Affichage des articles dont le libellé est LEOPARDI Giacomo. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est LEOPARDI Giacomo. Afficher tous les articles

9 déc. 2020

Leopardi platonicus?










«Et moi je ne supporte que les poètes qui, par ailleurs,
ont aussi des pensées, comme Pindare et Leopardi»
 
F. Nietzsche, Nachgelassene
Fragmente 1875-1879, KSA, Bd. VIII, p. 128.




1. Leopardi en est convaincu : le monde est «koinonia kakôn» et sa puissance provient en premier lieu de ce qu'il est expression de lois physiques, d'une Anankè bien plus forte que toutes nos lois, tous nos impératifs. Leopardi en est convaincu : les esthloè, les agathoè, les «bons et magnanimes», il est naturel que l'«on tente de les détruire ou de les pourchasser par maints efforts» (Pensieri, i). Conviction qui rend impossible l'être persuadé, la joie de la Persuasion, en ce qu'elle affirme l'inexorable victoire de la «généralité», de la capacité d'adaptation universelle des «malfrats» les uns aux autres, et du flux indéfini de leurs convoitises sur le théâtre du monde (Pensieri, xcviii).
Mais que disent-ils, en vérité, ces «bons et les magnanimes»? «Ils sont sincères et appellent les choses par leurs noms» (Pensieri, i); en d'autres termes, ils ne font pas de rhétorique: ils ne passent pas leur temps à «bavarder» (Pensieri, viii). Ils ne traduisent pas «les vrais enseignements [...] dans la langue du faux»; ils parlent «à mots nus» des choses «qui se font et toujours se feront». Mais ici, «Machiavel dira» (Per la novella Senofonte e Machiavelli, in Tutte le opere, a cura di F. Flora, Milano 1961, Le poesie e le prose, vol. I, pp. 1051 sq.1) — ici c'est Machiavel — l'un des auteurs privilégiés, avec Thucydide, du Nietzsche «historisch durch und durch» — qui enseigne: «la morale est déjà irréparablement abolie et détruite», et il faut substituer à la philosophie socratique la «solide et froide» observation de l'effectif, la seule qui puisse enseigner aux hommes (»ces diables de chair») l'art du vivre (qui seul s'harmonise à la naturelle philopsychia), tandis que la morale devra plutôt s'appeler art du non-vivre (art de l'impossible Vie).
Et relisant ainsi, à la flamme de Michelstaedter, ces pages léopardiennes, nous voici aussitôt conduits au cœur du problème. Le magnanime, est-il donc «simplement» celui qui ne ment pas, celui qui détrompe, le véridique précisément, dans l'acception nietzschéene la plus directe et explicite? Est-ce vraiment la même personne, ce «bon» dont il est question dans la première Pensée, et le Machiavel, maître de la vie sociale et des règles inflexibles qui gouvernent la «koinonia kakôn»? Le «bon» ne serait pas autre chose, dès lors, que le «vrai philosophe» (ibid., p. 1055) — et le «vrai philosophe» n'ordonne pas, ne pontifie pas mais explique «clairement et distinctement l'art véritable et utile»: en d'autres termes, ses paroles se convertissent en faits, en pratiques utiles pour celui qui les suit. Le «bon» ne serait, dès lors, que la vérité même de cette époque et de ce monde: celui qui en dévoile, sans hypocrisie ni fiction, la nature authentique. Et il ne serait pas chassé pour autre chose, sinon du seul fait que le monde ne supporte pas que le mal soit nommé (Pensieri, i).
Mais une telle conclusion serait déjà en soi contradictoire. Le fait que le monde ne supporte pas d'être dit à mots nus, signifie que cela ne lui est utile en rien, et qu'il s'agit même d'un principe contraire à sa propre philopsychia. Alors le «vrai philosophe» qui enseigne froidement «l'art véritable et utile» trompe, puisque dire le vrai effectif n'est d'aucune utilité pour personne. Déjà, dans la simple volonté d'observer sans fiction résonne un détachement du monde que l'on observe, comme des règles qui l'informent. Déjà cette observation obéit à un nomos qui apparaît décidé de la physis du «troupeau civil». Le principe selon lequel le bon doit (Sollen !) observer, est, pour ainsi dire, entièrement a priori par rapport à l'ordre immanent de la communauté. La position du «vrai philosophe» est donc intrinsèquement paradoxale: alors qu'il affirme que «la morale est irréparablement abolie et détruite», il accomplit une affirmation morale — en tant que telle incompatible avec le monde qui en a fait une réelle apostasie2. Du seul fait de s'en tenir «à la connaissance de la nature humaine» (Pensieri, li), en tant qu'historien de ses cultures et de ses langages, il n'y participe pas — puisqu'y participer implique de ne pas appeler les choses par leurs noms, mais plutôt de «traiter et d'écrire avec le lexique de la morale» l'«art de la scélératesse» (Per la novella..., op. cit., p. 1053).
Mais plus encore: pour pouvoir saisir les principes effectifs de ce monde en formes claires, et non comme ces philosophaillons qui voudraient «que toute la vie fut sage et philosophique» (Pensieri, xxvii)3, il sera nécessaire de les pouvoir définir et d'en montrer, donc, les limites. Le «vrai philosophe» n'analysera pas seulement le mécanisme interne de la culture du corps social, mais découvrira aussi à quels autres principes et à quelles autres forces il s'oppose, de quelles limites «souffre-t-il». Immanent à l'observation véritable est ce jugement : déconstruire toute prétention à la totalité. En effet, l'observé, en tant qu'il est observé, ne peut a priori apparaître comme un tout — puisqu'il implique nécessairement un observateur qui ne lui est pas immédiatement identique. Mais la prétention de valoir comme unique totalité ne peut être éliminée dans la «koinonia kakôn» (qui, de ce fait, est contrainte — juxta propria principia — à chasser le «bon»: le «bon», en s'imposant de dire, avant tout, la vérité effective, bouleverse cette prétention sur laquelle se maintient l'union du plus grand nombre, l'«état social»). Il ne se trouve pas de désenchantement possible qui ne comporte la connaissance de ce que ce monde n'est pas — de ce qui pour lui est simplement oublié, ou considéré comme mort ou vaine illusion. La connaissance des forces qui régissent ce monde (qui appartiennent à l'archôn de ce monde, devrions-nous dire) ne se peut disjoindre de la connaissance de tous ceux — hommes, expériences ou idées — qui souffrent de son arrogance (Pensieri, xxviii). Ainsi, non seulement celui qui véritablement observe ce monde doit lui être étranger, mais il devra aussi reconnaître ce que ce monde considère comme simple passé, il devra écouter toutes ses victimes — sans quoi il ne pourra être ce solide et ferme (et donc libéré de son incessante «mutation», de ses «modes» insatiables) connaisseur du monde qui veut et doit être. Pour ces raisons essentielles (bien que presque toujours sous-entendues) les images d'une vie heureuse, d'heureuses erreurs (et nous en verrons la nature authentique), de doux espoirs, de «tromperies amènes» (Le ricordanze) — toute la dimension, en somme, du «cher imaginer», (Al conte Carlo Pepoli), interdite par le vrai (Ad Angelo Mai) —, ont une fonction décisive dans l'expression même du vrai effectif, car c'est par elle qu'apparaît la limite de ce vrai — et donc la raison pour laquelle ce vrai ne peut être Vérité, ne peut prétendre à quelque totalité que ce soit. C'est nécessairement seul celui qui chante la douloureuse mélodie des «choses passées», et donc les remémore, les transfigurant dans son tourment qui dure, les rendant vivantes encore dans un tel tourment (Alla luna), qui peut d'un œil libre rechercher «l'acerbe vrai» (Al conte Pepoli) «de l'âpre sort et de l'obscur lieu / que Nature nous donna» (La ginestra) sans aucune kolakeia, sans aucune servile adulation pour le «siècle orgueilleux et imbécile» sans «s'adapter» un seul instant à son éloge des «magnifiques destins en progrès» (ibid.).

