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8 août 2016

Les jeux de langage chez Wittgenstein

1. RÉSUMÉ

Dans leur acception tardive (à partir des Investigations philosophiques), les jeux de langage de Wittgenstein constituent des notions de première importance pour la réflexion sur les signes dans la mesure où ils recouvrent l’entier des pratiques sémiotiques. Ils sont à concevoir comme les paramètres conceptuels partagés qui permettent le repérage ou la production des signes, ainsi que l’établissement des relations de signification et de représentation.

On présente ici trois notions interdépendantes : les jeux de langage (pratiques sémiotiques – qui, malgré le terme « langage », ne se limitent pas au langage verbal), les coups dans les jeux de langage (actions concrètes accomplies au sein d’un jeu de langage donné et matière première de la réflexion sémiotique) et la grammaire des jeux de langage (architecture conceptuelle qui conditionne l’usage des signes).

Pour prendre un exemple qui ne doit aucunement être considéré comme un paradigme exclusif, on pourrait, en première approximation, dire ainsi que l’interprétation des textes de loi, dans son principe, est un jeu de langage, une manière réglée d’attribuer de la signification ; que telle interprétation particulière de tel texte de loi, composée d’un ensemble défini d’arguments, est une série de coups dans le jeu de langage de l’interprétation des textes de loi ; et que les concepts de droits, de devoir, d’obligation, de possibilité, de responsabilité, d’action, etc., que présuppose l’interprétation en acte sont la grammaire de ce jeu de langage.



2. THÉORIE

2.1 JEU DE LANGAGE

2.1.1 CONTEXTE

Centrale dans la seconde philosophie de Wittgenstein, cette notion n’en reste pas moins difficile à cerner et à saisir, pour au moins deux raisons. Premièrement, du Cahier bleu à De la certitude, on peut repérer plusieurs usages distincts des « jeux de langage » : ces derniers réfèrent tantôt aux exemples fictifs façonnés par le philosophe pour éclairer le fonctionnement ordinaire du langage, tantôt aux jeux enfantins accompagnant l’apprentissage du langage, tantôt aux pratiques sémiotiques, c’est-à-dire aux manières socialement partagées d’utiliser les signes, de signifier, de représenter. Deuxièmement, la notion ne fait jamais l’objet d’une définition explicite, Wittgenstein préférant procéder par exemples, par fragments d’analyses courts et denses qui nous laissent entendre ce que sont les jeux de langage.

Nous présenterons ici l’acception tardive des jeux de langage, celle qui commence à apparaître dans les Investigations philosophiques pour prendre le devant de la scène dans De la certitude : les jeux de langage comme pratiques sémiotiques. Sans pour autant régler de front le problème de l’absence de définition, nous tâcherons néanmoins de proposer un parcours raisonné qui permettra de saisir les concepts clés et reliés de jeu de langage, de coup et de grammaire. Pour que le panorama soit complet, il faudrait aussi aborder la forme de vie, c’est-à-dire l’environnement culturel dans lequel prend place un jeu de langage, la « communauté dont la science et l’éducation assurent le lien » (Wittgenstein, 1976 : 229) – mais, faute de place, nous laisserons ce soin à d’autres.

2.1.2 CONCEPT

Au paragraphe 23 des Investigations philosophiques, Wittgenstein propose une série d’exemples grâce à laquelle nous devons nous représenter « la multiplicité des jeux de langage » :

« Commander, et agir d’après des commandements. Décrire un objet d’après son aspect, ou d’après des mesures prises. Reconstituer un objet d’après une description (dessin). Rapporter un événement. Faire des conjectures au sujet d’un événement. Former une hypothèse et l’examiner. Représenter les résultats d’une expérimentation par des tables et des diagrammes. Inventer une histoire ; et lire. Jouer du théâtre. Chanter des “ rondes ”. Deviner des énigmes. Faire un mot d’esprit ; raconter. Résoudre un problème d’arithmétique pratique. Traduire d’une langue dans une autre. Solliciter, remercier, maudire, saluer, prier. » (Wittgenstein, 1961 : 125)

Ce sont là des pratiques sémiotiques présentant des régularités et où le langage joue souvent un rôle essentiel. Comme on va le voir, parler de jeux de langage revient à jeter sur ces pratiques un regard particulier : c’est les considérer comme une activité dont l’exercice est conditionné par un ensemble de concepts discrets que l’analyse doit chercher à formuler.

