Ecrire, c’est cesser d’être écrivain
Enrique Vila-Matas
« Je me suis très souvent trouvé dans l’obligation de répondre à la question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Au début, quand j’étais très jeune et timide, je répétais la courte réponse que donnait André Gide à cette question et répondais : « J’écris pour qu’on me lise. »
S’il est bien vrai que j’écris pour qu’on me lise, j’ai appris avec le temps à compléter ma réponse. Aujourd’hui, quand on me pose cette ineffable question, j’explique que je suis devenu écrivain parce que 1) je voulais être libre, je n’avais pas envie de me rendre tous les matins dans un bureau, 2) parce que j’avais vu Mastroianni dans La Nuit d’Antonioni ; dans ce film - sorti à Barcelone alors que j’avais seize ans -, Mastroianni était écrivain et avait une femme (qui n’était autre que Jeanne Moreau) formidable. C’étaient les deux choses auxquelles j’aspirais le plus : être et avoir.
Se marier avec une femme comme Jeanne Moreau n’a rien de facile, pas plus qu’être un véritable écrivain. En ce temps-là, je me disais vaguement que ces deux choses n’avaient rien de simple, mais j’ignorais à quel point elles étaient compliquées, surtout être écrivain.
J’avais vu La Nuit et commencé à adorer l’image publique de ces êtres qu’on appelle des écrivains. Au tout début, j’ai aimé Boris Vian, Albert Camus, Francis Scott Fitzgerald et André Malraux. Parce que tous étaient photogéniques, et non pour ce qu’ils avaient écrit. Quand mon père m’a demandé quelles études je voulais faire - son désir secret était que je sois avocat -, je lui ai répondu que j’avais l’intention d’être comme Malraux. Je me souviens de son visage stupéfait et aussi de ce qu’il m’a dit : « Être Malraux n’est pas un métier, ça ne s’étudie pas à l’Université. »
Aujourd’hui, je sais très bien pourquoi je voulais être comme Malraux. Parce que cet écrivain, outre qu’il avait tout d’un homme expérimenté, s’était construit une légende d’aventurier et d’individu qui n’était pas brouillé avec la vie, cette vie qui, pour ma part, était devant moi et à laquelle je ne voulais pas renoncer. Ce que j’ignorais à l’époque, c’est que pour être écrivain, il fallait écrire et, de plus, écrire en se donnant pour exigence minimale de le faire très bien, donc en s’armant de courage et surtout d’une patience infinie, cette patience qu’Oscar Wilde a su fort bien évoquer : « J’ai passé toute la matinée à corriger les épreuves de l’un de mes poèmes, et j’ai supprimé une virgule. Dans l’après-midi, je l’ai remise. »
Tout cela a été très bien expliqué par Truman Capote dans sa célèbre préface de Musique pour caméléons quand il dit qu’il s’est mis un jour à écrire sans savoir qu’il s’était lié pour la vie à un maître noble mais implacable : « Au début, c’était très amusant. Cela a cessé de l’être quand j’ai constaté combien écrire bien et écrire mal étaient différents ; puis, j’ai fait une autre découverte, plus angoissante encore : la marge qui séparait écrire bien du véritable art ; elle est subtile mais brutale. »
À cette époque, j’ignorais donc que pour être écrivain, il fallait écrire en respectant une exigence minimale, écrire très bien. Mais ce que j’ignorais totalement, c’est qu’il fallait renoncer à d’importants pans de la vie si on voulait vraiment écrire. J’ignorais totalement qu’écrire, pour la plupart des écrivains, signifie faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries intérieures où elles travaillent jour et nuit. J’ignorais totalement que je finirais par être écrivain, mais à mille lieux d’un personnage comme Malraux, car, si des aventures m’attendaient, elles étaient plutôt du côté de la littérature que de la vie.
Mais écrire vaut la peine, je ne connais rien de plus attrayant, bien que ce soit, en même temps, un plaisir pour lequel il faut payer un certain tribut. Il s’agit, en effet, de plaisir et - comme disait Danilo Kiš - d’élévation : « La littérature est élévation. Et non pas, Dieu merci, inspiration. Élévation. Épiphanie joycienne. C’est l’instant où l’on a l’impression que, malgré la nullité de l’homme et de la vie, il existe tout de même quelques moments privilégiés, dont il faut tirer parti. Don de Dieu ou du diable, peu importe, mais don suprême. »
Aujourd’hui, où l’on assiste à l’essor du nouveau roman espagnol, il y a, parmi nous, deux catégories de jeunes écrivains, d’écrivains débutants : d’un côté, ceux qui n’ignorent pas qu’il s’agit d’un métier dur et exigeant une grande patience, d’un métier dans lequel on marche en tâtonnant et qui contraint à mettre sa vie en jeu, à risquer sa peau (comme disait Michel Leiris) à la manière d’un torero ; de l’autre, ceux qui considèrent la littérature comme une carrière et qui se donnent pour principal objectif de gagner de l’argent et d’accéder à la célébrité.
Je n’ai pas l’âme d’un prédicateur et je ne veux décourager ni les uns ni les autres, si bien que je vais de nouveau citer Oscar Wilde, rappeler ce conseil qu’il avait donné à un jeune homme à qui on avait dit qu’il devait partir d’en bas : « Non, pars du sommet et assieds-toi là-haut. »
Gabriel Ferrater l’a dit autrement : « Un écrivain est comme un artilleur. Il est condamné - nous le savons tous - à toucher sa cible un peu au-dessous de ses prévisions. Si, par exemple, je prétends être Musil et touche ma cible un peu au-dessous, c’est déjà relativement haut. Mais si je prétends être un auteur de quatrième catégorie... »
Un écrivain doit nourrir les plus grandes ambitions et savoir que ce qui est important n’est pas la célébrité ou être écrivain mais écrire, se lier pour la vie à un maître noble mais implacable, un maître qui ne fait pas de concessions et qui mène les vrais écrivains vers le chemin de l’amertume, comme l’a fort bien dit Marguerite Duras : « Écrire, c’est essayer de savoir ce que nous écririons si nous écrivions. »
Désirer écrire, c’est pénétrer dans un espace dangereux, parce qu’on entre dans un sombre tunnel qui n’a pas de sortie, parce qu’on n’est jamais pleinement satisfait, parce qu’on n’arrive jamais à écrire l’œuvre parfaite ou géniale, ce qui est la pire des contrariétés. On apprend à mourir avant d’apprendre à écrire. Comme dit Justo Navarro, être écrivain, quand on sait enfin écrire, c’est devenir un être étrange, un étranger : il faut se mettre à se traduire soi-même. Écrire, c’est se faire passer pour un autre, écrire, c’est cesser d’être écrivain ou de vouloir ressembler à Mastroianni pour simplement écrire, écrire ce qu’on écrirait si on écrivait. C’est quelque chose de terrible mais que je recommande à tout le monde, parce qu’écrire, c’est corriger la vie - même si on ne corrige qu’une virgule par jour -, c’est la seule chose qui nous protège contre les blessures insensées et les coups absurdes assénés par l’horrible vraie vie (c’est parce qu’elle est horrible qu’on doit payer un tribut pour écrire mais renoncer à des pans entiers de la vraie vie n’est pas aussi pénible qu’on pourrait le penser). Comme disait Italo Svevo, c’est aussi ce qu’on peut faire de mieux en ce bas monde et c’est précisément pourquoi on devrait souhaiter que tout le monde en fasse autant : « Quand tous comprendront clairement comment je fais, tous écriront. La vie sera imprégnée de littérature. La moitié de l’humanité se consacrera à la lecture et à l’étude de ce que l’autre moitié aura écrit. Et le recueillement occupera le plus clair de son temps qui sera ainsi arraché à l’horrible vraie vie. Et si une partie de l’humanité se rebelle et refuse de lire les élucubrations des autres, tant mieux. Chacun se lira soi-même. »
Si on lit les autres et si on se lit soi-même, il y a, selon moi, peu d’espace pour les explosions guerrières mais il en reste, en revanche, beaucoup pour qu’un homme montre son aptitude à respecter les droits d’un autre et vice versa. Personne n’est moins agressif que quelqu’un qui baisse les yeux pour lire un livre qu’il a entre les mains. Il faudrait partir en quête de ce recueillement universel. On va me dire que c’est une utopie mais il n’y a que dans l’avenir que tout est possible.
Traduit de l’espagnol par André Gabastou
Paru pour la première fois dans Autodafé, n°1, automne 2000.
© 2000, Autodafe.
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Pour en finir avec les chiffres ronds
Extrait n°2
Enrique Vila-Matas
Publié le mardi 6 juin 2006
Composé de 52 chroniques littéraires écrites par Enrique Vila-Matas au cours d’une année pleine, ces textes permettent de pénétrer l’univers littéraire d’Enrique Vila-Matas et de découvrir les auteurs qui lui semblent essentiels.
Pour en finir avec les chiffres ronds, d’Enrique Vila-Matas, a été publié en mars 2004 par les éditions Passage du Nord-Ouest.
Un plat fort de la Chine détruite
Dans une lettre adressée à Félice Bauer, Franz Kafka écrit : « En ce sens écrire est un profond sommeil. Comme la mort. Semblable à un mort qui ne peut s’extraire de sa tombe ou en être exhumé, personne ne pourra m’arracher la nuit à ma table de travail. » Hier, ces paroles de Kafka réveillèrent en moi le souvenir de Roberto Bolaño, de son attitude face à la vie et à l’écriture, le souvenir de toutes ces années durant lesquelles il se consacra, sans répit et avec une intensité exceptionnelle, à entrelacer sommeil profond, mort et calligraphie.
Hier aussi Marguerite Duras, à travers les dernières pages de C’est tout (1), me rappela Bolaño : « Ça y est. Je suis morte. C’est fini. » Puis, après une courte pause : « Ce soir on va manger quelque chose de très fort. Un plat chinois par exemple. Un plat de la Chine détruite. » À la relecture de ces paroles de Duras, je compris que pour elle la Chine détruite signifiait son enfance totalement ravagée, dévastée, aussi dévastée que la vie de Bolaño. Le thème essentiel de la mort, associé à l’idée d’ingérer quelque chose de fort, me fit penser à nouveau à cet écrivain chilien disparu à Barcelone, à ce calligraphe du sommeil qui a laissé à ses lecteurs une littérature pure et dure, une œuvre de création sérieuse et sans demi-mesures, un plat fort de la Chine détruite.
