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9 déc. 2020

Leopardi platonicus?










«Et moi je ne supporte que les poètes qui, par ailleurs,
ont aussi des pensées, comme Pindare et Leopardi»
 
F. Nietzsche, Nachgelassene
Fragmente 1875-1879, KSA, Bd. VIII, p. 128.




1. Leopardi en est convaincu : le monde est «koinonia kakôn» et sa puissance provient en premier lieu de ce qu'il est expression de lois physiques, d'une Anankè bien plus forte que toutes nos lois, tous nos impératifs. Leopardi en est convaincu : les esthloè, les agathoè, les «bons et magnanimes», il est naturel que l'«on tente de les détruire ou de les pourchasser par maints efforts» (Pensieri, i). Conviction qui rend impossible l'être persuadé, la joie de la Persuasion, en ce qu'elle affirme l'inexorable victoire de la «généralité», de la capacité d'adaptation universelle des «malfrats» les uns aux autres, et du flux indéfini de leurs convoitises sur le théâtre du monde (Pensieri, xcviii).
Mais que disent-ils, en vérité, ces «bons et les magnanimes»? «Ils sont sincères et appellent les choses par leurs noms» (Pensieri, i); en d'autres termes, ils ne font pas de rhétorique: ils ne passent pas leur temps à «bavarder» (Pensieri, viii). Ils ne traduisent pas «les vrais enseignements [...] dans la langue du faux»; ils parlent «à mots nus» des choses «qui se font et toujours se feront». Mais ici, «Machiavel dira» (Per la novella Senofonte e Machiavelli, in Tutte le opere, a cura di F. Flora, Milano 1961, Le poesie e le prose, vol. I, pp. 1051 sq.1) — ici c'est Machiavel — l'un des auteurs privilégiés, avec Thucydide, du Nietzsche «historisch durch und durch» — qui enseigne: «la morale est déjà irréparablement abolie et détruite», et il faut substituer à la philosophie socratique la «solide et froide» observation de l'effectif, la seule qui puisse enseigner aux hommes (»ces diables de chair») l'art du vivre (qui seul s'harmonise à la naturelle philopsychia), tandis que la morale devra plutôt s'appeler art du non-vivre (art de l'impossible Vie).
Et relisant ainsi, à la flamme de Michelstaedter, ces pages léopardiennes, nous voici aussitôt conduits au cœur du problème. Le magnanime, est-il donc «simplement» celui qui ne ment pas, celui qui détrompe, le véridique précisément, dans l'acception nietzschéene la plus directe et explicite? Est-ce vraiment la même personne, ce «bon» dont il est question dans la première Pensée, et le Machiavel, maître de la vie sociale et des règles inflexibles qui gouvernent la «koinonia kakôn»? Le «bon» ne serait pas autre chose, dès lors, que le «vrai philosophe» (ibid., p. 1055) — et le «vrai philosophe» n'ordonne pas, ne pontifie pas mais explique «clairement et distinctement l'art véritable et utile»: en d'autres termes, ses paroles se convertissent en faits, en pratiques utiles pour celui qui les suit. Le «bon» ne serait, dès lors, que la vérité même de cette époque et de ce monde: celui qui en dévoile, sans hypocrisie ni fiction, la nature authentique. Et il ne serait pas chassé pour autre chose, sinon du seul fait que le monde ne supporte pas que le mal soit nommé (Pensieri, i).
Mais une telle conclusion serait déjà en soi contradictoire. Le fait que le monde ne supporte pas d'être dit à mots nus, signifie que cela ne lui est utile en rien, et qu'il s'agit même d'un principe contraire à sa propre philopsychia. Alors le «vrai philosophe» qui enseigne froidement «l'art véritable et utile» trompe, puisque dire le vrai effectif n'est d'aucune utilité pour personne. Déjà, dans la simple volonté d'observer sans fiction résonne un détachement du monde que l'on observe, comme des règles qui l'informent. Déjà cette observation obéit à un nomos qui apparaît décidé de la physis du «troupeau civil». Le principe selon lequel le bon doit (Sollen !) observer, est, pour ainsi dire, entièrement a priori par rapport à l'ordre immanent de la communauté. La position du «vrai philosophe» est donc intrinsèquement paradoxale: alors qu'il affirme que «la morale est irréparablement abolie et détruite», il accomplit une affirmation morale — en tant que telle incompatible avec le monde qui en a fait une réelle apostasie2. Du seul fait de s'en tenir «à la connaissance de la nature humaine» (Pensieri, li), en tant qu'historien de ses cultures et de ses langages, il n'y participe pas — puisqu'y participer implique de ne pas appeler les choses par leurs noms, mais plutôt de «traiter et d'écrire avec le lexique de la morale» l'«art de la scélératesse» (Per la novella..., op. cit., p. 1053).
Mais plus encore: pour pouvoir saisir les principes effectifs de ce monde en formes claires, et non comme ces philosophaillons qui voudraient «que toute la vie fut sage et philosophique» (Pensieri, xxvii)3, il sera nécessaire de les pouvoir définir et d'en montrer, donc, les limites. Le «vrai philosophe» n'analysera pas seulement le mécanisme interne de la culture du corps social, mais découvrira aussi à quels autres principes et à quelles autres forces il s'oppose, de quelles limites «souffre-t-il». Immanent à l'observation véritable est ce jugement : déconstruire toute prétention à la totalité. En effet, l'observé, en tant qu'il est observé, ne peut a priori apparaître comme un tout — puisqu'il implique nécessairement un observateur qui ne lui est pas immédiatement identique. Mais la prétention de valoir comme unique totalité ne peut être éliminée dans la «koinonia kakôn» (qui, de ce fait, est contrainte — juxta propria principia — à chasser le «bon»: le «bon», en s'imposant de dire, avant tout, la vérité effective, bouleverse cette prétention sur laquelle se maintient l'union du plus grand nombre, l'«état social»). Il ne se trouve pas de désenchantement possible qui ne comporte la connaissance de ce que ce monde n'est pas — de ce qui pour lui est simplement oublié, ou considéré comme mort ou vaine illusion. La connaissance des forces qui régissent ce monde (qui appartiennent à l'archôn de ce monde, devrions-nous dire) ne se peut disjoindre de la connaissance de tous ceux — hommes, expériences ou idées — qui souffrent de son arrogance (Pensieri, xxviii). Ainsi, non seulement celui qui véritablement observe ce monde doit lui être étranger, mais il devra aussi reconnaître ce que ce monde considère comme simple passé, il devra écouter toutes ses victimes — sans quoi il ne pourra être ce solide et ferme (et donc libéré de son incessante «mutation», de ses «modes» insatiables) connaisseur du monde qui veut et doit être. Pour ces raisons essentielles (bien que presque toujours sous-entendues) les images d'une vie heureuse, d'heureuses erreurs (et nous en verrons la nature authentique), de doux espoirs, de «tromperies amènes» (Le ricordanze) — toute la dimension, en somme, du «cher imaginer», (Al conte Carlo Pepoli), interdite par le vrai (Ad Angelo Mai) —, ont une fonction décisive dans l'expression même du vrai effectif, car c'est par elle qu'apparaît la limite de ce vrai — et donc la raison pour laquelle ce vrai ne peut être Vérité, ne peut prétendre à quelque totalité que ce soit. C'est nécessairement seul celui qui chante la douloureuse mélodie des «choses passées», et donc les remémore, les transfigurant dans son tourment qui dure, les rendant vivantes encore dans un tel tourment (Alla luna), qui peut d'un œil libre rechercher «l'acerbe vrai» (Al conte Pepoli) «de l'âpre sort et de l'obscur lieu / que Nature nous donna» (La ginestra) sans aucune kolakeia, sans aucune servile adulation pour le «siècle orgueilleux et imbécile» sans «s'adapter» un seul instant à son éloge des «magnifiques destins en progrès» (ibid.).

