adversaire se met particulièrement en colère lorsqu’on utilise un certain argument, il faut l’utiliser avec d’autant plus de zèle : non seulement parce qu’il est bon de le mettre en colère, mais parce qu’on peut présumer avoir mis le doigt sur le point faible de son argumentation et qu’il est d’autant plus exposé que maintenant qu’il s’est trahi.






Stratagème XXVIII
 
Convaincre le public et non l’adversaire
 
Il s’agit du genre de stratégie que l’on peut utiliser lors d’une discussion entre érudits en présence d’un public non instruit. Si vous n’avez pas d’argumentum ad rem, ni même d’ad hominem, vous pouvez en faire un ad auditores, c.-à-d. une objection invalide, mais invalide seulement pour un expert. Votre adversaire aura beau être un expert, ceux qui composent le public n’en sont pas, et à leurs yeux, vous l’aurez battu, surtout si votre objection le place sous un jour ridicule. : les gens sont prêts à rire et vous avez les rires à vos côtés. Montrer que votre objection est invalide nécessitera une explication longue faisant référence à des branches de la science dont vous débattez et le public n’est pas spécialement disposé à l’écouter.
Exemple : l’adversaire dit que lors de la formation des chaînes de montagnes, le granite et les autres éléments qui les composent étaient, en raison de leur très haute température, dans un état fluide ou en fusion et que la température devait atteindre les 250°C et que lorsque la masse s’est formée, elle fut recouverte par la mer. Nous répondons par un argumentum ad auditores qu’à cette température-là, et même bien avant, vers 100°C, la mer se serait mise à bouillir et se serait évaporée. L’auditoire éclate de rire. Pour réfuter notre objection, notre adversaire devrait montrer que le point d’ébullition ne dépend pas seulement de la température mais aussi de la pression, et que dès que la moitié de l’eau de mer se serait évaporée, la pression aurait suffisamment augmenté pour que le reste reste à l’état liquide à 250°C. Il ne peut donner cette explication, car pour faire cette démonstration il lui faudrait donner un cours à un auditoire qui n’a pas de connaissances en physique.






Stratagème XXIX
 
Faire diversion
 
Lorsque l’on se rend compte que l’on va être battu, on peut faire une diversion, c.-à-d. commencer à parler de quelque chose de complètement différent, comme si ça avait un rapport avec le débat et consistait un argument contre votre adversaire. Cela peut être fait innocemment si cette diversion avait un lien avec le thema quæstionis, mais dans le cas où il n’y a pas, c’est une stratégie effrontée pour attaquer votre adversaire.
Par exemple, j’ai loué le système chinois où la transmission des charges ne se faisait pas entre nobles par hérédité, mais après un examen. Mon adversaire avait soutenu que le droit de naissance (qu’il tenait en haute opinion) plus que la capacité d’apprentissage rendait les gens capable d’occuper un poste. Nous avons débattu et il s’est trouvé dans une situation difficile. Il a fait diversion et déclaré que les Chinois de tout rang étaient punis par la bastonnade, et a fusionné ce fait avec leur habitude de boire du thé afin de s’en servir comme point de départ pour critiquer les Chinois. Le suivre dans cette voie aurait été se dépouiller d’une victoire déjà acquise.
La diversion est un stratagème particulièrement effronté lorsqu’il consiste à complètement abandonner le quæstionis pour soulever une objection du type : « Oui, et comme vous le souteniez jusqu’ici, etc. » car le débat devient alors personnel, ce qui sera le dernier stratagème dont nous parlerons. Autrement dit, on se trouve à mi-chemin entre l’argumentum ad personam dont nous discutons ici et l’argumentum ad hominem.
Ce stratagème est inné et peut souvent se voir lors de disputes entre tout un chacun. Si l’une des parties fait un reproche personnel contre l’autre, cette dernière, au lieu de la réfuter, l’admet et reproche à son adversaire autre chose. C’est ce genre de stratagème qu’utilisa Scipion lorsqu’il attaqua les Cartaginois, non pas en Italie, mais en Afrique. À la guerre, ce genre de diversion peut être approprié sur le moment. Mais lors des débats, ce sont de pauvres expédients car le reproche demeure et ceux qui ont écouté le débat ne retiennent que le pire des deux camps. Ce stratagème ne devrait être utilisé que faute de mieux.






Stratagème XXX
 
Argument d’autorité
 
L’argumentum ad verecundiam. Celui-ci consiste à faire appel à une autorité plutôt qu’à la raison, et d’utiliser une autorité appropriée aux connaissances de l’adversaire.
Unusquisque mavult credere quam judicare dit Sénèque (dans De vita beata, I, 4) et il est donc facile de débattre lorsqu’on a une autorité à ses côtés que notre adversaire respecte. Plus ses capacités et connaissances sont limitées et plus le nombre d’autorités qui font impression sur lui est grand. Mais si ses capacités et connaissances sont d’un haut niveau, il y en aura peu, voire pratiquement pas. Peut-être reconnaîtra t-il l’autorité d’un professionnel versé dans une science, un art ou artisanat dont il ne connaît peu ou rien, mais il aura plus tendance à ne pas leur faire confiance. À l’inverse, les personnes ordinaires ont un profond respect pour les professionnels de tout bord. Ils ne se rendent pas compte que quelqu’un fait carrière non pas par amour pour son sujet mais pour l’argent qu’il se fait dessus et qu’il est donc rare que celui qui enseigne un sujet le connaisse sur le bout des doigts, car le temps nécessaire pour l’étudier ne laisserait souvent que peu de place pour l’enseigner. Mais il y a beaucoup d’autorités qui ont le respect du vulgus sur tout type de sujet, donc si nous ne trouvons pas d’autorité appropriée, nous pouvons en utiliser une qui le paraît ou reprendre ce qu’à dit quelqu’un hors contexte. Les autorités que l’adversaire ne comprend pas sont généralement celles qui ont le plus d’impact. Les illettrés ont un certain respect pour les phrases grecques ou latines. On peut aussi si nécessaire non seulement déformer les paroles de l’autorité, mais carrément la falsifier ou leur faire dire quelque chose de votre invention : souvent, l’adversaire n’a pas de livre à la main ou ne peut pas en faire usage. Le plus bel exemple réside en ce curé français, qui, pour ne pas avoir à paver la rue devant sa maison comme devaient le faire tous les autres citoyens, cita une phrase qu’il déclara biblique : paveant illi, ego non pavebo qui convainquit les conseillers municipaux. En outre, un préjugé universel peut également servir comme autorité. Parce que beaucoup de personnes croient comme le disait Aristote que α μεν πολλοις δοκει ταντα γε ειναι φαμεν, il n’y a pas d’opinion, si absurde soit-elle, que les hommes ne sont pas prêts à embrasser dès qu’ils peuvent pourvu qu’on puisse les convaincre que c’est une vue généralement admise. L’exemple affecte leur pensée et leurs actions. Ils sont comme des moutons, suivant celui qui porte le grelot où qu’il les mène : il est pour eux plus facile de mourir que de réfléchir. Il est particulièrement étrange que l’universalité d’une opinion ait autant de poids lorsque par l’expérience on sait que son acceptation n’est guère qu’un processus imitatif sans aucune réflexion. Cependant, ils ne se posent pas cette question parce qu’ils ne possèdent plus de connaissance qui leur soit propre. Seuls les élus disent avec Platon τοις πολλοις πολλα δοκει, c.-à-d. le vulgus a beaucoup de bêtises dans le crâne, et cela prendrait trop de temps que d’y remédier.
L’opinion du public n’est pas en soi une preuve, ni même une probabilité de la véracité des arguments adverses. Ceux qui le maintiennent doivent prendre en compte :
  1. que le temps ôte à une opinion universelle sa force démonstrative : autrement, les erreurs du passé que l’on tenait pour vérité devraient être toujours d’actualité. Il faudrait par exemple restaurer le système ptolémaïque ou ramener le catholicisme dans les pays protestants.
  2. que l’espace a le même effet, autrement, l’universalité respective du bouddhisme, du christianisme et de l’islam poserait une difficulté. (Cf. Bentham, Tactique des assemblées législatives, II, § 76).
Ce que l’on appelle l’opinion générale est, somme toute, l’opinion de deux ou trois personnes et il est aisé de s’en convaincre lorsque l’on comprend comment l’opinion générale se développe. C’est deux ou trois personnes qui formulent la première instance, l’acceptent et la développent ou la maintiennent et qui se sont persuadées de l’avoir suffisamment éprouvée. Puis quelques autres personnes, persuadées que ces premières personnes avaient les capacités nécessaires, ont également accepté ces opinions. Puis, là encore, acceptées par beaucoup d’autres dont la paresse a tôt fait de convaincre qu’il valait mieux y croire plutôt que de fatiguer à éprouver eux-mêmes la théorie. Ainsi, le nombre de ces adhérents paresseux et crédules grossit de jour en jour, car ceux-ci n’allaient guère au-delà du fait que les autres n’ont pu être que convaincus par la pertinence des arguments. Le reste ne pouvait alors que prendre pour acquis ce qui était universellement accepté afin de ne pas passer pour des révoltés résistant aux opinions que tout le monde avait accepté, soit des personnes se croyant plus intelligentes que le reste du monde. Lorsque l’opinion a atteint ce stade, y adhérer devient un devoir, et le peu de personnes capables de former un jugement doivent rester silencieux : ceux qui parlent sont incapables de former leurs propres opinions et ne se font que l’écho des opinions d’autres personnes, et pourtant, sont capables de les défendre avec une ferveur et une intolérance immenses. Ce que l’on déteste dans les personnes qui pensent différemment n’est pas leurs opinions, mais leur présomption de vouloir formuler leur propre jugement, une présomption dont eux-mêmes ne se croient pas coupables, ce dont ils ont secrètement conscience. Pour résumer, peu de personnes savent réfléchir, mais tout le monde veut avoir une opinion et que reste-t-il sinon prendre celle des autres plutôt que de se forger la sienne ? Et comme c’est ce qui arrive, quelle valeur peut-on donc donner à cette opinion, quand bien même cent millions de personnes la supportent ? C’est comme un fait historique rapporté par des centaines d’historiens qui se seraient plagié les uns les autres : au final, on remonte qu’à un seul individu. (Cf. Bayle, Pensées sur les comètes, I, § 10).
Dico ego, tu dicis, sed denique dixit et ille:
Dictaque post toties, nil nisi dicta vides.
Et pourtant, on peut utiliser l’opinion générale dans un débat avec des personnes ordinaires.
On peut se rendre compte que lorsque deux personnes débattent, c’est le genre d’arme que tous deux vont utiliser à outrance. Si quelqu’un de plus intelligent doit avoir affaire à eux, il lui est recommandé de condescendre à user de cette arme confortable et d’utiliser des autorités qui feront forte impression sur le point faible de son adversaire. Car contre cette arme, la raison est, ex hypothesi, aussi insensible qu’un Siegfried cornu, immergé dans le flot de l’incapacité et de l’incapacité de juger.
Devant un tribunal, on ne débat qu’avec des autorités, celles de la loi, dont le jugement consiste à trouver quelle loi ou quelle autorité s’applique à l’affaire dont il est question. Il y a pourtant tout à fait place à user de la dialectique, car si l’affaire et la loi ne s’ajustent pas complètement, on peut les tordre jusqu’à ce qu’elles le paraissent, et vice versa.