2. Le froid et dur observateur reconnaît, avant tout, le caractère intrinsèquement nihiliste qui domine les «magnifiques destins» de la Ratio européenne4. L'idée de nihilisme, comme chiffre de la tradition métaphysique à son apogée, est soumise à l'enquête par Leopardi avec une extraordinaire rigueur, entièrement débarrassée de ces tonalités «sentimentales» qui, pour une très grande part de la littérature Romantik, caractérisent la critique de l'Aufkl„rung et du nouvel ordre économique et social. Et il ne se trouve pas trace non plus chez Leopardi de cette nostalgie régressive à l'égard de dimensions culturelles précédant l'affirmation du logos impositif-projetant contemporain. Une telle nostalgie (typique elle aussi d'une grande part de la Romantik) ne pourrait être valable pour une raison de fond: Leopardi tient pour un fait certain le caractère destinal de l'affirmation de ce logos — il le conçoit même comme l'accomplissement, la vérification de sa plus intime nature ab origine. Mais — tel est l'authentique désenchantement léopardien! — ce destin est le destin du logos occidental, non une abstraite totalité. Sa prétention de valoir comme le Tout, est le trait fondamental de son arrogante volonté de puissance — et elle vaut, justement, dans ces limites: comme expression d'une volonté. Le «cher imaginer» ne représente pas une époque ou une culture déterminée à laquelle on puisse se référer avec une nostalgie désespérée — mais, bien plus radicalement, une dimension spirituelle que jamais cette volonté de puissance ne pourrait reconnaître — mais qu'elle ne pourra jamais aussi de ce fait prétendre d'avoir complètement subsumé en soi, «épuisé» en soi. Subsiste, donc — conservée, si l'on veut, justement dans son actuelle «invisibilité» — une dimension imaginative, une faculté de créer des images ou de mettre en image (cette faculté propre de l'âme qu'est le metaphoreîn, disait Plotin), une faculté d'invention d'images, qui actuellement — sans aucun pathos régressif — conteste la prétendue exclusivité de la ratio calculante et en définit l'infranchissable limite. Le «cher imaginer» ne vit pas ailleurs, dans un «autre monde» par rapport au «vrai acerbe», mais en constitue plutôt la critique immanente. Oui, «Dès qu'apparaît le vrai» tombent les «suaves pensées», «ma douce espérance» (A Silvia) — car il n'est de salut, sinon de salut qui tombe — mais elles tombent dans le ressouvenir du chant, dans les «tristes et chers / émois du cœur» (Le ricordanze), que la mémoire du chant accueille et garde. Et une telle poésie existe — elle n'est pas soupir, elle est désir en acte de bonheur et de vie. Ce désir qui bat, conscient d'être problèma pour le nihilisme du logos — et donc désir qui se connaît soi-même : rien d'irrationnel ou de vitaliste — est-il simplement catalogable, alors, comme «condition transcendantale» de toutes les erreurs que la volonté de puissance-volonté de vérité est destinée à arracher ? Car ce qui définit en propre le destin du nihilisme c'est de poser comme nulle en soi toute expérience immédiate, de donner figure au monde, et donc, le subsumer, l'interpréter, le transformer en figure de l'interprétation (la « gedeutete Welt » de Rilke). La «misère» de l'expérience (dont Benjamin parlera) est signe de la puissance de la raison à arracher les erreurs, à poser l'être comme calculable-manipulable (un positum de la volonté du sujet), et donc, tous les êtres comme en soi équivalents : «et le monde est figuré par une brève carte; / Voici, tout est semblable...» — mais semblable dans l'être rien en soi: «et découvrant / seul le rien s'accroît» (Ad Angelo Mai, [n.s.]). Le savoir et la découverte apparaissent donc nécessairement insatiables — et leur «dure morsure» en vain «requiert le bonheur» (Al conte Pepoli), car le bonheur ne peut s'y trouver — comme le dira Michelstaedter, en interprétant son Leopardi — que dans l'accomplissement, dans la paix des erga — justement cette paix a priori qui ne peut être atteinte à travers la fatigue de la découverte, qui avance sans cesse, ruinant illusions, espoirs et jeunesses. Notre «ardeur scélérate», notre «furor» qui «ouvre les rivages et les antres / Et les paisibles forêts» (Inno ai Patriarchi — il semble que résonne dans ces mots un écho du stasimon sophocléen de l'Antigone sur l'image terrible de l'homme «pantoporos», «aporos ep'oudèn», «qui en tout lieu ouvre sa voie», qui en tout lieu aplanit son chemin), jamais ne sera persuadée, jamais ne pourra se dire energos, mais toujours sera menacée par l'ennui — par la mélancolie qui assaille de par son insatiable avancée. C'est sans doute le trait le plus profondément pétrarquien et tassien de la pensée de Leopardi: une épaisse brume d'acédie5, plus encore que d'ennui, enveloppe la «furor» de notre savoir et de notre action, à peine comprenons-nous qu'ils ne se peuvent «apaiser» dans des œuvres «heureuses», mais ne sont qu'un éternel re-commencement (»tanta cœptorum moles» comme les appelle Pétrarque, de la douleur desquelles «commence et naît / le chant italique»). Mais ce type d'hétérogénèse des fins, qui semble miner à la racine l'ultra-humanisme du logos, «et le fuyant et nu / Bonheur, sous le soleil bas, pourchasse» (Inno ai Patriarchi), ne peut être dit, ne peut être jugé sinon par celui qui a à cœur, dès à présent, la mémoire de ce bonheur et raisonne sans répit sur son combat avec les principes destinés à le détruire.

