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7 déc. 2013

Walter Benjamin 1939
“ Paris, capitale du XIXe siècle ”



Introduction

L’histoire est comme Janus, elle a deux visages : qu’elle
regarde le passé ou le présent, elle voit les mêmes choses.


Maxime Du Camp, Paris. VI, p. 315.


L’objet de ce livre est une illusion exprimée par Schopenhauer, dans cette
formule que pour saisir l’essence de l’histoire il suffit de comparer Hérodote
et la presse du matin. C’est là l’expression de la sensation de vertige
caractéristique pour la conception que le siècle dernier se faisait de l’histoire.
Elle correspond à un point de vue qui compose le cours du monde d’une série
illimitée de faits figés sous forme de choses. Le résidu caractéristique de cette
conception est ce qu’on a appelé « l’Histoire de la Civilisation », qui fait
l’inventaire des formes de vie et des créations de l’humanité point par point.
Les richesses qui se trouvent ainsi collectionnées dans l’aerarium de la
civilisation apparaissent désormais comme identifiées pour toujours. Cette
conception fait bon marché du fait qu’elles doivent non seulement leur existence
mais encore leur transmission à un effort constant de la société, un effort
par où ces richesses se trouvent par surcroît étrangement altérées. Notre
enquête se propose de montrer comment par suite de cette représentation
chosiste de la civilisation, les formes de vie nouvelle et les nouvelles créations
à base économique et technique que nous devons au siècle dernier entrent
dans l’univers d’une fantasmagorie. Ces créations subissent cette « illumination
» non pas seulement de manière théorique, par une transposition idéologique,
mais bien dans l’immédiateté de la présence sensible. Elles se
manifestent en tant que fantasmagories. Ainsi se présentent 
les « passages »,
première mise en oeuvre de la construction en fer ; ainsi se présentent les
expositions universelles, dont l’accouplement avec les industries de plaisance
est significatif ; dans le même ordre de phénomènes, l’expérience du flâneur,
qui s’abandonne aux fantasmagories du marché. A ces fantasmagories du
marché, où les hommes n’apparaissent que sous des aspects typiques, correspondent
celles de l’intérieur, qui se trouvent constituées par le penchant impérieux
de l’homme à laisser dans les pièces qu’il habite l’empreinte de son
existence individuelle privée. Quant à la fantasmagorie de la civilisation elle-même,
elle a trouvé son champion dans Haussmann, et son expression manifeste
dans ses transformations de Paris. – Cet éclat cependant et cette
splendeur dont s’entoure ainsi la société productrice de marchandises, et le
sentiment illusoire de sa sécurité ne sont pas à l’abri des menaces ; l’écroulement
du Second Empire, et la Commune de Paris le lui remettent en mémoire.
A la même époque, l’adversaire le plus redouté de cette société, Blanqui, lui a
révélé dans son dernier écrit les traits effrayants de cette fantasmagorie. L’humanité
y fait figure de damnée. Tout ce qu’elle pourra espérer de neuf se
dévoilera n’être qu’une réalité depuis toujours présente ; et ce nouveau sera
aussi peu capable de lui fournir une solution libératrice qu’une mode nouvelle
l’est de renouveler la société. La spéculation cosmique de Blanqui comporte
cet enseignement que l’humanité sera en proie à une angoisse mythique tant
que la fantasmagorie y occupera une place.



Fourier ou les passages

I
De ces palais les colonnes magiques
A l’amateur montrent de toutes parts,
Dans les objets qu’étalent leurs portiques,
Que l’industrie est rivale des arts.


Nouveaux Tableaux de Paris. Paris 1828, p. 27.


La majorité des passages sont construits à Paris dans les quinze années qui
suivent 1822. La première condition pour leur développement est l’apogée du
commerce des tissus. Les magasins de nouveautés, premiers établissements
qui ont constamment dans la maison des dépôts de marchandises considérables,
font leur apparition. Ce sont les précurseurs des grands magasins. C’est
à cette époque que Balzac fait allusion lorsqu’il écrit : « Le grand poème de
l’étalage chante ses strophes de couleurs depuis la Madeleine jusqu’à la porte
Saint-Denis. » Les passages sont des noyaux pour le commerce des marchandises
de luxe. En vue de leur aménagement l’art entre au service du commerçant.
Les contemporains ne se lassent pas de les admirer. Longtemps ils
resteront une attraction pour les touristes. Un Guide illustré de Paris dit :
« Ces passages, récente invention du luxe industriel, sont des couloirs au
plafond vitré, aux entablements de marbre, qui courent à travers des blocs
entiers d’immeubles dont les propriétaires se sont solidarisés pour ce genre de
spéculation. Des deux côtés du passage, qui reçoit sa lumière d’en haut,
s’alignent les magasins les plus élégants, de sorte qu’un tel passage est une
ville, un monde en miniature. » C’est dans les passages qu’ont lieu les premiers
essais d’éclairage au gaz.
La deuxième condition requise pour le développement des passages est
fournie par les débuts de la construction métallique. Sous l’Empire on avait
considéré cette technique comme une contribution au renouvellement de l’architecture
dans le sens du classicisme grec. Le théoricien de l’architecture
Boetticher, exprime le sentiment général lorsqu’il dit que : « quant aux formes
d’art du nouveau système, le style hellénique » doit être mis en vigueur. Le
style Empire est le style du terrorisme révolutionnaire pour qui l’État est une
fin en soi. De même que Napoléon n’a pas compris la nature fonctionnelle de
l’État en tant qu’instrument de pouvoir pour la bourgeoisie, de même les
architectes de son époque n’ont pas compris la nature fonctionnelle du fer, par
où le principe constructif acquiert la prépondérance dans l’architecture. Ces
architectes construisent des supports à l’imitation de la colonne pompéienne,
des usines à l’imitation des maisons d’habitation, de même que plus tard les
premières gares affecteront les allures d’un chalet. La construction joue le rôle
du subconscient. Néanmoins le concept de l’ingénieur, qui date des guerres de
la révolution commence à s’affirmer et c’est le début des rivalités entre
constructeur et décorateur, entre l’École Polytechnique et l’École des Beaux-
Arts. – Pour la première fois depuis les Romains un nouveau matériau de
construction artificiel, le fer, fait son apparition. Il va subir une évolution dont
le rythme au cours du siècle va en s’accélérant. Elle reçoit une impulsion
décisive au jour où l’on constate que la locomotive – objet des tentatives les
plus diverses depuis les années 1828-29 – ne fonctionne utilement que sur des
rails en fer. Le rail se révèle comme la première pièce montée en fer, précurseur
du support. On évite l’emploi du fer pour les immeubles et on
l’encourage pour les passages, les halls d’exposition, les gares – toutes constructions
qui visent à des buts transitoires.

II
Rien d’étonnant à ce que tout intérêt de masse,
la première fois qu’il monte sur l’estrade,
dépasse de loin dans l’idée ou la représentation
que l’on s’en fait ses véritables bornes.


Marx et Engels : La Sainte-Famille.


La plus intime impulsion donnée à l’utopie fouriériste, il faut la voir dans
l’apparition des machines. Le phalanstère devait ramener les hommes à un
système de rapports où la moralité n’a plus rien à faire. Néron y serait devenu
un membre plus utile de la société que Fénelon. Fourier ne songe pas à se fier
pour cela à la vertu, mais à un fonctionnement efficace de la société dont les
forces motrices sont les passions. Par les engrenages des passions, par la
combinaison complexe des passions mécanistes avec la passion cabaliste,
Fourier se représente la psychologie collective comme un mécanisme
d’horlogerie. L’harmonie fouriériste est le produit nécessaire de ce jeu
combiné.

Fourier insinue dans le monde aux formes austères de l’Empire, l’idylle
colorée du style des années trente. Il met au point un système où se mêlent les
produits de sa vision colorée et de son idiosyncrasie des chiffres. Les
« harmonies » de Fourier ne se réclament en aucune manière d’une mystique
des nombres prise dans une tradition quelconque. Elles sont en fait directement
issues de ses propres décrets : élucubrations d’une imagination organisatrice,
qui était extrêmement développée chez lui. Ainsi il a prévu la
signification du rendez-vous pour le citadin. La journée des habitants du
phalanstère s’organise non pas de chez eux, mais dans des grandes salles
semblables à des halls de la Bourse, où les rendez-vous sont ménagés par des
courtiers.

Dans les passages Fourier a reconnu le canon architectonique du
phalanstère. C’est ce qui accentue le caractère « empire » de son utopie, que
Fourier reconnaît lui-même naïvement : « L’état sociétaire sera dès son début
d’autant plus brillant qu’il a été plus longtemps différé. La Grèce à l’époque
des Solon et des Périclès pouvait déjà l’entreprendre. » Les passages qui se
sont trouvés primitivement servir à des fins commerciales, deviennent chez
Fourier des maisons d’habitation. Le phalanstère est une ville faite de passages.
Dans cette « ville en passages » la construction de l’ingénieur affecte un
caractère de fantasmagorie. La « ville en passages » est un songe qui flattera
le regard des parisiens jusque bien avant dans la seconde moitié du siècle. En
1869 encore, les « rues galeries » de Fourier fournissent le tracé de l’utopie de
Moilin Paris en l’an 2000. La ville y adopte une structure qui fait d’elle avec
ses magasins et ses appartements le décor idéal pour le flâneur.
Marx a pris position en face de Carl Grün pour couvrir Fourier et mettre
en valeur sa « conception colossale de l’homme ». Il considérait Fourier
comme le seul homme à côté de Hegel qui ait percé à jour la médiocrité de
principe du petit bourgeois. Au dépassement systématique de ce type chez
Hegel correspond chez Fourier son anéantissement humoristique. Un des traits
les plus remarquables de l’utopie fouriériste c’est que l’idée de l’exploitation
de la nature par l’homme, si répandue à l’époque postérieure, lui est étrangère.
La technique se présente bien plutôt pour Fourier comme l’étincelle qui met le
feu aux poudres de la nature. Peut-être est-ce là la clé de sa représentation
bizarre d’après laquelle le phalanstère se propagerait « par explosion ». La
conception postérieure de l’exploitation de la nature par l’homme est le reflet
de l’exploitation de fait de l’homme par les propriétaires des moyens de
production. Si l’intégration de la technique dans la vie sociale a échoué, la
faute en est à cette exploitation.



 

Grandville ou les expositions universelles

I
Oui, quand le monde entier, de Paris jusqu’en Chine,
O divin Saint-Simon, sera dans ta doctrine,
L’âge d’or doit renaître avec tout son éclat,
Les fleuves rouleront du thé, du chocolat ;
Les moutons tout rôtis bondiront dans la plaine,
Et les brochets au bleu nageront dans la Seine ;
Les épinards viendront au monde fricassés,
Avec des croûtons frits tout autour concassés ;
Les arbres produiront des pommes en compotes,
Et l’on moissonnera des carricks et des bottes ;
Il neigera du vin, il pleuvra des poulets,
Et du ciel les canards tomberont aux navets.


Langlé et Vanderburch : Louis-Bronze et le Saint-Simonien
(Théâtre du Palais Royal, 27 février 1832).


Les expositions universelles sont les centres de pèlerinage de la marchandise-
fétiche. « L’Europe s’est déplacée pour voir des marchandises » dit Taine
en 1855. Les expositions universelles ont eu pour précurseurs des expositions
nationales de l’industrie, dont la première eut lieu en 1798 sur le Champ de
Mars. Elle est née du désir « d’amuser les classes laborieuses et devient pour
elles une fête de l’émancipation ». Les travailleurs formeront la première
clientèle. Le cadre de l’industrie de plaisance ne s’est pas constitué encore.
Ce cadre c’est la fête populaire qui le fournit. Le célèbre discours de Chaptal
sur l’industrie ouvre cette exposition. – Les saint-simoniens qui projettent
l’industrialisation de la planète, s’emparent de l’idée des expositions universelles.
Chevalier, la première compétence dans ce domaine nouveau, est un
élève d’Enfantin, et le rédacteur du journal saint-simonien Le Globe. Les
saint-simoniens ont prévu le développement de l’industrie mondiale ; ils n’ont
pas prévu la lutte des classes. C’est pourquoi, en regard de la participation à
toutes les entreprises industrielles et commerciales vers le milieu du siècle, on
doit reconnaître leur impuissance dans les questions qui concernent le prolétariat.
Les expositions universelles idéalisent la valeur d’échange des marchandises.
Elles créent un cadre où leur valeur d’usage passe au second plan. Les
expositions universelles furent une école où les foules écartées de force de la
consommation se pénètrent de la valeur d’échange des marchandises jusqu’au
point de s’identifier avec elle : « Il est défendu de toucher aux objets exposés». Elles donnent ainsi accès à une fantasmagorie où l’homme pénètre pour
se laisser distraire. A l’intérieur des divertissements, auxquels l’individu
s’abandonne dans le cadre de l’industrie de plaisance, il reste constamment un
élément composant d’une masse compacte. Cette masse se complaît dans les
parcs d’attractions avec leurs montagnes russes, leurs « tête-à-queue », leurs
« chenilles », dans une attitude toute de réaction. Elle s’entraîne par là à cet
assujettissement avec lequel la propagande tant industrielle que politique doit
pouvoir compter. – L’intronisation de la marchandise et la splendeur des
distractions qui l’entourent, voilà le sujet secret de l’art de Grandville. D’où la
disparité entre son élément utopique et son élément cynique. Ses artifices
subtils dans la représentation d’objets inanimés correspondent à ce que Marx
appelle les « lubies théologiques » de la marchandise. L’expression concrète
s’en trouve clairement dans la « spécialité » – une désignation de marchandise
qui fait à cette époque son apparition dans l’industrie de luxe. Les expositions
universelles construisent un monde fait de « spécialités ». Les fantaisies de
Grandville réalisent la même chose. Elles modernisent l’univers. L’anneau de
Saturne devient pour lui un balcon en fer forgé où les habitants de Saturne
prennent l’air à la tombée de la nuit. De la même façon un balcon en fer forgé
représenterait à l’exposition universelle l’anneau de Saturne et ceux qui s’y
avancent se verraient entraînés dans une fantasmagorie où ils se sentent mués
en habitants de Saturne. Le pendant littéraire de cette utopie graphique, c’est
l’oeuvre du savant fouriériste Toussenel. Toussenel s’occupait de la rubrique
des sciences naturelles dans un journal de mode. Sa zoologie range le monde
animal sous le sceptre de la mode. Il considère la femme comme le médiateur
entre l’homme et les animaux. Elle est en quelque sorte le décorateur du monde
animal, qui en échange dépose à ses pieds son plumage et ses fourrures.
« Le lion ne demande pas mieux que de se laisser rogner les ongles, pourvu
que ce soit une jolie fille qui tienne les ciseaux. »

II
La mode : Monseigneur la mort ! Monseigneur la mort !


Léopardi : Dialogue entre la mode et la mort.

 

La mode prescrit le rite suivant lequel le fétiche qu’est la marchandise
demande à être adoré ; Grandville étend son autorité sur les objets d’usage
courant aussi bien que sur le cosmos. En la poussant jusqu’à ses conséquences
extrêmes il en révèle la nature. Elle accouple le corps vivant au monde inorganique. Vis-à-vis du vivant elle défend les droits du cadavre. Le fétichisme
qui est ainsi sujet au sex appeal du non-organique, est son nerf vital. Les
fantaisies de Grandville correspondent à cet esprit de la mode, tel
qu’Apollinaire en a tracé plus tard une image : « Toutes les matières des différents
règnes de la nature peuvent maintenant entrer dans la composition d’un
costume de femme. J’ai vu une robe charmante, faite de bouchons de liège ...
La porcelaine, le grès et la faïence ont brusquement apparu dans l’art vestimentaire..
. On fait des souliers en verre de Venise et des chapeaux en cristal
de Baccarat. »



 

Louis-Philippe ou l’intérieur

Je crois ... à mon âme : la Chose.


