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20 oct. 2019

Les Turinoises
(…) Dans un appartement, les sols astiqués jusqu'au sang, témoins d'une rage épique toute vouée à transformer le sourd carreau en cristal de bohème, dénoncent la présence d'une maîtresse de maison turinoise. Après l'astiquage luciférien, l'accès est barré pour tout le monde. Ceux qui ont un sauf-conduit doivent s'adapter à une immobilité humiliante pour ne pas salir. (Elles n'ont pas tort : aucune présence humaine n'est jamais très propre.)
Comme remontants, elles privilégient le marsala à l'oeuf et la viande crue en salade. A tout moment de la journée, dans leurs cuisines, fument les décoctions des herboristes. L'idolâtrie des cheveux bien mis les conduit chez le coiffeur à la fréquence d'un tic nerveux, et quiconque sait manier un peigne et paralyser l'ondulation du crin se fait de l'argent avec elles. Je ne suis pas certain que la conscience qu'elles auraient de l'importance érotique et magique des cheveux y soit pour quoi que ce soit : l'acharnement aux cheveux bien mis relève plutôt de la compulsion maniaque, sans doute d'une honte désespérée pour ces actes toujours illégaux, excessivement intimes, qui les décoiffent. D'astucieux méridionaux ont malheureusement remplacé par de stables antres tricophiles les coiffeuses turinoises à domicile - elles étaient le nerf moral de la ville, admirables protagonistes et réceptrices de récits désespérants tout en réchauffant le fer et fixant le bigoudi.
Mère et fille sont inséparables lorsqu'il s'agit d'achats d'importance ; dans les méandres du shopping, elles ne s'aventurent pas seules, ni ne se fient à d'autres ; devant le chiffon coloré, la complicité du sang se déclenche comme un couteau de poche. Pour une visite médicale, la préparation est méticuleuse : on commence par laver la maison, on fait briller les vitres, le laiton, l'argenterie, on inspecte les armoires, on renouvelle la camphre et la naphtaline ; on change ensuite le linge, on sort acheter une tenue toute neuve, une paire de chaussures, un sac à main. On retourne chez le coiffeur pour une dernière retouche avant la consultation. Avant le rendez-vous, on essaie par tous les moyens d'assainir la maladie ou, à tout le moins, d'éliminer tout ce qui serait désagréable à la vue et à la palpation du médecin afin de lui éviter la mauvaise
surprise de se retrouver face à un désordre physique insuffisamment propre, injurieux pour l'Esculape.
Les Turinoises invitent à déjeuner, mais refusent l'hospitalité nocturne. L'hôte, la nuit, est un pillard de vie privée, un vampire d'intimité et une source d'indécence. Tant qu'il n'a pas l'intention de rester dormir, elles multiplient les attentions diurnes : des déjeuners congestionnants, à base des terribles fritures, le rassasient, lui donnant envie de marcher toute la nuit. Même un amant n'est pas agréé après minuit : s'il dort chez lui, on l'en aimera davantage.
Mariées ou non, ces femmes sont peut-être les plus terrassées par la solitude, et parmi les plus capables de la supporter. Aucune circonstance de la vie ne les trouve dépourvues de méthode ni d'art pour y faire face : c'est là leur force. La fortune ininterrompue de la Salle des Danses, à Turin, repose essentiellement sur leurs solitudes en quête de brèves pauses. Jusqu'à il y a une vingtaine d'années, il y avait, dans la rue San Massimo, une de ces salles que les langues masculines insolentes avaient rebaptisée Le Ménopause à cause du nombre élevé de petits pieds mûrs et non accompagnés qui, avec le même entrain qu'ils avaient mis à astiquer le sol de la maison, venaient frotter la piste. Mais toutes les pistes de danse non vulgaires, où l'on a préservé le culte du bal populaire, surtout l'après-midi à l'heure du thé dansant, sont Le Ménopause. Dans ce type de bals, elles n'ont pas de rivales : même dans la Palerme de Buenos Aires, une Turinoise serait capable de gagner une compétition de tango. (pp. 47-49)
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Divertissement et peine, je me délecte à guetter Psyché. Et chaque fois la perte de lumière chez le type féminin local me serre le coeur, comme si je me penchais sur une lande de mutilations. Même la voix, chez ces femmes, a changé. Et le sourire ? Introuvable. Peut-être y en a-t-il aussi peu à Moscou, à Sarajevo, dans les sordides bistrots à bière du Nord... A l'époque où j'écrivais « Les Turinoises », t'en voyais encore de la beauté, c'était en 1975... je crois. Les porteuses de lumière-du-visage d'alors sont vieilles ou ont disparu, les jeunes que tu rencontres, toutes avec le rictus du téléphone portable, même les chiens n'en mangeraient pas. Dans les autres villes italiennes (mal en point, irrémédiablement), la beauté féminine a mieux tenu le coup ; et tu admires la force qu'ont ces derniers drapeaux pour encore flotter au vent. Mais c'est un enlaidissement qui vient de l'intérieur, d'une âme bouleversée, altérée par l'adaptation. Ces femmes-là se sentent en enfer, se plient à son occulte loi, et elles s'en revêtent comme d'un habit, choisissant précisément, pour l'extérieur, la couleur noire. Le visage, dénonciateur, cruel, ne cache rien de tout cela. (pp. 10-11)
Petit enfer de Turin de Guido Ceronetti, traduit de l’italien par Angela Guidi avec la collaboration de Vera Milan-Primevère, Fario Éditions, 2018.