2. Le froid et dur observateur reconnaît, avant tout, le caractère intrinsèquement nihiliste qui domine les «magnifiques destins» de la Ratio européenne4. L'idée de nihilisme, comme chiffre de la tradition métaphysique à son apogée, est soumise à l'enquête par Leopardi avec une extraordinaire rigueur, entièrement débarrassée de ces tonalités «sentimentales» qui, pour une très grande part de la littérature Romantik, caractérisent la critique de l'Aufkl„rung et du nouvel ordre économique et social. Et il ne se trouve pas trace non plus chez Leopardi de cette nostalgie régressive à l'égard de dimensions culturelles précédant l'affirmation du logos impositif-projetant contemporain. Une telle nostalgie (typique elle aussi d'une grande part de la Romantik) ne pourrait être valable pour une raison de fond: Leopardi tient pour un fait certain le caractère destinal de l'affirmation de ce logos — il le conçoit même comme l'accomplissement, la vérification de sa plus intime nature ab origine. Mais — tel est l'authentique désenchantement léopardien! — ce destin est le destin du logos occidental, non une abstraite totalité. Sa prétention de valoir comme le Tout, est le trait fondamental de son arrogante volonté de puissance — et elle vaut, justement, dans ces limites: comme expression d'une volonté. Le «cher imaginer» ne représente pas une époque ou une culture déterminée à laquelle on puisse se référer avec une nostalgie désespérée — mais, bien plus radicalement, une dimension spirituelle que jamais cette volonté de puissance ne pourrait reconnaître — mais qu'elle ne pourra jamais aussi de ce fait prétendre d'avoir complètement subsumé en soi, «épuisé» en soi. Subsiste, donc — conservée, si l'on veut, justement dans son actuelle «invisibilité» — une dimension imaginative, une faculté de créer des images ou de mettre en image (cette faculté propre de l'âme qu'est le metaphoreîn, disait Plotin), une faculté d'invention d'images, qui actuellement — sans aucun pathos régressif — conteste la prétendue exclusivité de la ratio calculante et en définit l'infranchissable limite. Le «cher imaginer» ne vit pas ailleurs, dans un «autre monde» par rapport au «vrai acerbe», mais en constitue plutôt la critique immanente. Oui, «Dès qu'apparaît le vrai» tombent les «suaves pensées», «ma douce espérance» (A Silvia) — car il n'est de salut, sinon de salut qui tombe — mais elles tombent dans le ressouvenir du chant, dans les «tristes et chers / émois du cœur» (Le ricordanze), que la mémoire du chant accueille et garde. Et une telle poésie existe — elle n'est pas soupir, elle est désir en acte de bonheur et de vie. Ce désir qui bat, conscient d'être problèma pour le nihilisme du logos — et donc désir qui se connaît soi-même : rien d'irrationnel ou de vitaliste — est-il simplement catalogable, alors, comme «condition transcendantale» de toutes les erreurs que la volonté de puissance-volonté de vérité est destinée à arracher ? Car ce qui définit en propre le destin du nihilisme c'est de poser comme nulle en soi toute expérience immédiate, de donner figure au monde, et donc, le subsumer, l'interpréter, le transformer en figure de l'interprétation (la « gedeutete Welt » de Rilke). La «misère» de l'expérience (dont Benjamin parlera) est signe de la puissance de la raison à arracher les erreurs, à poser l'être comme calculable-manipulable (un positum de la volonté du sujet), et donc, tous les êtres comme en soi équivalents : «et le monde est figuré par une brève carte; / Voici, tout est semblable...» — mais semblable dans l'être rien en soi: «et découvrant / seul le rien s'accroît» (Ad Angelo Mai, [n.s.]). Le savoir et la découverte apparaissent donc nécessairement insatiables — et leur «dure morsure» en vain «requiert le bonheur» (Al conte Pepoli), car le bonheur ne peut s'y trouver — comme le dira Michelstaedter, en interprétant son Leopardi — que dans l'accomplissement, dans la paix des erga — justement cette paix a priori qui ne peut être atteinte à travers la fatigue de la découverte, qui avance sans cesse, ruinant illusions, espoirs et jeunesses. Notre «ardeur scélérate», notre «furor» qui «ouvre les rivages et les antres / Et les paisibles forêts» (Inno ai Patriarchi — il semble que résonne dans ces mots un écho du stasimon sophocléen de l'Antigone sur l'image terrible de l'homme «pantoporos», «aporos ep'oudèn», «qui en tout lieu ouvre sa voie», qui en tout lieu aplanit son chemin), jamais ne sera persuadée, jamais ne pourra se dire energos, mais toujours sera menacée par l'ennui — par la mélancolie qui assaille de par son insatiable avancée. C'est sans doute le trait le plus profondément pétrarquien et tassien de la pensée de Leopardi: une épaisse brume d'acédie5, plus encore que d'ennui, enveloppe la «furor» de notre savoir et de notre action, à peine comprenons-nous qu'ils ne se peuvent «apaiser» dans des œuvres «heureuses», mais ne sont qu'un éternel re-commencement (»tanta cœptorum moles» comme les appelle Pétrarque, de la douleur desquelles «commence et naît / le chant italique»). Mais ce type d'hétérogénèse des fins, qui semble miner à la racine l'ultra-humanisme du logos, «et le fuyant et nu / Bonheur, sous le soleil bas, pourchasse» (Inno ai Patriarchi), ne peut être dit, ne peut être jugé sinon par celui qui a à cœur, dès à présent, la mémoire de ce bonheur et raisonne sans répit sur son combat avec les principes destinés à le détruire.

3. Demandons-nous alors si ce qui réagit de manière critique au sens immanentiste-matérialiste dominant dans le processus de la raison peut n'être que la dimension de l'«erreur de jeunesse». Les illusions que le savoir extirpe et détruit ne sont-elles pas autres que celles du «jour de fête»? Le rire — que l'on perçoit comme un écho extraordinaire et lointain — n'est-il que l'immédiate expression de l'inconsciente et insouciante jeunesse?
Que les sensations soient «nos seules maîtresses» et qu'elles nous enseignent «que les choses sont ainsi, parce qu'elles sont ainsi, et non parce qu'elles doivent être absolument ainsi, c'est-à-dire parce qu'il existe un bien et un bon absolus, etc.» (Zibaldone 1339-1340, 17 juillet 1821), de cela Leopardi en est parfaitement convaincu (et, nous le savons maintenant, ceci équivaut à dire qu'il est convaincu, in uno, qu'il ne s'agit pas, dans ce savoir, de persuasion). Locke l'a démontré, selon lui, sans nul doute possible, et pour ce faire, il fallait témoigner d'une «très haute connaissance, d'une finesse et d'une acuité inventive suprêmes, d'une très vaste doctrine, d'un grand génie en somme» (ibid., 2707, 21 mai 1823). La raison des choses est toujours et seulement relative (le «quantum» nietzschéen de «bonne raison» que chaque fait possède!); «les circonstances variant, et donc les convenances, la morale varie aussi, et il n'est aucune loi qui soit gravée primordialement dans nos cœurs» (ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Ainsi la philosophie dont Leopardi est convaincu apparaît sans hésitation celle qui, de manière plus cohérente, détruit la fable du système platonicien des idées (ibid., 2709, 21 mai 1821), comme «modèles éternels et nécessaires des choses» (ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Et une fois les idées de Platon expulsées, tout innéisme s'écroule, «l'absolu se perd» (ibid., 1462, 7 août 1821). Le «démon» anti-platonicien de la philosophie moderne ne pourrait être exprimé de façon plus lucide et précise — et qui est véritablement détrompé et connaisseur du verum-factum ne peut pas ne pas y prendre part. Mais la fable de Platon serait-elle une expression naïve de la «légende antique» qui faisait vivre un seul jour les fleurs et l'herbe et les bois (Alla Primavera) avant que l'homme ne s'en fasse un chemin ? Certes, pour Leopardi, les temps de Platon, «conservaient encore bien assez de nature» (Zibaldone, 1067, 20 mai 1821), mais le système de Platon est tout autre qu'un songe vague — c'est un système très hardi qui embrasse toute l'existence, qui veut rendre raison de la nature toute entière. Platon est «le plus profond, le plus vaste, le plus sublime philosophe parmi tout ceux de l'antiquité» (ibid., 3245, 23 août 1823). Une «fable» son système, mais non point une chimère: «le système de Platon des idées qui préexistent aux choses (...) non seulement n'est pas chimérique, bizarre, capricieux, arbitraire, fantastique mais tel qu'on s'émerveillera de voir comment un ancien a pu atteindre au fond ultime de l'abstraction ...» (ibid., 1713, 16 septembre 1821 [n.s.]). Si le système platonicien est illusion, il est une haute illusion; s'il est une erreur, il est une erreur divine6 ; s'il est une fable, il l'est au sens du mythos, bien plutôt «parole vivante» que simple narration.
A partir des années 1821-1823 l'intérêt pour cette «erreur» absolument extraordinaire, tel que lui apparaît être le système de Platon, continue d'être central chez Leopardi. Il est presque sur le point de «s'engager» à traduire pour l'imprimeur De Romanis toutes les œuvres de Platon (Lettre à Monaldo Leopardi, 4 janvier 1823); son intention est de traduire le Gorgias qui lui semble être «un des plus beaux dialogues de cet auteur» (Lettre à Carlo Antici, 5 mars 1825: Michelstaedter avait-il connaissance de la préférence de Leopardi?); il veut préparer l'édition d'un recueil des Pensées de Platon qui contiendrait «tout le beau et l'éloquent, le détachant de son éternelle dialectique qui de nos jours est insupportable» (ibidem — et il convient de rappeler à ce propos le «combat» de Michelstaedter contre le Platon des grands dialogues dialectiques). De ce dernier projet, parmi ceux de cette époque, «je m'en suis satisfait principalement» dit-il (Lettre à Carlo Bunsen, 3 août 1825) — et plusieurs années après, il persiste encore à croire que ses observations sur Platon «contiennent beaucoup de vrai, et sont même pour la plupart vraies et utiles à l'intelligence de Platon» (Lettre à Louis De Sinner, 21 juin 1832).