Léon Deubel : OEuvres. Paris 1929, p. 193.


Sous le règne de Louis-Philippe le particulier fait son entrée dans l’histoire.
Pour le particulier les locaux d’habitation se trouvent pour la première
fois en opposition avec les locaux de travail. Ceux-là viennent constituer
l’intérieur ; le bureau en est le complément. (De son côté il se distingue
nettement du comptoir, qui par ses globes, ses cartes murales, ses balustrades,
se présente comme une survivance de formes baroques antérieures à la pièce
d’habitation.) Le particulier qui ne tient compte que des réalités dans son
bureau demande à être entretenu dans ses illusions par son intérieur. Cette
nécessité est d’autant plus pressante qu’il ne songe pas à greffer sur ses
intérêts d’affaires une conscience claire de sa fonction sociale. Dans l’aménagement
de son entourage privé il refoule ces deux préoccupations. De là
dérivent les fantasmagories de l’intérieur ; celui-ci représente pour le particulier
l’univers. Il y assemble les régions lointaines et les souvenirs du passé.
Son salon est une loge dans le théâtre du monde.
L’intérieur est l’asile où se réfugie l’art. Le collectionneur se trouve être le
véritable occupant de l’intérieur. Il fait son affaire de l’idéalisation des objets.
C’est à lui qu’incombe cette tâche sisyphéenne d’ôter aux choses, parce qu’il
les possède, leur caractère de marchandise. Mais il ne saurait leur conférer que
la valeur qu’elles ont pour l’amateur au lieu de la valeur d’usage. Le collectionneur
se plaît à susciter un monde non seulement lointain et défunt mais en
même temps meilleur ; un monde où l’homme est aussi peu pourvu à vrai dire
de ce dont il a besoin que dans le monde réel, mais où les choses sont libérées
de la servitude d’être utiles.

II
La tête
Sur la table de nuit, comme une renoncule,
Repose.


Baudelaire : Une martyre.


L’intérieur n’est pas seulement l’univers du particulier, il est encore son
étui. Depuis Louis-Philippe on rencontre dans le bourgeois cette tendance à se
dédommager pour l’absence de trace de la vie privée dans la grande ville.
Cette compensation il tente de la trouver entre les quatre murs de son appartement.
Tout se passe comme s’il avait mis un point d’honneur à ne pas laisser
se perdre les traces de ses objets d’usage et de ses accessoires. Sans se lasser il
prend l’empreinte d’une foule d’objets ; pour ses pantoufles et ses montres,
ses couverts et ses parapluies, il imagine des housses et des étuis. Il a une
préférence marquée pour le velours et la peluche qui conservent l’empreinte
de tout contact. Dans le style du Second Empire l’appartement devient une
sorte d’habitacle. Les vestiges de son habitant se moulent dans l’intérieur. De
là naît le roman policier qui s’enquiert de ces vestiges et suit ces pistes. La
Philosophie d’ameublement et les « nouvelles-détectives » d’Edgar Poe font
de lui le premier physiognomiste de l’intérieur. Les criminels dans les premiers
romans policiers ne sont ni des gentlemen ni des apaches, mais de
simples particuliers de la bourgeoisie (Le Chat Noir, Le Coeur Révélateur,
William Wilson).

III
Dies Suchen nach meinem Heim... war meine
Heimsuchung... Wo ist – mein Heim ? Darnach
frage und suche und suchte ich, das fand ich nicht.


Nietzsche : Also sprach Zarathustra.


La liquidation de l’intérieur eut lieu dans les derniers lustres du siècle par
le « modern style », mais elle était préparée de longue date. L’art de l’intérieur
était un art de genre. Le « modern style » sonne le glas du genre. Il s’élève
contre l’infatuation du genre au nom d’un mal du siècle, d’une aspiration aux
bras toujours ouverts. Le « modern style » fait entrer pour la première fois en
ligne de compte certaines formes tectoniques. Il s’efforce en même temps de
les détacher de leurs rapports fonctionnels et de les présenter comme des
constantes naturelles : il s’efforce en somme de les styliser. Les nouveaux
éléments de la construction en fer et en particulier la forme « support » retiennent
l’attention du « modern style ». Dans le domaine de l’ornementation il
cherche à intégrer ces formes à l’art. Le béton met à sa disposition de
nouvelles virtualités en architecture. Chez Van de Velde la maison se présente
comme l’expression plastique de la personnalité. Le motif ornemental joue
dans cette maison le rôle de la signature sous un tableau. Il se complaît à
parler un langage linéaire à caractère médiumnique où la fleur, symbole de la
vie végétative, s’insinue dans les lignes mêmes de la construction. (La ligne
courbe du « modern style » fait son apparition dès le titre des Fleurs du Mal.
Une sorte de guirlande marque le lien des Fleurs du Mal, en passant par les
« âmes des fleurs » d’Odilon Redon, au « faire catleya » de Swann). – Ainsi
que Fourier l’avait prévu, c’est de plus en plus dans les bureaux et les centres
d’affaires qu’il faut chercher le véritable cadre de la vie du citoyen. Le cadre
fictif de sa vie se constitue dans la maison privée. C’est ainsi que L’architecte
Solness fait le compte du « modern style » ; l’essai de l’individu de se mesurer
avec la technique en s’appuyant sur son essor intime le mène à sa perte :
l’architecte Solness se tue en tombant du haut de sa tour.



[« Cette quête de mon chez moi…fut
mon épreuve… Où est – mon chez moi ?
Voilà ce que je demande et ce que
 j’ai cherché et n’ai pas trouvé. »


Nietzsche, Ainsi parlait
Zarathoustra]

 

 

Baudelaire ou les rues de Paris

Tout pour moi devient allégorie.


Baudelaire : Le Cygne.


Le génie de Baudelaire, qui trouve sa nourriture dans la mélancolie, est un
génie allégorique. Pour la première fois chez Baudelaire, Paris devient objet
de poësie lyrique. Cette poësie locale est à l’encontre de toute poësie de
terroir. Le regard que le génie allégorique plonge dans la ville trahit bien
plutôt le sentiment d’une profonde aliénation. C’est là le regard d’un flâneur,
dont le genre de vie dissimule derrière un mirage bienfaisant la détresse des
habitants futurs de nos métropoles. Le flâneur cherche un refuge dans la foule.
La foule est le voile à travers lequel la ville familière se meut pour le flâneur
en fantasmagorie. Cette fantasmagorie, où elle apparaît tantôt comme un
paysage, tantôt comme une chambre, semble avoir inspiré par la suite le décor
des grands magasins, qui mettent ainsi la flânerie même au service de leur
chiffre d’affaires. Quoi qu’il en soit les grands magasins sont les derniers
parages de la flânerie.
Dans la personne du flâneur l’intelligence se familiarise avec le marché.
Elle s’y rend, croyant y faire un tour ; en fait c’est déjà pour trouver preneur.
Dans ce stade mitoyen où elle a encore des mécènes, mais où elle commence
déjà à se plier aux exigences du marché, (en l’espèce du feuilleton) elle forme
la bohème. A l’indétermination de sa position économique correspond
l’ambiguïté de sa fonction politique. Celle-ci se manifeste très évidemment
dans les figures de conspirateurs professionnels, qui se recrutent dans la bohème.
Blanqui est le représentant le plus remarquable de cette catégorie. Nul n’a
eu au XIXe siècle une autorité révolutionnaire comparable à la sienne. L’image
de Blanqui passe comme un éclair dans les Litanies de Satan. Ce qui n’empêche
que la rébellion de Baudelaire ait toujours gardé le caractère de
l’homme asocial : elle est sans issue. La seule communauté sexuelle dans sa
vie, il l’a réalisée avec une prostituée.

II
Nul trait ne distinguait, du même enfer venu,
Ce jumeau centenaire.


Baudelaire. Les sept vieillards.


Le flâneur fait figure d’éclaireur sur le marché. En cette qualité il est en
même temps l’explorateur de la foule. La foule fait naître en l’homme qui s’y
abandonne une sorte d’ivresse qui s’accompagne d’illusions très particulières,
de sorte qu’il se flatte, en voyant le passant emporté dans la foule, de l’avoir,
d’après son extérieur, classé, reconnu dans tous les replis de son âme. Les
physiologies contemporaines abondent en documents sur cette singulière
conception. L’oeuvre de Balzac en fournit d’excellents. Les caractères typiques
reconnus parmi les passants tombent à tel point sous les sens que l’on ne
saurait s’étonner de la curiosité incitée à se saisir au-delà d’eux de la singularité
spéciale du sujet. Mais le cauchemar qui correspond à la perspicacité
illusoire du physiognomiste dont nous avons parlé, c’est de voir ces traits
distinctifs, particuliers au sujet, se révéler à leur tour n’être autre chose que les
éléments constituants d’un type nouveau ; de sorte qu’en fin de compte
l’individualité la mieux définie se trouverait être tel exemplaire d’un type.
C’est là que se manifeste au coeur de la flânerie une fantasmagorie angoissante.
Baudelaire l’a développée avec une grande vigueur dans les Sept
Vieillards. Il s’agit dans cette poësie de l’apparition sept fois réitérée d’un
vieillard d’aspect repoussant. L’individu qui est ainsi présenté dans sa
multiplication comme toujours le même témoigne de l’angoisse du citadin à
ne plus pouvoir, malgré la mise en oeuvre de ses singularités les plus excentriques,
rompre le cercle magique du type. Baudelaire qualifie l’aspect de cette
procession d’infernal. Mais le nouveau que toute sa vie il a guetté, n’est pas
fait d’une autre matière que cette fantasmagorie du « toujours le même ». (La
preuve qui peut être fournie que cette poësie transcrit les rêves d’un
haschichin n’infirme en rien cette interprétation.)

III
Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau !


Baudelaire : Le Voyage.


La clé de la forme allégorique chez Baudelaire est solidaire de la signification
spécifique que prend la marchandise du fait de son prix. A l’avilissement
singulier des choses par leur signification, qui est caractéristique de
l’allégorie du XVIIe siècle, correspond l’avilissement singulier des choses par
leur prix comme marchandise. Cet avilissement que subissent les choses du
fait de pouvoir être taxées comme marchandises est contrebalancé chez
Baudelaire par la valeur inestimable de la nouveauté. La nouveauté représente
cet absolu qui n’est plus accessible à aucune interprétation ni à aucune
comparaison. Elle devient l’ultime retranchement de l’art. La dernière poésie
des Fleurs du Mal : « Le Voyage ». « Ô Mort, vieux capitaine, il est temps !
levons l’ancre ! » Le dernier voyage du flâneur : la Mort. Son but : le Nouveau.
Le nouveau est une qualité indépendante de la valeur d’usage de la
marchandise. Il est à l’origine de cette illusion dont la mode est l’infatigable
pourvoyeuse. Que la dernière ligne de résistance de l’art coïncidât avec la
ligne d’attaque la plus avancée de la marchandise, cela devait demeurer caché
à Baudelaire.
Spleen et idéal – dans le titre de ce premier cycle des Fleurs du Mal le mot
étranger le plus vieux de la langue française a été accouplé au plus récent.
Pour Baudelaire il n’y a pas contradiction entre les deux concepts. Il reconnaît
dans le spleen la dernière en date des transfigurations de l’idéal – l’idéal lui
semble être la première en date des expressions du spleen. Dans ce titre où le
suprêmement nouveau est présenté au lecteur comme un « suprêmement
ancien », Baudelaire a donné la forme la plus vigoureuse à son concept du
moderne. Sa théorie de l’art a tout entière pour axe la « beauté moderne » et le
critère de la modernité lui semble être ceci, qu’elle est marquée au coin de la
fatalité d’être un jour l’antiquité et qu’elle le révèle à celui qui est témoin de
sa naissance. C’est là la quintessence de l’imprévu qui vaut pour Baudelaire
comme une qualité inaliénable du beau. Le visage de la modernité elle-même
nous foudroie d’un regard immémorial. Tel le regard de la Méduse pour les
Grecs.




Haussmann ou les barricades



 
I
J’ai le culte du Beau, du Bien, des grandes choses,
De la belle nature inspirant le grand art,
Qu’il enchante l’oreille ou charme le regard ;
J’ai l’amour du printemps en fleurs : femmes et roses !


Baron Haussmann, Confession d’un lion devenu vieux.


L’activité de Haussmann s’incorpore à l’impérialisme napoléonien, qui
favorise le capitalisme de la finance. A Paris la spéculation est à son apogée.
Les expropriations de Haussmann suscitent une spéculation qui frise
l’escroquerie. Les sentences de la Cour de cassation qu’inspire l’opposition
bourgeoise et orléaniste, augmentent les risques financiers de l’haussmannisation.
Haussmann essaie de donner un appui solide à sa dictature en plaçant Paris
sous un régime d’exception. En 1864 il donne carrière à sa haine contre la
population instable des grandes villes dans un discours à la Chambre. Cette
population va constamment en augmentant du fait de ses entreprises. La
hausse des loyers chasse le prolétariat dans les faubourgs. Par là les quartiers
de Paris perdent leur physionomie propre. La « ceinture rouge » se constitue.
Haussmann s’est donné à lui-même le titre « d’artiste démolisseur ». Il se
sentait une vocation pour l’oeuvre qu’il avait entreprise ; et il souligne ce fait
dans ses mémoires. Les halles centrales passent pour la construction la plus
réussie de Haussmann et il y a là un symptôme intéressant. On disait de la
Cité, berceau de la ville, qu’après le passage de Haussmann il n’y restait
qu’une église, un hôpital, un bâtiment public et une caserne.
Hugo et Mérimée
donnent à entendre combien les transformations de Haussmann apparaissaient
aux Parisiens comme un monument du despotisme napoléonien. Les habitants
de la ville ne s’y sentent plus chez eux ; ils commencent à prendre conscience
du caractère inhumain de la grande ville. L’oeuvre monumentale de Maxime
Du Camp, Paris, doit son existence à cette prise de conscience. Les eauxfortes
de Meryon (vers 1850) prennent le masque mortuaire du vieux Paris.
Le véritable but des travaux de Haussmann c’était de s’assurer contre
l’éventualité d’une guerre civile. Il voulait rendre impossible à tout jamais la
construction de barricades dans les rues de Paris. Poursuivant le même but
Louis-Philippe avait déjà introduit les pavés de bois. Néanmoins les
barricades avaient joué un rôle considérable dans la révolution de Février.
Engels s’occupa des problèmes de tactique dans les combats de barricades.
Haussmann cherche à les prévenir de deux façons. La largeur des rues en
rendra la construction impossible et de nouvelles voies relieront en ligne
droite les casernes aux quartiers ouvriers. Les contemporains ont baptisé son
entreprise : « l’embellissement stratégique ».

II
Das Blüthenreich der Dekorationen,
Der Reiz der Landsehaft, der Architektur
Und aller Szenerie-Effekt beruhen
Auf dem Gesetz der Perspektive nur 1.
Franz Böhle : Theater-Katechismus.
München, p. 74.


L’idéal d’urbaniste de Haussmann, c’étaient les perspectives sur lesquelles
s’ouvrent de longues enfilades de rues. Cet idéal correspond à la tendance
courante au XIXe siècle à anoblir les nécessités techniques par de pseudo-fins
artistiques. Les temples du pouvoir spirituel et séculier de la bourgeoisie devaient
trouver leur apothéose dans le cadre des enfilades de rues. On dissimulait
ces perspectives avant l’inauguration par une toile que l’on soulevait
comme on dévoile un monument et la vue s’ouvrait alors sur une église, une
gare, une statue équestre ou quelqu’autre symbole de civilisation. Dans
l’haussmannisation de Paris la fantasmagorie s’est faite pierre. Comme elle est
destinée à une sorte de pérennité, elle laisse entrevoir en même temps son
caractère ténu. L’avenue de l’Opéra qui selon l’expression malicieuse de
l’époque, ouvre la perspective de la loge de la concierge de l’Hôtel du Louvre,
fait voir de combien peu se contentait la mégalomanie du préfet.