D’une manière un peu simpliste, on pourrait dire qu’énoncer des propositions revient à aligner une suite de mots. Or, cette activité se fait non pas au hasard, mais bien en respectant un certain nombre de règles que décrivent les grammaires françaises que nous consultons parfois. Jointes au lexique (c’est-à-dire aux unités combinées, par exemple des mots), ces règles sont les conditions de possibilité de nos innombrables propositions. À une échelle infiniment plus vaste, les jeux de langage pointent une idée semblable : nos manières d’interagir avec les signes sont réglées et il faut mettre ces règles au jour. S’il peut s’apparenter au concept de « convention », celui, wittgensteinien, de « règle » s’en distingue toutefois par ceci que les règles sont essentiellement d’ordre conceptuel, et qu’elles ne font pas (et ne peuvent pas faire) l’objet d’un accord ou d’une réflexion préalable. Elles ne font pas l’objet d’un accord, dans la mesure où l’on ne peut pas ne pas être d’accord avec les règles d’un jeu de langage : cela signifierait tout simplement ne pas jouer ce jeu de langage ; en cette matière, il n’y a pas de choix. Elles ne font pas l’objet d’une réflexion préalable, à l’exception très partielle de ce que nous entendons couramment par « jeu » et dont les règles – ou plus exactement une petite partie d’entre elles – sont d’emblée explicitées ; mais il faut insister pour dire que ce cas est l’exception et non la norme.

On peut également faire un parallèle avec les actes de langage. Selon la pragmatique anglo-saxonne (on fait principalement allusion à John L. Austin (1970) et John R. Searle (1972)) lorsque nous parlons, nous accomplissons des actes illocutoires, comme affirmer, promettre, demander, suggérer, refuser, etc. Or, pour prendre cet exemple, on ne promet pas n’importe quoi n’importe comment : on ne promet que quelque chose de prospectif, qui ne va pas s’accomplir nécessairement, que l’on a l’intention d’accomplir et qui possède une valeur positive pour la personne à qui l’on promet. Ainsi, on ne peut pas promettre d’avoir été sage, promettre que le soleil va se lever demain matin (à moins de circonstances clairement apocalyptiques), promettre que l’on va prendre, dans l’heure qui suit, la première navette spatiale qui décolle, ni promettre à notre interlocuteur qu’on va le torturer longuement et cruellement (à moins de pratiques sexuelles qu’on qualifiera prudemment d’alternatives). Autrement dit, les actes de langage sont des pratiques langagières réglées.

C’est l’idée essentielle derrière le concept de jeu de langage : nos pratiques sémiotiques, qu’elles soient strictement langagières ou que le langage y joue un rôle plus ou moins apparent, sont à envisager comme étant elles aussi réglées ; il ne s’agit pas de gestes posés au hasard ou de paroles proférées aléatoirement, mais bien d’actions qui doivent leur légitimité, leur pertinence et même leur existence à un ensemble de règles qui détermine leur exercice.

La comparaison avec les jeux, en quoi s’enracine le concept wittgensteinien, s’avère également éclairante. Pour comprendre nos pratiques, il faut les envisager comme nous envisagerions des jeux qui nous sont inconnus et dont nous voulons saisir les règles. Devant une partie d’échecs, si nous ignorons tout de ce jeu, nous nous dirions ainsi que les gestes accomplis par les participants ne sont pas aléatoires, que tous ne sont pas également possibles en toutes circonstances, que tous ne se valent pas, etc. Nous comprendrions progressivement les possibilités de déplacement des pièces, la valeur des pièces, le but du jeu, etc. Bref, nous appréhenderions peu à peu les règles qui donnent leur sens à cet espace réduit, à ces objets, à ces mouvements – en un mot, à cette pratique, à ce jeu (de langage). Il en va de même pour tous les jeux de langage cités par Wittgenstein plus haut.

Mais ce ne sont bien entendu pas les seuls jeux de langage possibles. Dans De la certitude, Wittgenstein montre par exemple que l’histoire (comme discipline) peut être envisagée comme un jeu de langage : c’est une manière réglée d’attribuer de la signification à des événements.

