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4 mai 2016


Remarques sur
Le Rameau d’Or de Frazer



 Il faut commencer par l'erreur et lui substituer la vérité.
 C’est-à-dire qu’il faut découvrir la source de l’erreur, sans quoi entendre la vérité ne nous sert à rien. Elle ne peut pénétrer lorsque quelque chose d’autre occupe sa place.
 Pour persuader quelqu’un de la vérité, il ne suffit pas de constater la vérité, il faut trouver le chemin qui mène de l’erreur à la vérité.
 
 Il faut sans cesse que je me plonge dans l’eau du doute.

 La manière dont Frazer expose les conceptions magiques et religieuses des hommes n’est pas satisfaisante : elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs
 Ainsi donc saint Augustin était dans l’erreur lorsqu’il invoque Dieu à chaque page des Confessions ?
 Mais – peut-on dire – s’il n’était pas dans l’erreur, le saint bouddhiste
ou n’importe quel autre l’était tout de même, lui dont la religion exprime de tout autres conceptions. Mais aucun d’entre eux n’était dans l’erreur, excepté là où il mettait en place une théorie.

 L’idée déjà de vouloir expliquer l’usage – par exemple le meurtre du roi-prêtre – me semble un échec. Tout ce que Frazer fait consiste à le rendre vraisemblable pour des hommes qui pensent de façon semblable à lui. Il est très remarquable que tous ces usages soient au bout du compte présentés pour ainsi dire comme des stupidités.
 Mais jamais il ne devient vraisemblable que les hommes fassent tout cela par pure stupidité.
 Lorsque, par exemple, il nous explique que le roi doit être tué dans la fleur de l’âge parce qu’autrement, d’après les conceptions des sauvages, son âme ne se maintiendrait pas en état de fraîcheur, on ne peut pourtant que dire : là où cet usage et ces conceptions vont ensemble, l’usage ne provient pas de la façon de voir, mais ils se trouvent justement tous les deux là.
 Il peut bien arriver, et il advient fréquemment aujourd’hui, qu’un homme abandonne un usage après avoir reconnu une erreur sur laquelle cet usage s’appuyait. Mais ce cas n’existe précisément que là où il suffit d’attirer l’attention de l’homme sur son erreur pour le détourner de sa pratique. Or ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit des usages religieux d’un peuple et c’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas d’une erreur. 

 Frazer dit qu’il est très difficile de découvrir l’erreur dans la magie – et c’est pour cela qu’elle se maintient si longtemps – parce que, par exemple, un sortilège destiné à faire venir la pluie se révèle certainement, tôt ou tard, efficace. Mais alors il est étonnant précisément que les hommes ne s’avisent pas plus tôt que, même sans cela, tôt ou tard, il pleut.
 
 Je crois que l’entreprise même d’une explication est déjà un échec parce qu’on doit seulement rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même.
 Et ici ce n’est absolument pas l’explication qui satisfait. Lorsque Frazer commence en nous racontant l’histoire du Roi de la Forêt de Némi, il le fait avec un ton qui indique que se passe ici quelque chose de remarquable et d’effrayant. Mais à la question : « Pourquoi cela a-til lieu ? », on a véritablement répondu lorsqu’on dit : « Parce que c’est effrayant ». C’est-à-dire, cela même qui nous apparaît, dans cet acte, effrayant, grandiose, sinistre, tragique, etc., rien moins que trivial et insignifiant, c’est cela qui a donné naissance à cet acte. 

 On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine.
 
 L’explication, comparée à l’impression que fait sur nous ce qui est décrit, est trop incertaine.

 Toute explication est une hypothèse.
 Or une explication hypothétique n’aidera guère, par exemple, celui que l’amour tourmente. Elle ne l’apaisera pas.
 La cohue des pensées qui ne sortent pas parce qu’elles veulent toutes passer en premier et se bloquent alors à la sortie.
 Lorsqu’on associe à ce récit concernant le roi-prêtre de Némi l’expression « la majesté de la mort », on voit que les deux choses sont une.
 La vie du roi-prêtre illustre ce qu’on veut dire par cette expression.
 Celui qui est saisi par la majesté de la mort peut exprimer cela par une vie de ce genre. – Cela ne constitue naturellement pas non plus une explication, et ne fait, au contraire, que mettre un symbole à la place d’un autre. Ou encore : une cérémonie à la place d’une autre.
 Un symbole religieux ne se fonde sur aucune opinion.
 Et c’est seulement à l’opinion que l’erreur correspond.
 