 [« La richesse des décorations, / Le charme du paysage, de l’architecture / Et tous les effets de décors de théâtre reposent / Uniquement sur les lois de la perspective. »]

III
Fais voir, en déjouant la ruse,
Ô République à ces pervers
Ta grande face de Méduse
Au milieu de rouges éclairs.


Pierre Dupont. Chant des Ouvriers.


La barricade est ressuscitée par la Commune. Elle est plus forte et mieux
conçue que jamais. Elle barre les grands boulevards, s’élève souvent à hauteur
du premier étage et recèle des tranchées qu’elle abrite. De même que le
Manifeste communiste clôt l’ère des conspirateurs professionnels, de même la
Commune met un terme à la fantasmagorie qui domine les premières aspirations
du prolétariat. Grâce à elle l’illusion que la tâche de la révolution
prolétarienne serait d’achever l’oeuvre de 89 en étroite collaboration avec la
bourgeoisie, se dissipe. Cette chimère avait marqué la période 1831-1871,
depuis les émeutes de Lyon jusqu’à la Commune. La bourgeoisie n’a jamais
partagé cette erreur. Sa lutte contre les droits sociaux du prolétariat est aussi
vieille que la grande révolution. Elle coïncide avec le mouvement philanthropique
qui l’occulte et qui a eu son plein épanouissement sous Napoléon III.
Sous son gouvernement a pris naissance l’oeuvre monumentale de ce
mouvement : le livre de Le Play, Ouvriers Européens.
A côté de la position ouverte de la philanthropie la bourgeoisie a de tout
temps assumé la position couverte de la lutte des classes. Dès 1831 elle reconnaît
dans le Journal des Débats : « Tout manufacturier vit dans sa manufacture
comme les propriétaires des plantations parmi leurs esclaves. » S’il a été
fatal pour les émeutes ouvrières anciennes, que nulle théorie de la révolution
ne leur ait montré le chemin, c’est aussi d’autre part la condition nécessaire de
la force immédiate et de l’enthousiasme avec lequel elles s’attaquent à la
réalisation d’une société nouvelle. Cet enthousiasme qui atteint son paroxysme
dans la Commune, a gagné parfois à la cause ouvrière les meilleurs
éléments de la bourgeoisie, mais a amené finalement les ouvriers à succomber
à ses éléments les plus vils. Rimbaud et Courbet se sont rangés du côté de la
Commune. L’incendie de Paris est le digne achèvement de l’oeuvre de destruction
du Baron Haussmann.




 

Conclusion
 

Hommes du XIXe siècle, l’heure de nos apparitions est
fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes.


Auguste Blanqui
L’Éternité par les astres. Paris 1872, p. 74-75.


Pendant la Commune Blanqui était tenu prisonnier au fort du Taureau.
C’est là qu’il écrivit son Éternité par les Astres. Ce livre parachève la constellation
des fantasmagories du siècle par une dernière fantasmagorie, à
caractère cosmique, qui implicitement comprend la critique la plus acerbe de
toutes les autres. Les réflexions ingénues d’un autodidacte, qui forment la
partie principale de cet écrit, ouvrent la voie à une spéculation qui inflige à
l’élan révolutionnaire de l’auteur un cruel démenti. La conception de l’univers
que Blanqui développe dans ce livre et dont il emprunte les données aux
sciences naturelles mécanistes, s’avère être une vision d’enfer. C’est de plus le
complément de cette société dont Blanqui vers la fin de sa vie a été obligé de
reconnaître le triomphe sur lui-même. Ce que fait l’ironie de cet échafaudage,
ironie cachée sans doute à l’auteur lui-même, c’est que le réquisitoire
effrayant qu’il prononce contre la société, affecte la forme d’une soumission
sans réserve aux résultats. Cet écrit présente l’idée du retour éternel des choses
dix ans avant Zarathoustra ; de façon à peine moins pathétique, et avec
une extrême puissance d’hallucination. Elle n’a rien de triomphant, laisse bien
plutôt un sentiment d’oppression. Blanqui s’y préoccupe de tracer une image
du progrès qui, – antiquité immémoriale se pavanant dans un apparat de nouveauté
dernière – se révèle comme étant la fantasmagorie de l’histoire ellemême.
Voici le passage essentiel :
« L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer,
la nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodigieux
qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinaisons
qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un
nombre fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue,
la nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou
types. Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et
dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se
trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la
mort... La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans
chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un
cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une
table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.
Ainsi de chacun... Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et
dans l’espace. En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies
sont en chair et en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon.
Ce ne sont point là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée. Voici néanmoins
un grand défaut : il n’y a pas progrès... Ce que nous appelons le progrès
est claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout,
dans le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène
étroite, une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et
vivant dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec
le globe qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil.
Même monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se
répète sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans
l’infini les mêmes représentations. »
Cette résignation sans espoir, c’est le dernier mot du grand révolutionnaire.
Le siècle n’a pas su répondre aux nouvelles virtualités techniques par un
ordre social nouveau. C’est pourquoi le dernier mot est resté aux truchements
égarants de l’ancien et du nouveau, qui sont au coeur de ces fantasmagories.
Le monde dominé par ses fantasmagories, c’est – pour nous servir de l’expression
de Baudelaire – la modernité. La vision de Blanqui fait entrer dans la
modernité – dont les sept vieillards apparaissent comme les hérauts – l’univers
tout entier. Finalement la nouveauté lui apparaît comme l’attribut de ce qui
appartient au ban de la damnation. De même façon dans un vaudeville
quelque peu antérieur : Ciel et Enfer les punitions de l’enfer font figure de
dernière nouveauté de tout temps, de « peines éternelles et toujours
nouvelles». Les hommes du XIXe siècle auxquels Blanqui s’adresse
comme à des apparitions sont issus de cette région.



 

29 nov. 2013




Louis Auguste Blanqui (1872)










L’ÉTERNITÉ PAR LES ASTRES

HYPOTHÈSE ASTRONOMIQUE

___________________________________

I

L’UNIVERS. – L’INFINI.

L’univers est infini dans le temps et dans l’espace, éternel, sans bornes et

indivisible. Tous les corps, animés et inanimés, solides, liquides et gazeux,

sont reliés l’un à l’autre par les choses même qui les séparent. Tout se tient.

Supprimât-on les astres, il resterait l’espace, absolument vide sans doute, mais

ayant les trois dimensions, longueur, largeur et profondeur, espace indivisible

et illimité.

Pascal a dit avec sa magnificence de langage « L’univers est un cercle,

dont le centre est partout et la circonférence nulle part. » Quelle image plus

saisissante de l’infini ? Disons d’après lui, et en précisant encore : L’univers

est une sphère dont le centre est partout et la surface nulle part.

Le voici devant nous, s’offrant à l’observation et au raisonnement. Des

astres sans nombre brillent dans ses profondeurs. Supposons-nous à l’un de

ces « centres de sphère » , qui sont partout, et dont la surface n’est nulle part,

et admettons un instant l’existence de cette surface, qui se trouve dès lors la

limite du monde.

Cette limite sera-t-elle solide, liquide ou gazeuse ? Quelle que soit sa

nature, elle devient aussitôt la prolongation de ce qu’elle borne ou prétend

borner. Prenons qu’il n’existe sur ce point ni solide, ni liquide, ni gaz, pas

même l’éther. Rien que l’espace, vide et noir. Cet espace n’en possède pas

moins les trois dimensions, et il aura nécessairement pour limite, ce qui veut

dire pour continuation, une nouvelle portion d’espace de même nature, et puis

après, une autre, puis une autre encore, et ainsi de suite, indéfiniment.

L’infini ne peut se présenter à nous que sous l’aspect de l’indéfini. L’un

conduit à l’autre par l’impossibilité manifeste de trouver ou même de concevoir

une limitation à l’espace. Certes, l’univers infini est incompréhensible, mais

l’univers limité est absurde. Cette certitude absolue de l’infinité du monde,

jointe à son incompréhensibilité, constitue une des plus crispantes agaceries

qui tourmentent l’esprit humain. Il existe, sans doute, quelque part, dans les

globes errants, des cerveaux assez vigoureux pour comprendre l’énigme

impénétrable au nôtre. Il faut que notre jalousie en fasse son deuil.

Cette énigme se pose la même pour l’infini dans le temps que pour l’infini

dans l’espace. L’éternité du monde saisit l’intelligence plus vivement encore

que son immensité. Si l’on ne peut consentir de bornes à l’univers, comment

supporter la pensée de sa non-existence ? La matière n’est pas sortie du néant.

Elle n’y rentrera point. Elle est éternelle, impérissable. Bien qu’en voie perpétuelle

de transformation, elle ne peut ni diminuer, ni s’accroître d’un atome.

Infinie dans le temps, pourquoi ne le serait-elle pas dans l’étendue ? Les

deux infinis sont inséparables. L’un implique l’autre à peine de contradiction

et d’absurdité. La science n’a pas constaté encore une loi de solidarité entre

l’espace et les globes qui le sillonnent. La chaleur, le mouvement, la lumière,

l’électricité, sont une nécessité pour toute l’étendue. Les hommes compétents

pensent qu’aucune de ses parties ne saurait demeurer veuve de ces grands

foyers lumineux, par qui vivent les mondes. Notre opuscule repose en entier

sur cette opinion, qui peuple de l’infinité des globes l’infinité de l’espace, et

ne laisse nulle part un coin de ténèbres, de solitude et d’immobilité.

__________

II

L’INDÉFINI

On ne peut emprunter une idée, même bien faible, de l’infini qu’à l’indéfini,

et cependant cette idée si faible revêt déjà des apparences formidables.

Soixante-deux chiffres, occupant une longueur de 5 centimètres environ,

donnent 20 octo-décillions de lieues, ou en termes plus habituels, des milliards

de milliards de milliards de milliards de milliards de fois le chemin du soleil à

la terre.

Qu’on imagine encore une ligne de chiffres, allant d’ici au soleil, c’est-à-dire

longue, non plus de 15 centimètres, mais de 37 millions de lieues. L’étendue

qu’embrasse cette énumération n’est-elle pas effrayante ? Prenez maintenant

cette étendue même pour unité dans un nouveau nombre que voici : La ligne

de chiffres qui le composent part de la terre et aboutit à cette étoile là-bas,

dont la lumière met plus de mille ans pour arriver jusqu’à nous, en faisant

75 000 lieues par seconde. Quelle distance sortirait d’un pareil calcul, si la

langue trouvait des mots et du temps pour l’énoncer !

On peut ainsi prolonger l’indéfini à discrétion, sans dépasser les bornes de

l’intelligence, mais aussi sans même entamer l’infini. Chaque parole fût-elle

l’indication des plus effroyables éloignements, on parlerait des milliards de

milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer en somme qu’une

insignifiance dès qu’il s’agit de l’infini.

__________

III

DISTANCES PRODIGIEUSES DES ÉTOILES

L’univers semble se dérouler immense à nos regards. Il ne nous montre

pourtant qu’un bien petit coin. Le soleil est une des étoiles de la voie lactée, ce

grand rassemblement stellaire qui envahit la moitié du ciel, et dont les

constellations ne sont que des membres détachés, épars sur la voûte de la nuit.

Au-delà, quelques points imperceptibles, piqués au firmament, signalent les

astres demi-éteints par la distance, et là-bas, dans les profondeurs qui déjà se

dérobent, le télescope entrevoit des nébuleuses, petits amas de poussière

blanchâtre, voies lactées des derniers plans.

L’éloignement de ces corps est prodigieux. Il échappe à tous les calculs

des astronomes, qui ont essayé en vain de trouver une parallaxe à quelques-uns

des plus brillants : Sirius, Altaïr, Wèga (de la Lyre). Leurs résultats n’ont

point obtenu créance et demeurent très problématiques. Ce sont des à peu

près, ou plutôt un minimum, qui rejette les étoiles les plus proches au-delà de

7000 milliards de lieues. La mieux observée, la 61e du Cygne, a donné 23 000

milliards de lieues, 658 700 fois la distance de la terre au soleil.

La lumière, marchant à raison de 75 000 lieues par seconde, ne franchit cet

espace qu’en dix ans et trois mois. Le voyage en chemin de fer, à dix lieues

par heure, sans une minute d’arrêt ni de ralentissement, durerait 250 millions

d’années. De ce même train, on irait au soleil en 400 ans. La terre, qui fait 233

millions de lieues chaque année, n’arriverait à la 61e du Cygne qu’en plus de

cent mille ans.

Les étoiles sont des soleils semblables au nôtre. On dit Sirius cent cinquante

fois plus gros. La chose est possible, mais peu vérifiable. Sans contredit, ces

foyers lumineux doivent offrir de fortes inégalités de volume. Seulement, la

comparaison est hors de portée, et les différences de grandeur et d’éclat ne

peuvent guère être pour nous que des questions d’éloignement ou plutôt des

questions de doute. Car, sans données suffisantes, toute appréciation est une

témérité.

__________

IV

CONSTITUTION PHYSIQUE DES ASTRES.

La nature est merveilleuse dans l’art d’adapter les organismes aux milieux,

sans s’écarter jamais d’un plan général qui domine toutes ses oeuvres. C’est

avec de simples modifications qu’elle multiplie ses types jusqu’à l’impossible.

On a supposé, bien à tort, dans les corps célestes, des situations et des êtres

également fantastiques, sans aucune analogie avec les hôtes de notre planète.

Qu’il existe des myriades de formes et de mécanismes, nul doute. Mais le plan

et les matériaux restent invariables. On peut affirmer sans hésitation qu’aux

extrémités les plus opposées de l’univers, les centres nerveux sont la base, et

l’électricité l’agent-principe de toute existence animale. Les autres appareils

se subordonnent à celui-là, suivant mille modes dociles aux milieux. Il en est

certainement ainsi dans notre groupe planétaire, qui doit présenter d’innombrables

séries d’organisations diverses. Il n’est même pas besoin de quitter la

terre pour voir cette diversité presque sans limites.

Nous avons toujours considéré notre globe comme la planète-reine, vanité

bien souvent humiliée. Nous sommes presque des intrus dans le groupe que

notre gloriole prétend agenouiller autour de sa suprématie. C’est la densité qui

décide de la constitution physique d’un astre. Or, notre densité n’est point

celle du système solaire. Elle n’y forme qu’une infime exception qui nous met

à peu près en dehors de la véritable famille, composée du soleil et des grosses

planètes. Dans l’ensemble du cortège, Mercure, Vénus, la Terre, Mars, comptent,

comme volume, pour 2 sur 2417, et en y joignant le Soleil, pour 2 sur 1

281 684. Autant compter pour zéro !

Devant un tel contraste, il y a quelques années seulement, le champ était

ouvert à la fantaisie sur la structure des corps célestes. La seule chose qui ne

parût point douteuse, c’est qu’ils ne devaient en rien ressembler au nôtre, On

se trompait. L’analyse spectrale est venue dissiper cette erreur, et démontrer,

malgré tant d’apparences contraires, l’identité de composition de l’univers.

Les formes sont innombrables, les éléments sont les mêmes, Nous touchons

ici à la question capitale, celle qui domine de bien haut et annihile presque

toutes les autres ; il faut donc l’aborder en détail et procéder du connu à

l’inconnu.

Sur notre globe jusqu’à nouvel ordre, la nature a pour éléments uniques à

sa disposition les 64 corps simples, dont les noms viennent ci-après. Nous

disons « jusqu’à nouvel ordre », parce que le nombre de ces corps n’était que

53 il y a peu d’années. De temps à autre, leur nomenclature s’enrichit de la

découverte de quelque métal, dégagé à grand’peine, par la chimie, des liens

tenaces de ses combinaisons avec l’oxygène. Les 64 arriveront à la centaine,

c’est probable. Mais les acteurs sérieux ne vont guère au-delà de 25. Le reste

ne figure qu’à titre de comparses. On les dénomme corps simples, parce qu’on

les a trouvés jusqu’à présent irréductibles. Nous les rangeons à peu près dans

l’ordre de leur importance :

1. Hydrogène.

2. Oxygène.

3. Azote.

4. Carbone.

5. Phosphore.

6. Soufre.

7. Calcium.

8. Silicium.

9. Potassium.

10. Sodium.

11. Aluminium.

12. Chlore.

13. Iode.

14. Fer.

15. Magnésium.

16. Cuivre.

17. Argent.

18. Plomb.

19. Mercure.

20. Antimoine.

21. Baryum.

22. Chrome.

23. Brome.

24. Bismuth.

25. Zinc.

26. Arsenic.

27. Platine.

28. Étain.