Tout ce que j’ai lu ou pensé hier - de toute évidence, je suis dans le même état d’esprit aujourd’hui et voilà pourquoi j’écris sur Bolaño -, je ne peux m’empêcher de le mettre en relation avec cet écrivain disparu. Ainsi, par exemple, cette enfance dévastée nommée Chine, je n’ai pas tardé à l’associer à l’œuvre de Georges Perec, cet auteur qui fascinait tant Bolaño. Le Perec des associations délirantes. Perec, l’écrivain sans enfance. Perec, peut-être prématurément disparu, en tout cas mort prématurément, comme Bolaño. Perec, pour qui écrire c’était arracher des fragments au vide qui se creusait continuellement, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelque signe. Perec, qui vint au monde en 1938 et n’est jamais allé en Chine, qui avait un style plutôt comique, bien qu’il vit le jour dans une famille de Juifs polonais émigrés en France et qu’il perdit son père durant l’invasion allemande de 1940 et sa mère en 1943 dans un camp de concentration. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », écrira plus tard l’homme qui n’était jamais allé en Chine, mais avait un passé dévasté. Je me rappelle d’une photographie illustrant tout particulièrement ce drame. Elle fut prise au 24 de la rue Vilin à Paris, où naquit l’écrivain, quelques jours avant que la rue ne disparaisse et avec elle les restes de la maison natale dont la façade de briques portait encore les traces de l’inscription : Coiffure Dames. Sa mère, trente-cinq ans auparavant, avait été la coiffeuse de cette rue de la banlieue parisienne. Perec accompagna une amie photographier les restes du commerce maternel peu de temps avant l’arrivée des pelleteuses et que ne soient rayés de la carte la sinueuse rue Vilin et le quartier tout entier.
Perec, qui assista à la disparition de sa maison natale et de l’enseigne floue du commerce de sa mère coiffeuse, et qui des années plus tard, à un âge précoce et en pleine effervescence créatrice, disparut lui aussi, laissant une œuvre semblable à une fontaine intarissable d’événements mystérieux et d’une stupéfiante érudition, une œuvre admirable, écrite en une courte et très intense période créatrice (comme s’il lui restait bien peu de temps) qui me rappelle l’intensité de l’écriture de Bolaño ces dernières années, ce Bolaño qui, conscient de l’ombre que la Mort avait projetée sur lui, se consacra fébrilement et avec une obstination singulière à l’héroïque tâche d’écrire, de refléter son existence aveugle, son parcours opiniâtre d’écrivain racé, d’écrivain conscient que la mort non seulement voulait effacer ses souvenirs d’enfance mais aussi détruire la Chine avant de le détruire à son tour.
Il me semble que je n’exagère pas si je dis que, durant ces dernières années, personne ne fut capable, la nuit, d’arracher Bolaño à sa table de travail. L’intensité fébrile de ce parcours littéraire me rappelle précisément une table rongée par les vers que Perec, avec son mystérieux talent pour tirer partie de tout, sut transformer en un objet fascinant : « C’est alors qu’il eut l’idée de dissoudre le bois qui restait, faisant ainsi apparaître cette fantastique arborescence, trace exacte de ce qu’avait été la vie du ver dans ce morceau de bois, superposition immobile, minérale, de tous les mouvements qui avaient constitué son existence aveugle, cette obstination unique, cet itinéraire opiniâtre, [...] image étalée, visible, incommensurablement troublante de ce cheminement sans fin qui avait réduit le bois le plus dur en un réseau impalpable de galeries pulvérulentes (2). »
Il ne m’est pas difficile d’associer cet itinéraire intense et opiniâtre du Bolaño des derniers temps et l’intensité du Perec des dernières années, ce Perec que Bolaño admirait et connaissait parfaitement. Un réseau impalpable de galeries pulvérulentes relie le second bloc des Détectives sauvages (3) aux mille et une histoires de La Vie mode d’emploi du citadin Perec. Hier, ces galeries devinrent totalement visibles sur mon bureau quand, par un pur hasard, tandis que je cherchais des papiers, apparut une lettre de 1997 que Bolaño m’avait écrite au cours de sa lecture de Pour en finir avec les chiffres ronds, le livre que je venais de publier : « Je connais aussi cette photo : une façade de briques et une porte faite de quatre grosses planches de bois, au-dessus de laquelle, sur les briques, est peinte l’inscription Coiffure Dames. Pour le moment, c’est le texte de ton livre qui m’a le plus touché. Il m’a fait pleurer et m’a rappelé le grand Perec, le plus grand romancier de la seconde moitié de ce siècle. »
Je ne me rappelais plus du tout cette lettre, et en vérité je fus ému de la retrouver et de penser au mode d’emploi de la vie que nous a laissé Bolaño. Une de ses recommandations m’amène à évoquer Montaigne qui, durant sa jeunesse, crut que « le but de la philosophie c’est d’enseigner à mourir » et qui, avec l’âge, changea d’avis et dit que « le vrai but de la philosophie c’est d’enseigner à vivre », ce à quoi semble s’être consacré Bolaño les dernières années de son existence. « Pour Roberto, a écrit Rodrigo Fresán, être écrivain n’était pas une vocation, c’était une manière d’être et de vivre la vie. »
Il vivait de telle façon qu’il nous apprenait à écrire, comme s’il nous disait, ce faisant, qu’il ne faut jamais perdre de vue que vivre et écrire n’admettent aucune plaisanterie, même s’il en souriait. Je me rappelle qu’il souriait d’une manière infiniment sérieuse quand, au moment où je m’apprêtais à envoyer mes multiples textes afin qu’on les publie, je leur faisais subir, peut-être par excès de zèle, une révision de dernière heure suscitée par quelque soupçon soudain, craignant que peut-être Bolaño les voie et les lise. Grâce à cela, à cette impression que Bolaño lisait tout, je me mis à vivre avec le souci de cette constante exigence littéraire. Il avait mis la barre très haut et je ne voulais pas le décevoir avec un texte négligé par exemple, avec l’un de ces écrits qui, pour mille raisons, ne brûlent pas suffisamment ou, ce qui revient au même, ne jettent pas toutes leurs tripes sur le grill. Quelques-uns de mes textes se transformèrent alors en histoires interminables qui s’étirèrent et s’étirèrent encore, et à plus forte raison lorsque je me rappelai le regard omniprésent de Bolaño : des histoires qui n’avaient plus de fin et me transformaient en détective sauvage. Et ainsi j’en arrivais à constater comment un texte (que je considérais comme secondaire puisque destiné à une revue de troisième ordre) commençait à croître dans toutes les directions et prenait des allures de roman, le meilleur de tous mes romans. Et tout ça à cause de cette maudite hauteur à laquelle Bolaño avait placé la barre.
S’il y a quelque chose que j’ai toujours particulièrement apprécié dans cette barre exigeante et dans sa hauteur, c’est qu’elle faisait implicitement référence à une liste d’imprésentables, d’écrivains ou d’oiseaux (c’est la même chose), de ceux qu’étant donné l’alarmante situation de la littérature « il faudrait envoyer sept ans en Corée du Nord » par exemple, et ne pas même leur concéder, durant cette période, une permission de fin semaine dans la Chine détruite. Ces imprésentables doivent aujourd’hui éprouver un égal bonheur ou, plus encore, être heureux avec leurs opportunistes, médiocres et éternelles rengaines littéraires. Certains même doivent être soulagés par la mort de Bolaño. Juan Ramón Jiménez craignait que cette caste d’analphabètes et d’arrivistes, d’imprésentables, ne se perpétue, quand il disait : « Je m’en irai / Et les oiseaux continueront à chanter. »
Depuis la mort de Bolaño - en mai 2004 il aurait eu 51 ans, chiffre merveilleusement imparfait -, hormis la peine et la colère que je ressens pour notre conversation littéraire à jamais interrompue, je suis sur le qui-vive face à l’un des problèmes que Bolaño me pose par son absence (et non par la distance) : une réelle panique à l’idée qu’au moment où je m’y attends le moins, sa non-présence entraîne un certain relâchement de mon écriture, même si je crois avoir trouvé une solution à ce problème : essayer de brûler (dans mes écrits) comme il brûlait lui, car c’est la seule façon pour qu’un jour les ténèbres s’effacent devant la lumière. C’est ainsi que je vis aujourd’hui : en faisant en sorte que cette absence ne me rende pas moins vigilant face aux dangers qui guettent l’écrivain sérieux. C’est ainsi que je vis aujourd’hui. Conscient, au demeurant, que je dois continuer à vivre, que je dois vivre pour continuer à écrire avec une grande exigence (c’est d’ailleurs la meilleure façon de toujours signaler les imprésentables) ou, simplement, pour pouvoir dire que je fus ému hier de retrouver par hasard la lettre de Bolaño avec cet aveu que, devant la Chine détruite de Perec, il avait pleuré.
La vie n’admet pas la plaisanterie, bien qu’elle fasse sourire certains. Comme dit Nazim Hikmet : « Il te faut vivre avec tout le sérieux possible, comme un écureuil, par exemple ; c’est-à-dire sans rien attendre en dehors ni même au-delà de la vie, c’est-à-dire que ta seule tâche se résume à un seul mot : vivre [...]. Imagine, par exemple, que nous soyons très malades, que nous devions supporter une opération difficile, et que nous ne puissions plus jamais nous relever de la table blanche. Même s’il est impossible de ne pas éprouver de la tristesse de partir avant l’heure, nous continuerons de rire de la dernière plaisanterie, de regarder par la fenêtre pour voir si le temps est toujours à la pluie, en attendant avec impatience les dernières nouvelles de la presse. » C’est-à-dire que même en étant là où nous sommes, nous devons vivre. Je crois que Bolaño, calligraphe du sommeil, comprenait cela à la perfection, car il écrivait sans attendre rien en dehors ni même au-delà de la vie, et dans cette désespérance réside parfois la grande force de son écriture, le sérieux exceptionnel de nombreux moments de son écriture de plat fort de la Chine détruite : une écriture consciente qu’elle doit éprouver la tristesse de la vie, et en même temps qu’on peut l’aimer, aimer cette tristesse avec intensité (que quelques-uns appellent écriture et d’autres, larmes perdues), aimer le monde à tout instant, l’aimer si consciemment que nous pourrons dire : nous avons vécu.
Enrique Vila-Matas, Barcelone, 26 août 2003
(1) Marguerite Duras, C’est tout, propos recueillis par Yann Andréa, P.O.L, 1999.
(2) Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette/P.O.L, 1978.
(3) Roberto Bolaño, Los Detectives salvajes, Éd. Anagrama, non traduit en français. Rappelons que Roberto Bolaño est décédé au mois de juillet 2003.