Stratagème XXXI
 
Je ne comprends rien de ce que vous me dites
 
Si on se retrouve dans une situation où on ne sait pas quoi rétorquer aux arguments de l’adversaire, on peut par une fine ironie, se déclarer incapable de porter un jugement : « Ce que vous me dites dépasse mes faibles capacités d’entendement : ça peut très bien être correct, mais je ne comprends pas suffisamment et je m’abstiendrai donc de donner un avis. » En procédant ainsi, on insinue auprès de l’auditoire – auprès duquel votre réputation est établie – que votre adversaire dit des bêtises. Ainsi, lorsque la Critique de la raison pure de Kant commença à faire du bruit, de nombreux professeurs de l’ancienne école éclectique déclarèrent : « nous n’y comprenons rien. » croyant que cela résoudrait l’affaire. Mais lorsque les adhérents de la nouvelle école leur prouvèrent avoir raison, ceux qui déclarèrent ne rien y avoir compris en furent pour leurs frais.
On aura besoin d’avoir recours à cette tactique uniquement lorsqu’on est certain que l’audience est plus inclinée en notre faveur qu’envers l’adversaire. Un professeur pourrait par exemple s’en servir contre un élève. À proprement parler, ce stratagème appartient au stratagème précédent où l’on fait usage de sa propre autorité au lieu de chercher à raisonner, et d’une façon particulièrement malicieuse. La contre-attaque est de dire : « Toutes mes excuses, mais avec votre intelligence pénétrante il doit vous être particulièrement aisé de pouvoir comprendre n’importe quoi, et c’est donc ma pauvre argumentation qui est en défaut. » et de continuer à lui graisser la patte jusqu’à ce qu’il nous comprenne nolens volens qu’il nous apparaît clair qu’il n’avait vraiment compris. Ainsi pare-t-on cette attaque : si l’adversaire insinue que nous disons des bêtises, nous insinuons qu’il est un imbécile, le tout dans la politesse la plus exquise.






Stratagème XXXII
  Principe de l’association dégradante
 
Lorsque l’on est confronté à une assertion de l’adversaire, il y a une façon de l’écarter rapidement, ou du moins de jeter l’opprobre dessus en la plaçant dans une catégorie péjorative, même si l’association n’est qu’apparente ou très ténue. Par exemple que c’est du manichéisme, ou de l’arianisme, du pélagianisme, de l’idéalisme, du spinosisme, du panthéisme, du brownianisme, du naturalisme, de l’athéisme, du rationalisme, du spiritualisme, du mysticisme, etc. Nous acceptons du coup deux choses :
  1. que l’assertion en question est apparentée ou contenue dans la catégorie citée : « Oh, j’ai déjà entendu ça ! » ;
  2. que le système auquel on se réfère a déjà été complètement réfuté et ne contient pas un seul mot de vrai.





Stratagème XXXIII
 
En théorie oui, en pratique non
 
« C’est peut-être vrai en théorie, mais en pratique ça ne marche pas. » Par ce sophisme, on admet les prémisses mais on nie les conséquences, et ce en contradiction avec la règle de logique a ratione ad rationatum valet consequentia. L’assertion est basée sur une impossibilité : ce qui est correct en théorie doit marcher en pratique, et si ça ne marche pas c’est qu’il a une erreur dans la théorie, quelque chose qui a été oublié, et que c’est donc la théorie qui est fausse.






Stratagème XXXIV
 
  Accentuer la pression
 
Lorsque vous soulevez un point ou posez une question à laquelle l’adversaire ne donne pas de réponse directe, mais l’évite par une autre question, une réponse indirecte ou quelque chose qui n’a rien à voir, et de façon générale cherche à détourner le sujet, c’est un signe certain que vous avez touché un point faible, parfois sans même le savoir, et que vous l’avez en somme réduit au silence. Vous devez donc appuyer davantage sur ce point et ne pas laisser votre adversaire l’éviter, même si vous ne savez pas où réside exactement la faille.






Stratagème XXXV
 
Les intérêts sont plus forts que la raison
 
Dès que ce stratagème peut être utilisé, tous les autres perdent leur utilité : au lieu de tenter d’argumenter avec l’intellect de l’adversaire, nous pouvons appeler à ses intentions et ses motifs, et si lui et l’auditoire ont les mêmes intérêts, ils se rallieront à notre opinion, quand bien même elle fut empruntée à un asile d’aliénés, car de manière générale, un poids d’intention pèse plus que cent de raison et d’intelligence. Ceci n’est bien entendu vrai que dans certaines circonstances. Si on arrive à faire sentir à l’adversaire que son opinion si elle s’avérait vraie porterait un préjudice notable à ses intérêts, il la laisserait tomber comme une barre de fer chauffée prise par inadvertance. Par exemple, un prêtre défend un certain dogme philosophique. Si on lui signifie que celui-ci est en contradiction avec une des doctrines fondamentales de son église, il l’abandonnera.
Un propriétaire terrien soutient l’utilisation de machinerie agricole telle qu’elle est pratiquée en Angleterre, car une seule machine à vapeur accomplit le travail de nombreux hommes. Si quelqu’un lui fait remarquer que bientôt les transports seront également assurés par des machines à vapeur et qu’en conséquence le prix de ses étalons chutera de manière dramatique, voyons voir ce qu’il va dire. Dans de telles situations, généralement le sentiment de tout le monde se retrouve dans la citation : quam temere in nosmet legem sancimus iniquam.
Et de même si l’auditoire appartient à la même secte, guilde, industrie, club, etc. que nous, et pas notre adversaire : sa thèse ne devient plus correcte dès lors qu’elle porte atteinte aux intérêts communs de ladite guilde, etc. et les auditeurs trouveront les arguments de notre adversaire faibles et abominables, peu importe leur qualité, tandis que les nôtres seront jugés corrects et appropriés même s’il ne s’agissait que de vagues conjectures. Nous nous ferons applaudir par la foule tandis que l’adversaire devra honteusement quitter les lieux. Oui, l’auditoire, de façon générale, sera d’accord avec nous uniquement par pure conviction, car ce qui apparaîtra comme étant désavantageux pour nous leur paraîtra intellectuellement absurde. Intellectus luminis sicci non est recipit infusionem a voluntate et affectibus. Ce stratagème pourrait s’appeler « toucher l’arbre par la racine » et porte le nom plus courant d’argumentum ab utili.






Stratagème XXXVI
 
Déconcerter l’adversaire par des paroles insensées
 
Nous pouvons stupéfier l’adversaire en utilisant des paroles insensées. Ce stratagème est basé sur le fait que :
Gewohnlich glaubt der Mensch, wenn er nur Worte hort,
Es musse sich dabei doch auch was denken lassen.
S’il est secrètement conscient de sa propre faiblesse et est habitué à entendre de nombreuses choses qu’il ne comprend pas mais fait semblant de les avoir comprises, on peut aisément l’impressionner en sortant des tirades à la formulation érudites, mais ne voulant rien dire du tout, ce qui le prive de l’ouïe, de la vue et de la pensée, ce sous-entend qu’il s’agit d’une preuve indiscutable de la véracité de notre thèse. Il est bien connu que dans les temps modernes, certains philosophes ont utilisé ce stratagème contre tout le peuple allemand avec un brillant succès. Mais comme il s’agit d’exempla odiosa, nous pouvons préférer nous référer au Vicar of Wakefield de Goldsmith, chap. 7.






Stratagème XXXVII
 
Une fausse démonstration signe la défaite
 
(devrait être le premier). Lorsque l’adversaire a raison, mais a, par bonheur, utilisé une fausse démonstration, nous pouvons facilement la réfuter et déclamer ensuite avoir réfuté en même temps toute la théorie. Ce stratagème devrait être l’un des premiers à être exposés car il est, somme toute, un argumentum ad hominem présenté comme un argumentum ad rem. Si lui ou l’auditoire n’a plus aucune démonstration valable à soumettre, nous avons alors triomphé. Par exemple, lorsque quelqu’un avance l’argument ontologique pour prouver l’existence de Dieu alors que cet argument est facilement réfutable. C’est ainsi que les mauvais arguments perdent des bonnes affaires, en tentant de les soutenir par des autorités qui ne sont pas appropriées ou lorsqu’aucune ne leur vient à l’esprit.