REMARQUE : LA PLURALITÉ DE LA PRATIQUE HISTORIENNE

Compte tenu de la complexité actuelle de la discipline historique en tant que telle, il vaudrait mieux dire qu’elle consiste en un ensemble de jeux de langage apparentés, qui se distinguent à la fois par leurs objets (histoire sociale, économique, culturelle, politique) et par les perspectives dans lesquelles ces objets sont construits et rendus signifiants (approche marxiste, foucaldienne, Annales, etc.).

On pourrait d’ailleurs poursuivre l’investigation dans le domaine littéraire, et y discerner une vaste mosaïque de jeux de langage, du côté tant de la production que de la réception. Écrire un roman, un poème, un article scientifique sont des jeux de langage – tout comme lire un roman, un poème ou un article scientifique. Faire une analyse à la Greimas ou une analyse psychanalytique d’une nouvelle de Maupassant sont également deux pratiques distinctes.

Dans le domaine sportif, pour prendre une dernière série d’exemples, on peut aussi discerner tout une panoplie de jeux de langage. D’abord, chaque sport est en lui-même, d’emblée, un jeu de langage, puisqu’il est une pratique réglée par un ensemble de concepts (joueur, terrain, but, points, etc.). Et si l’on se transporte du côté des journalistes sportifs, on trouve également présence de plusieurs jeux de langage : ainsi, la description et l’analyse d’un match sont deux jeux de langage tout à fait distincts.

Évidemment, lorsqu’on a dit cela, on a peu dit, et il faut poursuivre la réflexion. Il va notamment falloir définir la nature des règles qui donnent existence et sens aux divers jeux de langage. Mais avant d’aborder cette question des règles, c’est-à-dire de la grammaire, il faut parler de la notion de coup dans un jeu de langage.

2.2 COUP

La notion est fort simple, mais d’importance dans la pensée wittgensteinienne. D’ordinaire, nous ne sommes pas en contact avec les jeux de langage en tant que tels, mais bien avec des actions faites dans le cadre d’un jeu de langage : nous ne voyons pas les échecs, mais bien une partie d’échecs ; non pas la promesse, mais bien une promesse spécifique ; non pas le roman, mais bien un roman ; non pas l’analyse textuelle, mais bien une analyse textuelle. Le jeu de langage est en un sens une hypothèse que nous faisons sur le fondement du comportement sémiotique des individus, en supposant que ce comportement n’est pas aléatoire, mais fonction de règles spécifiques.

Si, pour certains jeux de langage, il existe des règles précisément et explicitement formulées qu’on peut apprendre préalablement au jeu en question, il n’en va pas de même pour la plupart d’entre eux : en reprenant la liste d’exemples wittgensteinienne, on constate qu’il n’existe pas de « livre de règlements » pour les jeux qui consistent à rapporter un événement, à faire des conjectures au sujet d’un événement, à faire un mot d’esprit. Tout ce que nous possédons, dans ces cas-ci (les plus nombreux), ce sont des événements rapportés, des conjectures et des mots d’esprit faits dans des circonstances diverses et à partir desquels nous devons inférer à la fois le jeu de langage et ses règles. La plupart du temps, nous sommes donc en contact avec des actions faites dans des jeux de langage encore à identifier : et ces actions sont ce que Wittgenstein appelle des coups dans des jeux de langage.

C’est ainsi que, dans la plupart des pratiques de production et d’interprétation de signes, la matière première d’une réflexion wittgensteinienne est l’action, le coup (ou l’ensemble de coups), à partir duquel on peut remonter au jeu de langage et à sa grammaire. Le texte qu’on lit actuellement est un ensemble de coups dans un jeu de langage qu’on pourrait provisoirement intituler « présentation (ou vulgarisation) d’une théorie » ; et les modalités du rapport sémiotique que ce texte entretient avec l’œuvre de Wittgenstein sont en lien direct avec les règles de ce jeu de langage. Telle caricature dans la presse écrite est un coup dans le jeu de langage de la caricature. Lorsque nous supposons que le comportement inhabituellement agressif d’un voisin, d’un collègue, d’un ami est dû aux pressions qu’il éprouve sur son lieu de travail, nous risquons un coup dans le jeu de langage de l’interprétation du comportement humain (ou dans l’une de ses versions plus ou moins fréquentables : interprétation biologique, psychologique, sociologique, politique, religieuse, raciale, etc.).