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La Lecture Assassine
Extrait
Enrique Vila-Matas
Publié le mardi 20 mai 2003
Dans ma vie, les occasions de rire et de pleurer sont si entremêlées qu’il m’est impossible de me souvenir sans une certaine bonne humeur du pénible incident qui m’a incité à publier ces pages.
Il s’est produit l’année dernière, dans un vieil hôtel de Brême, alors que j’étais à la recherche de Vidal Escabia. À travers un labyrinthe de couloirs j’étais arrivé au 666, le numéro de sa chambre, et comme la porte était entrouverte et que personne ne répondait à mes appels, je finis par la pousser et me suis alors retrouvée à regarder dans l’obscurité, que seul le reflet des baies vitrées atténuait. L’angle d’une table projetait un mince éclat, et au-delà on distinguait une silhouette effondrée sur le tapis. J’atteignis le bouton de la lumière et une lampe de cristal suspendue au plafond s’alluma. Vidal Escabia était là, au pied de la table, me regardant les yeux grands ouverts. Il était mort.
J’observais minutieusement la scène quand mon attention s’est fixée sur l’épais tapis. Dessus, près du corps de l’écrivain, entre les taches de sang, à la hauteur de ses mocassins rouges impeccables, il y avait un minuscule pistolet et, à côté, l’enveloppe que je lui avais adressée deux jours plus tôt par courrier. Cette enveloppe contenait le manuscrit original de La Lecture assassine, les notes écrites par Ana Cañizal et une lettre de présentation signée de ma main. J’allais ranger les textes dans la large poche de mon imperméable lorsque je me suis ravisée pour réfléchir calmement. Je finis par agir de la façon la plus appropriée à ce type de situation : je laissai tout en place et poussai deux cris, très féminins et franchement épouvantables, qui réveillèrent tout l’hôtel. Il était sept heures du matin. Le jour suivant, le médecin légiste concluait que Vidal Escabia s’était suicidé. On m’autorisa à récupérer les textes que je lui avais envoyés et ainsi se termina l’épisode de ma rencontre, la première et la dernière, avec Vidal Escabia.
Comme il est fort probable que son œuvre, voire son nom, soit encore inconnue du lecteur, je tiens à préciser que Vidal Escabia est un écrivain récemment découvert par différentes maisons d’édition espagnoles qui, apparemment, se proposent de rééditer l’hiver prochain certains de ses livres, publiés jusqu’à maintenant à faibles tirages.
Vidal Escabia est né à Elche en 1907, et a passé sa jeunesse dans sa ville natale. Lorsqu’il s’est exilé en Argentine pendant la guerre civile, il avait déjà publié deux nouvelles (l’œuvre d’Escabia, excepté deux livres de voyages et trois recueils de poèmes, se compose uniquement de nouvelles) : La Vie à la cour et Passions d’Eldorado (1934), que je ne connais pas, et que je suis même tentée de considérer comme des curiosités bibliographiques. Son œuvre suivante, Le Lion du tsar (1942), parue huit ans plus tard, est une émouvante biographie de Léon Tolstoï. De 42 à 45 il a voyagé sans cesse, toujours en compagnie de la belle Jenny López*. À La Havane, il trouva l’ambiance idéale pour sa prochaine nouvelle : Perfidie (1945), un excellent mélodrame, peut-être son meilleur livre.
Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est installé à Lima, où il s’est marié avec Gilda Luna, une ballerine valencienne. Il écrivit quelques récits - certains très extravagants, comme The fantastic story of Eva Siva, écrit en anglais avec tous les dialogues en italien - et vécut les plus belles années de sa vie. En 1951, Gilda Luna périt dans un accident d’automobile, et Escabia, profondément affecté, sombra à moitié dans la folie. Il vendit sa maison de Lima et retourna en Espagne.
À Elche, il fut employé à la bibliothèque municipale et ne quitta ce travail qu’à la fin de ses jours. Il continua à écrire des nouvelles - dont la plus célèbre fut peut-être Dames aigres-douces d’Elche - jusqu’à ce qu’au printemps 75, il décide de faire un grand voyage à l’étranger après vingt-cinq ans d’absolue retraite dans sa ville natale. Quelques-uns de ses amis tentèrent de le retenir. Ils avaient appris qu’il s’en allait seul et jugèrent qu’à son âge il devait voyager accompagné. Il ne les écouta pas du tout et, le 25 mai, prit un train en direction de Barcelone. Il voulait parcourir toute l’Europe, d’où l’étrangeté de son suicide. Il rêvait de ce voyage. À Barcelone, il salua de vieux amis, se remémora des scènes de sa jeunesse, posa pour une photographie identique à celle de Pablo Neruda prise un jour sur la Plaza Real, derrière une énorme chope de bière, et prit un train, qui, en douze heures, le déposa à Paris.
Là-bas il retrouva des amis que nous avions en commun, qui m’ont informée de son passage éclair par cette ville et de son départ pour le Grand Hôtel de Vienne, à Brême, première halte de son voyage vers la mer du Nord.
De sa production littéraire, je crois que ce sont ses deux livres de voyages qui méritent le moins d’être lus quoique, semble-t-il, ils aient joué un rôle décisif dans l’histoire de sa redécouverte. En effet, de tous les auteurs qui, dans les années 30, ont vu leurs premières œuvres publiées, puis furent oubliés après la guerre civile, Escabia est sans aucun doute un cas vraiment curieux : ce sont les textes les plus médiocres et les plus soporifiques de sa production qui seront à l’origine de sa réhabilitation. Apparemment, ce processus débuta vers le milieu du chaud mois d’août 73, date où J. M. fut frappé par la publication simultanée de deux critiques élogieuses de Navigation en mer dangereuse, très mauvais récit dans lequel Escabia raconte un voyage imaginaire. J. M. s’ennuyait tellement à cette époque qu’il avait fini par entrer dans une librairie de Bénidorme et s’intéresser au livre, bien qu’il ne sût rien de son auteur et encore moins qu’une de ces élogieuses critiques avait été rédigée par Escabia lui-même. Caché derrière le pseudonyme d’Escaviar, Escabia qualifiait son propre livre de « récit maître en son genre ». J. M. mordit à l’hameçon et fut ébloui par le style ampoulé et par le verbiage grossier qui s’illustraient là. Son enthousiasme fut tel qu’il prit immédiatement contact par téléphone avec Escabia pour lui demander s’il avait publié d’autres textes du même genre. Celui-ci inventa l’existence d’un livre inédit, qu’il intitula sur-le-champ - et là son imagination ne vola justement pas très loin - Vers des terres lointaines, qu’il promit d’envoyer à J. M. dès que possible.
Escabia avait à peine raccroché le téléphone qu’il se mit à la rédaction d’un voyage imaginaire en Patagonie. Il écrivit jour et nuit, sans se reposer, durant une semaine. Sitôt son récit achevé, il l’envoya à J. M. qui, de nouveau fasciné par la prétention et la vulgarité du style, décida de déclencher le processus de réhabilitation de Vidal Escabia. Peu après, tandis qu’il préparait l’édition de Vers des terres lointaines, il chargea Escabia d’un travail « prestigieux » : le prologue de la seconde édition de La Farce du destin, les mémoires de Juan Herrera.
À ce stade, je ne voudrais pas différer mon opinion sur l’œuvre en général de Vidal Escabia. Je pense que c’est un fatras monotone, ennuyeux, dans lequel Escabia, nous considérant aussi maladroits que lui, souhaiterait que l’on consente à prendre son bavardage pour de l’élégance, son style ampoulé pour du génie et ses plagiats pour de l’imagination ; à le lire, on ne trouve que des banalités, quand ce sont les siennes, et des choses de mauvais goût, quand il pille délibérément les autres.
Je ne perdis pas de temps lorsque j’appris qu’il se dirigeait vers le Grand Hôtel de Vienne, à Brême. Je quittai Paris, dont le climat en cette période m’était néfaste, et partis pour Worpswede, près de Brême, pour m’installer dans la maison d’une ancienne amie. De là j’envoyai à Escabia la volumineuse enveloppe. Souhaitant qu’il s’intéresse immédiatement à mon courrier, j’utilisai un truc pour attirer à coup sûr son attention. Imitant à la perfection l’écriture de Juan Herrera, je notai son nom en tant qu’expéditeur de l’enveloppe. J’ai toujours imaginé que Vidal Escabia avait trouvé mon enveloppe sur la table de sa chambre et que, tout en se dirigeant vers le lit avec l’enveloppe dans la main, il avait commencé à lire et relire, plusieurs fois de suite, le nom de l’expéditeur sans croire à ce qu’il avait sous les yeux. Comment est-ce possible, avait-il dû se demander, que Juan, dont la mort remonte à un an déjà, m’écrive ? Laissez-moi imaginer la scène et penser qu’Escabia fut non seulement effrayé mais aussi, excluant la possibilité qu’il pût s’agir simplement d’une plaisanterie, qu’il trébucha sur le couvre-lit, s’écroula sur le lit, se releva en furie, revint trébucher, cette fois sur le rideau, puis se mit à trembler de peur. Évidemment, il avait ses raisons pour réagir de cette manière car, même si dans certains milieux on savait qu’il avait été l’ami de Juan Herrera (et c’est pour ça qu’on l’avait chargé du prologue de ses mémoires), on ignorait l’existence d’une abondante correspondance entre les deux écrivains. C’est pourquoi ce nom écrit à l’angle d’une enveloppe (comme Herrera en avait l’habitude lorsqu’il s’adressait à Escabia uniquement) dut sans aucun doute l’inquiéter et lui inspirer les craintes les plus diverses.