Ultime stratagème
 
Soyez personnel, insultant, malpoli
 
Lorsque l’on se rend compte que l’adversaire nous est supérieur et nous ôte toute raison, il faut alors devenir personnel, insultant, malpoli. Cela consiste à passer du sujet de la dispute (que l’on a perdue), au débateur lui-même en attaquant sa personne : on pourrait appeler ça un argumentum ad personam pour le distinguer de l’argumentum ad hominem, ce dernier passant de la discussion objective du sujet à l’attaque de l’adversaire en le confrontant à ses admissions ou à ses paroles par rapport à ce sujet. En devenant personnel, on abandonne le sujet lui-même pour attaquer la personne elle-même : on devient insultant, malveillant, injurieux, vulgaire. C’est un appel des forces de l’intelligence dirigée à celles du corps, ou à l’animalisme. C’est une stratégie très appréciée car tout le monde peut l’appliquer, et elle est donc particulièrement utilisée. On peut maintenant se demander quelle est la contre-attaque, car si on a recours à la même stratégie, on risque une bataille, un duel, voire un procès pour diffamation.
Ce serait une erreur que de croire qu’il suffit de ne pas devenir personnel soi-même. Car montrer calmement à quelqu’un qu’il a tort et que ce qu’il dit et pense est incorrect, processus qui se retrouve dans chaque victoire dialectique, nous l’aigrissons encore plus que si nous avions utilisé une expression malpolie ou insultante. Pourquoi donc ? Parce que comme le dit Hobbes dans son de Clive, chap. 1 : Omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, possit magnifice sentire de seipso. Pour l’homme, rien n’est plus grand que de satisfaire sa vanité, et aucune blessure n’est plus douloureuse que celle qui y est infligée. (De là viennent des expressions comme « l’honneur est plus cher que la vie », etc.) La satisfaction de cette vanité se développe principalement en se comparant aux autres sous tous aspects, mais essentiellement en comparant la puissance des intellects. La manière la plus effective et la plus puissante de se satisfaire se trouve dans les débats. D’où l’aigreur de celui qui est battu et son recours à l’arme ultime, ce dernier stratagème : on ne peut y échapper par la simple courtoisie. Garder son sang-froid peut cependant être salutaire : dès que l’adversaire passe aux attaques personnelles, on répond calmement qu'elles n'ont rien à voir avec l’objet du débat, on y ramène immédiatement la conversation, et on continue de lui montrer à quel point il a tort, sans tenir compte de ses insultes, comme le dit Thémistocle à Eurybiade : παταξον μεν, άκονσον δε. Mais ce genre de comportement n’est pas donné à tout le monde.
Le seul comportement sûr est donc celui que mentionne Aristote dans le dernier chapitre de son Topica : de ne pas débattre avec la première personne que l’on rencontre, mais seulement avec des connaissances que vous savez posséder suffisamment d’intelligence pour ne pas se déshonorer en disant des absurdités, qui appellent à la raison et pas à une autorité, qui écoutent la raison et s’y plient, et enfin qui écoutent la vérité, reconnaissent avoir tort, même de la bouche d’un adversaire, et suffisamment justes pour supporter avoir eu tort si la vérité était dans l’autre camp. De là, sur cent personnes, à peine une mérite que l’on débatte avec elle. On peut laisser le reste parler autant qu’ils veulent car desipere est juris gentium, et il faut se souvenir de ce que disait Voltaire : « la paix vaut encore mieux que la vérité », et de ce proverbe arabe : « Sur l’arbre du silence pendent les fruits de la paix. »
Le débat peut cependant souvent être mutuellement avantageux lorsqu’il est utilisé pour s’aiguiser l’esprit et corriger ses propres pensées pour éveiller de nouveaux points de vue. Mais les adversaires doivent alors être de force égales que ce soit en niveau d’éducation ou de force mentale : si l’un manque d’éducation, il ne comprendra pas ce que lui dit l’autre et ne sera pas au même niveau. S’il manque de force mentale, il s’aigrira et aura recours à des stratagèmes malhonnêtes, ou se montrera malpoli.
Entre le débat in colloquio privato sive familiari et le disputatio sollemnis publica, pro gradu, etc. il n’y a pas de différence significative sinon que le second requiert que le respondens ait toujours raison par rapport à l’opponens et qu’il est donc nécessaire qu’il saute les præses, ou qu’on argumente avec ce dernier de manière plus formelle et ses arguments seront plus volontiers parées de strictes conclusions. 









                                                                 









 (texte entier)




