Amis, le sol est pauvre, il nous faut semer abondamment
Pour n’obtenir que de maigres récoltes.
1. Nous cherchons partout l’inconditionné et ne trouvons que des choses.
2. La désignation par des sons et des traits est une abstraction
digne d’admiration. Quatre lettres me désignent Dieu ; quelques traits
un million de choses. Comme l’emploi du monde devient ici aisé, comme la
concentricité du monde des esprits devient évidente ! La théorie du
langage est la dynamique de l’empire des esprits. Un mot d’ordre met en
branle des armées ; le mot liberté des nations.
3. L’Etat mondial est le corps qu’anime le beau monde, le monde spirituel. C’est son organe nécessaire.
4. Les années d’apprentissage sont destinées au jeune poète, les
années universitaires au jeune philosophe. L’Université devrait être un
institut entièrement philosophique : une seule faculté dont toute
l’organisation servirait à l’excitation et à l’exercice approprié de la
capacité de penser.
5. Dans un sens supérieur, les années d’apprentissage sont les années
d’apprentissage de l’art de vivre. C’est à travers des essais organisés
de manière planifiée qu’on apprend ses principes fondamentaux et qu’on
acquiert une habileté à opérer librement à partir de ces principes.
6. Nous ne nous comprendrons jamais totalement nous-mêmes, mais nous
ferons et nous pourrons faire bien plus que nous comprendre.
7. Certaines interruptions ressemblent aux gestes d’un joueur de
flûte qui, pour produire différents sons, bouche cette ouverture-ci ou
celle-là, et semble enchaîner des ouvertures sourdes et sonores de
manière arbitraire.
8. La différence entre l’illusion et la vérité tient à la différence
de leurs fonctions vitales. L’illusion vit de la vérité ; la vérité vit
sa vie en elle-même. On annihile l’illusion comme on annihile des
maladies, et l’illusion n’est donc rien d’autre qu’une inflammation ou
une extinction logique, exaltation ou philistinisme. La première ne
laisse habituellement derrière elle qu’un manque apparent de faculté de
penser qu’on ne peut supprimer qu’à travers une série décroissante
d’incitations et de contraintes. La seconde se change souvent en une
vivacité illusoire, dont les dangereux symptômes révolutionnaires ne
peuvent être supprimés qu’à travers une série croissante de remèdes
violents. Seules des cures chroniques rigoureusement suivies peuvent
modifier ces deux dispositions.
9. Toute notre faculté de perception ressemble à l’œil. Les objets
doivent passer à travers des foyers opposés pour apparaître correctement
sur la pupille.
10. L’expérience est l’épreuve du rationnel, et inversement.
L’insuffisance de la théorie dans l’application, souvent commentée par
le praticien, se retrouve réciproquement dans l’application rationnelle
de l’expérience pure, et est assez nettement perçue par les véritables
philosophes, toutefois assez réservés quant à la nécessité de ce succès.
C’est pourquoi le praticien rejette la pure théorie, sans soupçonner
combien la réponse à cette question pourrait être problématique : « La
théorie existe-t-elle pour l’application, ou l’application à cause de la
théorie ? »
11. Le plus haut est le plus compréhensible, le plus proche, le plus nécessaire.
12. Les miracles et les lois naturelles sont dans une relation
d’effet alterné : ils se limitent réciproquement et forment une
totalité. Ils sont unis dans la mesure où ils se neutralisent
mutuellement. Pas de miracle sans événement naturel et inversement.
13. La nature est l’ennemie des possessions éternelles. Elle détruit,
en suivant des règles fixes, tous les signes de propriété, supprime
tous les caractères de formation. La Terre appartient à toutes les
espèces ; chacun a droit à la totalité. A la primogéniture n’est associé
aucun privilège. – Le droit de propriété s’éteint à des époques
déterminées. Les conditions de l’amélioration et la détérioration sont
immuables. Mais si le corps est une propriété à travers laquelle
j’acquiers seulement les droits d’un citoyen de la Terre actif, je ne
peux me perdre moi-même en perdant cette propriété. Je ne perds rien
d’autre que ce poste dans une école princière, et accède à une
corporation supérieure où me suivent mes condisciples bien-aimés.
14. La vie est le début de la mort. La vie est à cause de la mort. La
mort est à la fois achèvement et commencement, séparation et rapport
plus intime à soi. La réduction s’accomplit par la mort.