En bref, toute la correspondance entre Herrera et Escabia (conservée jalousement pendant des années dans un tiroir de ma commode) sera publiée, et le lecteur accédera à une étrange série de lettres dont le ton général est plutôt surprenant. Herrera détestait Escabia et, s’il correspondit avec lui aussi longtemps, c’est uniquement parce qu’il adorait percer des secrets et qu’il avait des raisons, on ne peut plus fondées, de suspecter qu’Escabia n’avait pas écrit une traître ligne de bon nombre de ses nouvelles. Ce soupçon, jamais avoué de façon explicite dans les lettres qu’il lui envoyait, l’obligeait à traiter des thèmes les plus absurdes, et aussi les plus délirants, dans le but de tendre en douceur une série de pièges à Escabia et de l’obliger à confesser toute la vérité. Il mit plus de dix ans à y parvenir mais, au bout du compte, finit par obtenir la récompense de tant de peines, de patience et d’efforts (sans parler des bavardages inutiles) quand, dans une courte lettre, en provenance d’Elche et datée du 30 mai 1968, Vidal Escabia, entre honte et embarras, comprenant qu’Herrera l’avait conduit dans une impasse, confessa que les contradictions dans lesquelles il était tombé tout au long de ses lettres dévoilaient en effet la stricte vérité, c’est-à-dire qu’il n’avait pas écrit une seule ligne de la grande majorité de ses récits, dont il s’était tant vanté. Pour finir, il citait les noms des véritables auteurs (Jenny López et Gilda Luna, entre autres) et demandait, sur un ton extrêmement pathétique, le plus grand silence sur cette révélation qui, faite au grand jour, mettrait gravement en jeu sa réputation. Peut-être attendit-il éternellement une réponse aimable d’Herrera, dans laquelle celui-ci, ôtant au sujet toute sa gravité, apprécierait sa sincérité et son courage. Ce qui est certain, c’est que cet aveu soulagea profondément Herrera. Il considéra son enquête terminée, classa avec une joie immense cette lettre qui récompensait enfin ses efforts et lui permettait d’oublier Escabia pour toujours.
Escabia, quant à lui, ne parvint jamais à oublier Herrera. Cela marqua la fin d’une relation entre deux hommes absolument opposés tant dans leur façon d’être que de penser. Mise à part sa qualité d’excellent écrivain (ce que, bien entendu, Escabia ne fut jamais), Juan Herrera était, par exemple, un fanatique de l’ordre, tout le contraire d’Escabia qui, de toute évidence, fut toujours la personne la plus désordonnée du monde. Sur son bureau (et durant ses vingt dernières années il eut le même à Paris, Sète et Trouville), Juan Herrera disposait, selon un schéma invariable, plumes, crayons, cendrier, loupe, coupe-papier, dictionnaires, feuilles, brouillons, verre d’eau minérale et petite boîte d’aspirine, calmants et centramines. Il était extrêmement ordonné et méticuleux et quelque peu superstitieux : il avait l’habitude d’attribuer son manque d’inspiration littéraire à l’inexacte disposition de certains de ces objets sur sa table de travail. Et ce fut précisément cette inquiétude - à savoir l’emprise du désordre sur l’ordre - qui le fit écrire la plupart du temps sur ce bureau. Vidal Escabia, au contraire, était l’image vivante du désordre : il n’avait jamais eu de bureau (cela ne lui manqua pas puisque d’autres écrivaient la majeure partie de ses nouvelles), il était très distrait, oubliait des manuscrits dans les taxis, écrivait à la plage ou dans les bars les plus fréquentés, une plume ne lui faisait pas plus de quinze jours, l’unique dictionnaire qu’il posséda était un dictionnaire de synonymes qu’on lui avait offert à Lima et qu’il perdit dans un bordel (on ne connut jamais la raison pour laquelle il l’y avait emmené), et il fut un défenseur passionné de toute idée de chaos et un enthousiaste partisan de son propre désordre.
Sachant que Vidal Escabia, terrorisé, vivait ses derniers instants et voyait des fantômes partout, j’écrivis comme nom d’expéditeur celui de son vieil ami. J’étais convaincue que j’allais lui faire peur et il ne m’est pas difficile d’imaginer qu’il dut en être ainsi. Il est sans doute tombé dans mon piège et a immédiatement paniqué en ouvrant l’enveloppe, peut-être parce qu’il croyait que Juan Herrera, rompant ce terrible silence auquel il l’avait habitué durant des années, renouait soudain la correspondance d’autrefois depuis sa tombe. Mais peut-être n’a-t-il pas songé à cela ou peut-être n’a-t-il pensé à rien du tout (activité dont il était aussi très friand) en ouvrant tranquillement l’enveloppe et en commençant à lire cette lettre dans laquelle je lui présentais La Lecture assassine, mon court récit, suivi des notes qu’Ana Cañizal avait rédigées à son sujet.
© Editions Passage du Nord-Ouest, 2002.
Post-scriptum :Ce texte est présent sur Contre-feux grâce à l’aimable autorisation d’Enrique Vila-Matas et des Editions Passage du Nord-Ouest.Ces extraits sont issus du livre "La Lecture Assassine", publié en France par les Editions Passage du Nord-Ouest, en 2002.
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Un extrait à découvrir
La bibliothèque de la chambre obscure
Alberto Savinio était si mécontent des encyclopédies qu’il se fit la sienne pour son usage personnel. Je crois avoir fait la même chose avec la littérature de ce siècle, car chez moi, dans une chambre noire, j’ai réuni tous mes auteurs favoris. Il n’y a pas un matin où, en guise de ce que nous pourrions appeler échauffement, je ne pêche au hasard, dans l’obscurité, un tome et je ne le relise dans mon lit jusqu’à ce que monte l’un de ces désirs irrépressibles de me mettre à écrire. Ensuite, pour bien m’assurer que tout ira pour le mieux, je prends un café, j’allume une cigarette et je vais à la fenêtre depuis laquelle je peux voir toute la ville. Là je fume et je pense à la vie et à la mort, jusqu’à ce que me vienne la sensation, parfois trompeuse, d’être définitivement prêt pour l’écriture.
Je ne saurais vivre sans cette bibliothèque que j’ai constituée pour mon usage personnel, ce qui revient à dire que je ne serais rien ni personne sans ma fenêtre. Le roi de la chambre obscure c’est Bartleby, qui pour moi représente la parabole à l’origine de la littérature contemporaine, son étape fondamentale : l’histoire de l’homme exilé dans le monde, l’histoire d’un humble copiste ou employé aux écritures qui me rappelle tant le Kafka qui promenait dans tout Prague son étrange manteau chauve-souris et son chapeau melon noir. Kafka aurait été légèrement différent s’il n’avait pas lu Robert Walser - pour moi, il n’y a pas de livre plus fascinant que son Jakob von Gunten -, l’extravagant écrivain suisse qui ressemble tant au personnage de Bartleby, surtout lorsqu’il se retirait de temps en temps à Zurich, dans la « Chambre d’écriture pour désœuvrés ». Et là, assis sur un vieux tabouret, à la tombée du jour, dans la lumière pâle d’un quiquet à pétrole, il utilisait sa microscopique et élégante calligraphie pour copier des adresses ou faire d’autres menus travaux de ce genre que lui commandaient des entreprises, des associations ou des personnes privées.
Il serait impossible de rencontrer quelqu’un de plus extravagant que Walser si Raymond Roussel n’avait pas existé, lequel vivait enfermé en lui-même, dans sa roulotte aux persiennes baissées, contemplant la lumière incréée qui naissait à l’intérieur de lui, à l’intérieur de son œuvre, consacrée à une espèce de cybernétique appliquée à la littérature et qui aurait produit des œuvres aussi géniales que Locus Solus et Impressions d’Afrique. Ces deux livres sont placés entre l’œuvre de Walser et celle de Flaubert dans ma bibliothèque constituée à mon usage personnel. Flaubert est là parce que sa trajectoire littéraire calculée transforma l’histoire de la littérature et permit l’apparition d’œuvres d’avant-garde comme celles de Roussel et de Walser, ses extravagants compagnons de rayonnage. Flaubert ne fit rien de moins que de hisser à la perfection la plus haute le roman réaliste (Madame Bovary) et ensuite de le dynamiter, de le briser avec cette minutieuse étude de la stupidité humaine qu’est Bouvard et Pécuchet.
Ce roman de Flaubert, non perçu en son temps pour ce qu’il est, un roman extraordinaire, a eu néanmoins de fervents admirateurs, et parmi eux se détache le grand Jorge Luis Borges, son plus grand défenseur. Quand je me suis mis à lire Borges, ce fut pour moi la même chose que, pour saint Paul, tomber de cheval sur le chemin de Damas. Je ne sais pourquoi nommer Borges me ramène toujours à Fernando Pessoa, duquel on disait qu’il mentait ou feignait d’écrire alors que simplement il sentait avec l’imagination et non avec le cœur.
À côté des œuvres complètes de Pessoa, il y a Vladimir Nabokov, qui ne ressemble en rien au poète portugais. Lolita et, surtout, Feu pâle me rappellent qu’en littérature il faut toujours prendre des risques, car comme le disait Michel Leiris, le voisin d’étagère de Nabokov, les tragédies que nous mettons en scène sont des tragédies réelles dans lesquelles le sang est répandu et où l’on joue sa propre vie. Il faut toujours prendre le taureau de la littérature par les cornes, comme le savait très bien Louis-Ferdinand Céline, qui écrivit la plus radicale des descentes aux enfers.
Dans l’obscurité, Voyage au bout de la nuit fait un clin d’œil à James Joyce, non pas à l’auteur d’Ulysse, quand bien même ce livre a changé le destin de la littérature en la libérant de toute sa rhétorique antérieure, mais à l’auteur de Gens de Dublin, que je considère, à côté du Cathédrale de Raymond Carver, comme un livre de lecture incontournable pour quiconque se pose la question d’écrire un jour des récits. Je ne sais plus qui m’a raconté il y a peu que Juan Rulfo fut un grand admirateur du Joyce nouvelliste, bien que, de toute évidence, il soit difficile de le découvrir dans son Pedro Páramo, pour la simple raison que ce bref roman est différent de tout ce qui existe, il me semble, et que c’est le seul livre qui, étant donné l’incroyable surprise nichée entre ses pages, m’a laissé muet, complètement muet pendant des heures.
Puis il y a Witold Gombrowicz — son Journal ne nous aide pas seulement à vivre mais il nous rend intelligents —, et il en reste beaucoup d’autres. Le mystérieux Jan Hydejeck, par exemple, l’auteur de La Passion, selon Rita Malú, livre publié en 1925 dans sa Prague natale, fascinant et très étrange catalogue d’espions de l’eucharistie, c’est-à-dire de voyeurs de l’hostie, Montaigne et Philippe II entre autres. Il y a, évidemment, cet homme minuscule et terrorisé que fut Bruno Schulz et qui parvint, dans Les Boutiques de cannelle, à faire de la lointaine Drohobycz, sa ville natale, la plus belle ville de toute l’histoire de la littérature. Et il reste aussi, bien sûr, les Espagnols, je ne les oublie pas. Pío Baroja, par exemple. Don Pío-Pío, comme l’appelait Ramón Gómez de la Serna, qui depuis des années cohabite admirablement avec un autre Ramón, Valle-Inclán, dans l’obscurité infinie de ma chambre secrète.