3. Demandons-nous alors si ce qui réagit de manière critique au sens immanentiste-matérialiste dominant dans le processus de la raison peut n'être que la dimension de l'«erreur de jeunesse». Les illusions que le savoir extirpe et détruit ne sont-elles pas autres que celles du «jour de fête»? Le rire — que l'on perçoit comme un écho extraordinaire et lointain — n'est-il que l'immédiate expression de l'inconsciente et insouciante jeunesse?
Que les sensations soient «nos seules maîtresses» et qu'elles nous enseignent «que les choses sont ainsi, parce qu'elles sont ainsi, et non parce qu'elles doivent être absolument ainsi, c'est-à-dire parce qu'il existe un bien et un bon absolus, etc.» (Zibaldone 1339-1340, 17 juillet 1821), de cela Leopardi en est parfaitement convaincu (et, nous le savons maintenant, ceci équivaut à dire qu'il est convaincu, in uno, qu'il ne s'agit pas, dans ce savoir, de persuasion). Locke l'a démontré, selon lui, sans nul doute possible, et pour ce faire, il fallait témoigner d'une «très haute connaissance, d'une finesse et d'une acuité inventive suprêmes, d'une très vaste doctrine, d'un grand génie en somme» (ibid., 2707, 21 mai 1823). La raison des choses est toujours et seulement relative (le «quantum» nietzschéen de «bonne raison» que chaque fait possède!); «les circonstances variant, et donc les convenances, la morale varie aussi, et il n'est aucune loi qui soit gravée primordialement dans nos cœurs» (ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Ainsi la philosophie dont Leopardi est convaincu apparaît sans hésitation celle qui, de manière plus cohérente, détruit la fable du système platonicien des idées (ibid., 2709, 21 mai 1821), comme «modèles éternels et nécessaires des choses» (ibid., 1638, 5-7 septembre 1821). Et une fois les idées de Platon expulsées, tout innéisme s'écroule, «l'absolu se perd» (ibid., 1462, 7 août 1821). Le «démon» anti-platonicien de la philosophie moderne ne pourrait être exprimé de façon plus lucide et précise — et qui est véritablement détrompé et connaisseur du verum-factum ne peut pas ne pas y prendre part. Mais la fable de Platon serait-elle une expression naïve de la «légende antique» qui faisait vivre un seul jour les fleurs et l'herbe et les bois (Alla Primavera) avant que l'homme ne s'en fasse un chemin ? Certes, pour Leopardi, les temps de Platon, «conservaient encore bien assez de nature» (Zibaldone, 1067, 20 mai 1821), mais le système de Platon est tout autre qu'un songe vague — c'est un système très hardi qui embrasse toute l'existence, qui veut rendre raison de la nature toute entière. Platon est «le plus profond, le plus vaste, le plus sublime philosophe parmi tout ceux de l'antiquité» (ibid., 3245, 23 août 1823). Une «fable» son système, mais non point une chimère: «le système de Platon des idées qui préexistent aux choses (...) non seulement n'est pas chimérique, bizarre, capricieux, arbitraire, fantastique mais tel qu'on s'émerveillera de voir comment un ancien a pu atteindre au fond ultime de l'abstraction ...» (ibid., 1713, 16 septembre 1821 [n.s.]). Si le système platonicien est illusion, il est une haute illusion; s'il est une erreur, il est une erreur divine6 ; s'il est une fable, il l'est au sens du mythos, bien plutôt «parole vivante» que simple narration.
A partir des années 1821-1823 l'intérêt pour cette «erreur» absolument extraordinaire, tel que lui apparaît être le système de Platon, continue d'être central chez Leopardi. Il est presque sur le point de «s'engager» à traduire pour l'imprimeur De Romanis toutes les œuvres de Platon (Lettre à Monaldo Leopardi, 4 janvier 1823); son intention est de traduire le Gorgias qui lui semble être «un des plus beaux dialogues de cet auteur» (Lettre à Carlo Antici, 5 mars 1825: Michelstaedter avait-il connaissance de la préférence de Leopardi?); il veut préparer l'édition d'un recueil des Pensées de Platon qui contiendrait «tout le beau et l'éloquent, le détachant de son éternelle dialectique qui de nos jours est insupportable» (ibidem — et il convient de rappeler à ce propos le «combat» de Michelstaedter contre le Platon des grands dialogues dialectiques). De ce dernier projet, parmi ceux de cette époque, «je m'en suis satisfait principalement» dit-il (Lettre à Carlo Bunsen, 3 août 1825) — et plusieurs années après, il persiste encore à croire que ses observations sur Platon «contiennent beaucoup de vrai, et sont même pour la plupart vraies et utiles à l'intelligence de Platon» (Lettre à Louis De Sinner, 21 juin 1832).
Ce «beaucoup de vrai» était déjà exprimé dans une note du Zibaldone (1713-1714, 16 septembre 1821): Platon atteint «au fond ultime de l'abstraction» en tant qu'il découvre (donc lui aussi est philosophe qui démontre, outre que poète : cf. Zibaldone, 3245, cit. — véritable «idée», en somme, de pensée poétante) que si nous voulons sauver les principes de nos jugements de la relativité du flux de l'opinion, nous devons faire l'hypothèse «des images et des raisons de tout ce qui existe, éternelles, nécessaires, etc., et indépendantes de Dieu lui-même » (n.s.) car autrement elles ne seraient pas absolues, mais relatives, en tant que dépendantes de la volonté de Dieu, et ne pourraient donc d'aucune manière nous persuader. Nous serons — pour continuer dans la métaphore michelstaedterienne — effectivement vaincus, à travers les idées, par la volonté de Dieu, mais jamais persuadés par elles et en elles. Il s'agit en vérité d'une annotation «foudroyante»7 dans laquelle Leopardi saisit l'indépassable problème destiné à affliger toute «métaphore» du platonisme grec dans le cadre de la tradition théologique judéo-chrétienne. D'un côté, il est essentiel pour cette dernière de «sauver» la doctrine des formes ou des idées de tout relativisme historico-linguistique; de l'autre, elle est contrainte de le faire en en subordonnant la constitution au vouloir de Dieu, d'un Dieu créateur personnel qui les contienne en soi comme raisons propres. Et cela ne change rien — théorétiquement — si l'on considère immuable le sens d'une telle volonté — le pas fatal a déjà été accompli: concevoir comme volonté l'essence même de l'être. «Quelque négation ou affirmation absolue que ce soit», alors, «se détruit entièrement par elle-même», et c'est pure illusion (un «merveilleux» artifice) de croire que l'on puisse sauver la possibilité de jugements ou de principes indestructibles, en détruisant, in uno, le système platonicien, ou en le trouvant faux ou inconsistant.
La «fable» platonicienne, donc, n'est pas une simple illusion, mais constitue, au contraire, cet essentiel système de référence selon lequel il est possible de critiquer non seulement le caractère illusoire et hypocrite de la philosophie de ce monde, du siècle «imbécile» justement parce qu'«orgueilleux» de ses destinées (La Ginestra), mais aussi l'aporie qui informe toute la pensée de l'Europe ou de la Chrétienté. Cette pensée, malgré son avancée «victorieuse», n'est pas capable, ne peut être capable, de l'absolue rigueur de l'abstraction platonicienne; son savoir ne peut jamais atteindre la logicité du discours ardu de Platon: si nous voulons nous «sauver» de l'oscillante dénomination des «hommes à deux têtes», il est nécessaire de supposer et de considérer «indubitablement comme absolues», et donc absolues du Dieu lui-même, les images ou raisons de l'être. Celui qui, dans l'Europe ou la Chrétienté, a tenté de penser avec cette même rigueur impitoyable, a toujours dû subir — comme le Socrate de Platon — l'accusation d'hérésie, d'apostasie, d'impiété. «Exact raisonnement» que celui de Platon, et pour les exigences de «l'exacte philosophie» celui-ci réélabore et transforme sa langue même (qui était déjà «la plus riche, la plus féconde, la plus facile à produire, la plus libre, la plus habituée et donc intolérante à l'égard de la nouveauté»), au point de paraître «des plus hardies» aux grecs eux-mêmes. Hardiesse, liberté, mania poétique et créatrice — et, en même temps, exercice, subtile philosophie, cohérence logique (Zibaldone, 3236-3237, 22 août 1823): telle est la profondeur du mythos platonicien, que Leopardi revisite.