15. La philosophie aussi a ses floraisons. Ce sont les pensées dont
on ne sait jamais si on doit les qualifier de belles ou de spirituelles.
[Friedrich Schlegel]
16. Par rapport à nous, l’imagination place le monde futur soit en
hauteur, soit en profondeur, ou bien dans la métempsychose. Nous rêvons
de voyages à travers l’univers, mais l’univers n’est-il pas en nous ?
Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. – Le chemin
mystérieux va vers l’intérieur. C’est en nous, ou nulle part, qu’est
l’éternité avec ses mondes, le passé et le futur. Le monde extérieur est
le monde de l’ombre, il projette son ombre dans l’empire de la lumière.
L’intérieur nous paraît naturellement si sombre, si solitaire et
informe, mais comme nous le percevrons différemment lorsque l’obscurité
aura disparu et que les corps d’ombre auront été repoussés. Nous
jouirons plus que jamais, car notre esprit aura été longtemps privé.
17. Darwin remarque que nous sommes moins éblouis par la lumière au
réveil lorsque nous avons rêvé d’objets visibles. C’est un grand
bienfait pour ceux qui, de ce côté, ont déjà rêvé de voir ! Ils pourront
supporter la gloire de l’autre monde.
18. Comment un homme peut-il avoir du sens pour quelque chose s’il
n’en n’a pas le germe en lui ? Ce que je dois comprendre doit se
développer organiquement en moi ; et ce que j’ai l’air d’apprendre n’est
que nourriture, incitation de l’organisme.
19. Le siège de l’âme se trouve là où le monde intérieur et le monde
extérieur sont en contact. Là où ils se pénètrent, il est dans chaque
point de l’interpénétration.
20. L’alternance de compréhension absolue et de non-compréhension
absolue dans la communication des pensées peut être déjà qualifiée
d’amitié philosophique. En est-il autrement lorsqu’il s’agit de nous ?
Et la vie d’un homme qui pense est-elle autre chose qu’une continuelle
symphilosophie intérieure ? [Friedrich Schlegel]
21. Le génie est la faculté de se servir d’objets imaginés comme
s’ils étaient réels et de les traiter de la même manière. Le talent qui
consiste à représenter, à observer avec précision, à décrire
l’observation de manière appropriée est donc différente du génie. Sans
ce talent, on ne voit qu’à moitié et on n’est qu’un demi-génie ; on peut
avoir une disposition géniale qui, en l’absence de ce talent, ne se
développera jamais.
22. Le préjugé le plus arbitraire est celui selon lequel l’homme
serait privé de la faculté d’être hors de soi, d’être avec sa conscience
au-delà des sens. L’homme a la capacité d’être à chaque instant un être
suprasensible. Sans cela, il ne serait pas un citoyen du monde, mais un
animal. A vrai dire, la réflexion et la quête de soi sont très
difficiles dans cet état, l’homme étant continuellement et
nécessairement lié au changement de nos autres états. Mais plus nous
pouvons êtres conscients de cet état, et plus vivante, plus puissante et
plus satisfaisante est la conviction qui en naît ; la foi en
d’authentiques révélations de l’esprit. Ce n’est ni vision, ni audition,
ni sensation ; c’est une association de ces trois activités, plus que
ces trois-là : une sensation de certitude immédiate, une vision de ma
vie la plus authentique et la plus intime. Les pensées se transforment
en lois, les désirs en accomplissements. Pour le faible, la réalité de
ce moment est un article de foi. Le phénomène est surtout frappant
lorsqu’on voit certains corps et visages humains, plus particulièrement
certains regards, certaines expressions, certains mouvements, lorsqu’on
entend certains mots, lorsqu’on lit certains passages, lorsqu’on prend
connaissance de certains aperçus sur la vie, le monde et le destin. De
nombreux hasards, certains événements naturels, en particulier des
moments de l’année ou de la journée, nous fournissent de telles
expériences. Certains états d’âme sont particulièrement favorables à de
telles révélations. La plupart sont instantanés, quelques-uns se
prolongent, très peu demeurent. Il y a ici beaucoup de différences entre
les hommes. L’un est plus capable de révélation que l’autre. L’un a
plus de sens, l’autre a plus d’entendement pour celle-ci. Ce dernier
restera toujours dans sa douce lumière, alors que le premier n’a que
des illuminations changeantes, mais plus claires et plus diversifiées.