13 mai 2018

LÉON TOLSTOï
LECTEUR DE SCHOPENHAUER

ÉDOUARD SANS
La notoriété de Schopenhauer a été tardive, et ne s'est réellement
affirmée qu'après sa mort. Mais, après le déclin de l'hégélianisme
et les désillusions de 1848-1849, il a exercé, dans la seconde
moitié du XIXe siècle, une influence considérable, à telle enseigne
que Thomas Mann a pu écrire (dans ses Considérations d'un
étranger à la politique) que la «constellation trinitaire» (das
Dreigestirn) composée de Schopenhauer, de Wagner et de
Nietzsche constitue le passage obligé de la pensée et de la culture à
la fin du siècle.
Cette influence s'est exercée en fonction des trois lectures possibles
de l'oeuvre du philosophe : la lecture pessimiste, qui ressortit
essentiellement au plan littéraire, du Zola de la Joie de vivre, en
passant par Huysmans et le drame wagnérien jusqu'à Thomas
Mann, Hermann Broch et Robert Musil; la lecture irrationaliste,
chez Julius Bahnsen, Eduard von Hartmann et même Bergson; enfin
la lecture tragique, des ontologies existentielles à la pensée absurde.
Slavica occitania, Toulouse, 9, 1999, pp. 33-54.
34 E.SANS
Léon Tolstoï n'a pas échappé à cette influence, et l'on peut retrouver
dans son oeuvre les trois lectures que nous venons de mentionner.
Mais le célèbre écrivain russe, que Thomas Mann n'hésite
pas à placer, précisément, entre Goethe et la constellation trinitaire,
ne pouvait, en raison de son tempérament, de ses origines, de son
environnement et de son évolution philosophique, morale et
religieuse, adhérer inconditionnellement aux prises de position
abruptes du « solitaire de Francfort ».
On pourrait rappeler tout d'abord une première parenté entre
Schopenhauer et Tolstoï: c'est - avec toutes les nuances nécessaires:
un certain cynisme chez le philosophe et une évidente mauvaise
conscience chez l'écrivain - le décalage, sinon la contradiction,
entre la vie et la doctrine, entre les théories et les idées qu'ils
défendent et leur comportement réel.
Il faut dire que, même si la vie intellectuelle de Tolstoï, qui s'ordonne
en paliers successifs entre des périodes créatrices et des moments
de doute, présente une certaine unité, l'écrivain demeure
malgré tout, au fond de lui-même, profondément divisé: «On
pourrait soutenir que Tolstoï a essayé, consciemment ou non, au
long de sa vie, de réconcilier en lui Proudhon et Joseph de Maistre.
La difficulté de faire se joindre en lui le progressisme de la fin du
XIXe siècle et le traditionalisme religieux d'un Joseph de Maistre a
été pour Tolstoï une source de conflits et de contradictions internes,
comme fut, pour sa conduite et sa vie intime, l'impossible réconciliation
du spirituel et du charnel]. » Tous ceux - et ils sont nombreux
- qui ont tracé le portrait de Tolstoï insistent sur cette
essentielle dualité, qui répond d'une part aux descriptions schopenhaueriennes
du vouloir-vivre et qui pourrait d'autre part illustrer la
négation de la Volonté. Tolstoï porte en lui, à travers une volonté
hésitante et sur fond de brusques variations, à la fois une ivresse de
l'existence, un formidable appétit de vivre et, avec l'horreur du
mal, puis l'amour des hommes, une sorte de répulsion face à la vie,
un refus passionné du réel, voyant partout l'immonde, source de
ses contradictions et de ses déchirements, et qui font de l'écrivain
« un homme écartelé entre toutes les contradictions de son être2 ».
1. Marie-Thérèse Bodart,Tolstoï, Paris, Ed. Universitaires, = Classiques du xxe siècle,
[1971], p. 58.
2. Jacques Madaule,Tolstoï, =Génies et réalités, p. 75.
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 35
Tolstoï a commencé à philosopher très tôt, mais le fait qu'il n'ait
reçu aucun enseignement systématique le porte à des engouements
soudains, à des « foucades» philosophiques, à des enthousiasmes
souvent fortuits. A seize ans, il se passionne pour Rousseau, puis
pour Pascal et Stendhal. Il apprécie le talent de Maupassant. Il lira
ensuite avec intérêt l' oeuvre de Hegel, puis, avec passion, celle de
Kant.
En ce qui concerne le rapprochement avec Schopenhauer, et
même si ce facteur n'est évidemment pas exclusif, l'un des traits
fondamentaux, c'est que chez l'un comme chez l'autre la préoccupation
majeure est d'ordre éthique. La sotériologie de Tolstoï
repose sur une base morale et religieuse, celle de Schopenhauer sur
une démarche essentiellement éthique - la contemplation esthétique,
l'état de «connaissance sans Volonté» (das willenlose
Erkennen) n'étant qu'une étape intermédiaire et insuffisante vers la
négation de la Volonté.
Nous pourrions appliquer aux deux personnalités cette phraseclé
que Schopenhauer écrit dans ses Parerga: «Croire que le
monde n'a qu'un sens physique et non moral, est l'erreur capitale,
la plus grande, la plus néfaste, véritable perversité de la pensée3 • »
De là vient ce que Thomas Mann appellera «la gigantesque balourdise
moralisante de Tolstoï4 ». Et si la filiation est moins évidente
qu'avec Schopenhauer - Tolstoï ne semblant avoir pris
contact avec la pensée du philosophe danois que vers 1890, à travers
la traduction de Ou bien... ou bien et des Etapes sur le chemin
de la vie -, on peut retrouver ici également les idées de Kierkegaard,
qui place l'homme devant l'alternative d'une vie esthétique,
sous le signe de l'immédiat et du sensuel, ou bien d'une vie
éthique, sous le signe du sentiment que tout homme possède de
l'éternel ; opposant le mal et le bien, le temporel et le spirituel,
Tolstoï poussera cette conception éthique de la vie dans le sens du
perfectionnement moral, démarche qui fera de lui « le treizième
apôtre »5. Il dépassera ainsi le « sécularisme » qui s'était développé
sous l' infuence occidentale tout en conservant un certain aspect
3. Parerga, vol. II chap. 8, § 109.
4. Article sur Dostoïevski, in Noblesse de l'Esprit, Paris, T.F. Albin Michel, 1960,
p.216.
5. Nicolas Weisbein, L'Evolution religieuse de Tolstoï; Paris, Librairie des Cinq
Continents, 1960, p. 457 sq.
36 E. SANS
religieux. Dans sa recherche passionnée du sens de la vie, Tolstoï
développe ce que Basile Zenkovsky a appelé un « panéthisme »6.
Il faut enfin tenir compte, lorsqu'on examine les rapports de
Tolstoï avec l'oeuvre de Schopenhauer, de l'évolution de sa pensée
et de la «crise », cette crise de conscience qui est à la fois
religieuse et artistique, qui s'est produite vers 1879, et que Tolstoï
a traduite dans' la Confession. Persuadé qu'il est le seul à
comprendre le sens véritable de l'Evangile, Tolstoï fait alors de la
prédication religieuse et morale le but de son action, soumettant à
une critique brutale et impitoyable l'Etat, les sciences, les arts, et
jusqu'aux dogmes de l'Eglise.
C'est au cours de l'année 1869, du mois de mai à la fin du mois
d'août, juste avant la fameuse nuit d'Arzamas, que Tolstoï fait une
lecture enthousiaste des oeuvres du philosophe, que son ami le
poète A.A. Fet, excellent traducteur, avait mises entre ses mains7 •
Le 10 mai, il parle à Fet de la Volonté schopenhauerienne, mais
c'est dans une lettre du 30 août que nous lisons les indications les
plus significatives: « Savez-vous ce que fut mon été? Un enthousiasme
ininterrompu pour Schopenhauer et une série de joies spirituelles
comme je n'en ai jamais éprouvé. J'ai écrit pour faire venir
toutes ses oeuvres et je les ai lues et je les lis (ainsi que celles de
Kant). Assurément, aucun étudiant n'a autant travaillé et appris en
un semestre que moi au cours de cet été. Je ne sais si je ne changerai
pas d'opinion un jour, mais aujourd'hui je suis persuadé que
Schopenhauer est le plus génial des hommes. Vous m'aviez dit
qu'il était "comme-ci, comme ça", qu'il avait écrit quelques petites
choses pas mal sur des questions philosophiques. "Comme-ci,
comme-ça" ? Mais c'est un reflet du monde d'une beauté et d'une
clarté incroyables ! J'ai commencé à le traduire. Et si vous vous y
mettiez aussi? Nous le publierions ensemble. En le lisant, je n'arrive
pas à comprendre comment son nom a pu rester ignoré. Je ne
vois qu'une explication, celle-là même qu'il répète souvent: à part
les idiots, il n'y a presque personne sur terre. Je vous attends avec
6. Histoire de la philosophie russe, Paris, Gallimard, 1953, t. I, p. 428.
7. Fait rapporté par l'éditeur Eduard Grisebach. Cf. aussi Arthur Sülzner, Schopenhauer-
Jahrbuch, 15,1928, p. 321.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 37
impatience. Parfois le besoin insatisfait m'étouffe d'une âme soeur
comme la vôtre pour exprimer tout ce qui s'est accumulé en moi8 • »
C'est donc au moment où il termine Guerre et paix, avant de
réfléchir à un roman - qu'il n'écrira pas - sur Pierre le Grand,
puis d'entamer Anna Karénine, que Tolstoï lit Schopenhauer. A
quarante-et-un ans, dans le vide où l'achèvement de Guerre et paix
laisse son esprit, il est repris par ses préoccupations philosophiques
et se jette dans la lecture: avec celle de Kant, celle de Schopenhauer
est pour lui un enrichissement merveilleux. Il apprécie la
théorie de la Volonté, la vision de la vie comme souffrance, la nécessité
de la chasteté pour nier l'espèce, l'aspiration à une sérénité
orientale.
D'aucuns ont soutenu que l'influence de Schopenhauer a été décisive
pour la crise et l'évolution philosophique et religieuse de
l'écrivain9• Ce n'est pas impossible, mais il importe de nuancer ce
point de vue en observant, à travers les nombreuses notations que
nous trouvons en particulier dans le Journal et les Carnets ainsi
que dans la correspondance, les jugements successifs que Tolstoï
porte tant sur les idées esthétiques que sur la doctrine éthique du
philosophe, dont le portrait gravé est accroché au mur de son cabinet
de travail. Prenons-en quelques exemples, tirés de ses carnets,
de ses lettres et des écrits de son biographe Pavel Ivanovitch
Birioukov.
Le 15 septembre 1871, il écrit à Strakhov, critique littéraire et
philosophe, que la philosophie «purement cérébrale» est une
monstrueuse création de la pensée occidentale. En 1874, il lit le
Novum organum de Bacon et note en envisageant une introduction
à un ouvrage de philosophie de la religion qu'il n'écrira d'ailleurs
pas: « Il y a un langage de la philosophie, je ne le parlerai pas. Je