Si nous oublions l'idée, si son mythos se réduit à une chimère infantile, nous ne saurons pas même observer-juger ce monde effectif, car nous n'en reconnaîtrions pas l'aporie constitutive — car la raison pour laquelle, dans ce monde, la vie heureuse est impossible, la raison pour laquelle ce monde est abios bios, nous échapperait. Et cette raison est celle de Michelstaedter: une fois l'idée détruite, toute persuasion est détruite — toute possibilité de «demeurer», de en-ergheia ruinée, nous sommes destinés au désir insatiable et à l'ennui qui, finalement, l'accompagne. Mais, alors, ce ne sont pas les chimères et les illusions de la jeunesse qui rendraient cette vie heureuse, si jamais telle vie pût exister — mais seulement une Vie illuminée par l'Idée, une Vie transfuse dans l'Idée (l'homoiosis du Théétète). Ce ne sont pas les erreurs d'un «petit enfant» qui font un éternel contre-chant au «monde figuré» mais, bien plus profondément, la pensée dominante de l'Idée. Oui, qu'elle soit, elle aussi, erreur, mais erreur qui ne peut abandonner le jugement, et d'autant moins qu'il est plus dur et froid — car ce n'est qu'à la lumière de l'intransigeante logicité de ce système que «l'apparition du vrai» peut ne pas nous enchanter, ne pas nous séduire, ne pas nous asservir, qu'il peut être saisi dans ses immanentes contradictions propres. L'esprit «erre» véritablement le long de la réalité sensible, dans une sorte d'extase, alors qu'il «voit» l'Idée, mais dans de telles visions, « Io riconobbi i miei non falsi errori » — «je reconnus mes erreurs qui ne me trompaient pas» (Dante, Purgatoire, xv 117)»!
Telle est la «chère beauté» de la femme aimée. «De te voir vivante désormais / il ne me reste aucun espoir»; sa Beauté dédaigne «être vêtue ... de forme sensible», mais ce n'est qu'à sa «mesure» que je peux comprendre quelle douleur «propose le destin à l'âge humain». «Vivre bienheureux» serait, en effet, pouvoir t'aimer sur terre «véritable et telle que ma pensée te forme». Le bonheur serait que l'Idée soit effective, qu'elle puisse «s'incarner» — et donc que notre amour pour l'Idée puisse réellement s'accomplir. Mais si est illusion cet accomplissement, divin, certes, mais toujours pour autant une erreur, n'est pas illusoire au contraire l'amour désespéré tendant à «déifier» la vie mortelle, et est bien réelle son éternelle capacité à «former-imaginer», à concevoir «des idées éternelles». Et ce n'est que dans ces pensées qu'il peut trouver quelque réconfort (»de l'imago, / lors que du vrai je ne puis, largement je me paye»). Si la foi dans la réalité de l'Idée est détruite, n'est pas pour autant détruite, mais au contraire plus douloureuse et vivante la «palpitation» insomniaque «de toi pensant» — la remémoration-méditation qui pour elle seule serait «cette vie bienheureuse» (Alla sua Donna, qui date de septembre 1823).
D'un côté le contraste qui ne se peut disjoindre entre la Beauté de l'Idée et le nécessaire amour pour elle qui habite le «cœur non vil» (Leopardi retrouve des accents quasiment stilnovistes dans le lexique de ces Chants «platoniciens»), et de l'autre, «la vie malheureuse», ce grand drâma est exprimé avec encore plus d'«exact raisonnement» et une langue encore «plus riche» et «féconde» dans Le penser dominant, qui est bien postérieur (composé probablement entre octobre 1831 et 1832-1833). Puissante, dominatrice, telle est la pensée-amante du Beau, «don du ciel» comme la mania erotikè platonicienne. D'elle provient une «joie céleste» et bien qu'elle soit qualifiée de «terrible»: «cause aimée de tourments infinis» — et non pas tant parce qu'elle apparaît comme une fureur qui ne peut être contenue, telle que dès lors son «délire» serait «humain trop humain» et ne saurait être comparer aux «songes des immortels», mais bien plus parce qu'elle nous contraint à dé-lirer extatiquement de toute «conversation terrestre», du «monde stupide», de toutes les sortes de «lâches» et «âmes non généreuses, abjectes» de cet «âge présomptueux, / qui de vaines espérances se nourrit, / épris de bavardages, et de vertu ennemi». Amour nous détache implacablement de toute philopsychia, nous rend insupportable la koinonia kakôn — mais que celle-ci ne soit qu'une communauté de stupides et de lâches, c'est le «mètre» d'Amour qui nous le fait connaître ; ce n'est que sur son miroir que nous pouvons savoir les «envies» qui en constituent l'essence (»Avarice, orgueil, haine, dédain / soif d'honneur, de pouvoir»). Tremblant, l'Amour nous dépayse, nous interdit quelqu'«adaptation» que ce soit, nous ôte la sécurité de l'antique terre sous les pieds, nous rend étrangers8.
Et donc, il faut le répéter, il ne s'agit pas de simple nostalgie. Leopardi sait que «tu n'es, doux penser» qu'un songe, il sait que, fût-elle divine, la nature appartient aux «erreurs gracieuses». Jamais Leopardi ne se trompe quant à son «état terrestre» qu'aucune «angélique beauté», qu'aucune «apparence angélique», qu'aucun songe, fût-il songe d'immortels, ne pourrait «racheter». Et pourtant ce penser (le terme est décisif — et conclut le Chant) n'est pas seulement plus résistant à l'avancée du vrai effectif que tous les autres enchantements «de l'âge le plus beau» (Il sabato del villagio) — il est précisément enchantement qui pense (tout comme dans le mythos platonicien), et qui pensant-et-jugeant harcèle la sottise du monde, au moment même où il s'en sépare [se ne decide]. Non seulement «de vertu ennemi» s'avère être cet âge, mais encore stupide — et justement lui qui voudrait prétendre «tout réduire à la raison pure et (...) pour la première fois, ab orbe condito, géométriser toute la vie» (Zibaldone, 160, 8 juillet 1820) — «stupide» parce que «l'utile exige / sans voir que toujours / plus inutile devient la vie». Non stupide, non chimérique est donc cette «fable» qui démontre comment serait la vraie Vie, celle-là seule capable de revenir à la vision «des idées éternelles». D'une telle idée de la résistance tenace de son «fil» «dépend» la possibilité d'un critique radicale du nihilisme de la raison. Résistance qu'aucun ton funèbre ne parvient à détruire. A y bien regarder, l'enchantement qui semble rompu dans Aspasia, (composé entre 1834 et 1835), l'ardeur qui semble «éteinte» pour «cette divinité / qui en mon cœur/ eût vie jadis, / et sépulcre aujourd'hui» ne se réfèrent pas à l'«idée amoureuse» en tant que telle, mais à l'illusion qui peut se donner une réelle harmonie, ici sur la terre, entre cette Beauté «rai divin» qui suscite «l'amour démesuré», ses tourments, ses indicibles émois et «délires», et cette femme que «moi timide, tremblant ... moi privé de moi» peut dire avoir vu. La tromperie véritable ne consiste pas dans l'Idée, mais dans l'«échange» entre Idée et réalité (»Enfin découvrant son erreur et les objets qui s'échangent / il s'irrite» [n.s.]). Mais c'est justement cette tromperie que le platonisme dénonce! Ce qui explique comment la découverte d'une telle erreur ne peut impliquer la pure et simple extinction du rai de l'Idée! La «fille de son esprit», l'Idée (il s'agit donc précisément d'amor intellectualis, de «forme ... angélique » [n.s.]) qui «contemple le mortel blessé», et qu'elle ne disparaît à l'«apparaître du vrai» — et donc de cette tromperie des «objets échangés» —, à tel point qu'elle peut se dire seulement maintenant pleinement reconnaissable. Mais reconnaissable du fait même de son impuissance radicale à exister, du fait de son absence — du fait de l'abîme, dira Michelstaedter, entre Absolu et corrélatif. Sur cela l'amant ne se trompe plus — mais dans ce même désabusement sur la possibilité de «relativiser» l'absolu, il garde justement cette «amoureuse idée» et en libère «les accords musicaux» de toute puissance terrestre. Pour saisir cette joie — joie d'un doux penser — «éprouver les tourments humains / et supporter longtemps / cette vie mortelle, ne fut pas indigne. / La route vers un tel but, / quelqu'expert en nos maux que je sois / encor je reprendrai» (Il pensiero dominante). «Platonisme» dur, donc, désenchanté, débarrassé de tous ces éléments dialectico-conciliants qui en avaient marqué lourdement la tradition, et particulièrement dans la culture littéraire artistique italienne. Il s'agit d'un «platonisme» critique à l'égard de quelqu'«harmonie préétablie», téléologisme, providentialisme, exaltation rhétorique de la dignité de l'homme que ce soit9 : en somme un «platonisme» tout à fait étranger à la perspective humaniste, dans le cadre de laquelle, entre le xve et le xvie siècles, on a pu assister au «retour» de Platon. Et pour ces motifs mêmes un «platonisme» extraordinairement proche de celui au travers duquel, paradoxalement, Schopenhauer pouvait lire Kant.
 