Ce «beaucoup de vrai» était déjà exprimé dans une note du Zibaldone (1713-1714, 16 septembre 1821): Platon atteint «au fond ultime de l'abstraction» en tant qu'il découvre (donc lui aussi est philosophe qui démontre, outre que poète : cf. Zibaldone, 3245, cit. — véritable «idée», en somme, de pensée poétante) que si nous voulons sauver les principes de nos jugements de la relativité du flux de l'opinion, nous devons faire l'hypothèse «des images et des raisons de tout ce qui existe, éternelles, nécessaires, etc., et indépendantes de Dieu lui-même » (n.s.) car autrement elles ne seraient pas absolues, mais relatives, en tant que dépendantes de la volonté de Dieu, et ne pourraient donc d'aucune manière nous persuader. Nous serons — pour continuer dans la métaphore michelstaedterienne — effectivement vaincus, à travers les idées, par la volonté de Dieu, mais jamais persuadés par elles et en elles. Il s'agit en vérité d'une annotation «foudroyante»7 dans laquelle Leopardi saisit l'indépassable problème destiné à affliger toute «métaphore» du platonisme grec dans le cadre de la tradition théologique judéo-chrétienne. D'un côté, il est essentiel pour cette dernière de «sauver» la doctrine des formes ou des idées de tout relativisme historico-linguistique; de l'autre, elle est contrainte de le faire en en subordonnant la constitution au vouloir de Dieu, d'un Dieu créateur personnel qui les contienne en soi comme raisons propres. Et cela ne change rien — théorétiquement — si l'on considère immuable le sens d'une telle volonté — le pas fatal a déjà été accompli: concevoir comme volonté l'essence même de l'être. «Quelque négation ou affirmation absolue que ce soit», alors, «se détruit entièrement par elle-même», et c'est pure illusion (un «merveilleux» artifice) de croire que l'on puisse sauver la possibilité de jugements ou de principes indestructibles, en détruisant, in uno, le système platonicien, ou en le trouvant faux ou inconsistant.
La «fable» platonicienne, donc, n'est pas une simple illusion, mais constitue, au contraire, cet essentiel système de référence selon lequel il est possible de critiquer non seulement le caractère illusoire et hypocrite de la philosophie de ce monde, du siècle «imbécile» justement parce qu'«orgueilleux» de ses destinées (La Ginestra), mais aussi l'aporie qui informe toute la pensée de l'Europe ou de la Chrétienté. Cette pensée, malgré son avancée «victorieuse», n'est pas capable, ne peut être capable, de l'absolue rigueur de l'abstraction platonicienne; son savoir ne peut jamais atteindre la logicité du discours ardu de Platon: si nous voulons nous «sauver» de l'oscillante dénomination des «hommes à deux têtes», il est nécessaire de supposer et de considérer «indubitablement comme absolues», et donc absolues du Dieu lui-même, les images ou raisons de l'être. Celui qui, dans l'Europe ou la Chrétienté, a tenté de penser avec cette même rigueur impitoyable, a toujours dû subir — comme le Socrate de Platon — l'accusation d'hérésie, d'apostasie, d'impiété. «Exact raisonnement» que celui de Platon, et pour les exigences de «l'exacte philosophie» celui-ci réélabore et transforme sa langue même (qui était déjà «la plus riche, la plus féconde, la plus facile à produire, la plus libre, la plus habituée et donc intolérante à l'égard de la nouveauté»), au point de paraître «des plus hardies» aux grecs eux-mêmes. Hardiesse, liberté, mania poétique et créatrice — et, en même temps, exercice, subtile philosophie, cohérence logique (Zibaldone, 3236-3237, 22 août 1823): telle est la profondeur du mythos platonicien, que Leopardi revisite.
Si nous oublions l'idée, si son mythos se réduit à une chimère infantile, nous ne saurons pas même observer-juger ce monde effectif, car nous n'en reconnaîtrions pas l'aporie constitutive — car la raison pour laquelle, dans ce monde, la vie heureuse est impossible, la raison pour laquelle ce monde est abios bios, nous échapperait. Et cette raison est celle de Michelstaedter: une fois l'idée détruite, toute persuasion est détruite — toute possibilité de «demeurer», de en-ergheia ruinée, nous sommes destinés au désir insatiable et à l'ennui qui, finalement, l'accompagne. Mais, alors, ce ne sont pas les chimères et les illusions de la jeunesse qui rendraient cette vie heureuse, si jamais telle vie pût exister — mais seulement une Vie illuminée par l'Idée, une Vie transfuse dans l'Idée (l'homoiosis du Théétète). Ce ne sont pas les erreurs d'un «petit enfant» qui font un éternel contre-chant au «monde figuré» mais, bien plus profondément, la pensée dominante de l'Idée. Oui, qu'elle soit, elle aussi, erreur, mais erreur qui ne peut abandonner le jugement, et d'autant moins qu'il est plus dur et froid — car ce n'est qu'à la lumière de l'intransigeante logicité de ce système que «l'apparition du vrai» peut ne pas nous enchanter, ne pas nous séduire, ne pas nous asservir, qu'il peut être saisi dans ses immanentes contradictions propres. L'esprit «erre» véritablement le long de la réalité sensible, dans une sorte d'extase, alors qu'il «voit» l'Idée, mais dans de telles visions, « Io riconobbi i miei non falsi errori » — «je reconnus mes erreurs qui ne me trompaient pas» (Dante, Purgatoire, xv 117)»!
Telle est la «chère beauté» de la femme aimée. «De te voir vivante désormais / il ne me reste aucun espoir»; sa Beauté dédaigne «être vêtue ... de forme sensible», mais ce n'est qu'à sa «mesure» que je peux comprendre quelle douleur «propose le destin à l'âge humain». «Vivre bienheureux» serait, en effet, pouvoir t'aimer sur terre «véritable et telle que ma pensée te forme». Le bonheur serait que l'Idée soit effective, qu'elle puisse «s'incarner» — et donc que notre amour pour l'Idée puisse réellement s'accomplir. Mais si est illusion cet accomplissement, divin, certes, mais toujours pour autant une erreur, n'est pas illusoire au contraire l'amour désespéré tendant à «déifier» la vie mortelle, et est bien réelle son éternelle capacité à «former-imaginer», à concevoir «des idées éternelles». Et ce n'est que dans ces pensées qu'il peut trouver quelque réconfort (»de l'imago, / lors que du vrai je ne puis, largement je me paye»). Si la foi dans la réalité de l'Idée est détruite, n'est pas pour autant détruite, mais au contraire plus douloureuse et vivante la «palpitation» insomniaque «de toi pensant» — la remémoration-méditation qui pour elle seule serait «cette vie bienheureuse» (Alla sua Donna, qui date de septembre 1823).
D'un côté le contraste qui ne se peut disjoindre entre la Beauté de l'Idée et le nécessaire amour pour elle qui habite le «cœur non vil» (Leopardi retrouve des accents quasiment stilnovistes dans le lexique de ces Chants «platoniciens»), et de l'autre, «la vie malheureuse», ce grand drâma est exprimé avec encore plus d'«exact raisonnement» et une langue encore «plus riche» et «féconde» dans Le penser dominant, qui est bien postérieur (composé probablement entre octobre 1831 et 1832-1833). Puissante, dominatrice, telle est la pensée-amante du Beau, «don du ciel» comme la mania erotikè platonicienne. D'elle provient une «joie céleste» et bien qu'elle soit qualifiée de «terrible»: «cause aimée de tourments infinis» — et non pas tant parce qu'elle apparaît comme une fureur qui ne peut être contenue, telle que dès lors son «délire» serait «humain trop humain» et ne saurait être comparer aux «songes des immortels», mais bien plus parce qu'elle nous contraint à dé-lirer extatiquement de toute «conversation terrestre», du «monde stupide», de toutes les sortes de «lâches» et «âmes non généreuses, abjectes» de cet «âge présomptueux, / qui de vaines espérances se nourrit, / épris de bavardages, et de vertu ennemi». Amour nous détache implacablement de toute philopsychia, nous rend insupportable la koinonia kakôn — mais que celle-ci ne soit qu'une communauté de stupides et de lâches, c'est le «mètre» d'Amour qui nous le fait connaître ; ce n'est que sur son miroir que nous pouvons savoir les «envies» qui en constituent l'essence (»Avarice, orgueil, haine, dédain / soif d'honneur, de pouvoir»). Tremblant, l'Amour nous dépayse, nous interdit quelqu'«adaptation» que ce soit, nous ôte la sécurité de l'antique terre sous les pieds, nous rend étrangers8.