parlerai un langage simple. L'intérêt de la philosophie est commun
à tous et tout le monde en est juge. Le langage philosophique a été
inventé pour contrebattre les objections. Je ne crains pas les objections.
Je cherche. Je n'appartiens à aucun camp. Et je prie les lecteurs
de n'y pas appartenir. C'est la première condition de la philosophie.
Aux matérialistes je dois faire objection dans la préface. Ils
8. Lettre à Fat, inLettres 1 (1828-1879), Paris, Gallimard 1986, p. 236.
9. Cf. A. Sülzner, op. cit., et Richard Gebhard, « Schopenhauer und Tolstoj », Schopenhauer-
Jahrbuch, 1,1912.
38 E. SANS
disent qu'outre la vie terrestre il n'y a rien. Je dois faire objection,
car, s'il en était ainsi,je n'aurais pas sujet d'écrire. Ayant vécu près
de cinquante ans, je me suis convaincu que le vie terrestre ne donne
rien, et l'homme intelligent qui considérera la vie sérieusement, les
travaux, la crainte, les reproches, la lutte - pourquoi ? --pour
une folie, celui-là se fera aussitôt sauter la cervelle, et Hartmann et
Schopenhauer ont raison. Mais Schopenhauer a donné à sentir qu'il
Ya quelque chose à cause de quoi il ne se suicide pas. C'est justement
ce quelque chose qui est le but de mon livre. Qu'est-ce qui
nous fait vivre? - La religion ». - En 1879, dans sa correspondance
à Fet (lettre des 16-17 avril), il adopte un ton plus enjoué:
« Il y a à Vorobiovka un charmant vieux monsieur qui lit et médite
deux ou trois pages de Schopenhauer pour les restituer en russe,
fait une partie de billard, tire une bécasse, et, après être allé admirer
ses jeunes poulains, fume et boit du thé en compagnie de sa
femme ... ». Le 30 août 1879, il parle en termes élogieux de Pascal
et de Schopenhauer, en soulignant leurs ressemblances. Et, en décembre
1897, il note avec plaisir sa relecture de la Vie est un songe
de Calderon, qui était également l'une des oeuvres préférées de
Schopenhauer, et où figure la fameuse phrase: « Car le plus grand
crime de l'homme, c'est d'être né. »
Mais, surtout à partir de la fin des années 1880, les jugements
négatifs se font plus nombreux: le 28 (?) décembre 1880, il écrit à
Strakhov que « ces quatre racines lO, je n'arrive pas à comprendre,
et je crains que Schopenhauer non plus ne les ait pas comprises,
c'était un gamin à l'époque; devenu adulte, il n'a pas voulu se
renier ». En 1882, il attaque violemment, dans sa Confession, le
pessimisme de Schopenhauer, et il écrira le 22 février 1889 à
Edouard Rod : « [ ... ] le pessimisme, et en particulier celui de
Schopenhauer, m'a toujours paru non seulement un sophisme, mais
encore une sottise et une sottise de mauvais ton ». Le 16 octobre
1887, après une relecture de la Critique de la raison pure, il attaque
Schopenhauer critique de Kant11 dans une lettre à Strakhov où il
parle de «ce barbouilleur de talent qu'est Schopenhauer ». Le
20 mars 1890, il écrit: « Causé avec A.M. (Alexis Mitrofanovitch
Novikov). Il a raison de donner au stoïcisme la valeur d'une reli-
10. Tolstoï fait référence à la thèse de Schopenhauer.
1J. Cf. Critique de la philosophie kantienne, appendice au Monde comme Volonté et
représentation.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 39
gion. Comme il est surprenant que les philosophes professionnels
ne s'aperçoivent pas qu'Epictète, Socrate, Confucius, Mencius,
Çakya-Mouni, c'est tout un, et que tous les Platon, les Aristote, les
Descartes, les Hegel, les Schopenhauer, c'est tout autre chose,
comme des peintres artistes et des peintres en bâtiment. Là c'est la
sagesse et la vie, ici c'est le vide de pensée et les mots. Les premiers,
c'est la même chose que le christianisme, en lui ôtant sa
fausse auréole, moins complet bien sûr et moins profond. Relever
la sagesse des sages et dégager de sa déification la sagesse du
Christ et les ramener à un foyer unique. » Le 19 décembre 1900, il
relève dans ses Carnets que les Parerga et Paralipomena de Schopenhauer
(dont trois éditions, deux en allemand et une en russe, figurent
dans sa bibliothèque) sont « beaucoup plus forts que son
exposé systématique ». Enfin, le 4 juillet 1908, il note avec satisfaction
dans son Journal la critique de la Volonté schopenhauerienne
par Vivekananda.
L'illustration la plus frappante de cette montée de l'esprit critique
est la position prise par Tolstoï à l'égard de l'art et particulièrement
de la musique.
Après sa crise, Tolstoï critique les institutions; il critique la métaphysique
; il critique également les exagérations de la science et
sa vanité dans la mesure où les sciences positives ne se soumettent
pas directement au principe éthique et où elles ne contribuent pas
au perfectionnement moral de l'homme12 • Mais ses attaques les
plus violentes sont dirigées contre la démarche artistique.
Dans les années où le « tolstoïsme » prend forme, l'écrivain
s'écarte expressément de l'art, qu'il subordonne à la morale, pour
en arriver à une condamnation formelle. Attitude paradoxale chez
un artiste aussi génial, mais il vivait là une contradiction tragique
qui opposait en lui le prophète et l'écrivain.
Dans le domaine proprement philosophique, il est possible de
relever les traces de l'influence schopenhauerienne sur la théorie de
la connaissance ainsi que sur les deux grandes notions que sont la
12. Cf. Lettre à Strakhov, 30-11-1875, et le Débat (1875) ainsi que le chapitre V de Ma
Confession.
40 E.SANS
liberté et la nécessité, avec une mention particulière pour la philosophie
de l'histoire.
Au chapitre XIX d'Adolescence, Tolstoï écrit: « Aucune école
philosophique ne m'attirait autant que le scepticisme qui, à un moment
donné, m'accula à un état voisin de la folie. Je m'imaginais
qu'en dehors de moi personne ni rien n'existait dans le monde, que
les objets n'étaient pas des objets, mais des images, qui ne tiraient
leur existence que de l'attention que je leur accordais, pour s'évanouir
dès que je cessais d'y penser. En un mot, je fus d'accord avec
Schelling pour prétendre que ce ne sont pas les objets qui existent,
mais notre rapport avec eux. » Il retrouvera cette position, en 1869,
dans l'affirmation qui constitue la toute première phrase de l'oeuvre
principale de Schopenhauer: « Le monde est ma représentation. »
Et, quelques trente-cinq ans plus tard, il reprendra - assorti cette
fois de l'inflexion religieuse - ce point de vue dans lequel apparaissent
les notions schopenhaueriennes d'unité et d'individuation
par l'objectivation de la Volonté, ainsi que le problème du corps,
que Schopenhauer appelle « le miracle par excellence 13 ».
Et, tout à fait logiquement, Tolstoï souligne le caractère idéal
des catégories d'espace et de temps, telles que - à la suite de Kant
qui parlait des « formes a priori de la sensibilité J4 » - Schopenhauer
le décrit au Livre premier du Monde comme Volonté et
représentation, en disant qu'elles sont, avec la causalité, constitutives
du principe de raison. Ainsi Tolstoï en arrive-t-il très tôt à la
conviction que l'individu est pure illusion. Nous sommes, dit-il,
accoutumés au caractère fallacieux de notre particularité, de notre
séparation du monde. Mais, quand on a percé le secret de cette
illusion, on s'étonne de ne pas voir que nous ne sommes que la
manifestation temporelle et spatiale de quelque chose de non temporel
et de non spatial. Basile Zenkovsky a très bien relevé ce trait
en parlant de « l'impersonnalisme » de Tolstoï'5.
Cette oscillation entre le pessimisme schopenhauerien et un optimisme
nuancé ressortit pour une bonne part au débat sur les notions
de liberté et de nécessité, qu'il s'agisse du caractère de la
13. Journaux et Carnets, 4-1-1903.
14. Tolstoï, Journal, 30-3-1902 et 10-04-1902.
15. Op. cit., p. 435 sq.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 41
nature humaine proprement dite ou de phénomènes plus vastes
comme l'histoire elle-même.
Si la préoccupation majeure de Tolstoï est le perfectionnement
moral de l'homme, ce perfectionnement présuppose un postulat:
celui de la liberté. C'est ainsi que Tolstoï oppose, dans la connaissance
de l'homme, la Raison et la Conscience (soznanié). La première
débouche sur le déterminisme, la seconde nous révèle notre
liberté essentielle. Comme le dit l'écrivain dans son Epiloguel6 ,
« la raison exprime la loi de la nécessité, la conscience exprime
l'essence de la liberté », car elle se meut en un flux incessant qui
fait que l'homme est capable de libération intérieure: c'est le
« principe de fluence » (qui n'est pas sans parenté avec les « états
psychologiques» que Bergson décrit en 1889 dans les Données
immédiates de la conscience ainsi qu'avec le «stream of
consciousness » et « l'homme-fleuve» de William James, dont les
Principles of Psychology paraissent en 1890), qui donne au
romancier une indéniable supériorité sur l'historien, car celui-là
possède la faculté de se poser en contemporain de ce qu'il décrit, et
peut seul tenter la synthèse de la nécessité et de la liberté.
Dans ses considérations sur le caractère, Schopenhauer tient
pour acquise l'invariabilité du caractère empirique, déterminée par
l'individuation; et la finalité du destin de l'individu est à ses yeux
illusoire. Le caractère traduit la liberté du Vouloir et le déterminisme
du phénomène. Le caractère intelligible est libre, le caractère
empirique, lui, est invariable17 •
Mais Tolstoï essaie de dépasser cette théorie quelque peu réductrice,
en approfondissant la question de savoir comment il est possible
de concilier déterminisme et liberté dans le destin humain. Il
part de Kant, qui admettait dans sa Critique de la raison pure une
« causalité libre », et même, dans ses ouvrages ultérieurs, une
« volonté intelligible », opposée à la volonté sensorielle, qui ne dépendrait
pas de la loi de causalité et coexisterait avec la loi universelle
de la nécessité naturelle. Mais Tolstoï veut aller encore plus
loin: au-delà de Schopenhauer, qui croit à la liberté uniquement
16. Guerre et paix, 2e partie, chapitre X (<< Liberté et nécessité»).
17. Le Monde comme Volonté et représentation, Livre IV, § 55; et Parerga,
(<< Spéculation transcendantale sur l'apparente finalité dans Je destin de J'individu
»).
42 E.SANS