Si le coup est la voie d’accès privilégiée au jeu de langage comme tel, c’est pour deux raisons. D’une part, comme Wittgenstein le laisse clairement entendre dans De la certitude par le biais d’une métaphore géométrique, la plupart des règles d’un jeu ne s’apprennent pas explicitement, mais se découvrent a posteriori grâce à une réflexion sur les coups : « 152. Les propositions qui pour moi sont solidement fixées, je ne les apprends pas explicitement. Je peux les trouver après coup, comme je trouve l’axe de rotation d’un corps en révolution. L’axe n’est pas fixé au sens où il serait maintenu fixe, mais c’est le mouvement tout alentour qui le détermine comme immobile. » (Wittgenstein, 1965 (1976) : 60)

D’autre part, et plus fondamentalement encore, le lien est intime entre les coups et la grammaire : ceux-là n’ont de sens qu’à se situer dans l’aire de discours et d’action ouverte et délimitée par celle-ci.

2.3 GRAMMAIRE

Assurément, la grammaire d’un jeu de langage – ce qu’on a aussi appelé « règles » dans ces lignes – est la clé de voûte de la réflexion wittgensteinienne et son dévoilement est le but de l’analyse. D’emblée, la précision s’impose : le terme sera à saisir dans une acception différente de son acception courante. Il faut en effet dire la nature essentiellement conceptuelle de la grammaire chez Wittgenstein, même si ces concepts peuvent parfois être exprimés sous la forme de propositions. Ces concepts ou ces propositions grammaticales sont la condition de possibilité des coups accomplis dans les jeux de langage (parfois appelés « propositions empiriques »).

Ici, le parallèle est à nouveau éclairant avec les jeux ou les sports, et le rôle qu’y jouent les règles. Ces dernières interdéfinissent les éléments constitutifs du jeu, leur assignent un rôle, une signification, définissent l’espace et le temps du jeu, les fonctions et buts des participants, etc. Bref, elles créent et structurent une aire de discours et d’actions potentiels qui leur doivent leur sens. Telle action précise au football, au bridge, aux dames, doit son sens et même son existence à l’entier des règles du jeu. Les règles imposent leur ordre à la portion de réalité où le jeu se déroule. Même un objet empirique apparemment stable comme le corps humain se trouve à être découpé en zones diverses qui ont des significations distinctes et variables selon les sports : les hanches ont à la boxe une signification qu’elles n’ont pas ailleurs ; la main et le pied n’ont pas le même sens au hockey et au soccer ; à l’escrime, le torse a une signification qu’il ne possède pas au judo ; etc. Comme Wittgenstein le dit dans les Investigations philosophiques : « 373. C’est la grammaire qui dit quel genre d’objet est quelque chose ». (Wittgenstein, 1961 : 243)

REMARQUE : LES TYPES DE RÈGLES

Il est utile à ce point de mentionner la distinction opérée par Searle (1973 : 1998) entre règles constitutives et règles normatives. Les premières créent le jeu, le définissent : sans elles, il n’existerait pas ; les secondes indiquent, à l’intérieur de l’aire créée par les premiers, les actions qui sont légitimes et celles qui ne le sont pas. Ainsi, jouer au poker en gardant quelques as dans sa manche, c’est contrevenir aux règles normatives ; par contre, jouer au poker en essayant d’accumuler le plus grand nombre de cartes de pique dans son jeu pour gagner, c’est contrevenir aux règles constitutives. Devant une infraction aux premières, on considérera que le joueur a commis une faute ou a triché ; devant une infraction aux secondes, on éprouvera une certaine perplexité, estimant que le joueur est en train de jouer à un autre jeu, parfois impossible à saisir. En parlant de « grammaire », Wittgenstein fait allusion aux règles constitutives.

Les règles constitutives des jeux et des sports sont la condition de possibilité des gestes accomplis dans la pratique de ces jeux et sports, tout comme les propositions grammaticales des jeux de langage sont la condition (conceptuelle) de possibilité des coups faits dans ces mêmes jeux. Et, comme le dit Wittgenstein dans les Investigations philosophiques : « Notre investigation ne porte pas sur les phénomènes, mais, comme on pourrait dire, sur les “possibilités” des phénomènes. Nous prenons conscience du mode des énoncés que nous formulons à l’égard des phénomènes. […] Notre investigation de ce fait en est une grammaticale. » (Wittgenstein, 1961 : 159)

Ainsi, nos comportements langagiers (entre autres) sont des coups dans des jeux de langage (que souvent nous ignorons), et tirent leur sens de la grammaire de ces jeux ; et l’analyse part des coups pour saisir leurs conditions de possibilité grammaticales.