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El ayudante de Vilnius
Enrique Vila-Matas
« Je me suis très souvent trouvé dans l’obligation de répondre à la question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Au début, quand j’étais très jeune et timide, je répétais la courte réponse que donnait André Gide à cette question et répondais : « J’écris pour qu’on me lise. »
S’il est bien vrai que j’écris pour qu’on me lise, j’ai appris avec le temps à compléter ma réponse. Aujourd’hui, quand on me pose cette ineffable question, j’explique que je suis devenu écrivain parce que 1) je voulais être libre, je n’avais pas envie de me rendre tous les matins dans un bureau, 2) parce que j’avais vu Mastroianni dans La Nuit d’Antonioni ; dans ce film - sorti à Barcelone alors que j’avais seize ans -, Mastroianni était écrivain et avait une femme (qui n’était autre que Jeanne Moreau) formidable. C’étaient les deux choses auxquelles j’aspirais le plus : être et avoir.
Se marier avec une femme comme Jeanne Moreau n’a rien de facile, pas plus qu’être un véritable écrivain. En ce temps-là, je me disais vaguement que ces deux choses n’avaient rien de simple, mais j’ignorais à quel point elles étaient compliquées, surtout être écrivain.
J’avais vu La Nuit et commencé à adorer l’image publique de ces êtres qu’on appelle des écrivains. Au tout début, j’ai aimé Boris Vian, Albert Camus, Francis Scott Fitzgerald et André Malraux. Parce que tous étaient photogéniques, et non pour ce qu’ils avaient écrit. Quand mon père m’a demandé quelles études je voulais faire - son désir secret était que je sois avocat -, je lui ai répondu que j’avais l’intention d’être comme Malraux. Je me souviens de son visage stupéfait et aussi de ce qu’il m’a dit : « Être Malraux n’est pas un métier, ça ne s’étudie pas à l’Université. »
Aujourd’hui, je sais très bien pourquoi je voulais être comme Malraux. Parce que cet écrivain, outre qu’il avait tout d’un homme expérimenté, s’était construit une légende d’aventurier et d’individu qui n’était pas brouillé avec la vie, cette vie qui, pour ma part, était devant moi et à laquelle je ne voulais pas renoncer. Ce que j’ignorais à l’époque, c’est que pour être écrivain, il fallait écrire et, de plus, écrire en se donnant pour exigence minimale de le faire très bien, donc en s’armant de courage et surtout d’une patience infinie, cette patience qu’Oscar Wilde a su fort bien évoquer : « J’ai passé toute la matinée à corriger les épreuves de l’un de mes poèmes, et j’ai supprimé une virgule. Dans l’après-midi, je l’ai remise. »
Tout cela a été très bien expliqué par Truman Capote dans sa célèbre préface de Musique pour caméléons quand il dit qu’il s’est mis un jour à écrire sans savoir qu’il s’était lié pour la vie à un maître noble mais implacable : « Au début, c’était très amusant. Cela a cessé de l’être quand j’ai constaté combien écrire bien et écrire mal étaient différents ; puis, j’ai fait une autre découverte, plus angoissante encore : la marge qui séparait écrire bien du véritable art ; elle est subtile mais brutale. »
À cette époque, j’ignorais donc que pour être écrivain, il fallait écrire en respectant une exigence minimale, écrire très bien. Mais ce que j’ignorais totalement, c’est qu’il fallait renoncer à d’importants pans de la vie si on voulait vraiment écrire. J’ignorais totalement qu’écrire, pour la plupart des écrivains, signifie faire partie d’une famille de taupes qui vivent dans des galeries intérieures où elles travaillent jour et nuit. J’ignorais totalement que je finirais par être écrivain, mais à mille lieux d’un personnage comme Malraux, car, si des aventures m’attendaient, elles étaient plutôt du côté de la littérature que de la vie.
Mais écrire vaut la peine, je ne connais rien de plus attrayant, bien que ce soit, en même temps, un plaisir pour lequel il faut payer un certain tribut. Il s’agit, en effet, de plaisir et - comme disait Danilo Kiš - d’élévation : « La littérature est élévation. Et non pas, Dieu merci, inspiration. Élévation. Épiphanie joycienne. C’est l’instant où l’on a l’impression que, malgré la nullité de l’homme et de la vie, il existe tout de même quelques moments privilégiés, dont il faut tirer parti. Don de Dieu ou du diable, peu importe, mais don suprême. »
Aujourd’hui, où l’on assiste à l’essor du nouveau roman espagnol, il y a, parmi nous, deux catégories de jeunes écrivains, d’écrivains débutants : d’un côté, ceux qui n’ignorent pas qu’il s’agit d’un métier dur et exigeant une grande patience, d’un métier dans lequel on marche en tâtonnant et qui contraint à mettre sa vie en jeu, à risquer sa peau (comme disait Michel Leiris) à la manière d’un torero ; de l’autre, ceux qui considèrent la littérature comme une carrière et qui se donnent pour principal objectif de gagner de l’argent et d’accéder à la célébrité.
Je n’ai pas l’âme d’un prédicateur et je ne veux décourager ni les uns ni les autres, si bien que je vais de nouveau citer Oscar Wilde, rappeler ce conseil qu’il avait donné à un jeune homme à qui on avait dit qu’il devait partir d’en bas : « Non, pars du sommet et assieds-toi là-haut. »
Gabriel Ferrater l’a dit autrement : « Un écrivain est comme un artilleur. Il est condamné - nous le savons tous - à toucher sa cible un peu au-dessous de ses prévisions. Si, par exemple, je prétends être Musil et touche ma cible un peu au-dessous, c’est déjà relativement haut. Mais si je prétends être un auteur de quatrième catégorie... »
Un écrivain doit nourrir les plus grandes ambitions et savoir que ce qui est important n’est pas la célébrité ou être écrivain mais écrire, se lier pour la vie à un maître noble mais implacable, un maître qui ne fait pas de concessions et qui mène les vrais écrivains vers le chemin de l’amertume, comme l’a fort bien dit Marguerite Duras : « Écrire, c’est essayer de savoir ce que nous écririons si nous écrivions. »
Désirer écrire, c’est pénétrer dans un espace dangereux, parce qu’on entre dans un sombre tunnel qui n’a pas de sortie, parce qu’on n’est jamais pleinement satisfait, parce qu’on n’arrive jamais à écrire l’œuvre parfaite ou géniale, ce qui est la pire des contrariétés. On apprend à mourir avant d’apprendre à écrire. Comme dit Justo Navarro, être écrivain, quand on sait enfin écrire, c’est devenir un être étrange, un étranger : il faut se mettre à se traduire soi-même. Écrire, c’est se faire passer pour un autre, écrire, c’est cesser d’être écrivain ou de vouloir ressembler à Mastroianni pour simplement écrire, écrire ce qu’on écrirait si on écrivait. C’est quelque chose de terrible mais que je recommande à tout le monde, parce qu’écrire, c’est corriger la vie - même si on ne corrige qu’une virgule par jour -, c’est la seule chose qui nous protège contre les blessures insensées et les coups absurdes assénés par l’horrible vraie vie (c’est parce qu’elle est horrible qu’on doit payer un tribut pour écrire mais renoncer à des pans entiers de la vraie vie n’est pas aussi pénible qu’on pourrait le penser). Comme disait Italo Svevo, c’est aussi ce qu’on peut faire de mieux en ce bas monde et c’est précisément pourquoi on devrait souhaiter que tout le monde en fasse autant : « Quand tous comprendront clairement comment je fais, tous écriront. La vie sera imprégnée de littérature. La moitié de l’humanité se consacrera à la lecture et à l’étude de ce que l’autre moitié aura écrit. Et le recueillement occupera le plus clair de son temps qui sera ainsi arraché à l’horrible vraie vie. Et si une partie de l’humanité se rebelle et refuse de lire les élucubrations des autres, tant mieux. Chacun se lira soi-même. »
Si on lit les autres et si on se lit soi-même, il y a, selon moi, peu d’espace pour les explosions guerrières mais il en reste, en revanche, beaucoup pour qu’un homme montre son aptitude à respecter les droits d’un autre et vice versa. Personne n’est moins agressif que quelqu’un qui baisse les yeux pour lire un livre qu’il a entre les mains. Il faudrait partir en quête de ce recueillement universel. On va me dire que c’est une utopie mais il n’y a que dans l’avenir que tout est possible.
Traduit de l’espagnol par André Gabastou
Paru pour la première fois dans Autodafé, n°1, automne 2000.
© 2000, Autodafe.
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Pour en finir avec les chiffres ronds
Extrait n°2
Enrique Vila-Matas
Publié le mardi 6 juin 2006
Composé de 52 chroniques littéraires écrites par Enrique Vila-Matas au cours d’une année pleine, ces textes permettent de pénétrer l’univers littéraire d’Enrique Vila-Matas et de découvrir les auteurs qui lui semblent essentiels.
Pour en finir avec les chiffres ronds, d’Enrique Vila-Matas, a été publié en mars 2004 par les éditions Passage du Nord-Ouest.
Un plat fort de la Chine détruite
Dans une lettre adressée à Félice Bauer, Franz Kafka écrit : « En ce sens écrire est un profond sommeil. Comme la mort. Semblable à un mort qui ne peut s’extraire de sa tombe ou en être exhumé, personne ne pourra m’arracher la nuit à ma table de travail. » Hier, ces paroles de Kafka réveillèrent en moi le souvenir de Roberto Bolaño, de son attitude face à la vie et à l’écriture, le souvenir de toutes ces années durant lesquelles il se consacra, sans répit et avec une intensité exceptionnelle, à entrelacer sommeil profond, mort et calligraphie.
Hier aussi Marguerite Duras, à travers les dernières pages de C’est tout (1), me rappela Bolaño : « Ça y est. Je suis morte. C’est fini. » Puis, après une courte pause : « Ce soir on va manger quelque chose de très fort. Un plat chinois par exemple. Un plat de la Chine détruite. » À la relecture de ces paroles de Duras, je compris que pour elle la Chine détruite signifiait son enfance totalement ravagée, dévastée, aussi dévastée que la vie de Bolaño. Le thème essentiel de la mort, associé à l’idée d’ingérer quelque chose de fort, me fit penser à nouveau à cet écrivain chilien disparu à Barcelone, à ce calligraphe du sommeil qui a laissé à ses lecteurs une littérature pure et dure, une œuvre de création sérieuse et sans demi-mesures, un plat fort de la Chine détruite.