Et donc, il faut le répéter, il ne s'agit pas de simple nostalgie. Leopardi sait que «tu n'es, doux penser» qu'un songe, il sait que, fût-elle divine, la nature appartient aux «erreurs gracieuses». Jamais Leopardi ne se trompe quant à son «état terrestre» qu'aucune «angélique beauté», qu'aucune «apparence angélique», qu'aucun songe, fût-il songe d'immortels, ne pourrait «racheter». Et pourtant ce penser (le terme est décisif — et conclut le Chant) n'est pas seulement plus résistant à l'avancée du vrai effectif que tous les autres enchantements «de l'âge le plus beau» (Il sabato del villagio) — il est précisément enchantement qui pense (tout comme dans le mythos platonicien), et qui pensant-et-jugeant harcèle la sottise du monde, au moment même où il s'en sépare [se ne decide]. Non seulement «de vertu ennemi» s'avère être cet âge, mais encore stupide — et justement lui qui voudrait prétendre «tout réduire à la raison pure et (...) pour la première fois, ab orbe condito, géométriser toute la vie» (Zibaldone, 160, 8 juillet 1820) — «stupide» parce que «l'utile exige / sans voir que toujours / plus inutile devient la vie». Non stupide, non chimérique est donc cette «fable» qui démontre comment serait la vraie Vie, celle-là seule capable de revenir à la vision «des idées éternelles». D'une telle idée de la résistance tenace de son «fil» «dépend» la possibilité d'un critique radicale du nihilisme de la raison. Résistance qu'aucun ton funèbre ne parvient à détruire. A y bien regarder, l'enchantement qui semble rompu dans Aspasia, (composé entre 1834 et 1835), l'ardeur qui semble «éteinte» pour «cette divinité / qui en mon cœur/ eût vie jadis, / et sépulcre aujourd'hui» ne se réfèrent pas à l'«idée amoureuse» en tant que telle, mais à l'illusion qui peut se donner une réelle harmonie, ici sur la terre, entre cette Beauté «rai divin» qui suscite «l'amour démesuré», ses tourments, ses indicibles émois et «délires», et cette femme que «moi timide, tremblant ... moi privé de moi» peut dire avoir vu. La tromperie véritable ne consiste pas dans l'Idée, mais dans l'«échange» entre Idée et réalité (»Enfin découvrant son erreur et les objets qui s'échangent / il s'irrite» [n.s.]). Mais c'est justement cette tromperie que le platonisme dénonce! Ce qui explique comment la découverte d'une telle erreur ne peut impliquer la pure et simple extinction du rai de l'Idée! La «fille de son esprit», l'Idée (il s'agit donc précisément d'amor intellectualis, de «forme ... angélique » [n.s.]) qui «contemple le mortel blessé», et qu'elle ne disparaît à l'«apparaître du vrai» — et donc de cette tromperie des «objets échangés» —, à tel point qu'elle peut se dire seulement maintenant pleinement reconnaissable. Mais reconnaissable du fait même de son impuissance radicale à exister, du fait de son absence — du fait de l'abîme, dira Michelstaedter, entre Absolu et corrélatif. Sur cela l'amant ne se trompe plus — mais dans ce même désabusement sur la possibilité de «relativiser» l'absolu, il garde justement cette «amoureuse idée» et en libère «les accords musicaux» de toute puissance terrestre. Pour saisir cette joie — joie d'un doux penser — «éprouver les tourments humains / et supporter longtemps / cette vie mortelle, ne fut pas indigne. / La route vers un tel but, / quelqu'expert en nos maux que je sois / encor je reprendrai» (Il pensiero dominante). «Platonisme» dur, donc, désenchanté, débarrassé de tous ces éléments dialectico-conciliants qui en avaient marqué lourdement la tradition, et particulièrement dans la culture littéraire artistique italienne. Il s'agit d'un «platonisme» critique à l'égard de quelqu'«harmonie préétablie», téléologisme, providentialisme, exaltation rhétorique de la dignité de l'homme que ce soit9 : en somme un «platonisme» tout à fait étranger à la perspective humaniste, dans le cadre de laquelle, entre le xve et le xvie siècles, on a pu assister au «retour» de Platon. Et pour ces motifs mêmes un «platonisme» extraordinairement proche de celui au travers duquel, paradoxalement, Schopenhauer pouvait lire Kant.
 
 
 
 
 
Massimo Cacciari
 

24 juin 2020

Interprétation
de Michelstaedter






MASSIMO CACCIARI DRÂN




Dans la culture d'Europe Centrale du début de ce siècle, l'œuvre de Carlo Michelstaedter représente un des pôles ou plutôt une des lignes-frontière qui la circonscrivent entièrement. En effet, il ne s'agit pas d'une simple expérience dans le cadre de cette culture, mais précisément de son acmé : tout aussi profondément enracinée dans les problèmes qui la travaillent, qu'elle est extraordinaire par la forme et la radicalité avec laquelle elle affronte ces problèmes et les «combat». Une affinité profonde — presque une «harmonie cachée» — relie — au-delà des différences récurrentes de contenu et de méthode de recherche — toutes ces voix de la génération des années quatre-vingt qui, au cours de la décennie précèdant la Grande Guerre, s'expriment en des œuvres où se mêlent l'enthousiasme de la jeunesse, la géniale solitude dont elle est seule capable quelquefois, au douloureux désenchantement, à l'adieu, au renoncement propre à une maturité plus sobre et plus lucide. Ce «ton» suffirait déjà à expliquer leur prédilection commune pour cet archétype de toute «métaphysique de la jeunesse» contemporaine que représente Le Monde de Schopenhauer. Amitié, oui, philotès, de fait, entre l'Ibsen de Slataper et L'Ame et les formes de Lukács, entre Wittgenstein et Michelstaedter, mais aussi profonde inimitié, neikos ; sur une trame analogue de rapports, de références, et plus encore: sur la base d'un ethos commun, libre de tout compromis, de toute mesotès, se font jour des choix irréductibles, des positions théorétiques violemment contrastées (qui par elles seules suffiraient à liquider cette image d'opérette de la finis Austriae commercialisée au cours de ces dernières années par d'innombrables «spectacles»). Amitié, oui, mais amitié stellaire.
Trois œuvres, selon moi, émergent de ce contexte comme œuvres-frontière, capables d'en «orienter» l'interprétation globale: L'Ame et les formes du jeune Lukács, qui paraît à Budapest en 1910 et l'année suivante en traduction allemande à Berlin; La persuasion et la rhétorique de Michelstaedter, dont les appendices critiques furent achevées le 16 octobre 1910, la veille même du suicide de l'auteur; le Tractatus de Wittgenstein, terminé, comme on le sait, à Vienne en 1918, et publié seulement en 1922 (l'année même de la première édition complète de la Persuasion), mais dont les idées fondamentales semblent être définies dès 1912-1913. Années qui coïncident avec les premiers livres de Kafka. Commune, l'origine juive: un judaïsme qui, bien qu'«assimilé», pose encore problème, est encore interrogé, et n'apparaît pas comme une donnée biographique, mais plutôt comme une «puissance» de l'œuvre. Et comme on le verra, nous pouvons même déjà entrevoir à proximité, l'Étoile de la rédemption de Rosenzweig. OEuvres en tension, en opposition — mais qui justement grâce à une telle opposition réciproque peuvent être pleinement comprises dans leur irréductible individualité.
Commun, le refus de la «culture esthétique» que Lukács, en 1910, définit ainsi dans l'essai portant ce même titre: «Il existait un centre: le caractère périphérique du tout. Toute chose avait acquis une valeur symbolique: le fait même que rien n'était symbolique, que tout n'était que ce qu'il semblait être dans l'instant où il avait été vécu (...) rien en effet n'existait qui ne puisse s'élever au-delà des instants singulièrement vécus. Il existait un rapport entre les hommes: l'entière solitude, l'absence totale de tout rapport». L'unité de la «culture esthétique» consiste en son manque d'unité. Où qu'il porte le regard, l'esthète n'est frappé que par sa propre impression. Aucune chose n'est véritablement res pour lui, rien qui n'ait une existence propre, une vie propre. Pour l'esthète — tout comme pour la vana curiositas du spécialiste — le monde et le moi oscillent dans l'éternelle insecuritas de la Stimmung, de l'état d'âme, de l'Einfühlung. Dans l'idée de «culture esthétique» convergent des courants multiples et dominants de la culture européenne de cette fin de siècle: si l'impressionnisme s'avère en être quasiment l'origine (et Lukács, tout comme d'autres, opposera à l'impressionnisme, un Cézanne, un Van Gogh ou un Gauguin), trouvent place en son sein tant le psychologisme d'inspiration machienne (contre lequel réagira puissamment la phénoménologie de Husserl), que toute forme de «naturalisme de l'âme» (fût-elle de caractère symboliste ou, plus tard, expressionniste), et l'interminable cortège des déformations vitalistes de la dura lectio nietzschéenne. C'est surtout à ces dernières que semble se référer Michelstaedter lorsque, dans le Dialogue de la morale et de l'esthétique héroïque, il pose la «question esthétique»: devant la décadence glorifiant l'«élan éternel», «les forces vives de la nature», la «beauté» de l'«orgie dionysiaque», Michelstaedter prend le masque du «consciencieux employé de Dame raison» pour démontrer l'infranchissable aporie de cette prétendue «vie supérieure», de sa prétendue «autonomie» par rapport aux schémas éculés de la tradition. Dans le grand Dialogue de la santé (1910) le monde de l'esthétique apparaît comme le monde de l'insatiabilité et du manque: ce n'est pas toi qui possèdes les choses en lui, mais les choses (que tu crois avoir pleinement «consommé» dans ton impression, dans la puissance «dionysiaque» de ta vie) qui te possèdent. Constamment tu en dépends : tu t'affirmes seulement dans la mesure où insatiablement tu en fais consommation. Celui qui élève au statut de vérité l'absence de vérité et à celui de centre la disparition du centre; celui qui, sur aucune chose peut fixer son regard, et par aucune chose peut être regardé, n'est pas l'homme libre, mais l'esclave entre tous: il dépend à chaque instant du jeu des apparences et des événements dans leur être fugitif, il ne peut qu'en suivre les «insatiables» transformations. Un profond pathos de la vérité, le sens d'une responsabilité absolue de la pensée et de l'écriture, unissent Lukács, Michelstaedter et Wittgenstein. Comme l'Ibsen, ou le Tolstoï dont parle Michelstaedter (tout comme Slataper à cette même époque; sans oublier que Tolstoï est aussi l'«étoile fixe» de Wittgenstein), ils ne se contentent pas d'«exprimer les sensations superficielles de leur âme» mais crient au visage de la foule: «Vérité! Vérité!» (O., p. 653-654).