L’une des difficultés auxquelles se heurte cette analyse est notre familiarité avec les jeux de langage qui nous masque l’existence même des coups, jusque dans les cas pourtant clairs des jeux. Ainsi, lorsque, aux échecs, nous « prenons la tour de notre adversaire avec notre fou », nous pensons être devant des faits bruts ; il ne nous apparaît pas que ces déplacements d’objets dans l’espace ne peuvent être vus comme nous les voyons qu’à la condition d’avoir intégré les concepts interdéfinis de pièces, de déplacement, d’échiquier, de case, de joueur, d’acquisition, notamment. La grammaire de nos autres jeux de langage, qui parfois ne sont pas même nommés, possède un semblable caractère d’invisibilité familière.

Soit la proposition (empirique) suivante : « grand amateur de café depuis son adolescence, Jean est allé acheter de la crème à l’épicerie à 21 h 30 pour ne pas en manquer le lendemain matin ». Cette proposition, dans laquelle on aura reconnu un énoncé narratif assez rudimentaire, est un coup dans un jeu de langage : celui de l’action. L’analyse doit ici chercher à mettre au jour les concepts qui constituent sa grammaire. Cette grammaire, souvent décrite, est formée notamment des concepts d’intention, de but, d’agent, de mobile, de motif, etc. Ainsi, dans cette proposition, Jean est l’agent, ne pas manquer de crème pour son café le lendemain matin est son but, son action consiste à aller chercher de la crème à l’épicerie, son goût ancien pour le café est son mobile.

Pour prendre un autre type d’exemple, ce sont des raisons strictement grammaticales qui nous rendent perplexes devant une phrase semblable : « imaginez un vert d’un rouge légèrement bleuté, plus clair qu’un jaune tirant sur le gris ». Cette proposition empirique est un coup dans le jeu de langage des couleurs. Or, la grammaire de ce jeu implique entre les couleurs certaines relations et en exclut d’autres. Ce que nous appelons jaune, notamment, ne peut posséder la propriété d’être plus foncé que ce que nous appelons vert – pas plus que la tendresse ne peut être colérique, la pitié aimable ou la politesse désirante. La grammaire de nos jeux de langage exclut ces coups qui ne se situent pas dans l’aire des possibles qu’elle impose au discours et à l’action.

REMARQUE : LA FICTION

Il faudrait ajouter que la fiction, qu’elle soit littéraire, filmique, théâtrale ou même philosophique, peut se faire le lieu de l’exploration des limites de nos jeux de langage, voire de leur partielle remise en question. Elle peut ainsi contribuer d’une part à une meilleure connaissance de l’aire ouverte par nos jeux de langage, et d’autre part à l’élaboration exploratoire de grammaires atypiques. À plus d’un titre, l’œuvre d’Éric Chevillard, par exemple, joue de semblables rôles (voir notamment La nébuleuse du crabe (1993) ou Les absences du capitaine Cook (2001)).

La grammaire d’un jeu de langage ne fait pas l’objet d’un apprentissage et ses propositions sont d’office considérées comme hors de tout doute lorsqu’on y joue. Elles ne sont pas apprises en tant que telles, mais intégrées en même temps que l’on se familiarise, par la pratique avec un jeu de langage. Elles sont logiquement impliquées par les exemples qui nous permettent d’apprendre un jeu et ne font pas, sauf réflexion philosophique, l’objet d’une mise en évidence particulière. Si par ailleurs elles ne peuvent être mises en doute, c’est qu’elles sont la possibilité même du jeu joué : les mettre en doute revient à se situer hors du jeu. Ainsi, un psychanalyste ne peut douter de l’existence de l’inconscient sans cesser par le fait même d’être psychanalyste.