29. Or.

30. Nickel.

31. Glucinium.

32. Fluor.

33. Manganèse.

34. Zirconium.

35. Cobalt

36. Iridium.

37. Bore.

38. Strontium.

39. Molybdène.

40. Palladium.

41. Titane.

42. Cadmium.

43. Sélénium.

44. Osmium.

45. Rubidium.

46. Lantane

47. Tellure.

48. Tungstène.

49. Uranium.

50. Tantale.

51. Lithium.

52. Niobium.

53. Rhodium.

54. Didyme.

55. Indium.

56. Terbium.

57. Thallium.

58. Thorium.

59. Vanadium.

60. Ytrium.

61. Caesium.

62. Ruthénium.

63. Erbium.

64.Cérium

Les quatre premiers, hydrogène, oxygène, azote, carbone, sont les grands

agents de la nature. On ne sait auquel d’entre eux donner la préséance, tant

leur action est universelle. L’hydrogène tient la tête, car il est la lumière de

tous les soleils. Ces quatre gaz constituent presqu’à eux seuls la matière

organique, flore et faune, en y joignant le calcium, le phosphore, le soufre, le

sodium, le potassium, etc.

L’hydrogène et l’oxygène forment l’eau, avec adjonction de chlore, de

sodium, d’iode pour les mers. Le silicium, le calcium, l’aluminium, le magnésium,

combinés avec l’oxygène, le carbone, etc., composent les grandes masses

des terrains géologiques, les couches superposées de l’écorce terrestre. Les

métaux précieux ont plus d’importance chez les hommes que dans la nature.

Naguère encore, ces éléments étaient tenus pour spécialités de notre globe.

Que de polémiques, par exemple, sur le soleil, sa composition, l’origine et la

nature de la lumière ! La grande querelle de l’émission et des ondulations est à

peine terminée. Les dernières escarmouches d’arrière-garde retentissent encore.

Les ondulations victorieuses avaient échafaudé sur leur succès une théorie assez

fantastique que voici : « Le soleil, simple corps opaque comme la première planète

venue, est enveloppé de deux atmosphères, l’une, semblable à la nôtre,

servant de parasol aux indigènes contre la seconde, dite photosphère, source

éternelle et inépuisable de lumière et de chaleur. »

Cette doctrine, universellement acceptée, a longtemps régné dans la science,

en dépit de toutes les analogies. Le feu central qui gronde sous nos pieds

atteste suffisamment que la terre a été autrefois ce qu’est aujourd’hui le soleil,

et la terre n’a jamais endossé de photosphère électrique, gratifiée du don de

pérennité.

L’analyse spectrale a dissipé ces erreurs. Il ne s’agit plus d’électricité

inusable et perpétuelle, mais tout prosaïquement d’hydrogène brûlant, là

comme ailleurs, avec le concours de l’oxygène. Les protubérances roses sont

des jets prodigieux de ce gaz enflammé, qui débordent le disque de la lune,

pendant les éclipses totales de soleil. Quant aux taches solaires, on avait eu

raison de les représenter comme de vastes entonnoirs ouverts dans des masses

gazeuses. C’est la flamme de l’hydrogène, balayée par les tempêtes sur d’immenses

surfaces, et qui laisse apercevoir, non pas comme une opacité noire,

mais comme une obscurité relative, le noyau de l’astre, soit à l’état liquide,

soit à l’état gazeux fortement comprimé.

Donc, plus de chimères. Voici deux éléments terrestres qui éclairent l’univers,

comme ils éclairent les rues de Paris et de Londres. C’est leur combinaison

qui répand la lumière et la chaleur. C’est le produit de cette combinaison,

l’eau, qui crée et entretient la vie organique. Point d’eau, point

d’atmosphère, point de flore ni de faune. Rien que le cadavre de la lune.

Océan de flammes dans les étoiles pour vivifier, océan d’eau sur les

planètes pour organiser, l’association de l’hydrogène et de l’oxygène est le

gouvernement de la matière, et le sodium est leur compagnon inséparable dans

leurs deux formes opposées, le feu et l’eau. Au spectre solaire, il brille en

première ligne ; il est l’élément principal du sel des mers.

Ces mers, aujourd’hui si paisibles, malgré leurs rides légères, ont connu de

tout autres tempêtes, quand elles tourbillonnaient en flammes dévorantes sur

les laves de notre globe. C’est cependant bien la même masse d’hydrogène et

d’oxygène ; mais quelle métamorphose ! L’évolution est accomplie. Elle s’accomplira

également sur le soleil. Déjà ses taches révèlent, dans la combustion

de l’hydrogène, des lacunes passagères, que le temps ne cessera d’agrandir et

de tourner à la permanence. Ce temps se comptera par siècles, sans doute,

mais la pente descend.

Le soleil est une étoile sur son déclin. Un jour viendra où le produit de la

combinaison de l’hydrogène avec l’oxygène, cessant de se décomposer à

nouveau pour reconstituer à part les deux éléments, restera ce qu’il doit être,

de l’eau. Ce jour verra finir le règne des flammes, et commencer celui des

vapeurs aqueuses, dont le dernier mot est la mer. Ces vapeurs, enveloppant de

leurs masses épaisses l’astre déchu, notre monde planétaire tombera dans la

nuit éternelle.

Avant ce terme fatal, l’humanité aura le temps d’apprendre bien des

choses. Elle sait déjà, de par la spectrométrie, que la moitié des 64 corps

simples, composant notre planète, fait également partie du soleil, des étoiles et

de leurs cortèges. Elle sait que l’univers entier reçoit la lumière, la chaleur et

la vie organique, de l’hydrogène et de l’oxygène associés, flammes ou eau.

Tous les corps simples ne se montrent pas dans le spectre solaire, et

réciproquement les spectres du soleil et des étoiles accusent l’existence d’éléments

à nous inconnus. Mais cette science est neuve encore et inexpérimentée.

Elle dit à peine son premier mot et il est décisif. Les éléments des corps

célestes sont partout identiques. L’avenir ne fera que dérouler chaque jour les

preuves de cette identité. Les écarts de densité, qui semblaient de prime abord

un obstacle insurmontable à toute similitude entre les planètes de notre

système, perdent beaucoup de leur signification isolante, quand on voit le

soleil, dont la densité est le quart de la nôtre, renfermer des métaux tels que le

fer (densité, 7,80), le nickel (8,67). le cuivre (9,95), le zinc (7,19), le cobalt

(7,81), le cadmium (8,69), le chrome (5,90).

Que les corps simples existent sur les divers globes en proportions

inégales, d’où résultent des divergences de densité, rien de plus naturel.

Évidemment, les matériaux d’une nébuleuse doivent se classer sur les planètes

selon les lois de la pesanteur, mais ce classement n’empêche pas les corps

simples de coexister dans l’ensemble de la nébuleuse, sauf à se répartir ensuite

selon un certain ordre, en vertu de ces lois. C’est précisément le cas de notre

système, et, selon toute apparence, celui des autres groupes stellaires. Nous

verrons plus loin quelles conditions ressortent de ce fait.

___________

V

OBSERVATIONS SUR LA COSMOGONIE DE LAPLACE.

– LES COMÈTES.

Laplace a puisé son hypothèse dans Herschell qui l’avait tirée de son

télescope. Tout entier aux mathématiques, l’illustre géomètre s’occupe beaucoup

du mouvement des astres et fort peu de leur nature. Il ne touche à la

question physique qu’avec nonchalance, par de simples affirmations, et se

hâte de retourner aux calculs de la gravitation, son objectif permanent. Il est

visible que sa théorie est aux prises avec deux difficultés capitales : l’origine

ainsi que la haute température des nébuleuses, et les comètes. Ajournons pour

un instant les nébuleuses et voyons les comètes. Ne pouvant à aucun titre les

loger dans son système, l’auteur, pour s’en défaire, les envoie promener

d’étoile en étoile. Suivons-les, afin de nous en débarrasser nous-mêmes.

Tout, le monde aujourd’hui en est arrivé à un profond mépris des comètes,

ces misérables jouets des planètes supérieures qui les bousculent, les tiraillent

en cent façons, les gonflent aux feux solaires, et finissent par les jeter dehors

en lambeaux. Déchéance complète ! Quel humble respect jadis, quand on

saluait en elles des messagères de mort ! Que de huées et de sifflets depuis

qu’on les sait inoffensives ! On reconnaît bien là les hommes.

Toutefois, l’impertinence n’est pas sans une légère nuance d’inquiétude.

Les oracles ne se privent pas de contradictions. Ainsi Arago, après avoir proclamé

vingt fois la nullité absolue des comètes, après avoir assuré que le vide

le plus parfait d’une machine pneumatique est encore beaucoup plus dense

que la substance cométaire, n’en déclare pas moins, dans un chapitre de ses

oeuvres, que « la transformation de la terre en satellite de comète est un événement

qui ne sort pas du cercle des probabilités. »

Laplace, savant si grave, si sérieux, professe également le pour et le contre

sur cette question. Il dit quelque part : « La rencontre d’une comète ne peut

produire sur la terre aucun effet sensible. Il est très-probable que les comètes

l’ont plusieurs fois enveloppée sans avoir été aperçues... » Et ailleurs : « Il est

facile de se représenter les effets de ce choc (d’une comète) sur la terre : l’axe

et le mouvement de rotation changés ; les mers abandonnant leurs anciennes

positions pour se précipiter vers le nouvel équateur ; une grande partie des

hommes et des animaux noyés dans ce déluge universel, ou détruits par la

violente secousse imprimée au globe, des espèces entières anéanties... » etc.

Des oui et non si catégoriques sont singuliers sous la plume de mathématiciens.

L’attraction, ce dogme fondamental de l’astronomie, est parfois tout

aussi maltraitée. Nous l’allons voir en disant un mot de la lumière zodiacale.

Ce phénomène a déjà reçu bien des explications différentes. On l’a

d’abord attribué à l’atmosphère du soleil, opinion combattue par Laplace. Suivant

lui, « l’atmosphère solaire n’arrive pas à mi-chemin de l’orbe de Mercure.

Les lueurs zodiacales proviennent des molécules trop volatiles pour

s’être unies aux planètes, à l’époque de la grande formation primitive, et qui

circulent aujourd’hui autour de l’astre central. Leur extrême ténuité n’oppose

point de résistance à la marche de corps célestes, et nous donne cette clarté

perméable aux étoiles. »

Une telle hypothèse est peu vraisemblable. Des molécules planétaires,

volatilisées par une haute température, ne conservent pas éternellement leur

chaleur, ni par conséquent la forme gazeuse, dans les déserts glacés de l’étendue.

De plus, quoi qu’en dise Laplace, cette matière, si ténue qu’on la suppose,

serait un obstacle sérieux aux mouvements des corps célestes, et

amènerait avec le temps de graves désordres.

La même objection réfute une idée récente, qui fait honneur de la lumière

zodiacale aux débris des comètes naufragées dans les tempêtes du périhélie.

Ces restes formeraient un vaste océan qui englobe et dépasse même les orbites

de Mercure, Vénus et la Terre. C’est pousser un peu loin le dédain des comètes

que de confondre leur nullité avec celle de l’éther, voire même du vide. Non,

les planètes ne feraient pas bonne route au travers de ces nébulosités, et la

gravitation ne tarderait pas à s’en mal trouver.

Il semble encore moins rationnel de chercher l’origine des lueurs mystérieuses

de la région zodiacale dans un anneau de météorites circulant autour

du soleil. Les météorites, de leur nature, ne sont pas très-perméables à la clarté

des étoiles.

En remontant un peu haut, peut-être trouverait-on le chemin de la vérité.

Arago a dit je ne sais où : « La matière cométaire a pu assez fréquemment

entrer dans notre atmosphère. Cet événement est sans danger. Nous pouvons,

sans nous en apercevoir, traverser la queue d’une comète... » Laplace n’est

pas moins explicite : « Il est très-probable, dit-il, que les comètes ont plusieurs

fois enveloppé la terre sans être aperçues... »

Tout le monde sera de cet avis, Mais on peut demander aux deux astronomes

ce que sont devenues ces comètes. Ont-elles continué leur voyage ?

Leur est-il possible de s’arracher aux étreintes de la terre et de passer outre ?

L’attraction est donc confisquée ? Quoi ! Cette vague effluve cométaire, qui

fatigue la langue à définir son néant, braverait la force qui maîtrise l’univers !

On conçoit que deux globes massifs, lancés à fond de train, se croisent par

la tangente et continuent de fuir, après une double secousse. Mais que des

inanités errantes viennent se coller contre notre atmosphère, puis s’en détachent

paisiblement pour suivre leur route, c’est d’un sans-gêne peu acceptable.

Pourquoi ces vapeurs diffuses ne demeurent-elles pas clouées à notre planète

par la pesanteur ?

« Justement ! Parce qu’elles ne pèsent pas, dira-t-on. Leur inconsistance

même les dérobe. Point de masse, point d’attraction. » Mauvais raisonnement.

Si elles se séparent de nous pour rallier leur corps d’armée, c’est que le corps

d’armée les attire et nous les enlève. A quel titre ? La terre leur est bien

supérieure en puissance. Les comètes, on le sait, ne dérangent personne, et

tout le monde les dérange, parce qu’elles sont les humbles esclaves de l’attraction.

Comment cesseraient-elles de lui obéir, précisément quand notre globe

les saisit au corps et ne devrait plus lâcher prise ? Le soleil est trop loin pour

les disputer à qui les tient de si près, et dût-il entraîner la tête de ces cohues,

l’arrière-garde, rompue et disloquée, resterait au pouvoir de la terre

Cependant on parle, comme d’une chose toute simple, de comètes qui

entourent, puis abandonnent notre globe. Personne n’a fait à cet égard la

moindre observation. La marche rapide de ces astres suffit-elle pour les soustraire

à l’action terrestre, et poursuivent-ils leur course par l’impulsion

acquise ?

Une pareille atteinte à la gravitation est impossible et nous devons être sur

la voie des lueurs zodiacales. Les détachements cométaires, faits prisonniers

dans ces rencontres sidérales, et refoulés vers l’équateur par la rotation, vont

former ces renflements lenticulaires qui s’illuminent aux rayons du soleil,

avant l’aurore, et surtout après le crépuscule du soir. La chaleur du jour les a

dilatés et rend leur luminosité plus sensible qu’elle ne l’est le matin, après le

refroidissement de la nuit.

Ces masses diaphanes, d’apparence toute cométaire, perméables aux plus

petites étoiles, occupent une étendue immense, depuis l’équateur, leur centre

et leur point culminant comme altitude et comme éclat, jusque bien au-delà

des tropiques, et probablement jusqu’aux deux pôles, où elles s’abaissent, se

contractent et s’éteignent.

On avait toujours logé jusqu’ici la lumière zodiacale hors de la terre, et il

était difficile de lui assigner une place ainsi qu’une nature conciliables à la

fois avec sa permanence et ses variations. Mais c’est la terre elle-même qui en

porte la cause, enroulée autour de son atmosphère, sans que le poids de la

colonne atmosphérique en reçoive un atome d’augmentation. Cette pauvre

substance ne pouvait donner une preuve plus décisive de son inanité.

Les comètes, dans leurs visites, renouvellent peut-être plus souvent qu’on

ne le pense les contingents prisonniers. Ces contingents, du reste, ne sauraient

dépasser une certaine hauteur sans être écumés par la force centrifuge, qui

emporte son butin dans l’espace. L’atmosphère terrestre se trouve ainsi doublée

d’une enveloppe cométaire, à peu près impondérable, siège et source de

la lumière zodiacale. Cette version s’accorde bien avec la diaphanéité des

comètes, et de plus, elle tient compte des lois de la pesanteur qui n’autorisent

pas l’évasion des détachements capturés par les planètes.

Reprenons l’histoire de ces nihilités chevelues. Si elles évitent Saturne,

c’est pour tomber sous la coupe de Jupiter, le policier du système. En faction

dans l’ombre, il les flaire, avant même qu’un rayon solaire les rende visibles,

et les rabat éperdues vers les gorges périlleuses. Là, saisies par la chaleur et

dilatées jusqu’à la monstruosité, elles perdent leur forme, s’allongent, se

désagrègent et franchissent à la débandade la passe terrible, abandonnant partout

des traînards, et ne parvenant qu’à grand’peine, sous la protection du

froid, à regagner leurs solitudes inconnues.

Celles-là seules échappent, qui n’ont pas donné dans les traquenards de la

zone planétaire. Ainsi, évitant de funestes défilés, et laissant au loin, dans les

plaines zodiacales, les grosses araignées se promener au bord de leurs toiles,

la comète de 1811 fond des hauteurs polaires sur l’écliptique, déborde et tourne

rapidement le soleil, puis raille et reforme ses immenses colonnes dispersées

par le feu de l’ennemi. Alors seulement, après le succès de la manoeuvre,

elle déploie aux regards stupéfaits les splendeurs de son armée, et continue

majestueusement sa retraite victorieuse dans les profondeurs de l’espace.

Ces triomphes sont rares. Les pauvres comètes viennent, par milliers, se

brûler à la chandelle. Comme les papillons, elles accourent légères, du fond de

la nuit, précipiter leur volte autour de la flamme qui les attire, et ne se dérobent

point sans joncher de leurs épaves les champs de l’écliptique. S’il faut en

croire quelques chroniqueurs des cieux, depuis le soleil jusque par delà l’orbe

terrestre, s’étend un vaste cimetière de comètes, aux lueurs mystérieuses,

apparaissant les soirs et matins des jours purs. On reconnaît les mortes à ces

clartés-fantômes, qui se laissent traverser par la lumière vivante des étoiles.

Ne seraient-ce pas plutôt les captives suppliantes, enchaînées depuis des

siècles aux barrières de notre atmosphère, et demandant en vain ou la liberté

ou l’hospitalité ? De son premier et de son dernier rayon, le soleil intertropical

nous montre ces pâles Bohémiennes, qui expient si durement leur visite

indiscrète à des gens établis.

Les comètes sont véritablement des êtres fantastiques. Depuis l’installation

du système solaire, c’est par millions qu’elles ont passé au périhélie. Notre

monde particulier en regorge, et cependant, plus de la moitié échappent à la

vue, et même au télescope. Combien de ces nomades ont élu domicile chez

nous ?... Trois..., et encore peut-on dire qu’elles vivent sous la tente. Un de ces

jours, elles lèveront le pied et s’en iront rejoindre leurs innombrables tribus

dans les espaces imaginaires. Il importe peu, en vérité, que ce soit par des

ellipses, des paraboles ou des hyperboles.

Après tout, ce sont des créatures inoffensives et gracieuses, qui tiennent

souvent la première place dans les plus belles nuits d’étoiles. Si elles viennent

se prendre comme des folles dans la souricière, l’astronomie y est prise avec

elles et s’en tire encore plus mal. Ce sont de vrais cauchemars scientifiques.

Quel contraste avec les corps célestes ! Les deux extrêmes de l’antagonisme,

des masses écrasantes et des impondérabilités, l’excès du gigantesque et

l’excès du rien.

Et cependant, à propos de ce rien, Laplace parle de condensation, de

vaporisation, comme s’il s’agissait du premier gaz venu. Il assure que, par les

chaleurs du périhélie, les comètes, à la longue, se dissipent entièrement dans

l’espace. Que deviennent-elles après cette volatilisation ? L’auteur ne le dit

pas, et probablement ne s’en inquiète guère. Dès qu’il ne s’agit plus de géométrie,

il procède sommairement, sans beaucoup de scrupules. Or, si éthérée

que puisse et doive être la sublimation des astres chevelus, elle demeure

pourtant matière. Quelle sera sa destinée ? Sans doute, de reprendre plus tard,

par le froid, sa forme primitive. Soit. C’est de l’essence de comète qui reproduit

des diaphanéités ambulatoires. Mais ces diaphanéités, suivant Laplace et

d’autres auteurs, sont identiques avec les nébuleuses fixes.

Oh ! par exemple, halte-là ! il faut arrêter les mots au passage pour vérifier

leur contenu. Nébuleuse est suspect. C’est un nom trop bien mérité ; car il a trois

sens différents. On désigne ainsi 1° une lueur blanchâtre, qui est décomposée par

de forts télescopes en innombrables petites étoiles très-serrées ; 2° une clarté

pâle, d’aspect semblable, piquetée de un ou plusieurs petits points brillants, et

qui ne se laisse pas résoudre en étoiles ; 3° les comètes.

La confrontation minutieuse de ces trois individualités est indispensable.

Pour la première, les amas de petites étoiles, point de difficulté. On est

d’accord. La contestation porte tout entière sur les deux autres. Suivant

Laplace, des nébulosités, répandues à profusion dans l’univers, forment, par

un premier degré de condensation, soit des comètes, soit des nébuleuses à

points brillants, irréductibles en étoiles, et qui se transforment en systèmes

solaires. Il explique et décrit en détail cette transformation.

Quant aux comètes, il se borne à les représenter comme de petites nébuleuses

errantes qu’il ne définit pas, et ne cherche nullement à différencier des

nébuleuses en voie d’enfantement stellaire, Il insiste, au contraire, sur leur

ressemblance intime, qui ne permet de distinguer entre elles que par le

déplacement des comètes devenu visible aux rayons du soleil. En un mot, il

prend dans le télescope d’Herschell des nébuleuses irréductibles et en fait

indifféremment des systèmes planétaires ou des comètes. Ce n’est qu’une

question d’orbites et de fixité ou d’irrégularité dans la gravitation. Du reste,

même origine : « les nébulosités éparses dans l’univers », partant même

constitution.

Comment un si grand physicien a-t-il pu assimiler des lueurs d’emprunt,

glaciales et vides, aux immenses gerbes de vapeurs ardentes qui seront un jour

des soleils ? Passe, si les comètes étaient de l’hydrogène. On pourrait supposer

que de grandes masses de ce gaz, restées en dehors des nébuleuses-étoiles,

errent en liberté à travers l’étendue, où elles jouent la petite pièce de la

gravitation. Encore serait-ce du gaz froid et obscur, tandis que les berceaux

stello-planétaires sont des incandescences, si bien que l’assimilation entre ces

deux sortes de nébuleuses resterait encore impossible. Mais ce pis-aller même

fait défaut. Comparé aux comètes, l’hydrogène est du granite. Entre la matière

nébuleuse des systèmes stellaires et, celle des comètes, il ne peut rien y avoir

de commun. L’une est force, lumière, poids et chaleur ; l’autre, nullité, glace,

vide et ténèbres.

Laplace parle d’une similitude si parfaite entre les deux genres de nébuleuses

qu’on a beaucoup de peine à les distinguer. Quoi ! Les nébuleuses

volatilisées sont à des distances incommensurables, les comètes sont presque

à portée de la main, et d’une vaine ressemblance entre deux corps séparés par

de tels abîmes, on conclut à l’identité de composition ! mais la comète est un

infiniment petit, et la nébuleuse est presque un univers. Une comparaison

quelconque entre de telles données est une aberration.

Répétons encore que, si pendant l’état volatil des nébuleuses, une partie de

l’hydrogène se dérobait en même temps à l’attraction et à la combustion, pour

s’échapper libre dans l’espace et devenir comète, ces astres rentreraient ainsi

dans la constitution générale de l’univers, et pourraient. d’ailleurs jouer un

rôle redoutable. Impuissants, comme masse, dans une rencontre planétaire,

mais embrasés au choc de l’air et au contact de son oxygène, ils feraient périr

par le feu tous les corps organisés, plantes et animaux. Seulement, de l’avis

unanime, l’hydrogène est à la substance cométaire ce que serait un bloc de

marbre pour l’hydrogène lui-même.

Qu’on suppose maintenant des lambeaux de nébulosités stellaires, errant

de système en système, à l’instar des comètes. Ces amas volatils, au maximum

de température, passeraient autour de nous, non pas brouillard subtil, terne et

transi, mais trombe effroyable de lumière et de chaleur, qui aurait bientôt

coupé court à nos polémiques sur leur compte. L’incertitude s’éternise au sujet

des comètes. Discussions et conjectures ne terminent rien. Quelques points

toutefois semblent éclaircis. Ainsi, l’unité de la substance cométaire ne fait

pas doute. C’est un corps simple, qui n’a jamais présenté de variante dans ses

apparitions, déjà si nombreuses. On retrouve constamment cette même ténuité

élastique et dilatable jusqu’au vide, cette translucidité absolue qui ne gêne en

rien le passage des moindres lueurs.

Les comètes ne sont ni de l’éther, ni du gaz, ni un liquide, ni un solide, ni

rien de semblable à ce qui constitue les corps célestes, mais une substance

indéfinissable, ne paraissant avoir aucune des propriétés de la matière connue,

et n’existant pas en dehors du rayon solaire qui les tire une minute du néant,

pour les y laisser retomber. Entre cette énigme sidérale et les systèmes

stellaires qui sont l’univers, radicale séparation. Ce sont deux modes d’existence

isolés, deux catégories de la matière totalement distinctes, et sans autre

lien qu’une gravitation désordonnée, presque folle. Dans la description du

monde, il. n’y a nul compte à en tenir. Elles ne sont rien, ne font rien, n’ont

qu’un rôle, celui d’énigme.

Avec ses dilatations à outrance du périhélie, et ses contractions glacées de

l’aphélie, cet astre follet représente certain géant des mille et une nuits, mis en

bouteille par Salomon, et l’occasion offerte, s’épandant peu à peu hors de sa

prison en immense nuage, pour prendre figure humaine, puis revaporisé et

reprenant le chemin du goulot, pour disparaître au fond de son bocal. Une

comète, c’est une once de brouillard, remplissant d’abord un milliard de lieues

cubes, puis une carafe.

C’est fini de ces joujoux, ils laissent le débat ouvert sur cette question :

« Les nébuleuses sont-elles toutes des amas d’étoiles adultes, ou bien faut-il

voir dans quelques-unes d’entre elles des foetus d’étoiles, soit simples, soit

multiples ? » Cette question n’a que deux juges, le télescope et l’analyse

spectrale. Demandons-leur une stricte impartialité qui se garde surtout contre

l’influence occulte des grands noms. Il semble, en effet, que la spectrométrie

incline un peu à trouver des résultats conformes à la théorie de Laplace.

La complaisance pour les erreurs possibles de l’illustre mathématicien est

d’autant moins utile que sa théorie puise dans la connaissance actuelle du système

solaire une force capable de tenir tête même au télescope et à l’analyse

spectrale, ce qui n’est pas peu dire. Elle est la seule explication rationnelle et

raisonnable de la mécanique planétaire, et ne succomberait certainement que

sous des arguments irrésistibles…

VI

ORIGINE DES MONDES.

Cette théorie a un côté faible pourtant… le même toujours, la question

d’origine, esquivée cette fois par une réticence. Malheureusement, omettre

n’est pas résoudre. Laplace a tourné avec adresse la difficulté, la léguant à

d’autres. Quant à lui, il en avait dégagé son hypothèse, qui a pu faire son

chemin débarrassée de cette pierre d’achoppement.

La gravitation n’explique qu’à moitié l’univers. Les corps célestes, dans

leurs mouvements, obéissent à deux forces, la force centripète ou pesanteur,

qui les fait tomber ou les attire l’un vers l’autre, et la force centrifuge qui les

pousse en avant par la ligne droite. De la combinaison de ces deux forces

résulte la circulation plus ou moins elliptique de tous les astres. Par la suppression

de la force centrifuge, la terre tomberait dans le soleil. Par la

suppression de la force centripète, elle s’échapperait de son orbite en suivant

la tangente, et fuirait droit devant elle.

La source de la force centripète est connue, c’est l’attraction ou gravitation.

L’origine de la force centrifuge reste un mystère. Laplace a laissé de

côté cet écueil. Dans sa théorie, le mouvement de translation, autrement dit, la

force centrifuge, a pour origine la rotation de la nébuleuse. Cette hypothèse est

sans aucun doute la vérité, car il est impossible de rendre un compte plus

satisfaisant des phénomènes que présente notre groupe planétaire. Seulement,

il est permis de demander à l’illustre géomètre: « D’où venait la rotation de la

nébuleuse ? D’où venait la chaleur qui avait volatilisé cette masse gigantesque,

condensée plus tard en soleil entouré de planètes ? »

La chaleur ! on dirait qu’il n’y a qu’à se baisser et en prendre dans

l’espace. Oui, de la chaleur à 270 degrés au-dessous de zéro. Laplace veut-il

parler de celle-là, quand il dit qu’en vertu d’une chaleur excessive, l’atmosphère

du soleil s’étendait primitivement au-delà des orbes de toutes les

planètes ? Il constate, d’après Herschell, l’existence, en grand nombre, de

nébulosités, d’abord diffuses au point d’être à peine visibles, et qui arrivent,

par une suite de condensations, à l’état d’étoiles, Or, ces étoiles sont des

globes gigantesques en pleine incandescence comme le soleil, ce qui accuse

une chaleur déjà fort respectable. Quelle ne devait pas être leur température,

lorsque entièrement réduites en vapeurs, ces masses énormes s’étaient dilatées

jusqu’à un tel degré de volatilisation qu’elles n’offraient plus à l’oeil qu’une

nébulosité à peine perceptible !

Ce sont précisément ces nébulosités que Laplace représente comme

répandues à profusion dans l’univers, et. donnant naissance aux comètes ainsi

qu’aux systèmes stellaires. Assertion inadmissible, comme nous l’avons

démontré à propos de la substance cométaire, qui ne peut rien avoir de commun

avec celle des nébuleuses-étoiles. Si ces substances étaient semblables,

les comètes se seraient, partout et. toujours, mêlées aux matières stellaires,

pour en partager l’existence, et ne feraient pas constamment bande à part,

étrangères à tous les autres astres, et par leur inconsistance, et par leurs habitudes

vagabondes, et par l’unité absolue de substance qui les caractérise.

Laplace a parfaitement raison de dire : « Ainsi, on descend, par les progrès

de la condensation de la matière nébuleuse à la considération du soleil environné

autrefois d’une vaste atmosphère, considération à laquelle on remonte,

comme nous l’avons vu, par l’examen des phénomènes du système solaire,.

Une rencontre aussi remarquable donne à l’existence de cet état antérieur

du soleil une probabilité fort approchante de la certitude. »

En revanche, rien de plus faux que l’assimilation des comètes, inanités

impondérables et glacées, aux nébuleuses stellaires qui représentent les parties

massives de la nature, portées par la volatilisation au maximum de température

et de lumière. Assurément, les comètes sont une énigme désespérante, car,

demeurant inexplicables quand tout le reste s’explique, elles deviennent un

obstacle presque insurmontable à la connaissance de l’univers. Mais on ne

triomphe pas d’un obstacle par une absurdité. Mieux vaut faire la part du feu

en accordant à ces impalpabilités une existence spéciale en dehors de la

matière proprement dite, qui peut bien agir sur elles par la gravitation, mais

sans s’y mêler ni subir leur influence. Bien que fugaces, instables, toujours

sans lendemain, on les connaît pour une substance simple, une, invariable,

inaccessible à toute modification, pouvant se séparer, se réunir, former des

masses ou se déchirer en lambeaux, jamais changer. Donc, elles n’interviennent

pas dans le perpétuel devenir de la nature. Consolons-nous de ce

logogriphe par la nullité de son rôle.

La question des origines est beaucoup plus sérieuse. Laplace en a fait bon

marché, ou plutôt il n’en tient nul compte, et ne daigne ou n’ose même pas en

parler. Herschell, au moyen de son télescope, a constaté dans l’espace de

nombreux amas de matière nébuleuse, à différents degrés de diffusion, amas

qui, par refroidissements progressifs, aboutissent en étoiles. L’illustre géomètre

raconte et explique fort bien les transformations. Mais de l’origine de ces

nébulosités, pas un mot. On se demande naturellement : « Ces nébuleuses,

qu’un froid relatif amène à l’état de soleils et de planètes, d’où viennent-elles? »

D’après certaines théories, il existerait dans l’étendue une matière chaotique,

laquelle, grâce au concours de la chaleur et de l’attraction, s’agglomérerait

pour former les nébuleuses planétaires. Pourquoi et depuis quand cette

matière chaotique ? D’où sort cette chaleur extraordinaire qui vient aider à la

besogne ? Autant de questions qu’on ne se pose pas, ce qui dispense d’y

répondre.

Pas n’est besoin de dire que la matière chaotique, constituant les étoiles

modernes, a aussi constitué les anciennes, d’où il suit que l’univers ne

remonte pas au-delà des plus vieilles étoiles sur pied. On accorde volontiers

des durées immenses à ces astres ; mais de leur commencement, point d’autres

nouvelles que l’agglomération de la matière chaotique, et sur leur fin, silence.

La plaisanterie commune à ces théories, c’est l’établissement d’une fabrique

de chaleur à discrétion dans les espaces imaginaires, pour fournir à la volatilisation

indéfinie de toutes les nébuleuses et de toutes les matières chaotiques

possibles.

Laplace, si scrupuleux géomètre est un physicien peu rigoriste. Il vaporise

sans façon, en vertu d’une chaleur excessive. Étant donnée une fois la nébuleuse

qui se condense, on le suit avec admiration dans son tableau de la

naissance successive des planètes et de leurs satellites par les progrès du

refroidissement. Mais cette matière nébuleuse sans origine, attirée de partout,

on ne sait ni comment ni pourquoi, est aussi un singulier réfrigérant de l’enthousiasme.

Il n’est vraiment pas convenable d’asseoir son lecteur sur une

hypothèse posée dans le vide, et de le planter là.

La chaleur, la lumière, ne s’accumulent point dans l’espace, elles s’y dissipent.

Elles ont une source qui s’épuise. Tous les corps célestes se refroidissent

par le rayonnement. Les étoiles, incandescences formidables à leur début,

aboutissent à une congélation noire. Nos mers étaient jadis un océan de

flammes. Elles ne sont plus que de l’eau. Le soleil éteint, elles seront un bloc

de glace. Les cosmogonies qui prétendent le monde d’hier peuvent croire que

les astres en sont encore à brûler leur première huile. Après ? Ces millions

d’étoiles, illumination de nos nuits, n’ont qu’une existence limitée. Elles ont

commencé dans l’incendie, elles finiront dans le froid et les ténèbres.

Suffit-il de dire: Cela durera toujours plus que nous ? Prenons ce qui est.

Carpe diem. Qu’importe ce qui a précédé ! Qu’importe ce qui suivra ? avant

et après nous le déluge ! » Non, l’énigme de l’univers est en permanence

devant chaque pensée. L’esprit humain veut la déchiffrer à tout prix. Laplace

était sur la voie, en écrivant ces mots : « Vue du soleil, la lune paraît décrire

une suite d’épicycloïdes, dont les centres sont sur la circonférence de l’orbe

terrestre. Pareillement, la terre décrit une suite d’épicycloïdes, dont les centres

sont sur la courbe que le soleil décrit autour du centre de gravité du groupe

d’étoiles dont il fait partie. Enfin, le soleil lui-même décrit une suite d’épicycloïdes

dont les centres sont sur la courbe décrite par le centre de gravité de

ce groupe autour de celui de l’univers. »

« De l’univers ! » c’est beaucoup dire. Ce prétendu centre de l’univers,

avec l’immense cortège qui gravite autour de lui, n’est qu’un point imperceptible

dans l’étendue. Laplace était cependant bien sur le chemin de la vérité, et

touchait presque la clef de l’énigme. Seulement, ce mot : « De l’univers »

prouve qu’il la touchait sans la voir, ou du moins sans la regarder. C’était un

ultra-mathématicien. Il avait jusqu’à la moelle des os, la conviction d’une

harmonie et d’une solidité inaltérable de la mécanique céleste. Solide, trèssolide,

soit. Il faut cependant distinguer entre l’univers et une horloge.

Quand une horloge se dérange, on la règle. Quand elle se détériore, on la

raccommode. Quand elle est usée, on la remplace. Mais les corps célestes, qui

les répare ou les renouvelle ? Ces globes de flammes, si splendides représentants

de la matière, jouissent-ils du privilège de la pérennité ? Non, la matière

n’est éternelle que dans ses éléments et son ensemble. Toutes ses formes,

humbles ou sublimes, sont transitoires et périssables. Les astres naissent,

brillent, s’éteignent, et survivant des milliers de siècles peut-être à leur splendeur

évanouie, ne livrent plus aux lois de la gravitation que des tombes

flottantes. Combien de milliards de ces cadavres glacés rampent ainsi dans la

nuit de l’espace, en attendant l’heure de la destruction, qui sera, du même

coup, celle de la résurrection !

Car les trépassés de la matière rentrent tous dans la vie, quelle que soit leur

condition. Si la nuit du tombeau est longue pour les astres finis, le moment

vient où leur flamme se rallume comme la foudre. A la surface des planètes,

sous les rayons solaires, la forme qui meurt se désagrège vite, pour restituer

ses éléments à une forme nouvelle. Les métamorphoses se succèdent sans

interruption. Mais quand un soleil s’éteint glacé, qui lui rendra la chaleur et la

lumière ? Il ne peut renaître que soleil. Il donna la vie en détail à des myriades

d’êtres divers. Il ne peut la transmettre à ses fils que par mariage. Quelles

peuvent être les noces et les enfantements de ces géants de la lumière ?

Lorsqu’après des millions de siècles, un de ces immenses tourbillons

d’étoiles, nées, gravitant, mortes ensemble, achève de parcourir les régions

de l’espace ouvertes devant lui, il se heurte sur ses frontières avec d’autres

tourbillons éteints, arrivant à sa rencontre. Une mêlée furieuse s’engage durant

d’innombrables années, sur un champ de bataille de milliards de milliards

de lieues d’étendue. Cette partie de l’univers n’est plus qu’une vaste atmosphère

de flammes, sillonnées sans relâche par la foudre des conflagrations qui

volatilisent instantanément étoiles et planètes.

Ce pandémonium ne suspend pas un instant son obéissance aux lois de la

nature. Les chocs successifs réduisent les masses solides à l’état de vapeurs,

ressaisies aussitôt par la gravitation qui les groupe en nébuleuses tournant sur

elles-mêmes par l’impulsion du choc, et les lance dans une circulation régulière

autour de nouveaux centres. Les observateurs lointains peuvent alors, à

travers leurs télescopes, apercevoir le théâtre de ces grandes révolutions, sous

l’aspect d’une lueur pâle, mêlée de points plus lumineux. La lueur n’est

qu’une tache, mais cette tache est un peuple de globes qui ressuscitent.

Chacun des nouveau-nés vivra d’abord son enfance solitaire, nuée

embrasée et tumultueuse. Plus calme avec le temps, le jeune astre détachera

peu à peu de son sein une nombreuse famille, bientôt refroidie par l’isolement,

et ne vivant plus que de la chaleur paternelle. Il en sera l’unique représentant

dans le monde qui ne connaîtra que lui, et n’apercevra jamais ses enfants.

Voilà notre système planétaire, et nous habitons l’une des plus jeunes filles,

suivie seulement d’une soeur,Vénus. et d’un tout petit frère, Mercure, le

dernier éclos du nid.

Est-ce bien exactement ainsi que renaissent les mondes ? Je ne sais. Peutêtre

les légions mortes qui se heurtent pour ressaisir la vie, sont-elles moins

nombreuses, le champ de la résurrection moins vaste. Mais certainement, ce

n’est qu’une question de chiffre et d’étendue, non de moyen. Que la rencontre

ait lieu, soit entre deux groupes stellaires simplement, soit entre deux systèmes

où chaque étoile, avec son cortège, ne joue déjà que le rôle de planète,

soit encore entre deux centres où elle n’est plus qu’un modeste satellite, soit

enfin entre deux foyers qui représentent vu coin de l’univers, c’est ce qu’il

n’est permis à personne de décider en connaissance de cause. La seule

affirmation légitime, la voici :

La matière ne saurait diminuer, ni s’accroître d’un atome. Les étoiles ne

sont que des flambeaux éphémères. Donc, une fois éteints, s’ils ne se rallument,

la nuit et la mort, dans un temps donné, se saisissent de l’univers. Or,

comment pourraient-ils se rallumer, sinon par le mouvement transformé en

chaleur dans des proportions gigantesques, c’est-à-dire par un entre-choc qui

les volatilise et les appelle à une nouvelle existence ? Qu’on n’objecte pas

que, par sa transformation en chaleur, le mouvement serait anéanti, et dès lors

les globes immobilisés. Le mouvement n’est que le résultat de l’attraction, et

l’attraction est impérissable, comme propriété permanente de tous les corps.

Le mouvement renaît soudain du choc lui-même, dans de nouvelles directions

peut-être, mais toujours effet de la même cause, la pesanteur.

Direz-vous que ces bouleversements sont une atteinte aux lois de la

gravitation ? Vous n’en savez rien, ni moi non plus. Notre unique ressource

est de consulter l’analogie Elle nous répond : « Depuis des siècles, les météorites

tombent par millions sur notre globe, et sans nul doute, sur les planètes

de tous les systèmes stellaires. C’est un manquement grave à l’attraction, telle

que vous l’entendez. En fait, c’est une forme de l’attraction que vous ne

connaissez pas, ou plutôt que vous dédaignez, parce qu’elle s’applique aux

astéroïdes, non aux astres. Après avoir gravité des milliers d’années, selon

toutes les règles, un beau jour, ils ont pénétré dans l’atmosphère, en violation

de la règle, et y ont transformé le mouvement en chaleur, par leur fusion ou

leur volatilisation, au frottement de l’air. Ce qui arrive aux petits, peut et doit

arriver aux grands. Traduisez la gravitation au tribunal de l’Observatoire,

comme prévenue d’avoir, malicieusement, et illégitimement précipité ou

laissé choir sur la terre, des aérolithes qu’on lui avait confiés pour les maintenir

en promenade dans le vide. »

Oui, la gravitation les a laissés, les laisse et les laissera choir, comme elle a

cogné, cogne et cognera les unes contre les autres, de vieilles planètes, de

vieilles étoiles, de vieilles défuntes enfin, cheminant lugubrement dans un

vieux cimetière, et alors les trépassés éclatent comme un bouquet d’artifice, et

des flambeaux resplendissent pour illuminer le monde. Si le moyen ne vous

convient pas, trouvez-en un meilleur. Mais prenez garde. Les étoiles n’ont

qu’un temps et, en y joignant leurs planètes, elles sont toute la matière. Si

vous ne les ressuscitez pas, l’univers est fini. Du reste, nous poursuivrons

notre démonstration sur tous les modes, majeur et mineur, sans crainte des

redites. Le sujet en vaut la peine. Il n’est pas indifférent de savoir ou d’ignorer

comment l’univers subsiste.

Ainsi, jusqu’à preuve contraire, les astres s’éteignent de vieillesse, et se

rallument par un choc. Tel est le mode de transformation de la matière chez

les individualités sidérales. Par quel autre procédé pourraient-elles obéir à la

loi commune du changement, et se dérober à l’immobilisation éternelle ?

Laplace dit : « Il existe dans l’espace des corps obscurs, aussi considérables,

et peut-être aussi nombreux que les étoiles. » Ces corps sont tout simplement

les étoiles éteintes. Sont-elles condamnées à la perpétuité cadavérique ? Et

toutes les vivantes, sans exception, iront-elles les rejoindre pour toujours ?

Comment pourvoir à ces vacances ?

L’origine donnée, très-vaguement du reste, par Laplace aux nébuleuses

stellaires, est sans vraisemblance. Ce serait une agrégation de nébulosités, de

nuages cosmiques volatilisés, agrégation formée incessamment dans l’espace.

Mais comment ? L’espace est partout ce que nous le voyons, froideur et

ténèbres. Las systèmes stellaires sont des masses énormes de matière : D’où

sortent-ils ? du vide ? Ces improvisations de nébulosités ne sont pas acceptables.

Quant à la matière chaotique, elle n’aurait pas dû reparaître au XIXe siècle.

Il n’a jamais existé, il n’existera jamais l’ombre d’un chaos nulle part. L’organisation

de l’univers est de toute éternité. Elle n’a jamais varié d’un

cheveu, ni fait relâche d’une seconde. Il n’y a point de chaos, même sur ces

champs de bataille où des milliards d’étoiles se heurtent et s’embrasent durant

une série de siècles, pour refaire des vivants avec les morts. La loi de l’attraction

préside à ces refontes foudroyantes, avec autant de rigueur qu’aux plus paisibles

évolutions de la lune.

Ces cataclysmes sont rares dans tous les cantons de l’univers, car les

naissances ne sauraient excéder les décès dans l’état civil de l’infini, et ses

habitants jouissent d’une très belle longévité. L’étendue, libre sur leur route,

est plus que suffisante pour leur existence, et l’heure de la mort arrive longtemps

avant la fin de la traversée.. L’infini n’est pauvre ni de temps ni

d’espace. Il en distribue à ses peuples une juste et large proportion. Nous

ignorons le temps accordé, mais on peut se former quelque idée de l’espace

par la distance des étoiles, nos voisines.

L’intervalle minimum qui nous en sépare est de dix mille milliards de

lieues, un abîme. N’est-ce point là une voie magnifique, et assez spacieuse

pour y cheminer en toute sécurité ? Notre soleil a ses flancs assurés. Sa sphère

d’activité doit toucher sans doute celle des attractions les plus proches. Il n’y a

point de champs neutres pour la gravitation. Ici, les données nous manquent.

Nous connaissons notre entourage. Il serait intéressant de déterminer ceux de

ces foyers lumineux dont les sphères d’attraction sont limitrophes de la nôtre,

et de les ranger autour d’elle, comme on enferme un boulet entre d’autres

boulets. Notre domaine dans l’univers se trouverait ainsi cadastré. La chose

est impossible, sinon elle serait déjà faite. Malheureusement on ne va pas

mesurer de parallaxes à bord de Jupiter ou de Saturne.

Notre soleil marche, c’est incontestable d’après son mouvement de rotation.

Il circule de conserve avec des milliers, et peut-être des millions d’étoiles

qui nous enveloppent et sont de notre armée. Il voyage depuis les siècles, et

nous ignorons son itinéraire passé, présent et futur. La période historique de

l’humanité date déjà de six mille ans. On observait en Égypte dès ces temps

reculés. Sauf un déplacement des constellations zodiacales, dû à la précession

des équinoxes, aucun changement n’a été constaté dans l’aspect du ciel. En six

mille ans, notre système aurait pu faire du chemin dans une direction

quelconque.