dans le monde antérieur à l'individuation, il veut réaliser la liberté
dès le monde sensoriel (Lettre à Fet, 10-5-1869). Dans la Critique
de la raison pratique, Kant accorde à l'homme la liberté morale:
l'homme responsable est libre. Cette idée, revue par Tolstoï, nous
porte à conclure que l'homme, enfermé pourtant dans ses limites
spatio-temporelles, dispose de cette part de liberté contenue dans
les « moments infiniment petits» qui arrêtent de manière fugitive
le mouvement incessant du flux de la conscience. Ainsi l'homme
est-il libre, aux yeux de Tolstoï, dans le domaine du bien et du mal.
Nicolas Weisbein18 a bien souligné la position simpliste de certains
commentateurs qui soutiennent qu'avant sa crise Tolstoï fut
exclusivement écrivain, et qu'ensuite il devint une sorte de patriarche,
voire un prophète, en tout cas un moraliste, vitupérant l'art
et prêchant la doctrine de la non-résistance, correspondant avec
Gandhi et Romain Rolland. En fait, dit Weisbein, on peut constater
une continuité dans son évolution, surtout à travers le Journal intime
: «L'oeuvre de Tolstoï est essentiellement une oeuvre d'Amour
et de Mort. Encore faut-il bien préciser cette expression, banale en
soi. Il n'est pas vain, en effet, d'affirmer que toute la production de
Tolstoï est dominée par le problème de la Mort d'abord, de
l'Amour ensuite. »
Effectivement, durant toute son existence et tout au long de son
évolution philosophique et religieuse, Tolstoï s'est interrogé sur le
sens de la vie. Cette réflexion, qui touche le problème philosophique
fondamental, s'est ordonnée autour des deux thèmes mis en
relief par Weisbein : la mort (Thanatos) d'une part, l'amour d'autre
part, ce dernier se trouvant composé d'un élément que Tolstoï finira
par considérer comme négatif, l'Eros (amor) et d'un élément
positif, porteur des plus hautes valeurs morales, l'Agapè (caritas).
L'enfance de l'écrivain fut marquée d'emblée par la mort: il
avait deux ans au décès de sa mère, neuf à celui de son père. Élevé
(comme Nietzsche) par des femmes, il évoque dans Enfance « le
lumineux sourire » de sa mère, la douleur à la mort de son père et
le désespoir qui s'ensuivit. Ce fut « la première rencontre de l'enfant
avec le spectre d'effroi, qu'une partie de sa vie devait être
18. Op. cif., et son article « Les problèmes essentiels. La Mort et l'Amour », dans la revue
Europe, n° 379-380, 1960, p. 200 sqq.
LOON TOLSTOI LECTEUR DE SCHOPENHAUER 43
consacrée à combattre, et l'autre à célébrer, en le transfigurant '9 ».
On retrouve J'acuité des notations dans la nouvelle Une tourmente
de neige (1856), et on relève la hantise de la mort et l'effroi que
causa à Tolstoï l'agonie et la disparition de son frère Nicolas à
Hyères (1860), dont l'écho se fait douloureusement sentir dans Je
chapitre d'Anna Karénine consacré à la mort du frère de Lévine (la
mort constitue en fait le filigrane de tout le roman). Puis c'est le
31 aoOt 1869, en plein dans la lecture de Schopenhauer, cette
étrange nuit d'Arzamas où l'écrivain est littéralement saisi par la
pensée de la mort implacable, par l'angoisse panique qui lui donne
la double révélation de la vanité des choses humaines et du mystère
de la mort, révélation qui sera accompagnée de cette angoisse qui
désormais ne cessera de croitre dans la question lancinante: quel
sens a donc la vie, et la mort?, et qu'il exprimera en 1884 dans les
Notes d'un fou. Et nous trouvons, au fil des oeuvres, des descriptions
où apparaissent tous les contrastes; si les funérailles du
prince (( ce corps pourri, plein de vers») ne sont intéressantes pour
personne, en revanche la mort du cheval est toute naturelle; c'est
« l'allègement du fardeau de la vie »20. On revoit ces descriptions el
ces préoccupations dans le sort de la plante mutilée d' Hadji Mourar
(1896-1904) et, évidemment, dans les grandes créations que sont la
Mort d'Ivan llitch (1885) et les nombreux récits (comme Maître et
valet ou Trois morts) qui tournent autour du thème, auquel Tolstoï
essaiera de donner une réponse définitive en 1887 dans son essai
sur la Vie et la Mort.
Car, au bout du compte, la mort ne donne-t-elle pas la vie? TI
faut donc « nihiliser », nier la mort à travers cette évacuation du
tragique qui scandalisera Chestov, et dans laquelle la mort est
réduite à une illusion: venu de Tout, l'homme. une fois acquise la
sagesse de l'acquiescement, retourne au Toul. Ne sommes-nous pas
ici, une fois encore, dans les considéralions que Schopenhauer
développe dans le Quatrième Livre du Monde comme Volonté et
représentation (§ 54) et les passages des Parerga (II, chap. 10, §
140) qui s'y rattachent? Le philosophe rappelle que, si l'individu
peut mourir, l'existence supérieure demeure intangible, parce
qu'elle ressortit à la Volonté avant son objectivation et que, par
conséquent, elle se situe au-delà de l'espace et du lemps. Mais,
19. Romain Rolland. Vie de TolslOl: Paris, Hacheue. 1911, p. 7 sq.
20. KholslOmier (1865, reprise 1886).
44 E.SANS
comme tout ce qui pour nous est réel ne l'est qu'à travers ces catégories,
la mort de l'individu nous semble un anéantissement. Car
elle est seulement la perte de l'intellect, facteur qui relève de la
pure représentation, alors que la Volonté constitue le facteur permanent
et éternel. «La perte de l'intellect que la Volonté subit à
travers la mort - la Volonté est la substance dont le phénomène
disparaît ici et en tant que chose en soi elle est indestructible - est
le léthé précisément de cette Volonté individuelle, sans lequel elle
se souviendrait des nombreux phénomènes dont elle a déjà été la
substance» : la mort individuelle est une illusion. La disparition du
sujet, que nous considérons communément comme un scandale, est
un « non-événement» : penser la mort, c'est donc restaurer l'immédiateté
qui retend l'arc de la vie. La mort est une simplification.
Et dans ce que Georges Nivat a appelé les «trois morts» de
Tolstoi"21 nous assistons presque toujours au phénomène constant de
la compensation du mort par du vivant. L'impersonnalisme de
Tolstoï, nourri de la pensée schopenhauerienne, l'empêche de
croire à l'immortalité individuelle de chaque âme: l'individualité,
et elle seule, périt à tout jamais avec la mort physique. Abordant le
problème des fins dernières de l'homme dans ce journal d'un mourant
qu'est la Mort d'Ivan Ilitch, Tolstoï met dans la bouche de son
personnage agonisant les mots suivants: « Mais la mort? Où estelle?
Quelle mort? Il n'y avait plus d'effroi parce qu'il n'y avait
plus de mort. Au lieu de la mort, il y avait la lumière [... ] La mort
est finie, se dit-il à lui-même. Il n'y a plus de mort. »En août 1887,
au moment où il termine son essai sur la Vie et la Mort, Tolstoï
reprendra les paroles mêmes d'Ivan Ilitch mourant et supprimera la
deuxième partie du titre pour ne conserver que la première, De la
Vie. Et, le 10 avril 1902, il notera dans ses Carnets: « Dès que
l'homme (ou n'importe quel être) a pris conscience de ce qu'a
d'inéluctable l'anéantissement de la forme de vie dans laquelle il se
trouve, il doit inévitablement être amené à la conscience de l' indestructibilité
de l'essence de la vie. »
Ainsi, pensant à une nouvelle naissance (il interprète les paroles
du Christ: « Il vous faut naître une seconde fois»), Tolstoï en vient
à la conviction que c'est l'amour qui assure l'éternité de la vie. «Il
me suffit de savoir que tout ce qui me fait vivre se compose de la
21. «La Mort chez Tolstoï: illusion ou bien "dernier ennemi" », in Cahiers Léon-Tolstoï
1986, p. 14.
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 45
vie de tous les hommes qui ont vécu avant moi et qui sont morts
depuis longtemps, et pourtant que l'homme qui accomplit la loi de
sa vie en soumettant son individualité animale à la raison et en manifestant
la force de son amour, a vécu et vit dans les autres
hommes après la cessation de son existence charnelle, - il me
suffit de savoir cela, dis-je, pour que l'absurde et terrible préjugé
de la mort cesse pour toujours de me tourmenter [... ]. En examinant
les hommes qui laissent après eux une force qui continue
d'agir, nous pouvons observer pourquoi ces hommes, en soumettant
leur individualité à la raison et en se vouant à une vie de charité,
n'ont jamais pu douter et n'ont jamais douté de l'impossibilité
de la destruction de la vie22. »
Nous voici dans l'agapè, qui sera sans nul doute le dernier mot
de Tolstoï et le fondement même du tolstoïsme. Mais auparavant, il
nous reste à parler de l'étape de l' eros.
L'oeuvre de Tolstoï a donc été tout à la fois une oeuvre de mort
et une oeuvre d'amour. A son habitude, l'écrivain aborde le problème
de manière personnelle, intransigeante, absolue: cette vie
qui aboutit à la mort, dit-il, n'est valable que par l'amour. tout en
constatant cette vérité première, il pose aussitôt la question fondamentale
: quel est cet amour qui fait vivre les hommes ?
Après avoir, dans ses leçons philosophiques de 1820, souligné
que l'affirmation de la Volonté est d'abord affirmation du corps,
avec, d'une manière générale, deux conséquences égoïstes:
l'amour sexuel et l'égoïsme moral, Schopenhauer expose sa théorie
au chapitre 22 (Vie de l'espèce) et surtout dans le célèbre chapitre
44 du second volume du Monde comme Volonté et représentation,
intitulé Métaphysique de l'amour sexuel.
A tous les degrés d'objectivation de la Volonté, dit le philosophe,
le but premier de la nature est de perpétuer les espèces. La
finalité de l'amour, de toute cette conquête, cette mimique, cette
recherche, cette comédie qui gouvernent le monde, est de composer,
en un perpétuel recommencement, la génération suivante. Et si
Schopenhauer décrit avec un remarquable talent les affres du mal
d'aimer, c'est pour rappeler que la douleur d'amour ne saurait être
le propre de l'individu éphémère, mais qu'elle est « le soupir de
22. De la Vie, chap. XXXI.
46 E.SANS
l'espèce» et que les organes sexuels sont le « foyer de la Volonté»
(der Brennpunkt des Willens). L'amour n'est donc qu'un piège
tendu par le Vouloir-vivre. Car, comme le dira un siècle plus tard
Rémy de Gourmont dans sa Physique de l'amour, « le but de la vie,
c'est tout simplement le maintien de la vie ».