 
 
 
 
Massimo Cacciari
 

9 déc. 2019



Histoire du Genre humain

Giacomo Leopardi 

On raconte que tous les hommes qui au commencement peuplèrent la terre, furent créés partout en même temps, et tous enfants, et furent nourris par les abeilles, les chèvres et les colombes, comme Jupiter enfant dans les fables des poètes. La terre était beaucoup plus petite qu’elle ne l’est aujourd’hui, presque tous les pays étaient plats, le ciel sans étoiles. La mer n’avait pas été créée, et il apparaissait dans le monde beaucoup moins de variété et de magnificence qu’on n’y en découvre aujourd’hui. Mais néanmoins les hommes se complaisaient, sans que la satiété leur vint, à regarder et à considérer le ciel et la terre, s’émerveillant outre mesure et estimant ces deux choses fort belles et non seulement vastes, mais infinies en grandeur comme en majesté et en grâce. Ils se nourrissaient en outre de joyeuses espérances, retiraient d’incroyables plaisirs de chacun des sentiments de leur vie, grandissaient dans le contentement, et se croyaient presque possesseurs de la félicité. Ainsi se passèrent fort doucement leur enfance et leur première adolescence. Arrivés à un âge plus mûr, ils commencèrent à éprouver quelque changement. Comme les espérances, que jusqu’alors ils avaient remises de jour en jour, ne se réalisaient point, il leur parut qu’elles méritaient peu de foi. Se contenter des jouissances présentes, sans se promettre aucun accroissement de bonheur, leur paraissait impossible, surtout parce que l’aspect des choses de la nature et chaque partie de la vie journalière, soit habitude, soit que leur âme eût perdu sa vivacité première, ne leur donnaient plus, à beaucoup près, autant d’agrément qu’à l’origine. Ils allaient par la terre, visitant les contrées les plus lointaines, ce qu’ils pouvaient faire sans difficulté puisque ce n’étaient que des plaines, sans mers et sans obstacles. Au bout de quelques années, la plupart d’entre eux s’aperçurent que la terre avait des limites certaines qui n’étaient même pas assez éloignées pour qu’on ne pût les atteindre, et que tous les endroits de cette terre, ainsi que tous les hommes, sauf de très légères différences, étaient semblables les uns aux autres. Ces choses accrurent leur mécontentement de telle sorte qu’avant même d’être sortis de la jeunesse un dégoût marqué de leur existence les avait universellement saisis. Et peu à peu, dans l’âge viril, et surtout au déclin des ans, la satiété se changeant en haine, quelques-uns en vinrent à un tel désespoir que, ne supportant plus la lumière et la vie qu’ils avaient d’abord tant aimées, spontanément, l’un d’une façon, l’autre d’une autre, ils s’en délivrèrent.
Cela parut horrible aux Dieux que des créatures vivantes préférassent la mort à la vie et se détruisissent sans y être forcées par la nécessité ni par aucun événement. On ne peut dire aisément combien ils s’étonnèrent que leurs dons parussent assez vils et assez détestables pour qu’on s’en dépouillât et qu’on les rejetât de toutes ses forces. Il leur semblait avoir mis dans le monde assez de bonté, de beauté, d’ordre et d’harmonie, pour qu’un tel séjour fût non seulement toléré, mais extrêmement aimé de quelque animal que ce fût, principalement de l’homme, qu’ils avaient formé avec un soin particulier et une perfection merveilleuse. Mais dans le même temps, outre qu’ils ressentaient une grande pitié à la vue d’une misère comme celle que les hommes manifestaient, ils se demandaient si ces tristes exemples, en se renouvelant et en se multipliant, n’entraîneraient pas au bout de peu de temps, contre l’ordre des destins, la perte de la race humaine, et si les choses n’allaient pas être privées de cette perfection qui leur venait de notre race, et eux-mêmes de ces honneurs qu’ils recevaient des hommes.
Jupiter résolut d’améliorer la condition humaine, puisqu’il semblait qu’on le réclamât, et de donner aux hommes des moyens plus efficaces pour qu’ils se dirigeassent vers le bonheur. Il les entendait se plaindre surtout de ce que les choses n’étaient pas immenses en grandeur, ni infinies en beauté, en perfection et en variété, comme ils l’avaient jugé d’abord, mais au contraire fort petites, toutes imparfaites et presque de même forme. Ils ne se plaignaient pas seulement de leur vieillesse, mais aussi de leur âge mûr et même de leur jeunesse. Ils regrettaient la douceur de leurs premières années. Ils demandaient avec de ferventes prières de retourner à l’enfance et d’y rester toute leur vie. Là-dessus, Jupiter ne pouvait les satisfaire, car cela était contraire aux lois universelles de la nature, ainsi qu’aux devoirs et aux services auxquels l’homme était destiné, selon les intentions et les décrets divins. Jupiter ne pouvait pas davantage communiquer sa propre infinité aux créatures mortelles, ni rendre infinie la matière pas plus que la perfection et la félicité des choses et des hommes.
Il lui parut à propos de reculer les limites de la création, d’y ajouter des ornements et de la variété. Cette résolution prise, il agrandit la terre de tous les côtés, et y fit couler la mer, créant de la sorte des séparations entre les lieux habités, afin de varier l’aspect des choses, et d’empêcher que les confins en fussent aisément connus des hommes; il leur coupa ainsi les chemins et leur proposa une image vivante de l’immensité. A cette époque, les nouvelles eaux occupèrent la terre Atlantide, ainsi qu’une quantité d’autres régions : il reste de l’Atlantide un souvenir qui a survécu à la multitude des siècles. Jupiter abaissa beaucoup de lieux, en exhaussa beaucoup d’autres, fit surgir des montagnes et des collines, parsema la nuit d’étoiles, subtilisa et épura la nature de l’air, donna au jour plus de clarté et plus de lumière, nuança et distribua plus diversement que par le passé les couleurs du ciel et des campagnes, mêla les générations des hommes de telle sorte que la vieillesse des uns concordât avec la jeunesse des autres. S’étant résolu à multiplier les apparences de cet infini dont les hommes étaient par-dessus tout avides, puis qu’il ne pouvait les satisfaire en réalité, et voulant donner de l’agrément et un aliment à leur imagination, dont il sentait que la force avait été la principale source de cette si grande béatitude de leur enfance, il employa encore beaucoup d’expédients semblables à celui de la mer, créa l’écho, le cacha dans les vallées et dans les cavernes, et mit dans les forêts un bruissement sourd et profond, avec un vaste ondoiement de leurs cimes. Il créa de même le peuple des songes et leur confia le soin de tromper sous plusieurs formes la pensée des hommes, en leur figurant cette plénitude de félicité incompréhensible et impossible à réaliser, et ces images douteuses et indéterminées, dont lui-même n’aurait pu produire aucun exemplaire réel, quand même il l’eût voulu, pour exaucer les soupirs ardents des hommes.
Ces précautions de Jupiter recréèrent et relevèrent l’âme des hommes et rendirent à la vie de chacun son charme et son prix. On sentit, on aima et on admira la beauté et l’immensité des choses terrestres. Cet heureux état dura plus longtemps que le premier, surtout à cause des intervalles que Jupiter avait introduits dans les naissances, si bien que les âmes, refroidies et lassées par l’expérience des choses, furent réconfortées en retrouvant la chaleur et les espérances de l’âge vert. Mais le progrès du temps fit disparaître cette nouveauté. On vit renaître et se relever l’ennui et le mépris de la vie. Les hommes tombèrent dans un tel abattement qu’alors, dit-on, prit naissance cette coutume que l’histoire attribue à quelques peuples anciens : quand il naissait quelqu’un, les parents et les amis de la famille se réunissaient pour pleurer; et quand il mourait, c’était un jour de fête et de félicitations. Enfin tous les peuples en vinrent à l’impiété, soit qu’il leur parût n’être pas écoutés de Jupiter, soit qu’il entre dans la nature du malheur d’endurcir et de corrompre les âmes les mieux nées et de leur ôter l’amour de l’honnêteté et de la droiture. Aussi se trompent-ils tout à fait ceux qui pensent que la première cause des malheurs de l’homme est dans ses iniquités et ses crimes à l’égard des Dieux : au contraire, c’est la perversité de l’homme qui est née de ses malheurs.