Cette faculté est aussi sujette à maladie, dont les symptômes sont soit
un excès de sens et un manque d’entendement, soit un excès d’entendement
et un manque de sens.
23. La honte est bien un sentiment de profanation. L’amitié, l’amour
et la piété devraient être traités de manière mystérieuse. On ne devrait
en parler qu’à de rares moments de confiance, s’accorder en silence à
ce sujet. De nombreuses choses sont trop fragiles pour qu’on puisse les
penser, plus encore pour qu’on puisse en parler.
24. Le dessaisissement de soi est la source de tout abaissement,
comme au contraire le fondement de toute élévation authentique. Le
premier pas est un regard vers l’intérieur, une contemplation isolant
notre Soi. Celui qui s’arrête là n’est qu’à mi-chemin. Le deuxième pas
doit être un regard efficace vers l’extérieur, une observation active et
soutenue du monde extérieur.
25. Celui qui se contentera de représenter ses expériences, ses
objets préférés et ne fera pas aussi l’effort d’étudier avec application
et de représenter avec nécessité un objet qui lui est totalement
étranger et ne l’intéresse absolument pas, celui-là ne produira jamais
rien de supérieur dans la représentation. Le spécialiste en
représentation doit pouvoir et vouloir tout représenter. De cela naît le
grand style de la représentation, que l’on admire tant – et à juste
titre – chez Goethe.
26. Est-on passionné par l’absolu au point de ne pouvoir s’en
passer : alors on n’a pas d’autre solution que de se contredire sans
cesse soi-même et de relier des extrêmes opposés. C’en est
inévitablement fini du principe de contradiction, et l’on a le choix
entre deux alternatives : ou bien en souffrir, ou bien ennoblir la
nécessité par la reconnaissance d’une action libre. [Friedrich Schlegel]
27. On remarque chez Goethe une particularité singulière qui consiste
à relier des incidents mineurs et insignifiants avec des événements
plus importants. Il semble par là ne pas être animé par un autre
objectif que celui d’occuper poétiquement l’imagination avec un jeu
mystérieux. L’étrange génie a là aussi suivi la nature à la trace et en a
été marqué d’un gracieux tour de main. La vie quotidienne est pleine de
pareils hasards. Ceux-ci forment un jeu qui, comme tout jeu, aboutit à
la surprise et à l’illusion.
Plusieurs dictons de la vie ordinaire reposent sur une remarque
concernant ce rapport inversé. Ainsi par exemple les cauchemars
signifient du bonheur ; des paroles morbides une longue vie ; un lapin
qui traverse un chemin, du malheur. Quasiment toutes les superstitions
du peuple reposent sur des interprétations de ce jeu.
28. La plus haute tâche de la formation est de se rendre maître de
son soi transcendantal, d’être en même temps le moi de son moi. D’autant
moins étrange est le manque complet de sens et d’entendement pour les
autres. On n’apprendra jamais à comprendre véritablement les autres sans
une parfaite compréhension de soi-même.
29. L’humour est une manière adoptée arbitrairement. L’arbitraire est
ce qu’il y a de piquant en l’espèce : l’humour est le résultat d’une
libre mélange du conditionné et de l’inconditionné. Par l’humour ce qui
est proprement conditionné devient intéressant de manière universelle et
acquiert une valeur objective. Le Witz naît là où l’imagination et la
faculté de juger sont en contact ; l’humour, là où la raison et
l’arbitraire s’accouplent. Le persiflage fait partie de l’humour, mais
un degré en-dessous : il n’est plus purement artistique, et beaucoup
plus limité. Ce que Schlegel caractérise comme ironie n’est selon moi
rien d’autre que la conséquence, que le caractère de la réflexion, du
présent véritable de l’esprit. L’ironie de Schlegel me paraît être
l’humour authentique. Plusieurs noms favorisent une idée.
30. L’insignifiant, le commun, le fruste, le laid, le non civilisé ne
sont rendus sociables qu’à travers le Witz. Ils n’existent pour ainsi
dire que pour le Witz : leur finalité est le Witz.