Tolstoï a certainement lu ces chapitres de Schopenhauer avec
beaucoup d'intérêt, car il n'a pas laissé de souligner le caractère dégradant
de l'amour. Merejkovski disait que, si Dostoïevski est « le
voyant des mystères de l'esprit », Tolstoï, lui, est « le voyant des
mystères de la chair». Personne en effet n'a su illustrer mieux que
lui, en tant qu'écrivain, la théorie philosophique de Schopenhauer,
en décrivant avec une absolue maîtrise artistique les avatars de
l'amour et les turpitudes sexuelles, depuis le sentiment enfantin de
Nicolas pour Sophie Valakhine dans Enfance et Adolescence, jusqu'au
réveil des sens dans le Père Serge, en passant par les bacchanales
des Cosaques et du Diable, l'amour sensuel de Pierre Bezoukhov
pour Hélène Kouraguine, l'amour poétique de Natacha Rostov
pour le prince André Bolkonski, l'amour idyllique de Lévine
pour Kitty ou la passion douloureuse et fatale d'Anna Karénine,
décrite précisément au moment où Tolstoï lisait avec avidité et enthousiasme
l'oeuvre de Schopenhauer. Et cette extraordinaire Sonate
à Kreutzer de 1889 n'est-elle pas une description du gouffre
de l'animalité, quand l' écrivain délaisse les portraits de Marianna,
de Natacha, de Kitty, filles en fleurs faites pour la joie de vivre
dans l'amour et la maternité? C'était le moment où - dissension
capitale dans la doctrine - Tolstoï opposait à l'Eglise son attitude
intransigeante et hautaine de « chrétien intégral », et où il poussait
sa haine de la chair jusqu'à l'abhorrer même dans le mariage,
s'exclamant avec sa brutalité coutumière (alors qu'il venait de faire
à sa femme son treizième enfant !) : «Pourquoi, s'il y a affinité
d'âmes, faut-il coucher ensemble? »
L'amour comme passion permanente, funeste et irrésistible,
celle qui crée la lourde atmosphère passionnelle de l'Idiot et des
Frères Karamazov ou l'extrême tension qui règne dans la Messe
des morts de Przybyszewski, cette passion destructrice est ici le
thème essentiel: celui du sentiment dégradant et délétère, associé à
la musique, diabolique et sensuelle, qui vient conforter et exacerber
les appels de la chair. «L'amour, dira Céline, c'est l'infini à la
portée des caniches »...
LÉON TOLSTOï LECTEUR DE SCHOPENHAUER 47
Il n'est donc pas surprenant que la femme reçoive dans l'oeuvre
de Tolstoï des traits négatifs23 , avec ces trois types que sont la
« femme-fourneau », mère aimante et épouse fidèle, la « femmebrasero
», fortement sexuée, coquette et cocotte, et la « femmefumeron
», qui se situe à mi-chemin entre les deux premières.
Ainsi, qu'elle soit reine, putain ou mère, soeur, nourrice esclave, la
femme fortifie et entrave à la fois la nostalgie de Dieu ; elle est
l'instrument par excellence du piège tendu par le Vouloir-vivre.
L'instinct sexuel, dit Schopenhauer, se manifeste pour l'homme
dans la virilité, c'est-à-dire dans l'aptitude à la reproduction; il apparaît
chez la femme sous les formes physiques désirables, la santé,
la jeunesse et la beauté24• Mais Tolstoï rappellera dans le même
temps, non sans parenté avec Maupassant, son dégoût du corps
féminin, associé, dans une page de Résurection, à la peur de mourir
et de pourrir.
Ainsi, élevé dans la société de femmes aimantes mais dépourvues
d'autorité, Tolstoï a pu commencer, dans son rêve de mariage
avec la terre, par décrire la fraîcheur et la simplicité des jeunes paysannes
; il a pu rappeler ces figures de femmes témoins des sacrements
de vie et de mort. Mais il ne tardera pas à fustiger, avec de
plus en plus de violence, la mesquinerie de la femme. Ce sentiment
d'animosité toujours latent se trouve conforté en 1873 par la lecture
de deux ouvrages (L'homme-femme et la Femme de Claude), où
Alexandre Dumas fils donne une image particulièrement négative
de l'Éternel féminin.
De là vient ce que Marie Sémon a appelé la « désublimation du
couple ». Dans la nouvelle phase de sa pensée où se trouve l'écrivain
depuis la crise religieuse survenue après Anna Karénine, obsédé
par la quête de la foi, il va jusqu'à renier le mariage et à prôner
la chasteté absolue - moyen essentiel de rompre la chaîne
infernale du Vouloir-vivre -, la lutte sans merci contre l'univers
sensuel illustrée par la mutilation du père Serge. Ainsi, à travers les
couples antithétiques qui peuplent son oeuvre, Tolstoï pratique un
incessant va-et-vient entre la sublimation de l'amour et une profanatrice
désublimation.
23. Cf. Marie Sémon, Les Femmes dans l'oeuvre de Tolstoï; Paris, Institut d'Etudes
Slaves, 1984.
24. Journal, 11-06-1899, et Postface de la Sonate à Kreutzer.
48 E. SANS
Car, aux yeux de Tolstoï, l'amour véritable ne se situe pas à ce
niveau. Il est, pour reprendre le vocabulaire pascalien, d'un autre
ordre. Il ne saurait s'épanouir que dans l'agapè, lorsque la vie,
spiritualisée à la fois par le sentiment et par la raison, parvient à se
transcender elle-même. L'amour sensuel n'est que l'un des deux
termes, le plus vil, le plus méprisable, de l'amour. Schopenhauer ne
nie pas le caractère positif de l'amour, mais il le situe dans l'agapè.
C'est bien cette notion que va reprendre Tolstoï.
Schopenhauer a bien défini en effet, à la suite de Platon, ces
deux composantes, en particulier au § 547 des Neue Paralipomena,
où il relève l'ambivalence du terme Liebe, qui caractérise à la fois
l'amor, manifestation de la Volonté de l'espèce dans la poursuite
de ses buts égoïstes, et la caritas, fondée sur la pitié et la reconnaissance
de l'unité métaphysique des êtres. Et, au § 67 du Livre
IV du Monde comme Volonté et représentation, il écrit cette phrase
capitale: « Tout amour véritable et pur est pitié, et tout amour qui
n'est point pitié est égoÏsme25• »
La compassion est en effet, aux yeux de Schopenhauer, le
« phénomène éthique fondemental ». La supériorité de l'homme
sur les autres êtres, dit-il, c'est sa capacité de souffrance
consciente. Dans un monde où domine l'égoïsme, la pitié représente
ce « lutteur de force égale» qui permet de le vaincre et de
reconnaître l'unité des êtres, le tat twam asi (<< Tu es cela ») de la
philosophie indienne. Ce ressort essentiel a été condamné, pour des
raisons diverses, par Platon, par Spinoza, par Kant qui le considérait
comme sans valeur, et le sera par Nietzsche qui y verra une
forme plus subtile de l'amour de soi; mais Aristote en avait fait
l'un des moments principaux de l'action tragique. Le principe fondamental
de toute morale authentique, dit Schopenhauer, se résume
dans cette formule: « Nerninem laede ; imo omnes, quantum potes,
juva. » Car il s'agit de combattre avant tout l'égoïsme qui, lui, nous
dit : «Neminem juva ; imo omnes, si forte conducit, laede » et
même: « Imo omnes, quantum potes, laede. » - L'égoïsme étant
le « ressort anti-moral » le plus redoutable, l'absence de toute motivation
égoïste est, par conséquent, le critère de la moralité d'une
action. Et le philosophe rappelle la justification métaphysique de
l'unité des êtres au chapitre II du Fondement de la morale (§§ 21 et
25. Cf. Lettre à Fet, 28/29-04-1876.
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 49
22) intitulé Explication métaphysique du phénomène éthique fondamental:
l'individuation n'est qu'un simple phénomène, né de
l'espace et du temps; la multiplicité des individus est elle aussi
subjective, c'est-à-dire présente uniquement dans ma représentation.
«Le christianisme dit : aime ton prochain comme toi-même.
Moi, j'ai dit : reconnais-toi réellement toi-même dans ton prochain,
et reconnais la même chose dans tout le reste» (Neue Paralipomena.,
§ 232).
De ce principe découlent deux vertus, l'une négativement: la
justice, car la compassion me retient de faire du mal à autrui;
l'autre positivement, la plus belle, qui est l'amour du prochain, car
la compassion me pousse à faire le bien pour autrui : nous voici
dans le domaine de la charité.
Il est évident que Tolstoï ne pouvait qu'être sensible à cette morale
de l'affectivité, qu'il a développée de plus en plus amplement
au cours de son évolution religieuse après la crise, mais, s'il a largement
assimilé les vues schopenhaueriennes, il n'en a pas moins
suivi sa propre route. Essayons de retracer ce cheminement.
Schopenhauer développe assez longuement le thème de la charité
(Fondement de la morale, § 18), mais il l'envisage essentiellement
sur le plan théorique, car à ses yeux le véritable sage est celui
qui nie le Volonté, et donc toute action positive. La charité est pour
lui une notion philosophique qui fait partie intégrante de son système.
En aucun endroit de son oeuvre, Schopenhauer n'a fait, de
manière expresse, l'éloge du comportement altruiste, dynamique et
actif, empirique et concret. Sa morale, qui est finalement une morale
de quiétude personnelle, est dans son essence plus proche de
l'idéal bouddhique que de l'idéal chrétien, et - de même que son
esthétique est une esthétique de la contemplation et non de la création
-, son éthique est intrinsèquement passive. Tolstoï, lui, est
mû par le sentiment de la solidarité humaine et chrétienne. Mais il
inclut ce sentiment dans une religion qui lui est propre. Voyons
comment.
Aimer, dit-il, c'est faire le bien: application tolstoïenne de
l'amour évangélique qui, après la crise de conscience, portera
l'écrivain à la solution définitive; à l'amour charnel, impur, il opposera
un amour généreux caractérisé par le don de soi. Tolstoï
pose littérairement dans le Père Serge et philosophiquement dans la
50 E.SANS
Postface de la Sonate à Kreutzer le problème de la pureté.
L'amour-Eros est source d'impureté et de souffrance. Il importe de
lui opposer - de lui substituer - l'amour surnaturel, c'est-à-dire
l'amour du prochain, amour qui est le sens de la fraternité humaine,
l'amour évangélique de l'homme dans ce qu'il a de spirituel et de
divin, cet amour qui vainc les passions, la souffrance et la mort
même. Cette transmutation de l'amour se traduit, à partir de la sensualité
de jeunesse et jusqu'à la pureté du père Serge, par une tendance
croissante à la spiritualisation.
La charité chrétienne qui, dira Patrick Grainville26, «balance
dans une définition de vertige entre l'amour de Dieu et l'amour du
prochain », est une vertu surnaturelle par laquelle nous aimons