Mais quelle Vérité? A ce point, les voies divergent. Ici la «métaphysique de la jeunesse» s'avère complexio oppositorum; et surgit alors le caractère extraordinaire de l'œuvre de Michelstaedter. La réponse du jeune Lukács à la crise de toute Kultur unitaire se concentre sur le problème de la forme de l'essai. L'écrit qui lui est consacré — la fameuse «lettre» à son ami Leo Popper, écrite justement à Florence, l'année même de la mort de Michelstaedter — sert d'introduction au recueil de L'Ame et les formes. Nous pourrions définir l'essai lukácsien comme une version «trauerspiel», dramatico-douloureuse, de l'essai simmelien (théorisé en particulier dans le bref et lumineux écrit de 1909: Pont et porte): pour ce dernier, l'impossibilité de reconstituer le cadre d'une culture «symbolique» ressort encore, «positivement», dans la relativisation réciproque — et donc, l'inséparabilité — du moment de l'union et de celui de la dissolution ou de la «crise». L'essai simmelien est encore pensé dialectiquement, comme la forme contemporaine spécifique de la pensée dialectique, comme forme non systématique de cette même dialectique. Au contraire, l'inspiration fondamentale de l'essai lukácsien semble plutôt kantienne — pleine de cette paradoxale radicalisation de la dimension éthique, déjà dominante dans l'œuvre d'un Weininger, qu'il serait nécessaire d'intégrer au cadre de notre recherche. L'essai ne représente pas ici l'équilibre inquiet entre «solve» et «conjunge», mais la position de celui qui «possède» le centre sous la forme de l'éloignement infranchissable: l'essai qui «tourne» autour de son feu, le comprend dans la mesure même où il en est inexorablement séparé. La vérité c'est l'idée (justement au sens kantien) de l'essai. Il ne «simulera» pas pour autant une composition, une union, mais devra de manière accomplie montrer justement l'infranchissable distance qui sépare de la vérité — en se faisant, par cela même, le gardien de l'idée. L'essai ne s'apaise pas dans quelqu'impressionnisme ou relativisme que ce soit — il montre la vérité, mais précisément comme absence. L'essai ne «renonce» pas à ce qui lui est propre — mais justement parce qu'il l'aime absolument, il ne pourra jamais objectivement le posséder.
La position de Michelstaedter est, au contraire, métaphysiquement opposée à toute idée d'essai (et, de ce point de vue, elle est analogue à celle de Wittgenstein). Les raisons de cette opposition ne pourront s'éclairer qu'en avançant dans l'interprétation de la Persuasion et la Rhétorique, en ce qu'elles coïncident avec les fondements mêmes de la pensée de Michelstaedter. Par essence, l'essai, quelque forme d'essai que ce soit, est une interminable interprétation, jamais persuadée ; l'essai est éternelle «attente» du feu du texte, qu'il garde pourtant, mais jamais, en son temps, ne pourra se donner le kairos qui fait «demeurer stable», «résister» (PR, p. 70 [71]), le kairos11 de l'«actuelle possession» (PR, p. 71 [72]) du présent, «ergôn akmé» (selon les mots de Sophocle, cités par Michelstaedter, p. 72 [id.]): point culminant de toutes les œuvres et dans lequel tout dis-courir se tait.
Comment exprimer une telle acmé? C'est vers la parole de la sophia que Michelstaedter se tourne. Ce «retour» à la Grécité présente des traits extraordinaires — il est absolument aux antipodes de celui de l'idéalisme classique, mais apparaît aussi radicalement «polémique» au regard de la vision nietzschéenne du classique. Le premier a un «texte sacré» (l'expression est de Hegel): le Parménide de Platon, lequel est le texte «maudit» de Michelstaedter. Le second (qui maintient des rapports essentiels avec le premier: il suffirait de penser à l'interprétation presque commune de Héraclite) dissout dans la forme tragique de sa dialectique à la fois le problème de la Vérité et de la Persuasion. L'acmé de Michelstaedter s'exprime au nom d'une sophia parménidienne, dont la vérité contredit tragiquement la voie des mortels à deux têtes, des mortels qui dis-courent dans l'onomazein, qui dépendent de ce temps-chronos de la succession, celui-là même du discours et de ses noms. Il s'agit — je le répète — d'un «retour au classique» in-ouï pour la culture européenne de l'entre-deux siècles (et toto caelo différent de celui implicite dans l'essayisme, fut-il lukácsien, qui porte sur l'idée platonicienne d'Eros, et tient le Banquet pour son «texte» en propre). Ce qui chez Parménide «foudroie» Michelstaedter est l'affirmation nette, dépourvue de clair-obscur, immobile (»la nécessité pour les hommes est justement le déplacement: ni blanc, ni noir, mais gris, ils sont et ils ne sont pas, ils connaissent et ne connaissent pas: la pensée devient «. PR, p. 99 [102]), du caractère in-intentionnel de la vérité. Ceci distingue Michelstaedter aussi de la «Philosophie als strenge Wissenschaft» de Husserl (notons que le «programme» husserlien qui porte ce titre paraît dans «Logos» en 1910-1911), «remémorisation» radicale, par contre, de la tradition cartésienne. La rigueur de la philosophie ne peut être définie sur la base du fundamentum inconcussum du Cogito — car Cogito ne signifie pas je sais, mais «je cherche à savoir: autrement dit, le savoir me fait défaut: je ne sais pas « (PR, p. 99 [102]). Le Cogito caractérise l'être amphibie de la philosophie, en tant que devenir connaissance et donc toujours vide dans le présent, toujours attention du futur. Si Cogito est ce penser qui attend, qui est attentionné, qui ne possède vraiment aucun présent, je ne pourrai jamais en conclure, me fondant sur lui, que je suis (cogito, ergo sum), mais, tout au plus seulement que j'ai été ou que je serai. Le «fondement» du Cogito (sur lequel on prétend édifier une philosophie «rigoureuse») apparaît en réalité comme le processus même qui dis-trait dans le temps de la succession, où tout oscille entre être et non-être, où rien n'est véritablement présent.
Le nihilisme constitutif du Cogito est à la base de la dimension de la Rhétorique. Ceci doit être bien compris pour liquider les différentes interprétations simplement éthiques ou, a fortiori, littéraires de l'idée michelstaedterienne de rhétorique. Cette idée est rigoureusement philosophique: est rhétorique toute conception intentionnelle de la vérité, c'est-à-dire toute conception pour laquelle la vérité est réduite à l'ordre de l'interprétation, à la forme du discours, au problème de sa cohérence interne. Est rhétorique la prétention de posséder le savoir à travers la conventionnalité de l'onomazein, est rhétorique le fait de prétendre que la connaissance puisse être formée par un «système de noms» (PR, p. 98 [101]). L'idée de rhétorique ne reflète donc pas une simple phénoménologie des comportements, autrement dit, n'est en rien descriptive — mais entend attaquer la structure même du discours philosophique, tel qu'il émerge de la «grande crise», entre le Platon des derniers dialogues et Aristote. Ici la philosophie se transforme, pour Michelstaedter, en enquête sur les mots et les modes de la langue, en une cristallisation de ses termes: on simule une classification systématique des modes de parler qui soit la classification de la chose elle-même ; on simule une correspondance «naturelle» entre l'appellation et la chose — cette «voie» justement qui, pour Parménide, représente un délire radical hors du cœur qui ne tremble pas d'Alethèia.
Oeuvre époquale, œuvre qui détermine en grande mesure tout le développement successif de cette pensée «dé-lirante» de l'Occident, que le Parménide de Platon — où, pour Michelstaedter, un Parménide vieilli, qui a perdu ou oublié tout «enthousiasme» (cette divine mania qui l'avait ravi à la présence de l'auguste déesse), s'efforce par une monstrueuse intelligence de montrer dans les mots la connexion possible, la symplokè, le métaxy, entre la rhétorique du quotidien, du temps dis-courant et la Persuasion, la Vérité. Dans le Parménide, serait formulé le projet même de la pensée occidentale, en tant que volonté de compréhender-concevoir le devenir: à savoir volonté d'être-dans-le-temps, d'«appartenir» au devenir et en même temps de le «théoriser», de le dominer conceptuellement. Le concept de rhétorique chez Michelstaedter, compris selon son inspiration la plus radicale, désigne cette volonté de «confusion», de «compromis» (possible uniquement dans le jeu des mots) entre devenir-discourir (il est «nécessaire» de se le concilier — comme on dit) et le présent compos sui de la Persuasion. Il faut se forcer à identifier quels composants théorétiques fondamentaux alimentent cette critique désespérée michelstaedterienne de toute forme de dialectique (donc, aussi de cette forme de dialectique propre à l'essayisme — et qui aura à jouer un rôle tout à fait central dans le «style» de la pensée du xxe siècle). Ce que Michelstaedter entend par Philopsychia, par l'«amour» inauthentique pour la vie dissipée dans le temps où «panta reî», fille de Penia, toujours en attente, toujours déficiente, toujours en corrélation-dépendante, jamais déterminée — ne peut être rattaché, aussi facilement qu'on pourrait le croire, à ce «climat» culturel (auquel appartient certainement aussi le jeune Lukács) qui va de la crise des «fondements» du rationalisme positiviste du XIXe à Sein und Zeit. Les analogies entre le thème de la vie inauthentique, distraite dans le temps de la succession chrono-logique, développé dans la Persuasion et la Rhétorique, et dans certaines parties de l'analytique heideggérienne, sont sans aucun doute impressionnantes — mais la différence n'en apparaît que plus clairement. Il n'est pas qu'une forme du langage (celle du «On», du Man, de l'impersonnel: le langage présupposé, hérité, déjà-dit) qui soit inauthentique, radicalement, pour Michelstaedter, mais la constitution même du langage en tant que tel, qui ne peut correspondre au programme, déjà énoncé par Novalis, d'une parfaite émancipation par rapport à l'esthétique, par rapport à la dépendance du sens. Le langage ne peut pas ne pas servir à signifier — ne peut pas ne pas s'avérer, par effet de gravitation, être attiré vers un «autre» que soi. Pas une de ses logicisations, pas une de ses catharsis philosophiques, qui puisse le racheter de ce péché originel. La philosophie ne sera que la «mise en ordre» de ce langage, ainsi structuré, du devenir de ses modes et termes structurellement inadéquats pour toucher la chose même. La question de la Vérité et de la Persuasion ne peut donc pas se poser dans les termes de l'expression linguistico-discursive.
Cette idée rappelle fortement l'intuition-base de la critique brouwerienne des fondements de la théorie classique des ensembles et, plus généralement, de toute tentative de fondement logique de la mathématique. A la même époque, paraît la grande œuvre du mathématicien hollandais sur les Fondements (1907), précédée par un petit volume tout à fait négligé par les historiens de la pensée du xxe, Leven Kunst en Mystiek (1905), dans lequel, à travers une confrontation serrée avec les mêmes textes que Michelstaedter, Lukács ou Wittgenstein (De Schopenhauer à Eckhart — jusqu'à certaines influences de l'ancienne mystique indienne), au langage intrinsèquement expression de la philopsychia, instrument-véhicule de l'empaysement, de la domestication, de la communication-aliénation, s'oppose la forme persuadée en soi, l'ou-topia éradiquée de tout rapport de dépendance, de l'intuition mathématique et du grand art. Il ne me semble pas hasardeux d'affirmer que Michelstaedter, cherchant à montrer la dimension de la Persuasion, pense justement à ces formes. S'il retrouve surtout chez les poètes (des Tragiques grecs, à Pétrarque, à Leopardi), chez les grands «denkende Dichter», la dénonciation du «dieu que tous honorent» (PR, p. 56 [55]), à savoir celui de la philopsychia, c'est justement parce que dans l'art se montre au plus haut point cette vérité «qui soulève l'individu de ses racines et déchaîne en lui la question d'un présent plus rempli» (O., p. 157), c'est parce que l'art lui apparaît, parmi toutes les autres formes d'expression, celle la plus étrangère à toute «dis-cursivité» gratuite, libre du schéma de finalité et de projet qui domine les autres. C'est dans ce contexte que devront aussi être comprises les images continues, dans l'œuvre de Michelstaedter, de solitude et de désert; elles veulent indiquer l'ou-topia, littéralement: le non-lieu d'une expression qui ne discourt pas, qui ne «dépend» pas (ainsi, pour Brouwer, la mathématique est «sans mots aucun»). Il est certainement juste de saisir aussi dans ces images le sens de l'origine juive de Michelstaedter (persuadé est celui qui est «seul dans le désert», et ce n'est que dans une telle solitude qu'il «vit une vie d'une profondeur et d'une étendue vertigineuse» (PR, pp. 70, 87 [70, 88]) — que ce soit dans le désert, libéré de l'«esthétique» des relations particulières (PR, p. 81 [82]), que l'individu puisse s'affirmer dans sa plus profonde et invincible liberté, est une idée qui rappelle fortement le Moïse et Aaron de Schönberg) — mais il ne faut pas oublier que l'œuvre de Michelstaedter traite d'un problème éminemment philosophique (justement dans sa prétention à valoir comme critique radicale de la tradition philosophique) et ne peut donc être lue comme un ensemble de motifs disparates, tantôt théoriques, tantôt littéraires, tantôt religieux. Est solitaire «la possession de soi» — totalement déracinée du flux de l'onomazein, dont la philosophie n'est autre que la tentative récurrente de mise en ordre, de système; solitaire la «divine persuasion» de l'intuition unifiée à son propre «objet», de la pensée identique à l'être-pensé et qui, de fait, dans son exercice, ne tend pas à autre chose que soi, ne s'«aliène» pas, mais persiste dans son présent même, demeure. Est solitaire l'expression, épurée de toute mimesis, qui crée d'elle-même sa propre vie, qui est son propre monde, «maître et non esclave chez lui» (PR, p. 73 [75]) (chez Michelstaedter abondent des expressions qui pourraient rappeler de thèmes gnostiques — mais nous verrons bientôt comment ils sont absolument privés de leur dimension sotériologique originelle. En des termes analogues, des thèmes gnostiques affleurent chez Leopardi, véritable «auteur» de Michelstaedter).
Que le langage reste inexorablement en-deçà d'une telle solitude, et donc d'une telle vie — et qu'en même temps, la philosophie ne soit essentiellement que classification-logicisation des termes du langage, et donc essentiellement inadéquate à «toucher» la vie — tel est le trait qui rapproche véritablement Michelstaedter de Wittgenstein. Pas seulement du Wittgenstein du Tractatus, puisque la conscience du caractère arbitraire des limites de la signification, de la différence métaphysique entre le signifier et le fait de «donner la raison» (O., pp. 294-295), accompagne Wittgenstein au cours de toute son œuvre. Son long travail tout entier, tout comme la flamme instantanée de celui de Michelstaedter, résonnent comme une critique radicale de l'illusion du sujet parlant de s'ériger comme Sujet absolu, et donc de simuler [fingere] que ses propres mots soient le mouvement même de la vie, autrement dit que les limites de la puissance des mots coïncident avec les limites de la réalité (O., p. 143). Cette critique fonde le refus commun et intransigeant de toute forme d'idéalisme (qu'on se reporte, chez Michelstaedter, aux traits «féroces» sur Croce, par exemple).
Que la philosophie — en tant qu'«organisme syntaxique», en tant qu'elle est fondée sur la valeur des relations et des «dépendances» réciproques — ne puisse avoir l'intuition de la chose elle-même, ne puisse posséder une parole vivante pour exprimer ce que l'homme a «à cœur» dans sa vie, et donc n'ait aucun pouvoir de persuasion authentique (O., p. 287) — que son argumentation puisse seulement «vaincre», mais non pas «convaincre» — c'est exactement le contenu des dernières propositions du Tractatus. Une «haine» identique à l'égard des mots qui prétendent être la vie, les anime tous deux — un même sens désespéré de la limite tautologique de l'argumentation philosophique (O., p. 236) (mais qu'on y prenne garde: de l'argumentation philosophique rigoureuse). Toutefois Wittgenstein ne risque pas un mot au-delà de cette limite: le seul moyen de désigner ce qui la dépasse — la vie — c'est le silence. La position de Michelstaedter défie, au contraire, le paradoxe: il cherche le chemin des mots dans lesquels résonne aussi le timbre de la persuasion. Qu'il soit bien conscient du caractère plus que paradoxal, antinomique, de sa tentative, est évident si l'on en juge par la Préface à la Persuasion et la rhétorique: «Moi je sais que je parle parce que je parle, mais que je ne persuaderai personne: et c'est une malhonnêteté — mais la rhétorique anankazei me tauta drân bia — [me contraint à faire cela...] « (Sophocle). Donc la Persuasion et la rhétorique aussi est rhétorique! Puisque, comme nous l'avons vu, la rhétorique n'est pas une forme du langage, mais le langage dans son essence. Toute tentative de «parler» de la persuasion se révèle intrinsèquement antinomique. Et pourtant cela doit être fait: drân, faire, — verbe tragique, par excellence, qui indique non pas le faire dans sa dis-cursivité quotidienne, mais l'instant, l'acmé suprême de la décision, le comble de l'action, où le caractère du héros émerge pleinement, irréversiblement. Cela doit être fait, malgré tout : soulever le langage de l'intérieur en le forçant, bia, à sortir de soi, comme s'il pouvait se dépasser. Ou, pour paraphraser Wittgenstein: cela doit être fait: se taper la tête contre ses limites, contre sa cage, jusqu'à ce que ça saigne. Ce faire-malgré-tout marque la tonalité tragique de l'œuvre de Michelstaedter et la différencie en cela nettement du Tractatus. Le logos de la Persuasion et la Rhétorique est «double»: rhétorique qui veut se supprimer (et en sait l'impossibilité), rhétorique «infidèle» à l'égard d'elle-même — infidélité sacrée, pourrions-nous dire avec Hölderlin, comme celle qui anime le héros tragique à l'égard du monde divin. Durant toute sa vie Wittgenstein lutte contre le démon de la tragédie — réussit à «lui survivre» — mais sans jamais s'en consoler, sans jamais le croire vaincu, sans jamais véritablement s'apprivoiser dans la rhétorique. A l'honnêteté ascétique de Wittgenstein s'«oppose» la «malhonnêteté» tragique de Michelstaedter.
Mais le caractère tragique de la pensée de Michelstaedter contraste aussi avec la position de Brouwer, qui voit dans l'intuition mathématique, opposée à la discursivité logique justement le dépassement accompli de la forme tragique. (Dans l'idée de la mathématique comme absoute [assoluta] du langage, Brouwer est aussi, évidement, aux antipodes du «second» Wittgenstein). Pas même la «persuasion mathématique» (étant admis que la forme mathématique puisse apparaître en elle-même persuadée — ce que Wittgenstein niera) ne peut représenter la vie persuadée. Son «jeu sérieux» se fonde même, tout comme l'intuitionnisme de Brouwer le démontre, sur l'a priori du temps: la possibilité transcendantale du jeu mathématique consiste dans la bissection originelle de l'unité: l'un, en se disant, est deux, est uni-duité. Mais ceci n'est pas autre chose que le mouvement fondamental du Parménide de Platon! Un désespoir analogue à l'égard de la parole unit donc la mania philosophique de ces trois auteurs (et, en cela, ils apparaissent véritablement tous trois comme l'expression du Lord Chandos hofmannsthalien). Ils vivent avec la même intensité — mais pour les raisons que nous venons d'exposer, et non à cause d'une vague Stimmung ! — la condition des sans-patrie dans cette «antique demeure du langage» krausienne. Mais Brouwer pense à l'intuition mathématique comme réelle ou-topia par rapport à cette demeure; Wittgenstein, au contraire, s'y installe, s'interdisant toute image «dépassante», mais s'y installe, insistant toujours sur le fait que ce qui véritablement compte, ne peut être affirmé dans ses limites, il s'y installe, en vérité, comme une «âme étrangère» ; Michelstaedter tente la voie — certainement «malhonnête» aux yeux d'un Brouwer ou d'un Wittgenstein — du «double logos», du discours tragique qui, en se disant, se nie presque en tant que tel, de la rhétorique qui s'acharne contre elle-même, qui «implose». Et par ce fait il rencontre l'aporie de la «voie intérieure» schopenhauerienne: l'aporie de la volonté qui veut le non-vouloir, de la volonté qui devrait se retourner contre elle-même — mais, qui ne se voulant pas, en cela se réaffirme elle-même justement. L'aporie du « deseando nada» de Saint Jean de la Croix.
Les critiques qui reconnaissent chez Michelstaedter la présence «victorieuse» de la volonté dans la dimension même de la Persuasion ont donc certainement de bonnes raisons pour cela. Et si la volonté implique — comme justement déjà chez Schopenhauer — la volonté-de-la-vie, si volonté signifie représentation, alors un lien inextricable en relie la dimension à celle de la rhétorique. L'aporie se manifeste jusque dans l'écriture de Michelstaedter: il parle de « s'approprier le présent», de devoir perdurer, résister, «être maître « (PR, pp. 69 sqq., [n.s.]). Un impératif insistant scande le monde de la Persuasion (cf. O., pp. 149-150). Mais comment un présent authentique, accompli, peut-il naître des formes du vouloir, du devoir, de l'impératif? Comment distinguer cette appropriation (du présent) des formes du pro-jet, de l'en-à-venir [infuturamento], de l'«esprit vagabond, jusqu'en fin toujours à jeun» ? Les critiques ont raison, certes — mais jamais comme en ce cas n'a été vraie la boutade qui dit que rien au monde n'est en vente à meilleur prix que le fait d'«avoir raison». Comme le montrent ces mots déjà cités de la Préface à la Persuasion et la Rhétorique, Michelstaedter est parfaitement conscient du caractère antinomique constitutif de son œuvre. Mais littéralement anti-nomique, c'est-à-dire opposée au nomos du langage discursif, à la loi qui domine tous les «sujets» de la communication et de la relation, telle est cette expression qui cherche à persuader «l'humaine existence», les «misérables mortels», «tout à fait malades» du «il est» seul, du présent. Anti-nomique, par rapport au nomos de la dialectique qui veut «vaincre» l'autre, «s'approprier» ses mots, telle est l'expression qui l'«aime» et veut le constituer en tant que personne (O., p. 297). Une vie persuadée ne peut être donnée dans les limites du langage, et pourtant justement l'affrontement absolument désespéré contre de telles limites, est un signe anti-nomique: il est un signe irréductible par rapport à ce système de signes qui informent du monde «commun». Il ne dit pas, comme ces derniers — mais n'est pas pour autant simple silence, non-dire négatif. Il se montre, dans le naufrage même du dire «commun», quand il prétend dire la vie. La «poésie pensante», que Michelstaedter interprète comme unique témoignage de la persuasion, est ce faire-signe: en elle justement le désespoir du dire, le désespoir qui saisit le dire à son acmé, indique, «montre» la vie indicible — la vie libérée de la volonté «en aucun point satisfaite» (PR, p. 42 [43]), la vie non plus «survie», non plus simple «crainte de la mort» (PR, p. 69 [id.]). Car c'est justement à la vie que doit mener le chemin ascendant du bouleversement désespéré de la rhétorique. Chez Wittgenstein, prenons-y garde, il n'y «conduit» point — au terme du Tractatus, il n'est pas vrai que nous soyons plus «proches» de la vie qu'au début. Chez Schopenhauer, le problème se pose en des termes précisément opposés: la volonté qui se tourne contre elle-même, se tourne contre la vie qu'elle reproduit continûment. Depuis la mort, au contraire, depuis la peur de la mort, qui pousse l'homme à vouloir continuer, depuis l'impersonnelle philopsychia qui fait survivre, justement dans la mesure où elle nous manifeste continûment «déjà morts dans le présent» (PR, p. 69 [id.]), le semainein paradoxal-antinomique de Michelstaedter veut «conduire» à la vie. Ce qu'aucun dire, aucune imagination [fantasia], fût-elle «haute», ne peut véritablement toucher-comprendre-intuitivement, ce dont aucune «puissance» [possa] du langage ne peut être vérité (dans le sens de l'alethèuein : du dévoilement), c'est la vie même. La voie de Rosenzweig a une forme identique: vom Tode ... zum Leben: de la mort ... à la vie» — c'est là, «parvenus» à la vie, que le livre se tait. Mais la vie de Rosenzweig est intrinsèquement connotée par l'être-là effectif du peuple juif — c'est la vie du judaïsme qui, dans son déroulement dans le temps, est plus que temporelle. Chez Michelstaedter, au contraire, c'est la parfaite ou-topia de la vie persuadée, de l'idée de Persuasion en général. Mais l'absence de toute racine — fût-elle même cette racine «errante» qui constitue la vie d'Israël — ne produit, dans le langage paradoxal-antinomique conscient de Michelstaedter, aucun pessimisme. Tous les auteurs à l'aune desquels nous avons affronté le «problème Michelstaedter» sont parfaitement étrangers à l'aura pesante du pessimisme — mais Michelstaedter (précisément lui, qui se suicide à vingt-trois ans) l'est avec plus de force, avec plus de conviction. Tout pessimisme déclaré (telle est la thèse fondamentale du Dialogue de la Santé) n'est qu'un pessimisme imparfait. Si la vie est (au sens schopenhauerien) volonté de vie, et donc déficience et douleur, il faut «porter tout le poids de la douleur et tirer de ce poids la joie et la vie». La «parole joyeuse de la santé» n'est pas prononcée ici, comme ce peut être le cas chez Schopenhauer, en opposition à la vie, elle n'est pas la parole de la négation de la vie, mais s'affirme comme la force parfaite pour en porter le poids, sans vanité, sans illusion et sans flatterie. Les parfaits pessimistes sont ceux qui en ont déjà dépassé le signe: ils ne demandent pas à la vie de dépasser la douleur qui lui est inhérente, ni ne s'en lamentent (ni n'accusent, ni ne pleurent) mais demeurent en elle, établissent en elle leur œuvre, sont en-ergoi dans la douleur et demeurent en-arghia précisément dans son embrassement. La vie persuadée n'apparaît pas abstraitement autre par rapport à celle «malade» de l'attendre et du prétendre, mais comme la coïncidence en acte entre l'être-là de la personne et l'endurance radicale de la douleur liée à l'exister. Le présent de la persuasion signifie l'être en-arghia dans la douleur, non au-delà d'elle. C'est donc la possibilité de cette vie, persuadée, autonome, pacifiée dans le présent de son propre «mal» (n'aspirant à aucune dimension transcendante de salut — ce qui justement en annulerait le présent et nous ferait replonger dans le nihilisme de la rhétorique), qui constitue l'ou-topia indicible de la parole de Michelstaedter.
Cet aspect est essentiel à la compréhension de l'œuvre de Michelstaedter. La dimension de la persuasion n'annule pas la douleur — en tant qu'idée marquée par une intention radicalement anti-nihiliste, elle ne peut se présenter non plus comme négation de la douleur. C'est la rhétorique qui cherche en vain à tromper, illusionner [in-ludere] ou se jouer de la douleur. C'est la philosophie — comme le dira Rosenzweig — qui veut se donner l'illusion de «jouer», par ses mots qui prétendent se faire vie, l'angoisse de l'individu devant la mort (»Abschaffung des Todes»). La persuasion ne vaut pas comme un énième «refoulement» — mais comme l'acceptation parfaite d'une telle angoisse. N'est pas persuadée, la vie qui la «dépasse» (la figure de dépassement est la quintessence du nihilisme, comme nous l'apprendra Canetti), mais la vie qui en elle demeure et, demeurant en elle, agit — la vie, en somme, maîtresse de son propre présent, là où tout semblerait inciter à un en-à-venir, à la recherche de salut dans l'«ailleurs», ou à la simple résignation du «weiterleben». La vie persuadée n'est pas ek-statique par rapport au devenir, au dis-courir du temps et du logos, mais constitue en quelque sorte l'instant qui les interrompt, l'instant de leur arrêt. Telle est la vraie «pensée abyssale» de Michelstaedter (et la citation nietzschéenne, comme nous le verrons, n'est point due au hasard: là véritablement Michelstaedter rencontre le Nietzsche encore parfaitement «inactuel», le Nietzsche posthume — pour lequel non pas le cercle, non pas l'anneau de l'éternel retour, est une figure de la négation de l'«esprit de gravité», mais l'instant, l'Augenblick, qui suspend la domination de Chronos, qui en dé-cide le continuum. Tel est le présent dont parle Michelstaedter): dans le temps-chronos peut s'ouvrir l'instant de la décision, l'instant qui met en crise radicalement l'aller-au-delà, le flux, l'anxieuse attente d'un futur qui annule le présent. La vie persuadée se concentre dans le feu de l'instant: elle ne voit pas dans son présent le non-plus du passé, le non-encore du futur, elle ne saisit pas son présent comme un point indifférent dans la succession des nyn (sur le fond, nous retrouverons dans Etre et Temps de Heidegger une critique de la conception aristotélicienne du temps, parfaitement analogue), mais voit chaque présent comme le dernier (PR, pp. 69-70 [id.]).
La persuasion ne se donne que dans l'instant; l'idée de persuasion coïncide avec l'a-discursivité et in-intentionnalité de l'instant, compris eschatologiquement. A la lumière d'une telle idée semblent «s'éteindre» ces possessifs-impératifs connotés qui imprègnent aussi de nécessité tout vouloir signifier la Persuasion. Dans l'instant, opposé au simple moment-nyn, dans l'instant comme présent extrême, arrêtant toute volonté de pro-jet, toute forme d'en-à-venir, règne la pure Justice. Gerechtigkeit — dirait-on avec Nietzsche — non das Recht. Le droit appartient à la rhétorique de l'échange, de la communication, du survivre: dans le règne du droit «tous ont raison, personne n'est juste» (PR, p. 76 [77]). C'est le règne des droits et des devoirs, du recevoir et du donner, de la demande réciproque. Dans la persuasion, dans l'instant de la vie persuadée, rien ne se demande ou ne s'attend; la pensée acquérante-impositive ne trouve pas, littéralement, espace dans l'instant. La vie persuadée est pur don, absolue dépense (on peut trouver des images et des motifs analogues dans quelques-unes des œuvres les plus intenses du jeune Lukács, comme le dialogue Sur la pauvreté d'esprit). L'affirmation n'admet pas de pluriel: « tout donner et ne rien demander, tel est le devoir — mais où sont les devoirs et où sont les droits, moi je ne le sais pas» (PR, p. 79 [80]).
Violence de la rhétorique et du droit. Est violent le nomos qui oblige au langage et au temps communs. Violent l'arrachement pro-jetant, l'idée d'interminable dépassement que ce logos «commun» exprime. Violente la nature la plus intime du Cogito, comme co(a)giter des mots et des termes pour réduire la vie à eux, pour la subsumer en eux. La persuasion, au contraire, est en paix, en-arghia — elle est l'énergie actuelle qui déracine la violence, en tant qu'ici-maintenant-entière (PR, p. 80 [80-81]) elle n'attend rien, elle ne prétend à rien. Dans la rhétorique «l'enjeu est un savoir subordonné à la puissance» (pour vaincre l'adversaire-interlocuteur), dans la Persuasion il n'y a pas de course, ni de «prix» (O., p. 365): ce en quoi elle consiste instantanément ne «vainc» rien — l'hallucination de la puissance s'est ici dissoute comme brume au soleil. Pour celui qui ne demande pas la vie et ne craint pas la mort, vie et mort sont «sans armes» (O., p. 366). Et c'est cela le bonheur et la santé.
Mais c'est aussi bien l'impossible. La voie de la Persuasion (qui n'en est pas une, puisque sont «voies» le flux et la contradiction des choses et des mots) n'est pas ardue ou difficile ou encore, comme nous l'avons dit jusqu'à présent, «inimaginable» dans la parole. Elle est aplòs, impossible. Se sauver de l'«agonisme» du logos, consister dans l'instant de la persuasion est l'impossible au sens propre, rigoureusement: car toute la dimension du possible appartient à ce qui est donné (PR, p. 81 [id.]). Entre ce que l'on affirme «possible» (même dans la plus grand improbabilité) et ce qui, de fait, existe, il n'y a aucune différence de principe. On dit qu'est possible ce qui peut être réel, et donc ce qui appartient principalement à la timé de la philopsychia. Seul l'absolument impossible s'y soustrait. «Le possible ce sont les besoins, les nécessités de la continuation, ce qui appartient à la puissance limitée vouée à la continuation, à la peur de la mort» — si la persuasion est un radical arrêt de cela, la persuasion est l'impossible. Impossible la pure Justice du donner-pour-donner, la parfaite gratuité du donner; impossible la «parole vivante» qui persuade sans vaincre, qui donne la vie persuadée sans trace de violence; impossible l'amour exempt de toute philopsychia que ces images évoquent. Affirmer que cela est impossible ne signifie pas décréter la faillite de l'idée de persuasion, mais en indiquer, à l'opposé, la dimension propre. On ne peut faire-signe véritablement d'une telle idée, si l'on n'en saisit pas l'impossibilité. Et bien évidemment: pour celui qui connaît seulement le possible, aucune persuasion n'est «possible». La persuasion est un fruit du jardin de l'impossible et de l'inutile.
La «passion» pour cet impossible domine, d'un bout à l'autre, les pages de Michelstaedter. Sa solitude, son désert n'expriment que cet impossible. C'est celui-là même qui «se montre» à la fin du Tractatus. Celui qui ne sent pas dans le silence de Wittgenstein ce tenter-de-dire désespéré de Michelstaedter (et Augustin n'était il pas un auteur de Wittgenstein lui-même?) mériterait véritablement un monument équestre dans cette «philosophie des universités» sur la porte de laquelle est gravé l'adage: «ici il est interdit de penser».



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