Tout ce que j’ai lu ou pensé hier - de toute évidence, je suis dans le même état d’esprit aujourd’hui et voilà pourquoi j’écris sur Bolaño -, je ne peux m’empêcher de le mettre en relation avec cet écrivain disparu. Ainsi, par exemple, cette enfance dévastée nommée Chine, je n’ai pas tardé à l’associer à l’œuvre de Georges Perec, cet auteur qui fascinait tant Bolaño. Le Perec des associations délirantes. Perec, l’écrivain sans enfance. Perec, peut-être prématurément disparu, en tout cas mort prématurément, comme Bolaño. Perec, pour qui écrire c’était arracher des fragments au vide qui se creusait continuellement, laisser quelque part un sillon, une trace, une marque ou quelque signe. Perec, qui vint au monde en 1938 et n’est jamais allé en Chine, qui avait un style plutôt comique, bien qu’il vit le jour dans une famille de Juifs polonais émigrés en France et qu’il perdit son père durant l’invasion allemande de 1940 et sa mère en 1943 dans un camp de concentration. « Je n’ai pas de souvenirs d’enfance », écrira plus tard l’homme qui n’était jamais allé en Chine, mais avait un passé dévasté. Je me rappelle d’une photographie illustrant tout particulièrement ce drame. Elle fut prise au 24 de la rue Vilin à Paris, où naquit l’écrivain, quelques jours avant que la rue ne disparaisse et avec elle les restes de la maison natale dont la façade de briques portait encore les traces de l’inscription : Coiffure Dames. Sa mère, trente-cinq ans auparavant, avait été la coiffeuse de cette rue de la banlieue parisienne. Perec accompagna une amie photographier les restes du commerce maternel peu de temps avant l’arrivée des pelleteuses et que ne soient rayés de la carte la sinueuse rue Vilin et le quartier tout entier.
Perec, qui assista à la disparition de sa maison natale et de l’enseigne floue du commerce de sa mère coiffeuse, et qui des années plus tard, à un âge précoce et en pleine effervescence créatrice, disparut lui aussi, laissant une œuvre semblable à une fontaine intarissable d’événements mystérieux et d’une stupéfiante érudition, une œuvre admirable, écrite en une courte et très intense période créatrice (comme s’il lui restait bien peu de temps) qui me rappelle l’intensité de l’écriture de Bolaño ces dernières années, ce Bolaño qui, conscient de l’ombre que la Mort avait projetée sur lui, se consacra fébrilement et avec une obstination singulière à l’héroïque tâche d’écrire, de refléter son existence aveugle, son parcours opiniâtre d’écrivain racé, d’écrivain conscient que la mort non seulement voulait effacer ses souvenirs d’enfance mais aussi détruire la Chine avant de le détruire à son tour.
Il me semble que je n’exagère pas si je dis que, durant ces dernières années, personne ne fut capable, la nuit, d’arracher Bolaño à sa table de travail. L’intensité fébrile de ce parcours littéraire me rappelle précisément une table rongée par les vers que Perec, avec son mystérieux talent pour tirer partie de tout, sut transformer en un objet fascinant : « C’est alors qu’il eut l’idée de dissoudre le bois qui restait, faisant ainsi apparaître cette fantastique arborescence, trace exacte de ce qu’avait été la vie du ver dans ce morceau de bois, superposition immobile, minérale, de tous les mouvements qui avaient constitué son existence aveugle, cette obstination unique, cet itinéraire opiniâtre, [...] image étalée, visible, incommensurablement troublante de ce cheminement sans fin qui avait réduit le bois le plus dur en un réseau impalpable de galeries pulvérulentes (2). »
Il ne m’est pas difficile d’associer cet itinéraire intense et opiniâtre du Bolaño des derniers temps et l’intensité du Perec des dernières années, ce Perec que Bolaño admirait et connaissait parfaitement. Un réseau impalpable de galeries pulvérulentes relie le second bloc des Détectives sauvages (3) aux mille et une histoires de La Vie mode d’emploi du citadin Perec. Hier, ces galeries devinrent totalement visibles sur mon bureau quand, par un pur hasard, tandis que je cherchais des papiers, apparut une lettre de 1997 que Bolaño m’avait écrite au cours de sa lecture de Pour en finir avec les chiffres ronds, le livre que je venais de publier : « Je connais aussi cette photo : une façade de briques et une porte faite de quatre grosses planches de bois, au-dessus de laquelle, sur les briques, est peinte l’inscription Coiffure Dames. Pour le moment, c’est le texte de ton livre qui m’a le plus touché. Il m’a fait pleurer et m’a rappelé le grand Perec, le plus grand romancier de la seconde moitié de ce siècle. »
Je ne me rappelais plus du tout cette lettre, et en vérité je fus ému de la retrouver et de penser au mode d’emploi de la vie que nous a laissé Bolaño. Une de ses recommandations m’amène à évoquer Montaigne qui, durant sa jeunesse, crut que « le but de la philosophie c’est d’enseigner à mourir » et qui, avec l’âge, changea d’avis et dit que « le vrai but de la philosophie c’est d’enseigner à vivre », ce à quoi semble s’être consacré Bolaño les dernières années de son existence. « Pour Roberto, a écrit Rodrigo Fresán, être écrivain n’était pas une vocation, c’était une manière d’être et de vivre la vie. »
Il vivait de telle façon qu’il nous apprenait à écrire, comme s’il nous disait, ce faisant, qu’il ne faut jamais perdre de vue que vivre et écrire n’admettent aucune plaisanterie, même s’il en souriait. Je me rappelle qu’il souriait d’une manière infiniment sérieuse quand, au moment où je m’apprêtais à envoyer mes multiples textes afin qu’on les publie, je leur faisais subir, peut-être par excès de zèle, une révision de dernière heure suscitée par quelque soupçon soudain, craignant que peut-être Bolaño les voie et les lise. Grâce à cela, à cette impression que Bolaño lisait tout, je me mis à vivre avec le souci de cette constante exigence littéraire. Il avait mis la barre très haut et je ne voulais pas le décevoir avec un texte négligé par exemple, avec l’un de ces écrits qui, pour mille raisons, ne brûlent pas suffisamment ou, ce qui revient au même, ne jettent pas toutes leurs tripes sur le grill. Quelques-uns de mes textes se transformèrent alors en histoires interminables qui s’étirèrent et s’étirèrent encore, et à plus forte raison lorsque je me rappelai le regard omniprésent de Bolaño : des histoires qui n’avaient plus de fin et me transformaient en détective sauvage. Et ainsi j’en arrivais à constater comment un texte (que je considérais comme secondaire puisque destiné à une revue de troisième ordre) commençait à croître dans toutes les directions et prenait des allures de roman, le meilleur de tous mes romans. Et tout ça à cause de cette maudite hauteur à laquelle Bolaño avait placé la barre.
S’il y a quelque chose que j’ai toujours particulièrement apprécié dans cette barre exigeante et dans sa hauteur, c’est qu’elle faisait implicitement référence à une liste d’imprésentables, d’écrivains ou d’oiseaux (c’est la même chose), de ceux qu’étant donné l’alarmante situation de la littérature « il faudrait envoyer sept ans en Corée du Nord » par exemple, et ne pas même leur concéder, durant cette période, une permission de fin semaine dans la Chine détruite. Ces imprésentables doivent aujourd’hui éprouver un égal bonheur ou, plus encore, être heureux avec leurs opportunistes, médiocres et éternelles rengaines littéraires. Certains même doivent être soulagés par la mort de Bolaño. Juan Ramón Jiménez craignait que cette caste d’analphabètes et d’arrivistes, d’imprésentables, ne se perpétue, quand il disait : « Je m’en irai / Et les oiseaux continueront à chanter. »
Depuis la mort de Bolaño - en mai 2004 il aurait eu 51 ans, chiffre merveilleusement imparfait -, hormis la peine et la colère que je ressens pour notre conversation littéraire à jamais interrompue, je suis sur le qui-vive face à l’un des problèmes que Bolaño me pose par son absence (et non par la distance) : une réelle panique à l’idée qu’au moment où je m’y attends le moins, sa non-présence entraîne un certain relâchement de mon écriture, même si je crois avoir trouvé une solution à ce problème : essayer de brûler (dans mes écrits) comme il brûlait lui, car c’est la seule façon pour qu’un jour les ténèbres s’effacent devant la lumière. C’est ainsi que je vis aujourd’hui : en faisant en sorte que cette absence ne me rende pas moins vigilant face aux dangers qui guettent l’écrivain sérieux. C’est ainsi que je vis aujourd’hui. Conscient, au demeurant, que je dois continuer à vivre, que je dois vivre pour continuer à écrire avec une grande exigence (c’est d’ailleurs la meilleure façon de toujours signaler les imprésentables) ou, simplement, pour pouvoir dire que je fus ému hier de retrouver par hasard la lettre de Bolaño avec cet aveu que, devant la Chine détruite de Perec, il avait pleuré.
La vie n’admet pas la plaisanterie, bien qu’elle fasse sourire certains. Comme dit Nazim Hikmet : « Il te faut vivre avec tout le sérieux possible, comme un écureuil, par exemple ; c’est-à-dire sans rien attendre en dehors ni même au-delà de la vie, c’est-à-dire que ta seule tâche se résume à un seul mot : vivre [...]. Imagine, par exemple, que nous soyons très malades, que nous devions supporter une opération difficile, et que nous ne puissions plus jamais nous relever de la table blanche. Même s’il est impossible de ne pas éprouver de la tristesse de partir avant l’heure, nous continuerons de rire de la dernière plaisanterie, de regarder par la fenêtre pour voir si le temps est toujours à la pluie, en attendant avec impatience les dernières nouvelles de la presse. » C’est-à-dire que même en étant là où nous sommes, nous devons vivre. Je crois que Bolaño, calligraphe du sommeil, comprenait cela à la perfection, car il écrivait sans attendre rien en dehors ni même au-delà de la vie, et dans cette désespérance réside parfois la grande force de son écriture, le sérieux exceptionnel de nombreux moments de son écriture de plat fort de la Chine détruite : une écriture consciente qu’elle doit éprouver la tristesse de la vie, et en même temps qu’on peut l’aimer, aimer cette tristesse avec intensité (que quelques-uns appellent écriture et d’autres, larmes perdues), aimer le monde à tout instant, l’aimer si consciemment que nous pourrons dire : nous avons vécu.
Enrique Vila-Matas, Barcelone, 26 août 2003
(1) Marguerite Duras, C’est tout, propos recueillis par Yann Andréa, P.O.L, 1999.
(2) Georges Perec, La Vie mode d’emploi, Hachette/P.O.L, 1978.
(3) Roberto Bolaño, Los Detectives salvajes, Éd. Anagrama, non traduit en français. Rappelons que Roberto Bolaño est décédé au mois de juillet 2003.