 On voudrait dire : cet événement et cet autre ont eu lieu ; ris donc si tu peux.
 Les pratiques religieuses, ou la vie religieuse du roi-prêtre ne sont pas d’une nature différente de celle de n’importe quelle pratique authentiquement religieuse d’aujourd’hui, comme la confession des péchés. Celle-ci peut s’« expliquer » et ne peut pas s’expliquer.
 Brûler en effigie. Embrasser l’image du bien-aimé. Cela ne repose naturellement pas sur la croyance qu’on produit un certain effet sur l’objet que l’image représente. Cela vise à procurer une satisfaction et y parvient effectivement. Ou plutôt, cela ne vise rien ; nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction.
On pourrait embrasser aussi le nom de la bien-aimée, et alors apparaîtrait clairement comment le nom remplace celle-ci.
 Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transperce l’image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l’art, et non en effigie.
 L’idée qu’on puisse faire signe d’approcher à un objet inanimé, comme on fait signe à un homme. Le principe ici est celui de la personnification.
 Et la magie repose toujours sur l’idée du symbolisme et du langage.
 La représentation d’un souhait est, eo ipso, la représentation de sa réalisation.
 Or la magie présente un souhait : elle exprime un souhait.
 Le baptême comme ablution. Une erreur ne surgit que lorsque la magie est scientifiquement interprétée.
 Lorsque pour adopter un enfant la mère le fait passer dans ses vêtements, il est insensé de croire qu’il y a là une erreur et qu’elle pense avoir accouché de l’enfant.
 Il faut distinguer des opérations magiques les opérations qui reposent sur une représentation fausse, trop simple, des choses et des événements. Lorsqu’on dit par exemple que la maladie passe d’une partie du corps dans l’autre ou qu’on prend des dispositions pour détourner la maladie, comme si elle était un liquide ou un état thermique. On se fait alors une image fausse, c’est-à-dire inadéquate.
 Quelle étroitesse de la vie spirituelle chez Frazer ! Par suite : quelle impuissance à comprendre une autre vie que la vie anglaise de son temps. Frazer ne peut se représenter aucun prêtre qui ne soit pas au fond un parson anglais de notre époque avec toute sa sottise et sa veulerie.
 Pourquoi le nom qu’il porte ne pourrait pas être sacré pour l’homme. C’est pourtant, d’une part, l’instrument le plus important qui lui soit donné, et c’est, d’autre part, comme une parure qu’on a accrochée à son cou lors de sa naissance.
 À quel point les explications de Frazer sont trompeuses, on s’en rend compte – je crois – au fait qu’on pourrait soi-même très bien inventer des usages primitifs et ce serait bien un hasard si on ne les rencontrait pas réellement quelque part. Autrement dit, le principe selon lequel ces usages s’ordonnent est un principe beaucoup plus général que Frazer ne l’explique, et qui se trouve aussi dans notre âme, de sorte que nous pourrions imaginer nous-même toutes les possibilités. 
Que, par exemple, le roi d’une tribu ne soit visible pour personne, nous pouvons bien nous le représenter, comme nous pouvons imaginer que chaque homme de la tribu ait à le voir. Dans ce dernier cas, la chose ne pourra certes pas avoir lieu de n’importe quelle manière plus ou moins accidentelle, le roi sera montré aux gens. Peut-être personne n’aura-t-il le droit de le toucher ; mais peut-être devra-t-on le toucher. Songeons qu’à la mort de Schubert son frère découpa en petits morceaux des partitions de Schubert et donna à ses élèves préférés ces fragments de quelques mesures. Cette façon d’agir, comme marque de piété, nous est tout aussi compréhensible que l’autre, celle qui consisterait à conserver les partitions intactes, à l’abri de tous. Et si le frère de Schubert avait brûlé les partitions, cela aussi serait compréhensible comme marque de piété.
 Le cérémoniel (chaud ou froid), par opposition au contingent (tiède), caractérise la piété.
 En vérité, les explications de Frazer ne seraient en aucune manière des explications, si elles ne faisaient appel en dernière instance à une inclination en nous-mêmes.
 Le fait de manger ou de boire comporte des dangers, non seulement pour le sauvage, mais aussi pour nous ; rien de plus naturel que de vouloir s’en protéger ; et nous pourrions maintenant imaginer nous-même de telles mesures de protection.
Mais d’après quel principe les inventons-nous ? Manifestement d’après le principe selon lequel tous les dangers peuvent se réduire, quant à la forme, à quelques dangers très simples qui sont immédiatement visibles pour l’homme. D’après le même principe, par conséquent, qui fait dire aux gens sans culture parmi nous que la maladie passe de la tête à la poitrine, etc. La personnification jouera naturellement un grand rôle dans ces images simples, car chacun sait que des hommes (et donc des esprits) peuvent être dangereux pour l’homme.
 L’ombre de l’homme, qui a l’apparence d’un homme, ou son reflet, la pluie, l’orage, les phases de la lune, l’alternance des saisons, les ressemblances des animaux et leurs différences, entre eux et par rapport à l’homme, les phénomènes de la mort, de la naissance et de la vie sexuelle, bref toutes les choses que l’homme, année après année, perçoit  autour de lui de multiples façons reliées entre elles, joueront un rôle dans sa pensée (sa philosophie) et ses usages : cela est évident, ou encore, cela est précisément ce que nous savons réellement et ce qui est intéressant.
 Comment le feu, ou la ressemblance du feu avec le soleil auraient-ils pu manquer de produire une impression sur l’esprit humain à son éveil ? Mais non pas peut-être « parce qu’il ne peut pas se l’expliquer » (la sotte superstition de notre époque) – est-ce qu’une « explication », en effet, rend la chose moins impressionnante ?

 La magie dans Alice au pays des merveilles (chapitre III) lorsqu’on se sèche en racontant la chose la plus aride qui soit.
 Lors du traitement magique d’une maladie, on lui signifie qu’elle doit quitter le patient.
 On aimerait toujours dire, après la description d’une cure magique de ce genre : si la maladie ne comprend pas ça, je ne sais comment on doit le lui dire.
 Je ne veux pas dire que précisément le feu doive impressionner tout le monde. Le feu, pas plus que n’importe quel autre phénomène, et tel phénomène cet homme-ci, et tel phénomène cet homme-là. Aucun phénomène, en effet, n’est en soi particulièrement mystérieux, mais n’importe lequel peut le devenir pour nous, et c’est précisément ce qui caractérise l’esprit humain à son éveil, qu’un phénomène devienne pour lui important. On pourrait presque dire que l’homme est un animal cérémoniel. C’est probablement en partie faux, en partie absurde, mais il y a également quelque chose de correct là-dedans.
 C’est-à-dire qu’on pourrait commencer ainsi un livre sur l’anthropologie : quand on considère la vie et le comportement des hommes sur la terre, on s’aperçoit qu’ils exécutent en dehors des actes qu’on pourrait appeler animaux, comme l’absorption de nourriture, etc., des actes revêtus d’un caractère spécifique qu’on pourrait appeler des actes rituels.
 Mais, cela étant, c’est une absurdité de poursuivre en disant que ces actes se caractérisent par ceci qu’ils proviennent de conceptions erronées sur la physique des choses. (C’est ainsi que procède Frazer, lorsqu’il dit que la magie est essentiellement de la physique fausse, ou, selon le cas, de la médecine fausse, de la technique fausse, etc.).
 Ce qui est caractéristique de l’acte rituel, au contraire, n’est pas du tout une conception, une opinion, qu’elle soit en l’occurrence juste ou fausse, encore qu’une opinion – une croyance – puisse elle-même être également rituelle, puisqu’elle fait partie du rite.
 Si l’on tient pour évident que l’homme tire du plaisir de son imagination, il faut faire attention que cette imagination n’est pas comme une image peinte ou un modèle plastique ; c’est une construction compliquée, composée de parties hétérogènes : des mots et des images. On n’opposera plus alors l’opération qui utilise des signes sonores ou écrits à l’opération qui utilise des « images représentatives » des événements.
 Nous devons sillonner tout le champ du langage.
 Frazer : « Il semble certain que ces coutumes sont dictées par la peur du fantôme des victimes… » Mais pourquoi Frazer utilise-t-il alors le mot « fantôme » ? Il comprend donc très bien cette superstition, puisqu’il nous l’explique avec un mot superstitieux pour lui d’usage courant. Ou plutôt : il aurait pu s’apercevoir par là qu’en nous aussi quelque chose parle en faveur de ces pratiques des sauvages. Lorsque moi qui ne crois pas qu’il y ait quelque part des êtres humains-surhumains, qu’on peut appeler des dieux, je dis : « je crains la vengeance des dieux », cela montre que je peux par là vouloir dire quelque chose, ou exprimer
une sensation qui n’est pas nécessairement liée à cette croyance.
 Frazer serait capable de croire qu’un sauvage meurt par erreur. On trouve dans les livres de lecture des écoles primaires qu’Attila a entrepris ses grandes campagnes guerrières parce qu’il croyait posséder le glaive du dieu du tonnerre.
 Frazer est beaucoup plus « sauvage » que la plupart de ses sauvages, car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension d’une affaire spirituelle qu’un Anglais du vingtième siècle. Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages eux-mêmes.
 L’explication historique, l’explication qui prend la forme d’une hypothèse d’évolution, n’est qu’une manière de rassembler les données – d’en donner un tableau synoptique. Il est tout aussi possible de considérer les données dans leurs relations mutuelles et de les grouper dans un tableau général, sans faire une hypothèse concernant leur évolution dans le temps.
 Identifier ses propres dieux avec les dieux d’autres peuples. On se persuade que les noms ont la même signification.
 « Et ainsi le choeur indique une loi secrète » a-t-on envie de dire de la manière dont Frazer groupe les faits. Cette loi, cette idée, je peux la représenter maintenant par une hypothèse d’évolution ou encore, de façon analogue au schéma d’une plante, par le schéma d’une cérémonie religieuse, mais aussi par le groupement du matériau factuel seul, dans une présentation « synoptique ».
Le concept de présentation synoptique est pour nous d’une importance fondamentale. Il désigne notre mode de présentation, la manière dont nous voyons les choses. (Une sorte de Weltanschauung, de conception du monde, apparemment caractéristique de notre époque. Spengler.)
 C’est cette présentation synoptique qui nous permet de comprendre, c’est-à-dire précisément de « voir les corrélations ». De là l’importance de la découverte des termes intermédiaires.
 Mais un terme intermédiaire hypothétique ne doit en pareil cas rien faire qu’orienter l’attention vers la similitude, la connexion des faits. De la même façon qu’on illustre une relation interne entre la forme circulaire et l’ellipse en faisant passer progressivement une ellipse à l’état de cercle ; mais non pour affirmer qu’une certaine ellipse serait, dans les faits, historiquement, provenue d’un cercle (hypothèse d’évolution), mais seulement afin d’affiner la saisie par notre regard d’une corrélation formelle.
 Mais même l’hypothèse d’évolution, je puis la considérer comme n’étant rien de plus que le revêtement d’une corrélation formelle.
[Les remarques suivantes ne sont pas jointes à celles qui précèdent dans le manuscrit dactylographié : ]
 Je voudrais dire ceci : rien ne montre mieux notre parenté avec ces sauvages que le fait que Frazer a sous la main un mot aussi courant pour lui et pour nous que « ghost » (fantôme) ou « shade » (ombre) pour décrire les conceptions de ces gens.
 (Mais c’est à la vérité autre chose que s’il décrivait par exemple que les sauvages s’imaginent que leur tête tombe lorsqu’ils ont abattu un ennemi. Notre description ici ne comporterait rien de superstitieux ou de magique.)
 Cette particularité, il est vrai, ne se rapporte pas seulement aux expressions « ghost » et « shade », et on accorde trop peu d’importance  au fait que nous comptons dans notre vocabulaire cultivé le mot « âme », « esprit » (spirit). Auprès de cela le fait que nous ne croyons pas que notre âme mange et boive est une bagatelle.
 Toute une mythologie est déposée dans notre langage.
 Exorciser la mort ou faire mourir la mort ; mais, d’autre part, elle est présentée comme un squelette, comme étant elle-même, en un certain sens, morte. « As dead as death. » « Rien n’est aussi mort que la mort ; rien n’est aussi beau que la beauté elle-même. » L’image sous laquelle on se représente ici la réalité consiste à penser que la beauté, la mort, etc., sont les substances pures (concentrées), alors qu’elles sont présentes comme ingrédient dans un objet beau.
Et ne reconnais-je pas ici mes propres considérations sur « objet » et « complexe » ? 

 Nous avons dans les vieux rites l’usage d’un langage gestuel extrêmement élaboré.
 Et quand je lis Frazer, j’ai envie de dire à tout instant : tous ces processus, tous ces changements de signification, nous les retrouvons encore dans notre langage verbal. Lorsque ce qui se cache dans la dernière gerbe est appelé le « loup du blé »*, mais aussi la gerbe elle-même, ainsi que l’homme qui la noue, nous reconnaissons là un phénomène linguistique qui nous est bien connu.
 Je pourrais m’imaginer que j’ai eu la possibilité de choisir un être terrestre comme demeure de mon âme et que mon esprit a choisi cette créature de peu d’apparence comme siège et comme point de vue. Par exemple, parce que mon esprit aurait de la répugnance à se singulariser par une belle demeure. Il faudrait certes pour cela que l’esprit soit très sûr de lui.
 On pourrait dire : « Chaque point de vue a son charme » mais ce serait faux. Il est juste de dire que tout point de vue est important pour celui qui le considère comme important (mais cela ne veut pas dire qu’il le voit autrement qu’il n’est). Oui, en ce sens, chaque point de vue est d’égale importance.
 Oui, il est important que je doive m’approprier même le mépris que quiconque a pour moi, comme une partie essentielle et importante du monde vu de ma place.

 S’il était loisible à un homme de venir au monde dans un arbre d’une forêt, il y aurait des hommes qui chercheraient l’arbre le plus beau ou le plus élevé, d’autres qui choisiraient le plus petit, et d’autres encore qui choisiraient un arbre moyen ou médiocre, certes pas, veux-je dire, par esprit philosophique, mais précisément pour cette raison, ou cette espèce de raison, qui a fait que l’autre a choisi le plus haut. Que le sentiment que nous avons à l’égard de notre vie soit comparable à celui qu’a un tel être, qui a pu choisir son point de vue dans le monde, est à l’origine, je crois, du mythe – ou de la croyance – selon lequel nous aurions choisi notre corps avant la naissance.
 Je crois que ce qui caractérise l’homme primitif est qu’il n’agit pas d’après des opinions (à l’opposé, Frazer).
 Je lis, parmi de nombreux exemples semblables, la description d’un roi de la pluie en Afrique, à qui les gens viennent demander la pluie lorsque vient la saison des pluies. Or cela veut dire qu’ils ne pensent pas réellement qu’il puisse faire de la pluie, ils le feraient, autrement, pendant la saison sèche, durant laquelle le pays est « un désert aride et brûlé ». Car si l’on admet que les gens ont par sottise un jour institué cette fonction de roi de la pluie, ils ont déjà eu auparavant l’expérience du fait que la pluie commence en mars, et ils auraient fait fonctionner le roi de la pluie pour le reste de l’année. Ou encore : c’est le matin, lorsque le soleil va se lever, que les hommes célèbrent les rites de l’aurore, et non la nuit : ils se contentent alors de faire brûler les lampes.
 Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefois avec mon bâton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je ne crois tout de même pas que la terre soit responsable ou que le fait de frapper puisse avancer à quelque chose. « Je donne libre cours à ma colère ». Et de ce type sont tous les rites. On peut appeler de tels actes des actes instinctifs, – et une explication historique, qui dirait par exemple que j’ai cru autrefois, ou que mes ancêtres ont autrefois cru, que le fait de frapper la terre avançait à quelque chose, ce sont des simulacres, car ce sont des hypothèses superflues qui n’expliquent rien. Ce qui est important, c’est la similitude de cet acte avec un acte de châtiment, mais il n’y a rien de plus à constater que cette similitude.
 Une fois qu’un phénomène de ce genre est mis en relation avec un instinct que je possède moi-même, c’est précisément cela qui constitue l’explication souhaitée, c’est-à-dire l’explication qui résout cette difficulté particulière. Et une étude plus approfondie de l’histoire de mon instinct emprunte alors d’autres voies.
 Ce ne peut avoir été un motif de peu de valeur, autrement dit ce ne peut pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au chien.)
 On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation.
 L’éveil de l’intellect en effet s’effectue par une séparation d’avec le sol originaire, d’avec le fondement originel de la vie. (La naissance du choix.) (La forme de l’esprit qui s’éveille est l’adoration.)

 
II

 
Page 168. (À un certain stade de la société archaïque, le roi ou le prêtre se voit souvent attribuer des pouvoirs surnaturels, ou est considéré comme l’incarnation d’une divinité, et, en accord avec cette croyance, on suppose le cours de la nature plus ou moins sous sa domination…)
 Cela ne veut naturellement pas dire que le peuple croit le maître doué de ces pouvoirs et que le maître, lui, sait très bien qu’il ne les a pas, ou ne le sait pas simplement lorsqu’il s’agit d’un fou ou d’un imbécile. La notion de son pouvoir, au contraire, est naturellement établie, de telle manière qu’elle puisse s’accorder avec l’expérience – celle du peuple et la sienne propre. Il est vrai de dire qu’une certaine hypocrisie joue là-dedans un rôle dans la mesure seulement où, d’une manière générale, elle est facile à voir dans presque tout ce que font les hommes.
 Page 169. (Dans les temps anciens, il était obligé de rester assis sur le trône chaque matin pendant plusieurs heures, la couronne impériale sur la tête, comme une statue, sans bouger pieds ou mains, tête ou yeux, ni aucune partie de son corps ; on supposait qu’il pouvait conserver par ce moyen la paix et la tranquillité de son empire…)
 Lorsqu’un homme dans notre (ou du moins dans ma) société rit trop, je pince les lèvres de façon à moitié involontaire, comme si je croyais pouvoir par là tenir les siennes closes.
 Page 170. (On lui attribue le pouvoir de donner ou de retenir la pluie, et il est seigneur des vents…)
 L’absurdité consiste ici en ce que Frazer présente cela comme si ces peuples avaient une représentation complètement fausse (et même insensée) du cours de la nature, alors qu’ils possèdent seulement une interprétation étrange des phénomènes. C’est-à-dire, leur connaissance de la nature, s’ils la mettaient par écrit, ne se distinguerait pas fondamentalement de la nôtre. Seule leur magie est autre.
 Page 171. (… Un réseau d’interdits et d’observances qui ne vise pas à contribuer à sa dignité…) C’est vrai et faux. Certes pas la dignité de la protection de la personne, mais bien la sainteté – pour ainsi dire – naturelle de la divinité qui est en lui.
 Aussi simple que cela puisse paraître : la différence entre magie et science peut s’exprimer dans le fait qu’il y a dans la science un progrès, et pas dans la magie. La magie n’a pas de direction d’évolution qui réside en elle-même.
 Page 179. (Les Malais se représentent l’âme humaine comme un petit homme qui correspond exactement par sa forme, ses proportions et même son teint à l’homme dans le corps duquel il réside…)
 Il y a bien plus de vérité dans l’idée de donner à l’âme la même multiplicité qu’au corps que dans une théorie moderne affadie !
 Frazer ne remarque pas que nous avons là la doctrine de Platon et de Schopenhauer.
 Nous retrouvons toutes les théories enfantines (infantiles) dans la philosophie d’aujourd’hui ; mais avec en moins l’attrait de l’élément enfantin.
 Page 614. (Au chapitre LXII : Les Fêtes du feu en Europe)**
 La chose la plus frappante me semble être, en dehors des ressemblances, la diversité de tous ces rites. C’est une multiplicité de visages avec des traits communs qui, ça et là, réapparaissent sans cesse. Et ce qu’on voudrait faire serait de tracer des lignes qui relient les composantes communes. Il manque alors encore une partie à notre vision des choses et c’est celle qui met ce tableau en liaison avec nos propres sentiments et pensées. C’est cette partie qui donne aux choses leur profondeur.
 Dans tous ces usages, on voit en effet quelque chose qui est semblable à l’association des idées et qui lui est apparenté. On pourrait parler d’une association des usages.
 Page 618. (… Aussitôt qu’une violente friction faisait jaillir des étincelles, ils jetaient une espèce d’agaric, qui pousse sur de vieux bouleaux et qui est très combustible. Le feu semblait être venu du ciel, et multiples étaient les vertus qu’on lui attribuait…)
 Rien ne justifie qu’il ait fallu que le feu fût entouré d’un tel nimbe. Et, chose combien étrange, que veut dire vraiment « semblait être venu du ciel » ? De quel ciel ? Non, il ne va absolument pas de soi que le feu soit considéré de cette manière – mais c’est justement comme cela qu’on le considère.

 Ici, l’hypothèse seule semble donner de la profondeur à la chose. Et on peut se rappeler comment notre poème des Nibelungen explique les relations étranges entre Siegfried et Brunehilde. À savoir que Siegfried semble avoir déjà vu Brunehilde autrefois. Or, il est clair que ce qui donne de la profondeur à cet usage est sa corrélation avec l’acte de brûler un homme. Supposons qu’il soit d’usage lors d’une fête que des
hommes montent à califourchon les uns sur les autres, comme dans le jeu du cheval, nous ne verrons là rien d’autre qu’une manière de porter un homme qui fait penser à un cheval et son cavalier ; mais si nous  savions qu’il fut d’usage jadis chez de nombreux peuples de prendre des esclaves pour montures et de célébrer ainsi montés certaines fêtes, nous verrions alors dans l’usage innocent de notre époque quelque chose de plus profond et de moins innocent. La question est celle-ci : est-ce que ce caractère, disons, funèbre est attaché à cet usage du feu de Beltane en lui-même, tel qu’il était pratiqué il y a cent ans, ou bien seulement dans le cas où l’hypothèse de sa provenance se vérifierait. Je crois que c’est évidemment la nature interne de l’usage moderne lui-même qui nous donne une impression funèbre, et les faits de nous connus à propos des sacrifices humains nous indiquent seulement la direction dans laquelle nous devons considérer l’usage. Lorsque je parle de la nature interne de cet usage, je veux dire toutes les circonstances dans lesquelles il est pratiqué et qui ne sont pas contenues dans le récit d’une telle fête, puisqu’elles ne consistent pas tant dans certaines actions caractéristiques de la fête que dans ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la fête, dont on donnerait la description en décrivant, par exemple, le type de gens qui y participent, leur manière d’agir le reste du temps, c’est-à-dire leur caractère, le type de jeux auxquels ils jouent par ailleurs. Et l’on verrait alors que cet élément funèbre réside dans le caractère de ces hommes eux-mêmes.
 Page 619. (Ils mettent tous les morceaux de gâteau dans un bonnet. Chacun en tire, à l’aveuglette, un morceau. Celui qui tient le bonnet a droit au dernier morceau. Celui qui tire le morceau noir est la personne consacrée qui doit être sacrifiée à Baal…)
Quelque chose ici ressemble aux vestiges d’un tirage au sort. Et cet aspect lui confère une profondeur soudaine. On pourrait imaginer un gâteau contenant un bouton. Si nous apprenions par exemple que ce gâteau a été cuit à une certaine occasion, par exemple, à l’origine pour célébrer l’anniversaire d’un boutonnier, et que l’usage s’est ainsi maintenu dans la région, cet usage perdrait effectivement toute « profondeur », à moins que celle-ci ne réside dans sa forme actuelle. Mais on dit souvent en pareil cas : « cette coutume est évidemment très ancienne ». D’où sait-on cela ? Est-ce seulement parce qu’on possède des témoignages historiques sur ce genre de vieilles coutumes ? Ou bien est-ce pour un autre motif, un motif qu’on trouve par l’interprétation ? Mais, même si l’origine préhistorique de l’usage et l’enracinement dans un usage antérieur sont historiquement prouvés, il est pourtant possible que cet usage n’ait aujourd’hui plus rien du tout de funèbre, qu’il ne retienne rien de l’horreur de l’époque préhistorique. Peut-être n’est-il plus aujourd’hui pratiqué que par des enfants qui se servent de boutons pour rivaliser d’ardeur à cuire et à dévorer des gâteaux. La profondeur réside alors uniquement dans l’idée de cette origine. Mais celle-ci peut être tout à fait incertaine et l’on pourrait dire : « A quoi bon se soucier d’une chose aussi incertaine (comme une Sage Else qui regarderait en arrière)***. Mais ce ne sont pas des soucis de ce genre.
Avant tout : d’où vient la certitude qu’un pareil usage doit être très ancien (quelles sont nos données, quelle est la vérification) ? Mais avons-nous une certitude, ne pourrions-nous pas faire erreur et la recherche historique ne pourrait-elle pas nous convaincre d’une erreur ? Certainement, mais alors demeure toujours quelque chose dont nous sommes sûrs. Nous dirions alors : « Bon. Dans ce cas précis il se peut que l’origine soit autre, mais, de façon générale, l’origine est certainement préhistorique ». Et c’est dans ce qui pour nous est ici évidence que doit résider la profondeur de cette hypothèse. Et cette évidence est, encore une fois, une évidence non hypothétique, psychologique. Supposons en effet que je dise : la profondeur de cet usage réside dans son origine si celle-ci a bien été telle. Ainsi donc, ou bien la profondeur réside dans l’idée d’une origine de ce genre, ou bien la profondeur est elle-même hypothétique, et l’on peut seulement dire : si les choses se sont produites de cette façon, c’est une funèbre et profonde histoire. Je veux dire : le caractère funèbre, profond ne réside pas dans le fait que les choses se sont passées de telle manière pour ce qui est de l’histoire de cet usage, car les choses ne se sont peut-être pas passées ainsi ; ni non plus dans le fait qu’elles se sont peut-être ou probablement passées de cette manière, mais dans ce qui me donne une raison de supposer cela. Oui, d’où vient, d’une façon générale, le caractère profond et funèbre du sacrifice humain ? Est-ce que ce sont uniquement les souffrances de la victime qui nous impressionnent ? Toutes sortes de  maladies qui s’accompagnent d’autant de douleurs ne provoquent pourtant pas cette impression. Non, ce caractère funèbre et profond ne se comprend pas de lui-même si nous nous contentons de connaître l’histoire de l’acte extérieur ; c’est au contraire une connaissance intime en nous-même qui nous permet de réintroduire ce caractère.
 Le fait qu’on tire au sort avec un gâteau a aussi quelque chose de particulièrement terrifiant (presque comme la trahison par un baiser), et que cela fasse sur nous une impression particulièrement terrifiante a, encore une fois, une signification essentielle pour l’étude d’usages de ce genre.
 Lorsque je vois un usage comme celui-là, que j’entends parler de lui, c’est comme lorsque je vois un homme qui parle d’un ton rude à quelqu’un d’autre pour une affaire sans importance, et que je remarque, à son ton de voix et son visage, que cet homme peut être terrible le cas échéant. L’impression que je ressens alors peut être très profonde et extraordinairement sérieuse.
 Le contexte d’une façon d’agir.
 Les hypothèses sur l’origine de la fête de Beltane – par exemple – reposent sur une conviction : celle que de telles fêtes ne sont pas inventées par un seul homme, pour ainsi dire au petit bonheur, et ont besoin d’une base infiniment plus large pour se maintenir. Si je voulais inventer une fête, elle ne tarderait pas à disparaître ou bien serait modifiée de telle manière qu’elle corresponde à une tendance générale des gens.
 Mais qu’est-ce qui interdit de supposer que la fête de Beltane a toujours été célébrée sous sa forme actuelle (ou récemment disparue) ? On pourrait dire : elle est trop absurde pour avoir été inventée ainsi. N’est-ce pas comme lorsque je vois une ruine et que je dis : cela doit avoir été autrefois une maison, car personne n’élèverait un pareil tas de pierres taillées et irrégulières ? Et si l’on me demandait : d’où sais-tu cela ? je pourrais seulement dire : c’est mon expérience des hommes qui me l’enseigne. En vérité, même là où ils construisent vraiment des ruines, ils reprennent les formes des maisons effondrées.
 On pourrait dire encore : celui qui a voulu nous émouvoir par le récit de la fête de Beltane n’a pas eu en tout cas besoin d’exprimer l’hypothèse de son origine ; il n’a eu qu’à me présenter le matériau (qui a conduit à cette hypothèse) et ne rien ajouter. Alors peut-être dirait-on:  « Bien sûr, parce que l’auditeur ou le lecteur tirera de lui-même la conclusion ! » Mais doit-il tirer cette conclusion explicitement ? Et, aussi, d’une façon générale, la tirer ? Et qu’est-ce donc que cette conclusion-là ? Que ceci ou cela est vraisemblable ? Et s’il peut tirer lui-même la conclusion, comment la conclusion doit-elle l’impressionner ? Ce qui l’impressionne doit pourtant être ce que lui n’a pas fait. Est-ce, par conséquent, seulement l’hypothèse exprimée (qu’elle le soit par lui ou par d’autres) qui l’impressionne, ou bien déjà le matériau qui y conduit ? Mais à ce point ne puis-je pas tout aussi bien demander : lorsque je vois quelqu’un assassiné devant moi, ce qui m’impressionne est-ce simplement ce que je vois ou seulement l’hypothèse
qu’un homme est ici assassiné ?
 Mais ce n’est certes pas simplement l’idée de l’origine possible de la fête de Beltane qui entraîne cette impression, mais ce qu’on appelle l’énorme probabilité de cette idée. En tant qu’elle découle du matériau.
 De la manière dont la fête de Beltane nous est parvenue, c’est en vérité un spectacle, et semblable au jeu enfantin du gendarme et du voleur. Mais pourtant il n’en est pas ainsi. Car même s’il est entendu que la partie qui sauve la victime gagne, ce qui se passe, cependant, conserve toujours un surcroît de vivacité que la simple représentation ludique ne possède pas. Quand bien même d’ailleurs il s’agirait d’une représentation tout à fait sans chaleur, nous nous demanderions tout de même, inquiets : que veut dire cette représentation, quel est son sens ? Et elle pourrait alors, abstraction faite de toute interprétation, nous inquiéter par le seul fait de son absurdité propre. (Ce qui montre de quelle nature peut être le motif d’une telle inquiétude.) Si l’on donnait maintenant une interprétation innocente de cette fête : on tire au sort simplement pour avoir le plaisir de pouvoir menacer quelqu’un de le jeter au feu, ce qui n’est pas agréable ; la fête de Beltane ressemblerait alors davantage à un de ces divertissements au cours duquel un membre de la société doit endurer certaines cruautés, et qui, tels qu’ils sont, satisfont un besoin. Et cette explication fait perdre alors à la fête de Beltane tout mystère, même si celui-ci ne s’évanouit pas de lui-même dans la pratique et l’ambiance de ces jeux ordinaires comme les gendarmes et les voleurs.
 De la même manière, le fait que des enfants certains jours brûlent un bonhomme de paille, même si cela ne s’expliquait pas, pourrait nous inquiéter. Étrange, que ce soit un homme qu’ils doivent brûler solennellement ! Je veux dire : la solution n’est pas plus inquiétante que l’énigme.
 Mais pourquoi n’est-ce pas réellement l’idée seule (ou du moins, en partie) qui est censée m’impressionner ? Des représentations ne sont-elles donc point terrifiantes ? L’idée que le gâteau a servi autrefois à désigner la victime du sacrifice ne peut-elle pas me faire frémir ? L’idée n’a-t-elle rien de terrifiant ?
– Il est vrai, mais ce que je vois dans ces récits, ils ne l’acquièrent pourtant que grâce à l’évidence, même celle qui ne semble pas leur être immédiatement liée – grâce à l’idée de l’homme et de son passé, grâce à toute l’étrangeté que je vois, que j’ai vue et entendue en moi et chez les autres.
 Page 640.**** 
 On peut très bien imaginer cela – et on aurait donné comme raison que les saints patrons tireraient sans cela l'un contre l'autre et qu'un seul pouvait diriger l'affaire. Mais cela aussi ne serait qu'une extension après coup de l'instinct.  
 Tous ces usages différents montrent qu’il ne s’agit pas ici de la dérivation d’un usage à partir de l’autre, mais d’un esprit commun. Et on pourrait soi-même inventer (imaginer) toutes ces cérémonies. Et l’esprit qui nous permettrait de les inventer, ce serait précisément leur esprit commun.
 Page 641. (… Dès qu’on avait rallumé le feu du foyer domestique avec le brandon, on y posait un récipient plein d’eau ; puis on aspergeait avec l’eau ainsi chauffée les pestiférés ou le bétail frappé d’épizootie.)
 L’union de la maladie et de la saleté. « Laver d’une maladie. »
 On dispose d’une théorie simple, enfantine, de la maladie quand on dit qu’elle est une saleté qu’on peut enlever en nettoyant.
 De même qu’il y a des « théories sexuelles infantiles », il y a, d’une façon générale, des théories infantiles. Mais cela ne veut pas dire que tout ce que fait un enfant est né d’une théorie infantile qui en serait la raison.
 Ce qui est juste et intéressant n’est pas de dire : cela est né de cela, mais cela pourrait être né de cette façon.
 Page 643. (… Le docteur Westermark a défendu vigoureusement la cause de la théorie purificatoire seule… Cependant l’affaire n’est pas si claire qu’elle nous autorise à rejeter la théorie solaire sans discussion.)
 Il est clair que le feu a été utilisé comme moyen de purification. Mais il est extrêmement vraisemblable que les hommes intelligents ont mis plus tard les cérémonies de purification en corrélation avec le soleil, même là où, originellement, elles n’avaient pas été pensées sous ce rapport. Quand une idée s’impose à un homme (purification-feu) et  une autre à un autre homme (feu-soleil), que peut-il y avoir de plus vraisemblable que le fait que les deux idées s’imposent à un seul homme. Les savants qui voudraient toujours avoir une théorie !!!
 La destruction totale par le feu, distincte de la rupture ou du déchirement, etc., doit avoir frappé l’homme.
 Même si l’on ne savait rien d’une union de ce genre entre la purification et l’idée du soleil, on pourrait supposer qu’elle apparût quelque part.
 Page 680. (… En Nouvelle-Bretagne, il y a une société secrète… Quiconque y entre reçoit une pierre de la forme ou d’un être humain ou d’un animal, et on croit que, de cette manière, son âme est attachée de quelque manière à la pierre.)
 « Soul-stone » ? (l’âme et la pierre). On voit là comment travaille une hypothèse comme celle-ci.
 Page 681. [(680 infra, 681) … On croyait que les pouvoirs maléfiques des sorcières et des enchanteurs logeaient dans la chevelure et que rien ne pouvait impressionner ces mécréants aussi longtemps qu’ils gardaient leurs cheveux. C’est pourquoi il fut d’usage en France de raser totalement les corps des personnes accusées de sorcellerie avant de les confier au bourreau.]
 Cela indiquerait qu’il y a ici au fond une vérité et non une superstition. (Il est facile, il est vrai, de tomber dans l’esprit de contradiction face au savant imbécile.) Mais il peut très bien se faire qu’un corps entièrement rasé nous induise en un sens à perdre le respect de nous-même (Les Frères Karamazov). Il n’y a pas de doute qu’une mutilation qui nous fait paraître à nos propres yeux indigne et ridicule peut nous dépouiller de toute volonté de nous défendre. Quelle gêne ressentons-nous parfois – ou du moins beaucoup d’hommes (moi) – par le fait de notre infériorité physique ou esthétique.