Six mille ans, c’est pour un marcheur médiocre comme notre globe, le cinquième

de la route jusqu’à Sirius. Pas un indice, rien. Le rapprochement vers

la constellation d’Hercule reste une hypothèse. Nous sommes figés sur place,

les étoiles aussi. Et cependant, nous sommes en route avec elles vers le même

but. Elles sont nos contemporaines, nos compagnes de voyage, et de là vient

peut-être leur apparente immobilité : nous avançons ensemble. Le chemin sera

long, le temps aussi, jusqu’à l’heure des vieillesses, puis des morts, et enfin

des résurrections. Mais ce temps et ce chemin devant l’infini, c’est un tout

petit point, et pas un millième de seconde. Entre l’étoile et l’éphémère l’éternité

ne distingue pas. Que sont ces milliards de soleils se succédant à travers

les siècles et l’espace ? Une pluie d’étincelles. Cette pluie féconde l’univers.

C’est pourquoi le renouvellement des mondes par le choc et la volatilisation

des étoiles trépassées, s’accomplit à toute minute dans les champs de

l’infini. Innombrables et rares à la fois sont ces conflagrations gigantesques,

selon que l’on considère l’univers ou une seule de ses régions. Quel autre

moyeu pourrait y suppléer pour le maintien de la vie générale ? Les

nébuleuses-comètes sont des fantômes, les nébulosités stellaires, colligées on

ne sait comment, sont des chimères. Il n’y a rien dans l’étendue que les astres,

petits et gros, enfants, adultes ou morts, et toute leur existence est à jour.

Enfants, ce sont les nébuleuses volatilisées ; adultes, ce sont les étoiles et leurs

planètes ; mortes, ce sont leurs cadavres ténébreux.

La chaleur, la lumière, le mouvement, sont des forces de la matière, et non

la matière elle-même L’attraction qui précipite dans une course incessante tant

de milliards de globes, n’y pourrait ajouter un atome, mais elle est la grande

force fécondatrice, la force inépuisable que nulle prodigalité n’entame, puisqu’elle

est la propriété commune et permanente des corps C’est elle qui met

en branle toute la mécanique céleste, et lance les mondes dans leurs pérégrinations

sans fin. Elle est assez riche pour fournir à la revivification des astres

le mouvement que le choc transforme en chaleur.

Ces rencontres de cadavres sidéraux qui se heurtent jusqu’à résurrection,

sembleraient volontiers un trouble de l’ordre. – Un trouble ! Mais

qu’adviendrait-il si les vieux soleils morts, avec leurs chapelets de planètes

défuntes, continuaient indéfiniment leur procession funèbre, allongée chaque

nuit par de nouvelles funérailles ? Toutes ces sources de lumière et de vie qui

brillent au firmament s’éteindraient l’une après l’autre, comme les lampions

d’une illumination. La nuit éternelle se ferait sur l’univers.

Les hautes températures initiales de la matière ne peuvent avoir d’autre

source que le mouvement, force permanente, dont proviennent toutes les

autres. Cotte oeuvre sublime, l’épanouissement d’un soleil, n’appartient qu’à

la force-reine. Toute autre origine est impossible. Seule, la gravitation renouvelle

les mondes, comme elle les dirige et les maintient, par le mouvement.

C’est presque une vérité d’instinct, aussi bien que de raisonnement et

d’expérience.

L’expérience, nous l’avons chaque jour sous les yeux, c’est à nous de

regarder et de conclure. Qu’est-ce qu’un aérolithe qui s’enflamme et se

volatilise en sillonnant l’air, si ce n’est l’image en petit de la création d’un

soleil par le mouvement transformé en chaleur ? N’est-ce point aussi un

désordre ce corpuscule détourné de sa course pour envahir l’atmosphère ?

Qu’avait-il à y faire de normal ? Et parmi ces nuées d’astéroïdes, fuyant avec

une vitesse planétaire sur la voie de leur orbite, pourquoi l’écart d’un seul

plutôt que de tous ? Où est en tout cela la bonne gouverne ?

Pas un point où n’éclate incessamment le trouble de cette harmonie prétendue,

qui serait le marasme et bientôt la décomposition. Les lois de la

pesanteur ont, par millions, de ces corollaires inattendus, d’où jaillissent, ici

une étoile filante, là une étoile-soleil. Pourquoi les mettre au ban de l’harmonie

générale ? Ces accidents déplaisent, et nous en sommes nés ! Ils sont les

antagonistes de la mort, les sources toujours ouvertes de la vie universelle.

C’est par un échec permanent à son bon ordre, que la gravitation reconstruit et

repeuple les globes. Le bon ordre qu’on vante les laisserait disparaître dans le

néant.

L’univers est éternel, les astres sont périssables, et comme ils forment

toute la matière, chacun d’eux a passé par des milliards d’existences. La gravitation,

par ses chocs résurrecteurs, les divise, les mêle, les pétrit incessamment,

si bien qu’il n’en est pas un seul qui ne soit un composé de la poussière

de tous les autres. Chaque pouce du terrain que nous foulons a fait partie de

l’univers entier. Mais ce n’est qu’un témoin muet, qui ne raconte pas ce qu’il a

vu dans l’Éternité.

L’analyse spectrale, en révélant la présence de plusieurs corps simples

dans les étoiles, n’a dit qu’une partie de la vérité. Elle dit le reste, peu à peu,

avec les progrès de l’expérimentation. Deux remarques importantes. Les densités

de nos planètes diffèrent. Mais celle du soleil en est le résumé proportionnel

très-précis, et par là il demeure le représentant fidèle de la nébuleuse

primitive. Même phénomène sans doute dans toutes les étoiles. Quand les

astres sont volatilisés par une rencontre sidérale, toutes les substances se

confondent en une masse gazeuse qui jaillit du choc. Puis elles se classent

lentement, d’après les lois de la pesanteur, par le travail d’organisation de la

nébuleuse.

Dans chaque système stellaire, les densités doivent donc s’échelonner

selon le même ordre, de sorte que les planètes se ressemblent, non point si

elles appartiennent au même soleil, mais si leur rang correspond chez tous les

groupes. En effet, elles possèdent alors des conditions identiques de chaleur,

de lumière et de densité. Quant aux étoiles, leur constitution est assurément

pareille, car elles reproduisent les mélanges issus, des milliards de fois, du

choc et de la volatilisation. Les planètes, au contraire, représentent le triage

accompli par la différence et le classement des densités. Certes, le mélange

des éléments stello-planétaires, préparé par l’infini, est autrement complet et

intime que celui de drogues qui seraient soumises, cent ans, au pilon continu

de trois générations de pharmaciens.

Mais j’entends des voix s’écrier: « Où prend-on le droit de supposer dans

les cieux cette tourmente perpétuelle qui dévore les astres, sous prétexte de

refonte, et qui inflige un si étrange démenti à la régularité de la gravitation ?

Où sont les preuves de ces chocs, de ces conflagrations résurrectionnistes ?

Les hommes ont toujours admiré la majesté imposante des mouvements

célestes, et l’on voudrait remplacer un si bel ordre par le désordre en permanence !

Qui a jamais aperçu nulle part le moindre symptôme d’un pareil tohu-bohu ?

Les astronomes sont unanimes à proclamer l’invariabilité des phénomènes

de l’attraction. De l’aveu de tous, elle est un gage absolu de stabilité, de

sécurité, et voici surgir des théories qui prétendent l’ériger en instrument de

cataclysmes. L’expérience des siècles et le témoignage universel repoussent

avec énergie de telles hallucinations.

Les changements observés jusqu’ici dans les étoiles ne sont que des

irrégularités presque toutes périodiques, dès lors exclusives de l’idée de

catastrophe. L’étoile de la constellation de Cassiopée en 1572, celle de Kepler en

1604, n’ont brillé que d’un éclat temporaire, circonstance inconciliable avec

l’hypothèse d’une volatilisation. L’univers paraît fort tranquille et suit son

chemin à petit bruit. Depuis cinq à six mille ans, l’humanité a le spectacle du

Ciel. Il n’y a constaté aucun trouble sérieux. Les comètes n’ont jamais fait que

peur sans mal. Six mille ans, c’est quelque chose ! c’est quelque chose aussi

que le champ du télescope. Ni le temps, ni l’étendue n’ont rien montré. Ces

bouleversements gigantesques sont des rêves. »

On n’a rien vu, c’est vrai, mais parce qu’on ne peut rien voir. Bien que

fréquentes dans l’étendue, ces scènes-là n’ont de public nulle part. Les

observations faites sur les astres lumineux ne concernent que les étoiles de

notre province céleste, contemporaines et compagnes du soleil, associées par

conséquent à sa destinée. On ne peut conclure du calme de nos parages à la

monotone tranquillité de l’univers. Les conflagrations rénovatrices n’ont

jamais de témoins. Si on les aperçoit, c’est au bout d’une lunette qui les montre

sous l’aspect d’une lueur presque imperceptible. Le télescope en révèle

ainsi des milliers. Lorsqu’à son tour notre province redeviendra le théâtre de

ces drames, les populations auront déménagé depuis longtemps.

Les incidents de Cassiopée en 1572, de l’étoile de Kepler en 1604, ne sont

que des phénomènes secondaires. On est libre de les attribuer à une éruption

d’hydrogène, ou à la chute d’une comète, qui sera tombée sur l’étoile comme

un verre d’huile ou d’alcool dans un brasier, en y provoquant une explosion de

flammes éphémères. Dans ce dernier cas, les comètes seraient un gaz

combustible, Qui le sait et qu’importe ? Newton croyait qu’elles alimentent le

soleil. Veut-on généraliser l’hypothèse, et considérer ces perruques vagabondes

comme la nourriture réglementaire des étoiles ? Maigre ordinaire !

bien incapable d’allumer ni de rallumer ces flambeaux du monde.

Reste donc toujours le problème de la naissance et de la mort des astres

lumineux. Qui a pu les enflammer ? et quand ils cessent de briller, qui les

remplace ? il ne peut se créer un atome de matière, et si les étoiles trépassées

ne se rallument pas, l’univers s’éteint. Je défie qu’on sorte de ce dilemme :

« Ou la résurrection des étoiles, ou la mort universelle… » C’est la troisième

fois que je le répète. Or, le monde sidéral est vivant, bien vivant, et comme

chaque étoile n’a dans la vie générale que la durée d’un éclair, tous les astres

ont déjà fini et recommencé des milliards de fois. J’ai dit comment. Eh bien,

on trouve extraordinaire l’idée de collisions entre des globes parcourant

l’espace avec la violence de la foudre. Il n’y a d’extraordinaire que cet étonnement.

Car enfin, ces globes se courent dessus et n’évitent le choc que par

des biais. On ne peut pas toujours biaiser. Qui se cherche se trouve.

De tout ce qui précède, on est en droit de conclure à l’unité de composition

de l’univers, ce qui ne veut pas dire « à l’unité de substance ». Les 64...,

disons 1es cent corps simples, qui forment notre terre, constituent également

tous les globes sans distinction, moins les comètes qui demeurent un mythe

indéchiffrable et indifférent, et qui d’ailleurs ne sont pas des globes. La nature

a donc peu de variété dans ses matériaux Il est vrai qu’elle sait en tirer parti,

et. quand on la voit, de deux corps simples, l’hydrogène et l’oxygène, faire

tour à tour le feu, l’eau, la vapeur, la glace, on demeure quelque peu abasourdi.

La chimie en sait long sur cet article, bien qu’elle soit loin de tout

savoir. Malgré tant de puissance néanmoins, cent éléments sont une marge

bien étroite, quand le chantier est l’infini. Venons au fait.

Tous les corps célestes, sans exception, ont une même origine, l’embrasement

par entre-choc. Chaque étoile est un système solaire, issu d’une

nébuleuse volatilisée dans la rencontre. Elle est le centre d’un groupe de

planètes déjà formées, ou en voie de formation. Le rôle de l’étoile est simple :

foyer de lumière et de chaleur qui s’allume, brille et s’éteint. Consolidées par

le refroidissement, les planètes possèdent seules le privilège de la vie

organique qui puise sa source dans chaleur et la lumière du foyer, et s’éteint

avec lui. La composition et le mécanisme de tous les astres sont identiques.

Seuls, le volume, la forme et la densité varient. L’univers entier est installé,

marche et vit sur ce plan. Rien de plus uniforme.

__________

VII

ANALYSE ET SYNTHÈSE DE L’UNIVERS.

Ici, nous entrons de droit dans l’obscurité du langage, parce que voici

s’ouvrir la question obscure. On ne pelote pas l’infini avec la parole. Il sera

donc permis de se reprendre plusieurs fois à sa pensée. La nécessité est

l’excuse des redites.

Le premier désagrément est de se trouver en tête-à-tête avec une arithmétique

riche, très-riche en noms de nombre, richesse malheureusement assez

ridicule dans ses formes. Les trillions, quatrillions, sextillions, etc., sont

grotesques, et en outre ils disent moins à la plupart des lecteurs qu’un mot

vulgaire dont on a l’habitude, et qui est l’expression par excellence des

grosses quantités : Milliard. En astronomie, il est cependant peu de chose, ce

mot, et en fait d’infini il est zéro à peu près. Par malheur, c’est précisément à

propos d’infini qu’il vient d’autorité sous la plume ; il ment alors au-delà du

possible, il ment encore lorsqu’il s’agit simplement d’indéfini. Dans les pages

suivantes, les chiffres, seul langage disponible, manquent tous de justesse, ou

sont vides de sens. Ce n’est pas leur faute ni la mienne, c’est la faute du sujet.

L’arithmétique ne lui va pas.

La nature a donc sous la main cent corps simples pour forger toutes ses

oeuvres et les couler dans un moule uniforme : « le système stello-planétaire ».

Rien à construire que des systèmes stellaires, et cent corps simples pour tous

matériaux, c’est beaucoup de besogne et peu d’outils. Certes, avec un plan si

monotone et des éléments si peu variés, il n’est pas facile d’enfanter des

combinaisons différentes, qui suffisent à peupler l’infini. Le recours aux

répétitions devient indispensable.

On prétend que la nature ne se répète jamais, et qu’il n’existe pas deux

hommes, ni deux feuilles semblables. Cela est possible à la rigueur chez les

hommes de notre terre, dont le chiffre total, assez restreint, est réparti entre

plusieurs races. Mais il est, par milliers, des feuilles de chêne exactement

pareilles, et des grains de sable, par milliards.

A coup sûr, les cent corps simples peuvent fournir un nombre effrayant de

combinaisons stello-planétaires différentes. Les X et les Y se tireraient avec

peine de ce calcul. En somme, ce nombre n’est pas même indéfini, il est fini.

Il a une limite fixe. Une fois atteinte, défense d’aller plus loin. Cette limite

devient celle de l’univers, qui, dès lors, n’est pas infini. Les corps célestes,

malgré leur inénarrable multitude, n’occuperaient qu’un point dans l’espace.

Est-ce admissible ? la matière est éternelle. On ne peut concevoir un seul

instant où elle n’ait pas été constituée en globes réguliers, soumis aux lois de

la gravitation, et ce privilège serait l’attribut de quelques ébauches perdues au

milieu du vide ! Une masure dans l’infini ! C’est absurde, Nous posons en

principe l’infinité de.l’univers, conséquence de l’infinité de l’espace.

Or, la nature n’est pas tenue à l’impossible. L’uniformité de sa méthode,

partout visible, dément l’hypothèse de créations infinies, exclusivement

originales. Le chiffre en est borné de droit par le nombre très-fini des corps

simples. Ce sont en quelque sorte des combinaisons-types, dont les répétitions

sans fin remplissent l’étendue. Différentes, différenciées, distinctes, primordiales,

originales, spéciales, tous ces mots exprimant la même idée, sont pour

nous synonymes de combinaisons-types. La fixation de leur nombre

appartiendrait à l’algèbre, si dans l’espèce le problème ne restait indéterminé,

autrement dit insoluble, par défaut de données. Cette indétermination, d’ailleurs,

ne saurait équivaloir, ni conclure à l’infini. Chacun des corps simples

est sans doute une quantité infinie, puisqu’ils forment à eux seuls toute la

matière. Mais ce qui ne l’est pas, infini, c’est la variété de ces éléments qui ne

dépassent pas cent. Fussent-ils mille, et cela n’est pas, le nombre des

combinaisons-types s’accroîtrait jusqu’au fabuleux, mais ne pouvant atteindre

à l’infini, resterait insignifiant en sa présence. On peut donc tenir pour

démontrée leur impuissance à peupler l’étendue de types originaux.

