L'essentielle marche de Giacometti
| Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus | 
Entre quatre et sept ans, 
Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui 
pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et 
des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois ». Né
 le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre 
post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel 
où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais 
l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais 
exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je 
m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen 
formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les 
pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la 
peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis 
tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.
A quatorze ans, il s’était mis à la 
sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et 
là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la 
possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma 
vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf, 
où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela 
s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en 
1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à 
Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne 
souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le 
plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes
 filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler. 
« Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et 
tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence 
effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de 
terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et 
le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même
 temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était 
comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je 
tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette 
apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le 
perdre. »
« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »
Ce genre de choc face au réel ne 
cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait 
tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les 
perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances, 
bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait 
« voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum
 notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de 
cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il
 allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son 
attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur
 une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut 
aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En 
revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui 
faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement 
transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des 
merveilles. »
Frappé par l’extraordinaire, 
l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient 
par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de 
désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne 
ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui 
s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa 
vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était 
rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».
Arrivé à Paris en janvier 1922, il 
avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois 
années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle », 
ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait 
des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait 
impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle 
impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en 
était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses 
études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais 
sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé 
par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans 
la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à 
considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y 
ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus 
supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de 
les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas
 vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine 
dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y
 aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.
| Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus | 
Sa formation terminée, en 1925, il 
s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de 
Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux 
pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de 
fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule 
électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait 
ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux 
tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle,
 sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et 
bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à
 son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une 
baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau 
courante. Jamais il ne quitta ce lieu.
« C’est drôle quand j’ai pris cet 
atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors 
sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que 
c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je 
pouvais y faire tout ce que je voulais […]  J’ai déjà fait mes grandes 
sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. » 
« Pâle image de ce que je vois »
 Giacometti avait fini par renoncer,
 en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette 
désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait. 
« Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à 
l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à 
faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que
 ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que 
reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la 
voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je 
la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »
L’originalité de sa démarche le lia à
 d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus.
 Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A 
partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de 
ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques 
confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932),
 une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on 
trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en 
plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un 
mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait 
méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de 
tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.
Mais ces débuts tout feu tout flamme
 ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un 
affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de 
son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six 
mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère.
 L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture 
surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la
 revue Minotaure, qui
 voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie. 
Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche 
dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément 
je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une 
petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de 
la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à
 travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a 
donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du 
nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est 
présentée au jour au moment de la nécessité. »
| Femme qui marche I,  bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus | 
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans
 tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle 
paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette 
créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un 
formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait
 de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une 
représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une 
hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient 
été expulsés pour des manquements plus discrets.
« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »
Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934
 que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton 
atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui 
marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait,
 « l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature » 
tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par 
l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime 
et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et 
d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec 
quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres 
artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe 
James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du 
surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement 
redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments
 face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses 
créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec 
Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des
 préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient 
dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas 
du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à 
présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots, 
Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois 
pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette 
peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme, 
perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de 
présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.
Le poète René Crevel, dont le 
suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à 
une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il 
descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la 
volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une
 rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique, 
soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir 
aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à 
reculons’. »
Ainsi, l’artiste reprit, tel 
Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego 
dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans 
l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il 
triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il
 reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé 
l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour 
faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire 
ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un 
objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut 
ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler 
avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les 
jours, la TÊTE. »
Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait,
 ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du 
désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur 
sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! », 
« aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec 
régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il 
accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ». 
Tel était son quotidien, beckettien. 
« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier
 une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une 
chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de 
continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement 
égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée 
totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce 
travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce 
n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en 
tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure, 
c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même 
visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien 
sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait 
comme un frère. 
« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »
| Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons détail (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus | 
C’est à cette époque qu’une 
Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à
 la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait 
aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle 
était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée, 
elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose 
d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche, 
ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au 
regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto 
avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut 
foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son 
corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme 
d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ». 
Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les
 poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les 
respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera 
une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis 
presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais 
poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe 
japonais Yanaihara Isaku.
 Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas 
comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée 
dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que 
j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits 
singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir, 
me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut 
parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement,
 toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me 
demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait 
changé ma vie pour toujours. »
Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.
Un soir de 1937, le sculpteur se 
promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire, 
quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout 
de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre 
du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette 
femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle 
au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […]
 je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour 
faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non 
une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que 
l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à 
concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant 
de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à 
Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq 
centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très 
longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».
Le 18 octobre 1938, Alberto 
Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet 
après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se 
déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se 
tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger, 
tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter 
des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on 
marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre 
parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de 
Flore. Leur relation  platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée
 sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait 
ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des 
Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture, 
roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller 
elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à 
terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait 
seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui 
semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet 
d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord 
de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne
 retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna 
finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre 
une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne 
période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de 
l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment. 
« Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de 
l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu 
trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite 
tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »
Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.
« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »
Quoiqu’il en soit, en cette année 
1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à 
ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une 
tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à
 chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait 
une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui,
 elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. « 
C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus 
en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant 
ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour 
aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son
 travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de 
ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »
Son appréhension même de la réalité 
était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de 
« la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa] 
conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit 
soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en 
regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés,
 et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard 
Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de 
jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de 
l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision 
photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience 
de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y 
prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de
 la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un
 signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision 
du monde. « C’était émerveillant ».
Les jours suivants, dans l’atelier 
même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y
 a eu transformation de la vision de tout… »  Désormais, il ne verra 
« plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature. 
Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les 
gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui
 qu’ils n’étaient  pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la 
réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix –
 je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »
« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »
| Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus | 
Ce fut un épisode fondamental 
puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans 
son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un 
mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient 
ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de 
les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles 
devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout 
cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes 
oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée, 
finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses
 créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche
 dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même 
homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent 
pas son poids. »
Le café était un de ses postes 
d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son 
carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la
 rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour
 soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se 
croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder. 
Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre 
hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais 
rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un 
homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais 
toujours marchant. ».
A partir d’un rêve qu’il fit en 
1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard 
Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes 
étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement 
que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même 
temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce 
disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il 
voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui 
« absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il 
suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.
Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :
 « Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »
En cette année 46, il conçut la 
maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à
 New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et 
qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait. 
L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure
 apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument. 
 Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une 
fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en 
avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947, 
Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis. 
« Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle 
quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus
 grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera 
retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur. 
| La Nuit II,  plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus | 
 Il
 donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable 
qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses 
attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains 
pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la 
fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit
 endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques 
bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux
 yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les 
restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui 
finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le 
temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie.
 Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc 
immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son 
imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri 
Cartier-Bresson.
« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »
En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent
 tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est 
significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de 
la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été 
conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des 
sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant 
l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit, 
mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.
Il réalisa en 1958 une jambe en 
plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux 
ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y 
confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il 
avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche.
 Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait 
souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans 
son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à 
la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait 
convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir 
physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une 
dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce
 point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était 
l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une 
certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont
 étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin 
avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des 
études mais les plus réussies furent fondues en bronze.  
Giacometti passa les trente 
dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture, 
sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui 
marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule 
atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses
 créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine, 
jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux
 lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur 
cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les 
corps, les attitudes.  « A la fois tendu vers la réalisation de la 
statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne 
cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le 
sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une 
pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa
 vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui 
j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000 
francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une 
putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.    
| Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus | 
En juin 1959, selon Annette, que 
Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa 
dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place
 du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle, 
l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute.
 Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New 
York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche. 
« Je pense que j’avance tous les 
jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en 
plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance 
exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en 
plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient 
jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir. 
C’est la longue marche. »
Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960),
 l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme 
que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part, 
très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route, 
visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte, 
poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps
 que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points 
d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement, 
c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une
 de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout, 
des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».
Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti