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La Lecture Assassine
Extrait
Enrique Vila-Matas
Publié le mardi 20 mai 2003
Dans ma vie, les occasions de rire et de pleurer sont si entremêlées qu’il m’est impossible de me souvenir sans une certaine bonne humeur du pénible incident qui m’a incité à publier ces pages.
Il s’est produit l’année dernière, dans un vieil hôtel de Brême, alors que j’étais à la recherche de Vidal Escabia. À travers un labyrinthe de couloirs j’étais arrivé au 666, le numéro de sa chambre, et comme la porte était entrouverte et que personne ne répondait à mes appels, je finis par la pousser et me suis alors retrouvée à regarder dans l’obscurité, que seul le reflet des baies vitrées atténuait. L’angle d’une table projetait un mince éclat, et au-delà on distinguait une silhouette effondrée sur le tapis. J’atteignis le bouton de la lumière et une lampe de cristal suspendue au plafond s’alluma. Vidal Escabia était là, au pied de la table, me regardant les yeux grands ouverts. Il était mort.
J’observais minutieusement la scène quand mon attention s’est fixée sur l’épais tapis. Dessus, près du corps de l’écrivain, entre les taches de sang, à la hauteur de ses mocassins rouges impeccables, il y avait un minuscule pistolet et, à côté, l’enveloppe que je lui avais adressée deux jours plus tôt par courrier. Cette enveloppe contenait le manuscrit original de La Lecture assassine, les notes écrites par Ana Cañizal et une lettre de présentation signée de ma main. J’allais ranger les textes dans la large poche de mon imperméable lorsque je me suis ravisée pour réfléchir calmement. Je finis par agir de la façon la plus appropriée à ce type de situation : je laissai tout en place et poussai deux cris, très féminins et franchement épouvantables, qui réveillèrent tout l’hôtel. Il était sept heures du matin. Le jour suivant, le médecin légiste concluait que Vidal Escabia s’était suicidé. On m’autorisa à récupérer les textes que je lui avais envoyés et ainsi se termina l’épisode de ma rencontre, la première et la dernière, avec Vidal Escabia.
Comme il est fort probable que son œuvre, voire son nom, soit encore inconnue du lecteur, je tiens à préciser que Vidal Escabia est un écrivain récemment découvert par différentes maisons d’édition espagnoles qui, apparemment, se proposent de rééditer l’hiver prochain certains de ses livres, publiés jusqu’à maintenant à faibles tirages.
Vidal Escabia est né à Elche en 1907, et a passé sa jeunesse dans sa ville natale. Lorsqu’il s’est exilé en Argentine pendant la guerre civile, il avait déjà publié deux nouvelles (l’œuvre d’Escabia, excepté deux livres de voyages et trois recueils de poèmes, se compose uniquement de nouvelles) : La Vie à la cour et Passions d’Eldorado (1934), que je ne connais pas, et que je suis même tentée de considérer comme des curiosités bibliographiques. Son œuvre suivante, Le Lion du tsar (1942), parue huit ans plus tard, est une émouvante biographie de Léon Tolstoï. De 42 à 45 il a voyagé sans cesse, toujours en compagnie de la belle Jenny López*. À La Havane, il trouva l’ambiance idéale pour sa prochaine nouvelle : Perfidie (1945), un excellent mélodrame, peut-être son meilleur livre.
Après la Seconde Guerre mondiale, il s’est installé à Lima, où il s’est marié avec Gilda Luna, une ballerine valencienne. Il écrivit quelques récits - certains très extravagants, comme The fantastic story of Eva Siva, écrit en anglais avec tous les dialogues en italien - et vécut les plus belles années de sa vie. En 1951, Gilda Luna périt dans un accident d’automobile, et Escabia, profondément affecté, sombra à moitié dans la folie. Il vendit sa maison de Lima et retourna en Espagne.
À Elche, il fut employé à la bibliothèque municipale et ne quitta ce travail qu’à la fin de ses jours. Il continua à écrire des nouvelles - dont la plus célèbre fut peut-être Dames aigres-douces d’Elche - jusqu’à ce qu’au printemps 75, il décide de faire un grand voyage à l’étranger après vingt-cinq ans d’absolue retraite dans sa ville natale. Quelques-uns de ses amis tentèrent de le retenir. Ils avaient appris qu’il s’en allait seul et jugèrent qu’à son âge il devait voyager accompagné. Il ne les écouta pas du tout et, le 25 mai, prit un train en direction de Barcelone. Il voulait parcourir toute l’Europe, d’où l’étrangeté de son suicide. Il rêvait de ce voyage. À Barcelone, il salua de vieux amis, se remémora des scènes de sa jeunesse, posa pour une photographie identique à celle de Pablo Neruda prise un jour sur la Plaza Real, derrière une énorme chope de bière, et prit un train, qui, en douze heures, le déposa à Paris.
Là-bas il retrouva des amis que nous avions en commun, qui m’ont informée de son passage éclair par cette ville et de son départ pour le Grand Hôtel de Vienne, à Brême, première halte de son voyage vers la mer du Nord.
De sa production littéraire, je crois que ce sont ses deux livres de voyages qui méritent le moins d’être lus quoique, semble-t-il, ils aient joué un rôle décisif dans l’histoire de sa redécouverte. En effet, de tous les auteurs qui, dans les années 30, ont vu leurs premières œuvres publiées, puis furent oubliés après la guerre civile, Escabia est sans aucun doute un cas vraiment curieux : ce sont les textes les plus médiocres et les plus soporifiques de sa production qui seront à l’origine de sa réhabilitation. Apparemment, ce processus débuta vers le milieu du chaud mois d’août 73, date où J. M. fut frappé par la publication simultanée de deux critiques élogieuses de Navigation en mer dangereuse, très mauvais récit dans lequel Escabia raconte un voyage imaginaire. J. M. s’ennuyait tellement à cette époque qu’il avait fini par entrer dans une librairie de Bénidorme et s’intéresser au livre, bien qu’il ne sût rien de son auteur et encore moins qu’une de ces élogieuses critiques avait été rédigée par Escabia lui-même. Caché derrière le pseudonyme d’Escaviar, Escabia qualifiait son propre livre de « récit maître en son genre ». J. M. mordit à l’hameçon et fut ébloui par le style ampoulé et par le verbiage grossier qui s’illustraient là. Son enthousiasme fut tel qu’il prit immédiatement contact par téléphone avec Escabia pour lui demander s’il avait publié d’autres textes du même genre. Celui-ci inventa l’existence d’un livre inédit, qu’il intitula sur-le-champ - et là son imagination ne vola justement pas très loin - Vers des terres lointaines, qu’il promit d’envoyer à J. M. dès que possible.
Escabia avait à peine raccroché le téléphone qu’il se mit à la rédaction d’un voyage imaginaire en Patagonie. Il écrivit jour et nuit, sans se reposer, durant une semaine. Sitôt son récit achevé, il l’envoya à J. M. qui, de nouveau fasciné par la prétention et la vulgarité du style, décida de déclencher le processus de réhabilitation de Vidal Escabia. Peu après, tandis qu’il préparait l’édition de Vers des terres lointaines, il chargea Escabia d’un travail « prestigieux » : le prologue de la seconde édition de La Farce du destin, les mémoires de Juan Herrera.
À ce stade, je ne voudrais pas différer mon opinion sur l’œuvre en général de Vidal Escabia. Je pense que c’est un fatras monotone, ennuyeux, dans lequel Escabia, nous considérant aussi maladroits que lui, souhaiterait que l’on consente à prendre son bavardage pour de l’élégance, son style ampoulé pour du génie et ses plagiats pour de l’imagination ; à le lire, on ne trouve que des banalités, quand ce sont les siennes, et des choses de mauvais goût, quand il pille délibérément les autres.
Je ne perdis pas de temps lorsque j’appris qu’il se dirigeait vers le Grand Hôtel de Vienne, à Brême. Je quittai Paris, dont le climat en cette période m’était néfaste, et partis pour Worpswede, près de Brême, pour m’installer dans la maison d’une ancienne amie. De là j’envoyai à Escabia la volumineuse enveloppe. Souhaitant qu’il s’intéresse immédiatement à mon courrier, j’utilisai un truc pour attirer à coup sûr son attention. Imitant à la perfection l’écriture de Juan Herrera, je notai son nom en tant qu’expéditeur de l’enveloppe. J’ai toujours imaginé que Vidal Escabia avait trouvé mon enveloppe sur la table de sa chambre et que, tout en se dirigeant vers le lit avec l’enveloppe dans la main, il avait commencé à lire et relire, plusieurs fois de suite, le nom de l’expéditeur sans croire à ce qu’il avait sous les yeux. Comment est-ce possible, avait-il dû se demander, que Juan, dont la mort remonte à un an déjà, m’écrive ? Laissez-moi imaginer la scène et penser qu’Escabia fut non seulement effrayé mais aussi, excluant la possibilité qu’il pût s’agir simplement d’une plaisanterie, qu’il trébucha sur le couvre-lit, s’écroula sur le lit, se releva en furie, revint trébucher, cette fois sur le rideau, puis se mit à trembler de peur. Évidemment, il avait ses raisons pour réagir de cette manière car, même si dans certains milieux on savait qu’il avait été l’ami de Juan Herrera (et c’est pour ça qu’on l’avait chargé du prologue de ses mémoires), on ignorait l’existence d’une abondante correspondance entre les deux écrivains. C’est pourquoi ce nom écrit à l’angle d’une enveloppe (comme Herrera en avait l’habitude lorsqu’il s’adressait à Escabia uniquement) dut sans aucun doute l’inquiéter et lui inspirer les craintes les plus diverses.