LUDWIG WITTGENSTEIN

* « Le loup du blé » : expression propre à l’Allemagne du Nord (Mecklembourg), qui désignait une sorte d’être mythique, un esprit de la fertilité, qui aurait demeuré dans les champs de blé. Pourchassé à la moisson, il se réfugiait dans la dernière gerbe (voir Frazer, Le Rameau d’Or, «L’esprit du blé comme animal », chapitre XLVIII). (N.d.T.)
** « La fête de Beltane » : dans les Hautes-Terres d’Écosse il était d’usage jusqu’au XVIIIe siècle d’allumer le premier mai des feux de joie appelés feux de Beltane. Ces vieilles cérémonies d’origine druidique évoquaient manifestement des sacrifices humains. On allumait un grand feu sur une éminence avec des moyens très primitifs (en frottant du bois de chêne par exemple). Ce feu était censé chasser les sorcières des champs et préserver gens et bêtes des épidémies. On faisait cuire ensuite un grand gâteau d’avoine, de lait et d’oeufs, qu’on partageait entre tous les participants. Un des morceaux était noirci (au charbon de bois par exemple) et celui qui le tirait au sort était menacé d’être jeté au feu et n’était sauvé qu’au dernier instant, ou bien devait sauter trois fois à travers les flammes. (N.d.T.)

*** « Comme une Sage Else qui regarderait en arrière » : allusion à un conte de Grimm (Kinder-und Hausmärchen, n° 34), dans lequel une jeune fille très sotte (« la Sage Else »), à peine fiancée, imagine de façon précise un malheur qui arrivera un jour à son futur enfant qu’elle pleure sur le champ. Wittgenstein dit « en arrière » car l’événement bien déterminé qui nous impressionne maintenant, bien qu’il soit éloigné et improbable (le sacrifice), se trouve dans le passé et non dans l’avenir. (N.d.T.)

**** « Les saints patrons...» : pour allumer le need-fire, le brandon qui devait à son tour allumer le feu de joie, il fallait être deux, pour tirer la corde enroulée autour de la baguette de bois dur. Or « on disait parfois que les deux personnes qui tiraient la corde du frotteur devaient toujours être frères ou du moins porter le même prénom » (Frazer, The Golden Bough, chapitre LXII, § 8). (N.d.T.)

 
Traduit par Jean Lacoste

© Éditions L’Âge d’homme, 1982