REMARQUE : LA DISTINCTION DIRE/MONTRER

La célèbre distinction wittgensteinienne entre dire et montrer prend tout son sens avec la question grammaticale. Tout coup dans un jeu de langage, toute proposition empirique consiste à la fois à dire quelque chose et à montrer la grammaire du jeu de langage. La position de Wittgenstein semble varier à propos de ce qui se montre. Dans le Tractatus logico-philosophicus, le philosophe est intraitable : « 4.1212. Ce qui peut être montré ne peut pas être dit ». (Wittgenstein, 1961 : 53) Impossible, donc, de parler de la grammaire, d’en nommer le contenu : on ne pourrait que chercher à en donner une idée, notamment avec des exemples hors-jeu comme nous l’avons fait tout à l’heure, pour éprouver l’aire grammaticale du jeu. Dans De la certitude, elle semble moins radicale : « 88. Il peut se faire par exemple que l’ensemble de notre recherche soit ainsi disposé que, de ce chef, certaines propositions, si jamais elles sont formulées, sont hors doute. Elles gîtent à l’écart de la route sur laquelle se meut la recherche. » (Wittgenstein, 1976 : 47)

2.4 JEU DE LANGAGE SÉMIOTIQUE

La théorie wittgensteinienne des jeux de langage peut à plus d’un titre s’avérer éclairante pour la réflexion sémiotique. En effet, toute interaction avec des signes, toute attribution de signification, toute production de signe doit son existence à son statut de coup dans un jeu de langage – c’est-à-dire à une architecture conceptuelle, une grammaire, qu’il faut mettre en lumière.

Prenons la définition augustinienne du signe : quelque chose mis à la place de quelque chose d’autre (à quoi il faut impérativement ajouter : dans un rapport de signification ou de représentation). Wittgenstein nous apprend qu’aucun des éléments constitutifs de la relation sémiotique (le signe, les modalités de représentation ou de signification, le référent du signe, etc.) n’existe hors d’un jeu de langage. Dans un acte interprétatif, rien n’est signe « en soi » : c’est la grammaire du jeu de langage qui rend possible l’identification du signe, de sa manière d’être signe et de ce dont il est le signe.

C’est la grammaire de la psychanalyse qui fait de l’oubli d’un objet un acte manqué, de cet acte manqué le signe d’un désir inconscient et qui permet l’inférence qui va de l’oubli au désir. C’est la grammaire du jeu de langage qui consiste à lire de la fiction qui permet de voir dans tel objet imprimé un discours fictionnel, et qui permet ensuite de se figurer le monde fictionnel que ce discours représente. C’est la grammaire de l’interprétation psychologique des expressions faciales qui nous permet de voir un signe dans un froncement de sourcils, et de voir dans ce froncement une expression dysphorique d’incompréhension, de désaccord, de scepticisme. Repérer un signe, quel que soit le degré de complexité de ce dernier, est déjà un coup dans le jeu de langage qui va permettre son interprétation : et la seule description du signe montre déjà la grammaire du jeu qui se joue.

Si l’identification et l’interprétation des signes sont des actions qui ont lieu au sein de jeux de langage que l’analyse peut décrire, il en va de même pour la production des signes. De ce point de vue, toute la théorie des genres littéraires peut être vue comme une vaste entreprise de mise en lumière de la grammaire des divers genres. Ainsi, la « Poétique » aristotélicienne qui nous est parvenue est une tentative d’analyse grammaticale de ces jeux de langage que sont la tragédie et l’épopée. La séquence narrative chez Greimas (voir sur cette question, dans Signo, le chapitre sur le schéma narratif canonique) ou Bremond est une mise en forme de la grammaire du récit : manipulation, compétence, performance, sanction, ou éventualité, passage à l’acte et achèvement seraient ici à envisager comme les éléments constitutifs de la grammaire du jeu de langage de la représentation d’action.

REMARQUE : ÉPISTÉMOLOGIE

D’une part, on évitera toutefois de fédérer sous la même bannière des réflexions dont les fondements épistémologiques sont si divers, voire opposés. Nos exemples visent à indiquer la nature de la réflexion grammaticale, non ses modalités. D’autre part, l’exemple de la narrativité met sur la piste de ce fait essentiel, que les jeux de langage ne sont pas intemporels et peuvent se modifier au cours de leur histoire : il semble difficile de vouloir élaborer un jeu de langage unique pour rendre compte de la narrativité à la fois dans les contes populaires russes et chez les écrivains contemporains des Éditions de Minuit. Les deux jeux de langage auront toutefois un évident « air de famille ».