En bref, toute la correspondance entre Herrera et Escabia (conservée jalousement pendant des années dans un tiroir de ma commode) sera publiée, et le lecteur accédera à une étrange série de lettres dont le ton général est plutôt surprenant. Herrera détestait Escabia et, s’il correspondit avec lui aussi longtemps, c’est uniquement parce qu’il adorait percer des secrets et qu’il avait des raisons, on ne peut plus fondées, de suspecter qu’Escabia n’avait pas écrit une traître ligne de bon nombre de ses nouvelles. Ce soupçon, jamais avoué de façon explicite dans les lettres qu’il lui envoyait, l’obligeait à traiter des thèmes les plus absurdes, et aussi les plus délirants, dans le but de tendre en douceur une série de pièges à Escabia et de l’obliger à confesser toute la vérité. Il mit plus de dix ans à y parvenir mais, au bout du compte, finit par obtenir la récompense de tant de peines, de patience et d’efforts (sans parler des bavardages inutiles) quand, dans une courte lettre, en provenance d’Elche et datée du 30 mai 1968, Vidal Escabia, entre honte et embarras, comprenant qu’Herrera l’avait conduit dans une impasse, confessa que les contradictions dans lesquelles il était tombé tout au long de ses lettres dévoilaient en effet la stricte vérité, c’est-à-dire qu’il n’avait pas écrit une seule ligne de la grande majorité de ses récits, dont il s’était tant vanté. Pour finir, il citait les noms des véritables auteurs (Jenny López et Gilda Luna, entre autres) et demandait, sur un ton extrêmement pathétique, le plus grand silence sur cette révélation qui, faite au grand jour, mettrait gravement en jeu sa réputation. Peut-être attendit-il éternellement une réponse aimable d’Herrera, dans laquelle celui-ci, ôtant au sujet toute sa gravité, apprécierait sa sincérité et son courage. Ce qui est certain, c’est que cet aveu soulagea profondément Herrera. Il considéra son enquête terminée, classa avec une joie immense cette lettre qui récompensait enfin ses efforts et lui permettait d’oublier Escabia pour toujours.
Escabia, quant à lui, ne parvint jamais à oublier Herrera. Cela marqua la fin d’une relation entre deux hommes absolument opposés tant dans leur façon d’être que de penser. Mise à part sa qualité d’excellent écrivain (ce que, bien entendu, Escabia ne fut jamais), Juan Herrera était, par exemple, un fanatique de l’ordre, tout le contraire d’Escabia qui, de toute évidence, fut toujours la personne la plus désordonnée du monde. Sur son bureau (et durant ses vingt dernières années il eut le même à Paris, Sète et Trouville), Juan Herrera disposait, selon un schéma invariable, plumes, crayons, cendrier, loupe, coupe-papier, dictionnaires, feuilles, brouillons, verre d’eau minérale et petite boîte d’aspirine, calmants et centramines. Il était extrêmement ordonné et méticuleux et quelque peu superstitieux : il avait l’habitude d’attribuer son manque d’inspiration littéraire à l’inexacte disposition de certains de ces objets sur sa table de travail. Et ce fut précisément cette inquiétude - à savoir l’emprise du désordre sur l’ordre - qui le fit écrire la plupart du temps sur ce bureau. Vidal Escabia, au contraire, était l’image vivante du désordre : il n’avait jamais eu de bureau (cela ne lui manqua pas puisque d’autres écrivaient la majeure partie de ses nouvelles), il était très distrait, oubliait des manuscrits dans les taxis, écrivait à la plage ou dans les bars les plus fréquentés, une plume ne lui faisait pas plus de quinze jours, l’unique dictionnaire qu’il posséda était un dictionnaire de synonymes qu’on lui avait offert à Lima et qu’il perdit dans un bordel (on ne connut jamais la raison pour laquelle il l’y avait emmené), et il fut un défenseur passionné de toute idée de chaos et un enthousiaste partisan de son propre désordre.
Sachant que Vidal Escabia, terrorisé, vivait ses derniers instants et voyait des fantômes partout, j’écrivis comme nom d’expéditeur celui de son vieil ami. J’étais convaincue que j’allais lui faire peur et il ne m’est pas difficile d’imaginer qu’il dut en être ainsi. Il est sans doute tombé dans mon piège et a immédiatement paniqué en ouvrant l’enveloppe, peut-être parce qu’il croyait que Juan Herrera, rompant ce terrible silence auquel il l’avait habitué durant des années, renouait soudain la correspondance d’autrefois depuis sa tombe. Mais peut-être n’a-t-il pas songé à cela ou peut-être n’a-t-il pensé à rien du tout (activité dont il était aussi très friand) en ouvrant tranquillement l’enveloppe et en commençant à lire cette lettre dans laquelle je lui présentais La Lecture assassine, mon court récit, suivi des notes qu’Ana Cañizal avait rédigées à son sujet.
© Editions Passage du Nord-Ouest, 2002.
Post-scriptum :Ce texte est présent sur Contre-feux grâce à l’aimable autorisation d’Enrique Vila-Matas et des Editions Passage du Nord-Ouest.Ces extraits sont issus du livre "La Lecture Assassine", publié en France par les Editions Passage du Nord-Ouest, en 2002.
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Un extrait à découvrir
La bibliothèque de la chambre obscure
Alberto Savinio était si mécontent des encyclopédies qu’il se fit la sienne pour son usage personnel. Je crois avoir fait la même chose avec la littérature de ce siècle, car chez moi, dans une chambre noire, j’ai réuni tous mes auteurs favoris. Il n’y a pas un matin où, en guise de ce que nous pourrions appeler échauffement, je ne pêche au hasard, dans l’obscurité, un tome et je ne le relise dans mon lit jusqu’à ce que monte l’un de ces désirs irrépressibles de me mettre à écrire. Ensuite, pour bien m’assurer que tout ira pour le mieux, je prends un café, j’allume une cigarette et je vais à la fenêtre depuis laquelle je peux voir toute la ville. Là je fume et je pense à la vie et à la mort, jusqu’à ce que me vienne la sensation, parfois trompeuse, d’être définitivement prêt pour l’écriture.
Je ne saurais vivre sans cette bibliothèque que j’ai constituée pour mon usage personnel, ce qui revient à dire que je ne serais rien ni personne sans ma fenêtre. Le roi de la chambre obscure c’est Bartleby, qui pour moi représente la parabole à l’origine de la littérature contemporaine, son étape fondamentale : l’histoire de l’homme exilé dans le monde, l’histoire d’un humble copiste ou employé aux écritures qui me rappelle tant le Kafka qui promenait dans tout Prague son étrange manteau chauve-souris et son chapeau melon noir. Kafka aurait été légèrement différent s’il n’avait pas lu Robert Walser - pour moi, il n’y a pas de livre plus fascinant que son Jakob von Gunten -, l’extravagant écrivain suisse qui ressemble tant au personnage de Bartleby, surtout lorsqu’il se retirait de temps en temps à Zurich, dans la « Chambre d’écriture pour désœuvrés ». Et là, assis sur un vieux tabouret, à la tombée du jour, dans la lumière pâle d’un quiquet à pétrole, il utilisait sa microscopique et élégante calligraphie pour copier des adresses ou faire d’autres menus travaux de ce genre que lui commandaient des entreprises, des associations ou des personnes privées.
Il serait impossible de rencontrer quelqu’un de plus extravagant que Walser si Raymond Roussel n’avait pas existé, lequel vivait enfermé en lui-même, dans sa roulotte aux persiennes baissées, contemplant la lumière incréée qui naissait à l’intérieur de lui, à l’intérieur de son œuvre, consacrée à une espèce de cybernétique appliquée à la littérature et qui aurait produit des œuvres aussi géniales que Locus Solus et Impressions d’Afrique. Ces deux livres sont placés entre l’œuvre de Walser et celle de Flaubert dans ma bibliothèque constituée à mon usage personnel. Flaubert est là parce que sa trajectoire littéraire calculée transforma l’histoire de la littérature et permit l’apparition d’œuvres d’avant-garde comme celles de Roussel et de Walser, ses extravagants compagnons de rayonnage. Flaubert ne fit rien de moins que de hisser à la perfection la plus haute le roman réaliste (Madame Bovary) et ensuite de le dynamiter, de le briser avec cette minutieuse étude de la stupidité humaine qu’est Bouvard et Pécuchet.
Ce roman de Flaubert, non perçu en son temps pour ce qu’il est, un roman extraordinaire, a eu néanmoins de fervents admirateurs, et parmi eux se détache le grand Jorge Luis Borges, son plus grand défenseur. Quand je me suis mis à lire Borges, ce fut pour moi la même chose que, pour saint Paul, tomber de cheval sur le chemin de Damas. Je ne sais pourquoi nommer Borges me ramène toujours à Fernando Pessoa, duquel on disait qu’il mentait ou feignait d’écrire alors que simplement il sentait avec l’imagination et non avec le cœur.
À côté des œuvres complètes de Pessoa, il y a Vladimir Nabokov, qui ne ressemble en rien au poète portugais. Lolita et, surtout, Feu pâle me rappellent qu’en littérature il faut toujours prendre des risques, car comme le disait Michel Leiris, le voisin d’étagère de Nabokov, les tragédies que nous mettons en scène sont des tragédies réelles dans lesquelles le sang est répandu et où l’on joue sa propre vie. Il faut toujours prendre le taureau de la littérature par les cornes, comme le savait très bien Louis-Ferdinand Céline, qui écrivit la plus radicale des descentes aux enfers.
Dans l’obscurité, Voyage au bout de la nuit fait un clin d’œil à James Joyce, non pas à l’auteur d’Ulysse, quand bien même ce livre a changé le destin de la littérature en la libérant de toute sa rhétorique antérieure, mais à l’auteur de Gens de Dublin, que je considère, à côté du Cathédrale de Raymond Carver, comme un livre de lecture incontournable pour quiconque se pose la question d’écrire un jour des récits. Je ne sais plus qui m’a raconté il y a peu que Juan Rulfo fut un grand admirateur du Joyce nouvelliste, bien que, de toute évidence, il soit difficile de le découvrir dans son Pedro Páramo, pour la simple raison que ce bref roman est différent de tout ce qui existe, il me semble, et que c’est le seul livre qui, étant donné l’incroyable surprise nichée entre ses pages, m’a laissé muet, complètement muet pendant des heures.
Puis il y a Witold Gombrowicz — son Journal ne nous aide pas seulement à vivre mais il nous rend intelligents —, et il en reste beaucoup d’autres. Le mystérieux Jan Hydejeck, par exemple, l’auteur de La Passion, selon Rita Malú, livre publié en 1925 dans sa Prague natale, fascinant et très étrange catalogue d’espions de l’eucharistie, c’est-à-dire de voyeurs de l’hostie, Montaigne et Philippe II entre autres. Il y a, évidemment, cet homme minuscule et terrorisé que fut Bruno Schulz et qui parvint, dans Les Boutiques de cannelle, à faire de la lointaine Drohobycz, sa ville natale, la plus belle ville de toute l’histoire de la littérature. Et il reste aussi, bien sûr, les Espagnols, je ne les oublie pas. Pío Baroja, par exemple. Don Pío-Pío, comme l’appelait Ramón Gómez de la Serna, qui depuis des années cohabite admirablement avec un autre Ramón, Valle-Inclán, dans l’obscurité infinie de ma chambre secrète.
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El ayudante de Vilnius