Quand les Dieux punirent par le déluge de Deucalion l’insolence des mortels et tirèrent vengeance de leurs injures, les deux seuls survivants du naufrage universel de notre race, Deucalion et Pyrrha, convaincus que le mieux qui pût arriver au genre humain était d’être entièrement anéanti, s’étaient assis sur le sommet d’un rocher, appelant la mort de tous leurs souhaits, bien loin de se plaindre ni de déplorer le destin commun. Jupiter leur enjoignit cependant de remédier au dépeuplement de la terre. Mais, désespérés et dédaigneux de la vie comme ils l’étaient, ils n’eurent pas le courage d’engendrer une nouvelle génération. Ce fut en prenant des pierres sur la montagne, selon les instructions des Dieux, et en les lançant derrière leurs épaules, qu’ils refirent la race humaine. Toutefois, instruit par le passé du caractère des hommes et sachant qu’il ne leur peut suffire comme aux autres animaux de vivre et d’être exempts de toute douleur et de toute incommodité physique, mais que, désirant l’impossible toujours et en tout état, ils se tourmentent eux-mêmes de ce désir d’autant plus qu’ils souffrent moins des autres maux, Jupiter résolut, pour conserver cette misérable espèce, d’employer de nouveaux moyens, dont voici les principaux.
Premièrement il mêla à la vie de véritables maux, et l’embarrassa de mille affaires et de mille fatigues, à l’effet de distraire les hommes et de les détourner le plus possible de s’entretenir avec leur âme ou du moins avec ce désir d’une inconnue et vaine félicité. Il répandit parmi eux une multitude de maladies variées et une infinité d’autres disgrâces; il voulait, en diversifiant les conditions et les fortunes de la vie mortelle, obvier à la satiété, accroître le prix des biens par le contraste des maux, et faire que l’expérience d’un état pire rendit le défaut de jouissances beaucoup plus tolérable que par le passé. Il entendait aussi rompre et apprivoiser la férocité des hommes, les contraindre à courber la tête et à céder à la nécessité, les réduire à se contenter plus facilement de leur sort et émousser la vivacité et la véhémence du désir dans les âmes affaiblies non moins par les infirmités physiques que par les peines morales. En outre, il sentait qu’il arriverait que les hommes, exténués par les maladies et les malheurs, seraient moins prompts que par le passé à tourner leurs mains contre eux-mêmes, parce qu’ils seraient lâches et découragés, comme il advient par l’usage des souffrances. Ces souffrances ont même coutume, en laissant place à des espérances meilleures, d’attacher les âmes à la vie : les infortunés ont la ferme espérance qu’ils seront très heureux quand ils seront délivrés de leurs maux, chose qu’ils ne manquent jamais d’espérer d’une façon ou d’une autre, comme c’est la nature de l’homme. Ensuite Jupiter créa les tempêtes des vents et des nuées, s’arma du tonnerre et de la foudre, donna à Neptune le trident, lança les comètes et régla les éclipses. Avec ces phénomènes et d’autres signes terribles, il résolut d’épouvanter de temps en temps les mortels, sachant que la crainte et la présence des dangers réconcilieraient avec la vie, au moins pour quelques instants, non seulement les malheureux, mais ceux qui l’avaient le plus prise en abomination et qui étaient le plus disposés à la fuir.
Et pour bannir l’oisiveté passée, il donna au genre humain le besoin et l’appétit de nouveaux aliments et de nouvelles boissons, qu’il ne pouvait se procurer sans mille fatigues; tandis que jusqu’au déluge les hommes ne s’étaient désaltérés qu’avec de l’eau et s’étaient nourris des herbes et des fruits que la terre et les arbres fournissaient spontanément et d’autres aliments de peu de prix et faciles à trouver, comme en usent encore aujourd’hui quelques peuples, et particulièrement ceux de Californie. Il assigna aux diverses contrées divers climats, varia semblablement les parties de l’année qui, jusqu’alors, avait été toujours et pour toute la terre si bonne et si favorable que les hommes n’avaient pas pris l’habitude de se vêtir : ils y furent contraints dès lors, et ils durent à force d’industrie remédier aux changements et aux inclémences du ciel. Il invita Mercure à fonder les premières cités, à séparer les hommes par peuples, par nations et par langues, en les faisant se quereller entre eux, et à leur enseigner le chant et les autres arts qui par leur nature et leur origine furent appelés et sont encore appelés divins. Lui-même donna des lois et des réglementations politiques aux nouvelles nations; et enfin, voulant les gratifier d’un incomparable présent, il envoya parmi eux quelques fantômes de figures excellentes et surhumaines qui furent appelés Justice, Vertu, Gloire, Amour de la patrie, et d’autres semblables. Parmi ces fantômes, il y en eut même un nommé Amour, qui à cette époque primitive vint au monde en même temps que les autres : car, avant l’usage des vêtements, ce n’était pas l’amour, mais un élan de désir, semblable à celui qui est de tout temps dans les brutes, qui poussait un sexe vers l’autre, de la façon dont chacun est attiré par des aliments ou des objets semblables, que l’on n’aime pas véritablement, mais que l’on désire.
On ne saurait dire combien furent grands les fruits que la vie mortelle retira de ces divins décrets, et combien la condition des hommes, nonobstant les fatigues, les épouvantes et les douleurs inconnues auparavant à notre race, surpassa en commodité et en douceur l’état de choses antérieur au déluge. Et ce résultat provint en grande partie de ces merveilleuses chimères, dont les hommes firent tantôt des génies, tantôt des dieux, et qu’ils suivirent et honorèrent avec une ardeur indicible et avec les plus grandes et les plus étonnantes fatigues pendant une longue durée de siècles : ils y étaient excités opiniâtrement par les poètes et les artistes célèbres, si bien qu’un très grand nombre de mortels n’hésitèrent pas à faire à l’un ou à l’autre de ces fantômes le sacrifice de leur sang et de leur vie. Loin de s’en offenser, Jupiter en éprouvait un plaisir excessif pour divers motifs, entre autres parce qu’il jugeait que les hommes seraient d’autant moins portés à rejeter volontairement leur vie qu’ils seraient plus prompts à la dépenser pour des causes belles et glorieuses. Ces bonnes dispositions eurent une durée plus grande que les précédentes. Sans doute la suite des siècles les altéra, mais telle fut leur valeur que, jusqu’au commencement d’un âge peu éloigné de l’âge présent, la vie humaine, qui, pendant quelque temps, avait été presque agréable, resta assez facile et assez tolérable.
Les causes et les modes de cette altération furent les nombreux moyens trouvés par les hommes pour subvenir aisément et en peu de temps à leurs propres besoins ; l’accroissement démesuré de l’inégalité entre les conditions et les emplois que Jupiter avait établis quand il fonda et organisa les premières républiques; l’oisiveté et la vanité qui pour ces motifs revinrent après une si longue absence occuper la vie ; l'affaiblissement, dans la réalité et dans l’opinion des hommes, de la grâce qui résultait de la variété de la vie, comme il arrive toujours après une longue habitude ; et enfin d’autres circonstances très graves qui ont été trop souvent décrites pour que nous ayons à en parler ici. Assurément on vit se renouveler parmi les hommes ce dégoût des choses dont ils avaient souffert avant le déluge, et grandir cet amer désir d’une félicité inconnue et étrangère à la nature de l’univers.
Mais la révolution totale de la fortune des hommes et la fin de cet état qu’aujourd’hui nous avons coutume d’appeler antique vinrent principalement d’une cause autre que les précédentes. La voici : Parmi ces fantômes si prisés des anciens, il y en avait un qu’ils appelaient dans leur langue Sagesse ; qui, honoré universellement comme tous les autres, et suivi particulièrement par un grand nombre, avait contribué pour sa part, autant que les autres, à la prospérité des siècles écoulés.
Cette Sagesse plus d’une fois, presque chaque jour, avait promis et juré à ses fidèles qu’elle voulait leur montrer la Vérité : c’était, disait-elle, un génie très grand dont elle était l’esclave; il n’était jamais venu sur la terre ; il siégeait au ciel avec les Dieux. La Sagesse se faisait forte de l’en faire sortir par son autorité et sa grâce propre, et de le décider à se promener pendant quelque temps parmi les hommes. Le commerce et la familiarité de la Vérité devaient élever le genre humain à un si haut point que, par la hauteur de ses connaissances, l’excellence de ses institutions et de ses mœurs, et la félicité de sa vie, il serait dans peu comparable à la divinité. Mais comment une pure ombre, une vaine image pouvait-elle, je ne dis pas amener la Vérité sur la terre, mais seulement la montrer, comme elle l’avait promis? Aussi les hommes, après beaucoup d’années de croyance et de confiance, s’aperçurent-ils de la vanité de ce qu’on leur offrait. Dans le même temps, ayant faim de choses nouvelles, surtout à cause de l’oisiveté où ils vivaient, et excités moitié par l’ambition de s’égaler aux Dieux, moitié par le désir de cette félicité que les paroles du fantôme leur faisaient entrevoir dans le commerce de la Vérité, ils se mirent avec autant d’instance que de présomption à demander à Jupiter qu’il donnât pour quelque temps à la terre ce génie, le plus noble de tous; ils lui reprochaient d’envier à ses créatures l’utilité infinie qu’elles retireraient de la présence de la Vérité, et en même temps ils se plaignaient avec lui de leur sort et renouvelaient les plaintes antiques et odieuses sur la petitesse et la pauvreté des choses humaines. Ces chimères si séductrices, principes de tant de biens dans l’âge passé, étaient tenues maintenant par la plupart en peu d’estime, non qu’on sût déjà ce qu’elles étaient véritablement, mais la bassesse générale des pensées et la lâcheté des mœurs faisaient que presque personne ne s’attachait à elles. Voilà pourquoi les hommes blasphémaient contre le plus grand présent que les Éternels eussent fait et pussent faire aux mortels; ils criaient que la terre n’était jugée digne que des moindres génies; quant aux plus grands, auxquels il serait plus convenable que la race humaine se soumit, ils ne daignaient ni ne pouvaient mettre les pieds sur cette infime partie de l’univers.
Beaucoup de choses avaient déjà depuis longtemps aliéné de nouveau aux hommes la bienveillance de Jupiter, et entre autres les vices et les méfaits incomparables qui pour le nombre et la scélératesse avaient laissé bien loin la perversité que le déluge avait punie. Ce qui le dépitait surtout, c’était, après tant d’expériences faites, l’inquiétude et l’insatiabilité immodérée de la nature humaine. Quant à assurer, sinon le bonheur, du moins la tranquillité des hommes, il voyait désormais qu’aucune précaution, aucun état, aucune contrée ne pourrait le faire. Quand bien même il aurait voulu accroître mille fois plus l’étendue et les plaisirs de la terre et de l’univers, les hommes, aussi désireux de l’infini qu’ils en sont incapables, trouveraient bien vite ces choses petites, désagréables et de peu de prix. Mais, à la fin, ces sottes et orgueilleuses demandes excitèrent tellement la colère du dieu qu’il se résolut, mettant de côté toute pitié, à punir pour toujours l’espèce humaine, en la condamnant pour tous les âges à venir à des misères beaucoup plus graves que les misères passées. Aussi décida-t-il d’envoyer la Vérité sur la terre, non seulement pour qu’elle y restât quelque temps, comme ils le demandaient, mais pour qu’elle y élût domicile à jamais. Chassant d’ici-bas ces beaux fantômes qu’il y avait placés, il fit de la Vérité la perpétuelle modératrice et maîtresse de la race humaine.
Les autres dieux s’étonnèrent de ce dessein. Il leur sembla que de la sorte on élevait trop la race humaine au préjudice de leur grandeur. Jupiter les fit changer d’avis en leur montrant que tous les génies, même les plus grands, ne sont pas naturellement bienfaisants et que tel n’est pas le caractère de la Vérité : elle produirait les mêmes effets chez les hommes que chez les dieux. Aux immortels, elle leur démontrait leur béatitude : aux hommes, elle leur découvrirait entièrement et leur mettrait continuellement sous les yeux leur infélicité, en la leur représentant de plus, non seulement comme l’œuvre de la fortune, mais comme de telle nature qu’aucun accident ni aucun remède ne la pourrait bannir ni interrompre pendant la vie. Et comme la nature de la plupart des maux est qu’ils sont maux en tant qu’ils sont jugés tels par celui qui les supporte, et qu’ils sont plus ou moins graves selon l’opinion qu’on en a, on peut juger combien devra nuire aux hommes la présence de ce génie. Rien ne leur paraîtra plus véritable que la fausseté de tous les biens mortels; et rien ne leur semblera solide si ce n’est la vanité de toutes choses, leurs douleurs exceptées. Pour ces motifs, ils perdront jusqu’à l’espérance qui de tout temps avait soutenu leur vie plus que tout autre secours ou tout autre plaisir. N’espérant rien, ne voyant à leurs travaux et à leurs fatigues aucune fin qui en soit digne, ils en viendront à une telle négligence et à une telle horreur de toute œuvre de grandeur ou même d’activité, que l’attitude des vivants différera peu de celle des morts. Mais, dans ce désespoir et cette langueur, ils ne pourront éviter que le désir d’une immense félicité, inhérent à leurs âmes, ne les pique et ne les tourmente d’autant plus qu’ils seront moins distraits par la variété des soucis et l’effort de l’activité. Et dans le même temps ils se trouveront privés de la faculté naturelle de l’imagination, qui seule pouvait leur procurer quelque chose de cette félicité qui, dit-il, est impossible et incompréhensible pour moi et pour ceux qui la souhaitent. Et toutes ces images de l’infini (continua Jupiter), que j’avais placées dans le monde pour les tromper et les repaître, et qui étaient conformes à leur penchant vers les pensées vastes et indéterminées, deviendront tout à fait insuffisantes à cause des idées et des habitudes qu’ils emprunteront à la Vérité. De cette manière, si la terre et les autres parties de l’univers leur paraissaient jadis petites, elles leur paraîtront désormais minimes : car ils seront instruits et éclairés sur les arcanes de la nature, et ces arcanes, contrairement à l’attente des hommes, paraissent d’autant moins étendues qu’on les connaît davantage. Enfin, quand la terre aura perdu ses fantômes, et que les enseignements de la Vérité, en en faisant connaître aux hommes la nature, auront ôté à la vie humaine toute valeur et toute rectitude de pensées comme d’actions, et éteint partout non seulement le dévouement et l’amour dont les nations étaient l’objet, mais jusqu’au nom de patrie, tous les hommes se réuniront, conformément à leurs théories, en une seule nation et une seule patrie, comme ils étaient réunis à l’origine, et, tout en faisant profession d’un amour universel à l’égard de leur espèce, ils diviseront en réalité la race humaine en autant de peuples qu’il y aura d’hommes. En ne se proposant ni patrie à aimer particulièrement ni étrangers à haïr, chacun haïra tous les autres, n’aimant, dans toute son espèce, que soi-même. Quelles disgrâces naitront de là, ce serait infini à conter. Néanmoins une si grande et si désespérée infortune ne décidera pas les mortels à abandonner spontanément la lumière : car la domination de ce génie ne les rendra pas moins vils que malheureux, et, en ajoutant outre mesure aux amertumes de leur vie, leur ôtera la force de la repousser.
A ces paroles de Jupiter, il parut aux dieux que notre sort serait plus cruel et plus terrible qu’il ne convient à la pitié divine d’y consentir. Mais Jupiter reprit en ces termes : Ils recevront néanmoins quelque consolation de ce fantôme qu’ils appellent Amour ; je suis disposé à le leur laisser, tout en éloignant tous les autres. Et il ne sera pas donné à la Vérité, si puissante qu’elle soit et bien qu’elle le doive combattre sans cesse, de l’exterminer jamais de la terre ni de le vaincre, si ce n’est rarement. Ainsi la vie des hommes, également occupée au culte de l’Amour et de la Vérité, sera divisée en deux parties qui toutes deux auront sur les choses et les âmes des mortels un commun empire. Tous les autres soins, sauf un petit nombre et de peu d’importance, seront négligés par la plupart des hommes. Dans la vieillesse, le manque des consolations de l’Amour sera compensé par le privilège même de la vieillesse, qui est d’être presque contente de vivre, comme il arrive aux autres animaux, et de soigner sa vie avec sollicitude, pour elle-même et non pour le plaisir ou l’avantage qu’on en retire.
Ayant donc éloigné de la terre les fantômes heureux, sauf l’Amour, le moins noble de tous, Jupiter envoya parmi les hommes la Vérité et lui donna sur la terre un séjour et un empire éternels. Les lamentables résultats qu’il avait prévus se produisirent. Et il arriva une chose merveilleuse : c’est que ce génie qui avant de descendre sur la terre, alors qu’il n’avait ni pouvoir ni réalité aucune parmi les hommes, avait été honoré par eux d’un grand nombre de temples et de sacrifices, une fois venu sur la terre avec l’autorité d’un principe, et une fois présent, au contraire de tous les autres immortels qui plus ils se manifestent clairement, plus ils apparaissent vénérables, attrista de telle sorte les esprits des hommes et les émut d’une telle horreur que, bien que forcés de lui obéir, ils refusèrent de l’adorer. Quand les fantômes d’autrefois exerçaient leur influence sur une âme, ils en étaient d’ordinaire révérés et aimés ; ce génie au contraire fut en butte aux plus violentes malédictions et à la haine la plus pesante de la part de ceux qui subirent le plus son empire. Mais ne pouvant pour cela ni se soustraire ni résister à sa tyrannie, les mortels vivaient dans cette misère suprême qu’ils ont supportée jusqu’à maintenant et qu’ils supporteront toujours.