Toutes sortes de grammaires peuvent ainsi être envisagées, liées également aux signes, et donc aux jeux de langage, récemment produits au sein de nos sociétés : la grammaire de l’image de jeu vidéo, du site Web, de l’hypertexte.

3. APPLICATION

Soit la situation suivante. Jacques et Jean regardent un match de football dans l’appartement de Jean. Durant le match, ils entendent un gros bruit sourd au plafond. D’un air un peu agacé, Jean dit, parlant du voisin du dessus :

– Décidément, il est encore plus maladroit quand il est ivre, celui-là.

Un peu mal à l’aise, Jacques dit :

– Peut-être veut-il nous faire comprendre que le volume de ton téléviseur est trop élevé…

Leurs répliques sont des coups dans des jeux de langage distincts, qui visent à donner sens au bruit entendu, et qu’on pourrait nommer ainsi : interpréter un bruit provoqué volontairement dans une intention communicative, pour Jacques ; interpréter un bruit causé accidentellement, pour Jean.

Chez Jean, le geste accidentel permet de remonter à des dispositions psychophysiologiques dont il est la conséquence et qui ont pour trait caractéristique la perte de maîtrise de soi. La grammaire de ce jeu de langage postule ainsi une intériorité psychologique ou physiologique sur laquelle le sujet a une emprise limitée, en connexion causale avec des gestes d’une nature particulière : involontaires. Les états de cette intériorité se caractérisent également par des durées variables : la maladresse est permanente, l’ivresse ponctuelle. Ils sont enfin interdépendants, l’ivresse exacerbant la maladresse.

Chez Jacques, le geste délibéré (c’est-à-dire l’action) manifeste une intention de communication chez l’agent. Notons ici que l’intention aurait pu être d’une tout autre nature que celle que Jacques a identifiée : le voisin aurait ainsi pu donner un coup de pied sur le sol pour chasser des fourmillements désagréables dans sa jambe. L’intention communicative se caractérise grammaticalement par son contenu et par son destinataire, l’un et l’autre se trouvant dans une relation d’interdépendance (le destinataire aidant à identifier le contenu, et vice-versa).

4. OUVRAGES CITÉS
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AUSTIN, John L. (1970), Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil.
CHEVILLARD, Éric (1993), La nébuleuse du crabe, Paris, Minuit.
CHEVILLARD, Éric (2001), Les absences du capitaine Cook, Paris, Minuit.
SEARLE, John R. (1972), Les actes de langage : essai de philosophie du langage, Paris, Hermann.
SEARLE, John R. (1998), La construction de la réalité sociale, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, Ludwig (1961), Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, Ludwig (1976) [1965], De la certitude, Paris, Gallimard.
5. EXERCICES
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A. Repérez une chaise, un bureau ou une bibliothèque. Essayez d’estimer l’année de fabrication de l’objet, sa valeur économique et attribuez-lui une valeur esthétique argumentée. Regardez comment ces coups dans trois jeux de langage distincts vous ont amené à structurer l’objet d’une façon chaque fois différente, et comment leurs grammaires se montrent dans ces structures comme dans vos remarques.

B. On ne lit pas un texte d’opinion comme on lit un poème. Déterminez les concepts grammaticaux à l’œuvre dans ces deux jeux de langage, en fonction desquels vous découpez et organisez l’intellection du texte d’opinion et du poème.

C. Quelle émotion se trouve entre la colère et l’empathie ? Quelle émotion est moins intense que la peur mais plus intense que la jalousie ? Quand éprouve-t-on simultanément surprise et rancune ? Qu’est-ce que nos difficultés à répondre à ces questions nous apprennent sur la grammaire du jeu de langage des émotions ?




Par Nicolas Xanthos
Université du Québec à Chicoutimi
nicolas_xanthos@uqac.ca

Ce texte peut être reproduit à des fins non commerciales, en autant que la référence complète est donnée :
Nicolas Xanthos (2006), « Les jeux de langage chez Wittgenstein », dans Louis Hébert (dir.), Signo [en ligne], Rimouski (Québec), http://www.signosemio.com/wittgenstein/jeux-de-langage.asp.