Dieu pour lui-même et par-dessus toutes choses, à cause de sa
bonté infinie, et le prochain comme nous-mêmes pour Dieu.
Mais, afin d'apporter à ces notions les nuances nécessaires, il
faut rappeler l'évolution des conceptions religieuses de Tolstoï27•
Le dénouement d'Anna Karénine ainsi que l'épigraphe choisie
par l'écrivain (<< Je me suis réservé la vengeance et c'est moi qui
punirai »)28 et aussi les interrogations de Lévine trahissent déjà le
drame intérieur de l'écrivain, son angoisse religieuse et sa conviction
que « c'est la foi qui fait vivre les hommes ». Voici sans doute
le point essentiel qui sépare Tolstoï de Schopenhauer, délibérément
athée ou au moins agnostique: la foi oblige l'homme au bien.
De là viennent les attaques de Tolstoï contre la philosophie
rationaliste purement intellectuelle, qui est «une monstrueuse
création de l'Occident », et « ni Platon, ni Schopenhauer, ni les
penseurs russes n'ont pu concevoir une telle philosophie », écrit-il
à son ami Strakhov en 1872. Dieu est Amour. Il est Vie et Amour.
Sans doute Tolstoï demeure-t-il sensible aux arguments de Kant et
de Schopenhauer démontrant l'impossibilité qu'il y a à prouver raisonnablement
l'existence de Dieu. Mais le plus souvent il les réfute:
Dieu est ce sans quoi on ne peut vivre. Connaître Dieu, c'est
vivre. Il faut donc vivre dans la quête de Dieu, et il n'y a alors plus
de vie possible sans Dieu.
26. «Vertus et péchés », in Le Monde, 7-08-1999.
27. Cf. l'excellente thèse de N. Weisbein, op. cil.
28. Saint Paul (Epître aux Romains, XII, 19), que Tolstoï avait lu chez Schopenhauer.
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 51
Mais Tolstoï (en particulier lorsqu'en 1880, au lendemain de sa
crise de conscience, il commence à travailler à sa Réunion, traduction
et examen des quatre Evangiles, dont des extraits seront publiés
en 1890 sous le titre Abrégé de l'Evangile) prend soin d'éviter
à la fois le point de vue théologique et le point de vue historique :
le christianisme n'est pour lui ni une pure révélation, ni une simple
manifestation historique, mais la seule doctrine qui donne un sens à
la vie. Tolstoï en arrive donc à une sorte d'Evangile « matérialiste
», c'est-à-dire « ne cherchant que l'intégralité de la pure doctrine
chrétienne, en faisant volontairement abstraction de tout ce
qui dépassait sa raison29 ». Et, dès le 4 mars 1855, il écrivait dans
son Journal ces lignes capitales: « Une discussion sur la Divinité
et la foi m'a amené à une grande idée, à la réalisation de laquelle je
me sens capable de consacrer toute ma vie. Cette idée, c'est la fondation
d'une nouvelle religion, correspondant au niveau de développement
de l'humanité, la religion du Christ, mais purifiée du
dogme et des mystères, une religion pratique ne promettant pas le
bonheur de la vie future, mais le donnant sur cette terre. » Largement
inspirée de Rousseau, cette religion pratique, sorte de christianisme
panthéiste et anarchiste dénué de tout mysticisme, est une
vaste utopie sociale fondée sur les principes de la participation de
tous aux travaux nécessaires à la vie et à la lutte contre les injustices
sociales et de la non-résistance au mal par la violence. Tolstoï
rejette l'idée d'un Dieu personnel- et a fortiori celle de la Trinité
- et rappelle que « la doctrine de Jésus doit être crue non
parce qu'elle est de Jésus, mais parce qu'elle est la vraie30 ». Il se
situe donc carrément en dehors de l'Eglise (ce qui lui vaudra son
excommunication). La partie négative de la doctrine, qui apparaît
dans le Sermon sur la montagne, est compensée par une partie
positive qui se résume en ce seul commandement: Aime Dieu et
ton prochain comme toi-même.
Ainsi, à Schopenhauer qui souligne que la perception est illusoire
(le voile de Maya) et que le mal, produit d'une Volonté absurde,
est l'existence même, car la vie est, « par essence », douleur,
29. N. Weisbein, Introduction à l'abrégé de l'Evangile, Thèse complémentaire en vue
du doctorat ès-lettres, Klincksieck, 1969, p. VII sqq.
30. Ma religion, chap.IX. - Schopenhauer, qui s'insurge essentiellement contre le
théisme, reconnaît une incontestable valeur à la morale chrétienne, qu'il juge supérieure
à la morale hellénique (Fondement de la morale, § 19), et apprécie la figure
du Christ en raison de sa suprême qualité morale.
52 E. SANS
Tolstoï oppose la réalité vivante de la connaissance de Dieu en
l'amour, qui est sa preuve authentique. En fait, il assimile le
concept schopenhauerien pour en réaliser la vérité tangible dans
l'action vivante.
Et c'est de cette manière que la question du sens de la vie trouve
une réponse. C'est dans sa Confession, en 1879, que Tolstoï expose
le plus clairement, à l'heure où il découvre ce que devient sa foi,
son raisonnement sur les quatre issues au problème existentiel.
Cette réponse, en effet, est quadruple. Elle est donnée par Socrate,
par Schopenhauer, par Salomon et par Bouddha. Mais elle ne satisfait
pas Tolstoï.
Socrate soutient que nous n'approchons de la vérité que dans la
mesure où nous nous éloignons de la vie, en nous libérant du corps.
La vie du corps est un leurre et la source de tout mal. Sa destruction
est le seul bien que nous devions désirer: « Le sage cherche sa
mort toute la vie et c'est pourquoi il ne craint pas la mort. »
Pour Schopenhauer, l'homme, produit de l'individuation à travers
l'objectivation de la Volonté, n'est en fait que volition, et la
destruction de cette volition ne laisse que le néant. Mais, à l'inverse,
pour celui qui sait nier cette Volonté, c'est notre monde
« réel » qui est le néant.
Salomon considère que tout est vain: «Vanitas vanitatum et
omnia vanitas » (Ecclésiaste, chap. IX, 2-6), la sagesse comme la
sottise, la richesse et la pauvreté, la joie et la douleur. L'homme
mourra et de lui il ne restera rien. Et tout cela est inepte.
Bouddha apprend à connaître l'inéluctable loi de la mort dans
l'aventure du prince Çakya-Mouni qui trouve un cadavre sur son
chemin et s'épouvante de proche en proche: vivre avec le sentiment
du caractère inéluctable de la faiblesse, de la souffrance, du
vieillissement et de la mort est impossible. Il faut se libérer de la
VIe.
Ainsi, aux yeux de Tolstoï, la connaissance humaine des sages
n'apporte pas de réponse satisfaisante. Après avoir constaté la
faillite de la connaissance scientifique, il enregistre celle de la
connaissance spéculative. ll est donc conduit à prendre en considération
la vie elle-même, à partir des réponses des sages, qui sont
l'indifférence, un certain épicurisme, le suicide et la résignation. Or
si la connaissance rationnelle réfute le sens de la vie, l'humanité
LÉON TOLSTOÏ LECTEUR DE SCHOPENHAUER 53
dans son ensemble acquiesce à la vie et admet ce sens à travers sa
connaissance irrationnelle, qui est la foi Mais la foi de Tolstoï n'est
pas celle qui se fonde sur la croyance à la personne divine ou à la
Création. « La foi est la force vive de la vie. » Et Tolstoï, abandonnant
savants et théologiens, se tourne vers les pauvres, les humbles
et les ignorants, c'est-à-dire les simples. Car ce sont eux qui possèdent
la foi véritable.
Ainsi se trouve élaborée la doctrine de l'amour universel et de la
non-violence, qui rapproche Tolstoï de la philosophie orientale et
particulièrement de Gandhi, lequel se considérait comme un de ses
disciples.
L'influence de l'oeuvre de Schopenhauer sur Tolstoï est incontestable.
Nous avons essayé d'en suivre le cheminement, en relevant
à la fois leurs ressemblances et leur différence. Nous pourrions
en conclusion redire l'ambiguïté de l'oeuvre de Tolstoï et
rappeler combien il est difficile de fonder une morale.
On a pu dire31 que Tolstoï a été « à la fois le Rousseau et le Luther
de la Russie ». Mais son orgueil, son action velléitaire ? Relevant
ses jugements négatifs sur Shakespeare ou sur Tourgueniev,
André Suarès écrit: « L'Evangile à la main, Tolstoï déteste la supériorité.
Il faut que tout rival lui cède. Il a parlé d'Ibsen et de Wagner
en termes outrageants. Wagner ignorait sans doute jusqu'au
nom de Tolstoï. Quant à Ibsen, s'il l'a connu, il était trop intelligent
pour en rien dire. La grande politique d'Ibsen a toujours été de se
taire [... ]. Si jamais pourtant il y eut un poète puissant en morale,
et terrible en pureté, c'est bien lui. Tolstoï, bien plus impur, est
bien plus vivant. Mais il a toujours un moujik dans sa poche pour
se donner saintement raison32. »
Il n'est pas impossible que la pensée de Tolstoï ait été trahie, ou
du moins déformée et exagérée par les tolstoïens. Il n'en reste pas
moins qu'il est bien malaisé d'instituer une morale. C'est ce que
Schopenhauer et Tolstoï ont voulu faire, chacun à sa façon. Encore
eût-il fallu que les actes fussent à la hauteur des intentions. On sait
ce qu'il en est de Schopenhauer. Pour ce qui est de Tolstoï, irons-
31. Sophie Laffitte, Texte d'introduction à l'exposition organisée pour le cinquantenaire
de la mort de Tolstoï, Bibliothèque nationale, Paris, 1960, p. XI.
32. André Suarès, Trois grands vivants: Cervantes, Tolstoï; Baudelaire, Paris, Grasset,
1938, p. 224.
54 E.SANS
nous jusqu'à accepter cette formule cruelle d'Aimée Alexandre:
« Tolstoï ne savait pas aimer33 » ... ? Mais du moins le grand Russe
n'a-t-il jamais laissé de souffrir de sa situation. « Le sublime de cet
homme est dans l'immensité de son tourment34• » Il aurait pu, sans
nul doute, être un véritable disciple de Schopenhauer. Mais il y
avait Rousseau, il y avait l'âme russe, et il y avait surtout Léon
Tolstoï. Si l'apôtre de Iasnaïa Poliana ne savait pas aimer, Schopenhauer,
lui, ne voulait pas aimer. La grande différence entre
Tolstoï et Schopenhauer, c'est que ce dernier n'a jamais eu d'états
d'âme.
33. Le mythe de Tolstoï: Essai de biographie psychologique, Paris, Jupiter, 1960, p. 76.
34. François Porché, Portrait psychologique de Tolstoï; Paris, Flammarion, 1935,
p. 155. Cf. aussi l'article de Maurice Schumann, «Tolstoï et notre angoisse », Colloque
Tolstoï aujourd'hui, 10-13 octobre 1978, Paris, Bibliothèque russe de l'Institut
d'études slaves, t. LVII, 1980, p. 19-24.
 
https://ferrusca.files.wordpress.com/2014/07/123.pdf