Cependant la pitié, qui n’est jamais éteinte au cœur des Dieux, émut Jupiter (il n’y a pas longtemps) au sujet d’une telle infortune, principalement de celle de quelques hommes singuliers par la finesse de leur intelligence unie à la noblesse de leurs mœurs et à l’intégrité de leur vie, qu’il voyait communément opprimés et accablés plus que les autres par la puissance et la dure domination de ce génie. Aux temps antiques, les Dieux avaient coutume, quand la Justice, la Vertu et les autres fantômes gouvernaient les affaires humaines, de visiter quelquefois leurs propres créatures : ils descendaient, tantôt l’un, tantôt l’autre, sur la terre, et y signifiaient leur présence de diverses façons : ces apparitions avaient toujours été d’un grand profit à tous les hommes ou à quelqu’un d’eux en particulier. Mais quand la vie fut corrompue de nouveau et submergée dans toutes les scélératesses, ils dédaignèrent pendant longtemps le commerce des hommes. Or Jupiter, compatissant à notre extrême infortune, demanda aux immortels si quelqu’un d’eux se résoudrait, comme par le passé, à visiter et à consoler leurs créatures, surtout celles qui paraissaient ne pas mériter personnellement l’universelle misère. Tous se turent, sauf l’Amour, fils de Vénus Céleste, qui portait le même nom que le fantôme ainsi appelé, mais dont la nature, la force et les actions étaient bien différentes. Comme la pitié de ce Dieu est singulière, il offrit de remplir lui-même la mission proposée par Jupiter et de descendre du ciel qu’il n’avait jamais quitté : car il était si indiciblement cher à l’assemblée des immortels qu’elle n’avait pas souffert qu’il s’éloignât d’elle, même pour un instant. Sans doute, de temps en temps, les anciens hommes, trompés par les métamorphoses et les ruses du fantôme qui portait le même nom, avaient pensé avoir des signes non douteux de la présence de ce grand dieu. Mais l’Amour ne voulut visiter les mortels que quand ils eurent été soumis à l’empire de la Vérité. Et encore, depuis ce temps, ne descend-il que rarement et ne s’arrête-t-il qu’un instant : autant parce que le genre humain est indigne de lui que parce que les Dieux ont beaucoup de peine à supporter son absence. Quand il vient sur la terre, il choisit les cœurs les plus tendres et plus doux des personnes généreuses et magnanimes ; il s’y pose pour un court instant, y répand une si étrange et si merveilleuse suavité et les remplit de passions si nobles, de tant de vertu et de tant de courage, qu’ils éprouvent alors, chose toute nouvelle au genre humain, plutôt la réalité que la ressemblance du bonheur. Il est extrêmement rare qu’il unisse deux cœurs ensemble, en les saisissant l’un et l’autre en même temps et en leur donnant à tous deux une égale ardeur et un égal désir, bien qu’il en soit instamment prié par tous ceux qu’il possède. Mais Jupiter ne lui permet d’en satisfaire qu’un très petit nombre, parce que la félicité qui naît d’un tel bienfait n’est séparée de la félicité divine que par un trop petit intervalle. De toute façon, être plein de sa puissance l’emporte en soi sur les plus fortunées conditions qu’ait eues aucun homme au meilleur temps. Où il se pose, tout autour de lui, se groupent invisibles à autrui les merveilleuses chimères, jadis bannies du commerce des hommes; le dieu les ramène pour cet effet sur la terre : Jupiter le permet, et la Vérité ne s’y peut opposer, bien que très ennemie de ces fantômes et en son âme grandement offensée de leur retour; mais il n’est pas donné aux génies de lutter contre les Dieux. Les destins lui ont donné une enfance éternelle, et, conformément à sa nature, il remplit en quelque sorte ce premier vœu de l’homme, qui fut de retourner à la condition de l’enfance. Aussi, dans les âmes qu’il choisit pour y séjourner, il suscite et il fait reverdir, pendant tout le temps qu’il y reste, l’infinie espérance et les belles et chères imaginations des tendres années. Beaucoup de mortels, n’ayant pas éprouvé ces plaisirs dont ils sont incapables, le méprisent et le déchirent tous les jours, de loin comme de près, avec l’audace la plus effrénée : mais lui n’entend pas leurs outrages, et, quand il les entendrait, il ne tirerait aucun châtiment de ces hommes, tant il est naturellement magnanime et clément. D’ailleurs, les Immortels, contents de la vengeance qu’ils exercent sur toute la race, et de l’incurable misère dont ils la châtient, ne se soucient pas des offenses singulières des hommes, et le seul châtiment que reçoivent les trompeurs, les injustes et les contempteurs des Dieux, c’est d’être étrangers, même en paroles, à la grâce de l’Amour.