31. Pour traiter du commun, lorsqu’on ne l’est pas soi-même, avec la
force et la légèreté d’où jaillit la grâce, il ne faut rien trouver de
plus étrange que le commun et avoir du sens pour l’étrange, y chercher
et y deviner beaucoup. De cette manière, un homme qui vit dans de tout
autres sphères peut satisfaire des natures ordinaires, de telle sorte
qu’elles n’éprouvent aucune méchanceté à son égard et le considèrent
pour rien d’autre que ce qu’elles trouvent aimable entre
elles.[Friedrich Schlegel]
32. Nous avons une mission : nous sommes appelés à la formation de la Terre.
33. Si un esprit nous apparaissait, nous deviendrions aussitôt
maîtres de notre spiritualité : nous serions inspirés en même temps par
nous-mêmes et par l’esprit. Sans inspiration pas d’apparition
spirituelle. L’inspiration est en même temps apparition et
contre-apparition, appropriation et transmission.
34. L’homme vit, continue à agir dans l’idée, dans le souvenir de son
existence. Pour les esprits, il n’y a pas d’autres moyens d’action sur
ce monde. C’est pour cela que penser aux morts est un devoir. Il s’agit
de la seule manière de rester en communion avec eux. Pareillement, nous
ne ressentons l’action de Dieu que parce que nous croyons en lui.
35. L’intérêt est participation à l’affection et à l’activité d’un
être. Une chose m’intéresse lorsque cette chose est capable de me
pousser à la participation. Aucun intérêt n’est plus intéressant que
celui qu’on prend à soi-même ; pareillement, la raison d’une amitié ou
d’un amour remarquable consiste dans la participation à laquelle
m’éveille un homme qui est occupé avec lui-même, et qui m’invite, pour
ainsi dire, à travers sa communication à prendre part à ses activités.
36. Qui peut bien avoir inventé le Witz ? Toute qualité portée à la
réflexion, chaque façon d’agir de notre esprit est, au sens propre, un
nouveau monde découvert.
37. L’esprit n’apparaît jamais que sous une forme étrangère et aérienne.
38. Aujourd’hui, l’esprit ne s’anime que ça et là : quand l’esprit
s’animera-t-il totalement ? Quand l’humanité commencera-t-elle à se
penser elle-même en masse ?
39. L’homme existe dans la vérité. S’il sacrifie la vérité, il se
sacrifie lui-même. Qui trahit la vérité se trahit lui-même. Il n’est pas
question ici du mensonge, mais d’agir contre ses convictions.
40. Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est
l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence
de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a
le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le
désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig.
41. Nous n’en avons jamais entendu assez, nous n’en avons jamais
assez parlé lorsqu’il s’agit d’un objet digne d’amour. Nous nous
réjouissons de chaque mot nouveau, juste le glorifiant. Qu’il ne puisse
être l’objet des objets, ce n’est pas de notre faute.
42. Nous retenons une matière sans vie en raison de ses relations, de
ses formes. Nous aimons la matière dans la mesure où elle appartient à
un être aimé, porte sa trace, ou bien a une ressemblance avec lui.
43. Un véritable club est un mélange d’institut et de société. Il a
un but, comme l’institut ; mais pas un but déterminé, mais un but
indéterminé, libre : l’humanité en général. Tout but est sérieux ; la
société est tout à fait joyeuse.
44. Les objets de la conversation en société ne sont rien d’autre que
des moyens de vivifier. Cela détermine leur choix, leur changement,
leur traitement. La société n’est que vie en communauté : une personne
indivisible qui pense et ressent. Chaque homme est une petite société.
45. Revenir en soi signifie, chez nous, s’abstraire du monde
extérieur. De manière analogue, la vie terrestre correspond chez les
esprits à une contemplation intérieure, à retour en soi-même, à un agir
immanent. Ainsi surgit la vie terrestre d’une réflexion originelle, d’un
retour en soi-même initial, d’un rassemblement en soi-même aussi libre
que notre réflexion. Inversement, la vie spirituelle en ce monde surgit
d’une rupture de cette réflexion originelle. L’esprit se déploie une
nouvelle fois, sort à nouveau de lui-même, à nouveau dépasse en partie
cette réflexion, et à cet instant il dit pour la première fois je. On
voit ici combien les actions consistant à sortir de soi-même ou à
retourner en soi-même sont relatives. Ce que nous appelons retourner en
soi-même est en vérité sortir, une reprise de cette figure initiale.
46. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose à dire en faveur des
hommes ordinaires, si maltraités dernièrement ? La force la plus grande
n’est-elle pas du côté de la médiocrité opiniâtre ? Et est-ce que
l’homme doit être davantage qu’un homme du peuple ?
47. Là où domine un véritable penchant à la réflexion, et pas
simplement à penser telle ou telle pensée, il y a progressivité.
Beaucoup de savants ne possèdent pas ce penchant. Ils ont appris à
conclure et à déduire, comme un cordonnier a appris à fabriquer des
chaussures, sans jamais faire la découverte d’une idée, ou sans faire
l’effort de trouver le fondement des pensées. Le salut ne se trouve
pourtant pas sur un autre chemin. Chez beaucoup, ce penchant ne dure
qu’un temps. Il augmente et puis décroît, très souvent avec les années,
souvent avec la découverte d’un système qu’ils ne cherchaient que pour
se libérer un peu plus du labeur de la réflexion.
48. L’erreur et le préjugé sont des fardeaux, des excitants indirects
pour l’être actif autonome, à la hauteur de chaque fardeau. Pour le
faible, ce sont des agents positivement affaiblissant.
49. Le peuple est une idée. Nous devons devenir un peuple. Un homme
parfait est un petit peuple. La vraie popularité est le but supérieur de
l’homme.
50. Chaque niveau de la formation commence par l’enfance. C’est
pourquoi l’homme terrestre le plus formé ressemble tant à l’enfant.
51. Tout objet aimé est le centre d’un paradis.
52. Ce qui est intéressant est ce qui me met en mouvement, non pas
pour moi-même, mais seulement en tant que moyen, en tant que membre. Le
classique ne me dérange pas du tout ; il ne m’affecte que de manière
indirecte, à travers moi-même. Il n’est pas là pour moi comme classique,
si je ne le pose pas en tant que chose qui ne m’affecterait pas, si je
ne me stimulais pas, ne me déterminais pas à le produire pour moi-même ;
si je ne m’arrachais pas un morceau de moi-même et ne laissais pas ce
germe se développer d’une manière propre devant mes yeux. Un
développement qui ne nécessite souvent qu’un instant et qui coïncide
avec la perception sensible de l’objet, de telle façon que je vois un
objet devant moi dans lequel l’objet ordinaire et l’idéal, se traversant
l’un l’autre, forment un seul merveilleux individu.
53. Trouver des formules pour des individus artistes, formules grâce
auxquelles ceux-ci sont pour la première fois véritablement compris,
voilà la tâche du critique d’art, dont les travaux préparent l’histoire
de l’art.
54. Plus un homme a l’esprit confus – on appelle souvent un tel homme
un idiot –, plus l’étude appliquée de soi-même peut faire de lui
quelqu’un ; au contraire, les têtes ordonnées doivent faire de grands
efforts pour devenir de vrais savants, de profonds encyclopédistes. Les
hommes à l’esprit confus doivent commencer par lutter contre de grandes
difficultés, ils progressent très lentement dans la matière, ils
apprennent avec peine à travailler : mais ensuite ils sont seigneurs et
maîtres pour toujours. L’esprit ordonné progresse très vite dans son
domaine, mais en sort aussi très vite. Il atteint bientôt le second
niveau : mais il y reste habituellement bloqué. Les derniers pas sont
pénibles pour lui, et il est rare qu’il arrive, à un certain degré de
maîtrise, à se remettre dans la peau d’un débutant. La confusion
équivaut à un excès de force et de faculté, mais à un manque de
rapports ; l’ordre aux bons rapports, mais à une insuffisance de faculté
et de force. C’est pour cela que l’homme à l’esprit confus est si
progressif, si perfectible, alors que l’homme à l’esprit ordonné
s’arrête si tôt comme philistin. L’ordre et la précision ne font pas à
eux seuls la clarté. A travers un travail sur soi, l’homme confus accède
à cette clairvoyance céleste, à cette illumination de soi qu’atteint
rarement l’homme à l’esprit ordonné. Le vrai génie relie ces extrêmes.
Il partage la rapidité avec le dernier et la complétude avec le premier.
55. Seul l’individu est intéressant, c’est pour cela tout ce qui est classique n’est pas individuel.
56. Par nature la véritable lettre est poétique.
57. Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la
menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et
cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et
hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite
infiniment.