Reste ce point acquis : L’univers a pour unité organique le groupe stelloplanétaire,

ou simplement stellaire, ou planétaire, ou bien encore solaire,

quatre noms également convenables et de même signification. Il est formé en

entier d’une série infinie de ces systèmes, provenant tous d’une nébuleuse

volatilisée, qui s’est condensée en soleil et en planètes. Ces derniers corps,

successivement refroidis, circulent autour du foyer central, que l’énormité de

son volume maintient en combustion. Ils doivent donc se mouvoir dans la

limite d’attraction de leur soleil, et ne sauraient d’ailleurs dépasser la circonférence

de la nébuleuse primitive qui les a engendrés. Leur nombre se trouve

ainsi fort restreint. Il dépend de la grandeur originelle de la nébuleuse. Chez

nous, on en compte neuf, Mercure, Vénus, la Terre (Mars, la planète avortée),

représentée par ses bribes, Jupiter, Saturne, Uranus, Neptune. Allons jusqu’à

la douzaine, par l’admission de trois inconnues. Leur écart s’accroît dans une

telle progression qu’il devient difficile d’étendre plus loin les limites de notre

groupe.

Les autres systèmes stellaires varient sans doute de grandeur, mais dans

des proportions fort circonscrites par les lois de l’équilibre. On suppose Sirius

cent. cinquante fois plus gros que notre soleil. Qu’en sait-on ? il n’a jusqu’ici

que des parallaxes problématiques, sans valeur. De plus, le télescope ne

grossissant pas les étoiles, l’oeil seul les apprécie, et ne peut estimer que des

apparences dépendant de causes diverses. On ne voit donc pas à quel titre il

serait permis de leur assigner des grandeurs variées et même des grandeurs

quelconques. Ce sont des soleils, voilà tout. Si le nôtre gouverne douze astres

au maximum, pourquoi ses confrères auraient-ils de beaucoup plus grands

royaumes ? – « Pourquoi non » ? peut-on répondre. Et au fait, la réponse vaut

la demande.

Accordons-les, soit. Les causes de diversité restent toujours assez faibles.

En quoi consistent-elles ? La principale gît dans les inégalités de volume des

nébuleuses, qui entraînent des inégalités correspondantes dans la grosseur et le

nombre des planètes de leur fabrique. Viennent ensuite les inégalités de choc

qui modifient les vitesses de rotation et de translation, l’aplatissement des

pôles, les inclinaisons de l’axe sur l’écliptique, etc., etc.

Disons aussi les causes de similitude. Identité de formation et de mécanisme

: une étoile, condensation d’une nébuleuse et centre de plusieurs orbites

planétaires, échelonnées à certains intervalles, tel est le fond commun. En

outre, l’analyse spectrale révèle l’unité de composition des corps célestes.

Mêmes éléments intimes partout ; l’univers n’est qu’un ensemble de familles

unies en quelque sorte par la chair et par le sang. Même matière, classée et

organisée par la même méthode, dans le même ordre. Fond et gouvernement

identiques. Voilà qui semble limiter singulièrement les dissemblances et.

ouvrir bien large la porte aux ménechmes. Néanmoins, répétons-le, de ces

données il peut sortir, en nombres inimaginables, des combinaisons différentes

de systèmes planétaires. Ces nombres vont-ils à l’infini ? Non, parce qu’ils

sont tous formés avec cent corps simples, chiffre imperceptible.

L’infini relève de la géométrie et n’a rien à voir avec l’algèbre. L’algèbre

est quelquefois un jeu ; la géométrie jamais. L’algèbre fouille à l’aveuglette,

comme la taupe. Elle ne trouve qu’au bout de celte course à tâtons un résultat

qui est souvent une belle formule, parfois une mystification La géométrie

n’entre jamais dans l’ombre, elle tient nos yeux fixes sur les trois dimensions

qui n’admettent pas les sophismes et les tours de passe-passe. Elle nous dit :

Regardez ces milliers de globes, faible coin de l’univers, et rappelez-vous leur

histoire Une conflagration les a tirés du sein de la mort et les a lancés dans

l’espace, nébuleuses immenses, origine d’une nouvelle voie lactée. Par une,

nous saurons la destinée de toutes.

Le choc résurrecteur a confondu en les volatilisant tous les corps simples

de la nébuleuse. La condensation les a séparés de nouveau, puis classés selon

les lois de la pesanteur, et dans chaque planète et dans l’ensemble du groupe.

Les parties légères prédominent chez les planètes excentriques, les parties

denses chez les centrales. De là, pour la proportion des corps simples, et

même pour le volume total des globes, tendance nécessaire à la similitude

entre les planètes de même rang de tous les systèmes stellaires ; grandeur et

légèreté progressives, de la capitale aux frontières ; petitesse et densité de plus

en plus prononcées, des frontières à la capitale. La conclusion s’entrevoit.

Déjà l’uniformité du mode de création des astres et la communauté de leurs

éléments, impliquaient entre eux des ressemblances plus que fraternelles. Ces

parités croissantes de constitution doivent évidemment aboutir à la fréquence

de l’identité. Les ménechmes deviennent sosies.

Tel est notre point de départ pour affirmer la limitation des combinaisons

différenciées de la matière et, par conséquent, leur insuffisance à semer de

corps célestes les champs de l’étendue. Ces combinaisons, malgré leur multitude,

ont un terme et, dès lors, doivent se répéter, pour atteindre à l’infini. La

nature tire chacun de ses ouvrages à milliards d’exemplaires. Dans la texture

des astres, la similitude et la répétition forment la règle, la dissemblance et la

variété, l’exception.

Aux prises avec ces idées de nombre, comment les formuler sinon par des

chiffres, leurs uniques interprètes ? Or, ces interprètes obligés sont ici

infidèles ou impuissants ; infidèles, quand il s’agit des combinaisons-types de

la matière dont le nombre est limité ; impuissants et vides, dès qu’on parle des

répétitions infinies de ces combinaisons. Dans le premier cas, celui des

combinaisons originales ou types, les chiffres seront arbitraires, vagues, pris

au hasard, sans valeur même approximative. Mille, cent mille, un million, un

trillion, etc., etc, erreur toujours, mais erreur en plus ou en moins, simplement.

Dans le second cas au contraire, celui des répétitions infinies, tout chiffre

devient un non-sens absolu, puisqu’il veut exprimer ce qui est inexprimable.

A vrai dire, il ne peut être question de chiffres réels : il ne sont pour nous

qu’une locution. Deux éléments seuls se trouvent en présence, le fini et

l’infini. Notre thèse soutient que les cent corps simples ne sauraient se prêter à

la formation de combinaisons originales infinies. Il n’y aura donc en lutte, au

fond, que le fini représenté par des chiffres indéterminés, et l’infini par un

chiffre conventionnel.

Les corps célestes sont ainsi classés par originaux et par copies. Les

originaux, c’est l’ensemble des globes qui forment chacun un type spécial.

Les copies, ce sont les répétitions, exemplaires ou épreuves de ce type. Le

nombre des types originaux est borné, celui des copies ou répétitions, infini.

C’est par lui que l’infini se constitue. Chaque type a derrière lui une armée de

sosie dont le nombre est sans limites.

Pour la première classe ou catégorie, celle des types, les chiffres divers,

pris à volonté, ne peuvent avoir et n’auront aucune exactitude ; ils signifient

purement beaucoup. Pour la seconde classe, savoir, les copies, répétitions,

exemplaires, épreuves (mots tous synonymes), le terme milliard sera seul mis

en usage ; il voudra dire infini.

On conçoit que les astres pourraient être en nombre infini et reproduire

tous un seul et même type. Admettons un instant que tous les systèmes

stellaires, matériel et personnel, soient un calque absolu du nôtre, planète par

planète, sans un iota de différence. Cette collection de copies formerait à elle

seule l’infini. Il n’y aurait qu’un type pour l’univers entier. Il n’en est point

ainsi, bien entendu. Le nombre des combinaisons-types est incalculable

quoique fini.

Appuyée sur les faits et les raisonnements qui précédent, notre thèse

affirme que la matière ne saurait atteindre à l’infini, dans la diversité des

combinaisons sidérales. Oh ! si les éléments dont elle dispose étaient euxmêmes

d’une variété infinie, si l’on avait pu se convaincre que les astres

lointains n’ont rien de commun avec notre terre dans leur composition, que

partout la nature travaille avec de l’inconnu, on aurait pu lui concéder l’infini

à discrétion. Encore, pensions-nous déjà, il y a trente ans, que par le fait de

l’infinité des corps célestes, notre planète devait exister à milliers d’exemplaires.

Seulement, cette opinion n’était qu’une affaire d’instinct et ne

s’appuyait absolument que sur la donnée de l’infini. L’analyse spectrale a

complètement changé la situation et ouvert les portes à la réalité qui s’y

précipite.

L’illusion sur les structures fantastiques est tombée. Point d’autres

matériaux nulle part que la centaine de corps simples, dont nous avons les

deux tiers sous les yeux. C’est avec ce maigre assortiment qu’il faut faire et

refaire sans trêve l’univers. M. Haussmann en avait autant pour rebâtir Paris.

Il avait les mêmes. Ce n’est pas la variété qui brille dans ses bâtisses. La

nature, qui démolit aussi pour reconstruire, réussit un peu mieux ses architectures.

Elle sait tirer de son indigence un si riche parti, qu’on hésite avant

d’assigner un terme à l’originalité de ses oeuvres.

Serrons le problème. Supposant tous les systèmes stellaires d’égale durée,

mille billions d’années, par, exemple, imaginons aussi par hypothèse qu’ils

commencent et finissent ensemble, à la même minute. On sait que tous ces

groupes, en quelque sorte de même sang, de même chair, de même ossature,

se développent aussi par la même méthode. Dans les divers systèmes, les

planètes se rangent symétriquement, selon l’intimité de leur ressemblance, et

ces similitudes les poussent de concert à l’identité. Cent corps simples,

matériaux uniques et communs d’un ensemble foncièrement solidaire, serontils

capables de fournir une combinaison différente et spéciale pour chaque

globe, c’est-à-dire un nombre infini d’originaux distincts ? Non, certes, car les

diversités de toute espèce qui font varier les combinaisons, dépendent d’un

nombre bien restreint, cent. Les astres différenciés ou types sont dès lors

réduits à un chiffre limité, et l’infinité des globes ne peut surgir que de

l’infinité des répétitions.

Ainsi, voilà les combinaisons originales épuisées sans avoir pu atteindre à

l’infini. Des myriades de systèmes stello-planétaires différents circulent dans

une province de l’étendue, car ils ne sauraient peupler qu’une province. La

matière va-t-elle en rester là et faire figure d’un point dans le ciel ? ou se

contenter de mille, dix mille, cent mille points qui élargiraient d’une insignifiance

son maigre domaine ? Non, sa vocation, sa loi, c’est l’infini. Elle ne se

laissera point déborder par le vide. L’espace ne deviendra pas son cachot. Elle

saura l’envahir pour le vivifier. Pourquoi, d’ailleurs, l’infini ne serait-il pas

l’universel apanage ? la propriété du brin et du ciron aussi bien que du grand Tout ?

Telle est en effet la vérité qui ressort de ces vastes problèmes. Écartons

maintenant l’hypothèse qui a fait jaillir la démonstration. Les systèmes planétaires

ne fournissent nullement, on le pense bien, une carrière contemporaine.

Loin de là : leurs âges s’enchevêtrent et s’entrecroisent dans tous les sens et à

tous les instants, depuis la naissance embrasée de la nébuleuse jusqu’au

trépassement de l’étoile, jusqu’au choc qui la ressuscite.

Laissons un moment de côté les systèmes stellaires originaux, pour nous

occuper plus spécialement de la terre. Nous la rattacherons tout à l’heure à

l’un d’eux, à notre système solaire, dont elle fait partie et qui règle sa destinée.

On comprend que, dans notre thèse, l’homme, pas plus que les animaux et les

choses, n’a de titres personnels à l’infini. Par lui-même, il n’est qu’un

éphémère. C’est le globe dont il est l’enfant qui le fait participer à son brevet

d’infinité dans le temps et dans l’espace. Chacun de nos sosies est le fils d’une

terre, sosie elle-même de la terre actuelle. Nous faisons partie du calque. La

terre-sosie reproduit exactement tout ce qui se trouve sur la nôtre et, par suite,

chaque individu, avec sa famille, sa maison, quand il en a, tous les événements

de sa vie. C’est un duplicata de notre globe, contenant et contenu. Rien

n’y manque.

Les systèmes stellaires échelonnent leurs planètes autour du soleil, dans un

ordre réglé par les lois de la pesanteur, qui assignent ainsi, dans chaque groupe,

une place symétrique aux créations analogues. La terre est la troisième

planète à partir du soleil, et ce rang tient sans doute à des conditions particulières

de grandeur, de densité, sphère, etc. Des millions de systèmes stellaires

se rapprochent certainement du nôtre, pour le chiffre et la disposition de leurs

astres. Car le cortège est strictement disposé selon les lois de la gravitation.

Dans tous les groupes de huit à douze planètes, la troisième a de fortes

chances pour ne pas différer beaucoup de la terre ; d’abord, la distance du

soleil, condition essentielle qui donne identité de chaleur et de lumière. Le

volume et la masse, l’inclinaison de l’axe sur l’écliptique peuvent varier.

Encore, si la nébuleuse équivalait à peu près à la nôtre, il y a toute raison pour

que la développement suive pas à pas la même marche.

Supposons néanmoins des diversités qui bornent le rapprochement à une

simple analogie. On comptera par milliards des terres de cette espèce, avant de

rencontrer une ressemblance entière. Tous ces globes auront, comme nous,

des terrains étagés, une flore, une faune, des mers, une atmosphère, des hommes.

Mais la durée des périodes géologiques, la répartition des eaux, des continents,

des îles, des races animales et humaines, offriront des variétés

innombrables. Passons.

Une terre naît enfin avec notre humanité, qui déroule ses races, ses

migrations, ses luttes, ses empires, ses catastrophes. Toutes ces péripéties vont

changer ses destinées, la lancer sur des voies qui ne sont point celles de notre

globe. A toute minute, à toute seconde, les milliers de directions différentes

s’offrent à ce genre humain. Il en choisit une, abandonne à jamais les autres.

Que d’écarts à droite et à gauche modifient les individus, l’histoire ! Ce n’est

point encore là notre passé. Mettons de côté, ces épreuves confuses. Elles ne

feront pas moins leur chemin et seront des mondes.

Nous arrivons cependant. Voici un exemplaire complet, choses et personnes.

Pas un caillou, pas un arbre, pas un ruisseau, pas un animal, pas un

homme, pas un incident, qui n’ait trouvé sa place et sa minute dans le duplicata.

C’est une véritable terre-sosie,… jusqu’aujourd’hui du moins. Car

demain, les événements et les hommes poursuivront leur marche. Désormais,

c’est pour nous l’inconnu. L’avenir de notre terre, comme son passé, changera

des millions de fois de route. Le passé est un fait accompli ; c’est le nôtre.

L’avenir sera clos seulement à la mort du globe. D’ici là, chaque seconde

amènera sa bifurcation, le chemin qu’on prendra, celui qu’on aurait pu

prendre. Quel qu’il soit, celui qui doit compléter l’existence propre de la

planète jusqu’à son dernier jour, a été parcouru déjà des milliards de fois. Il ne

sera qu’une copie imprimée d’avance par les siècles.

Les événements ne créent pas seuls des variantes humaines. Quel homme

ne se trouve parfois en présence de deux carrières ? Celle dont il se détourne

lui ferait une vie bien différente, tout en le laissant la même individualité.

L’une conduit à la misère, à la honte, à la servitude. L’autre menait à la gloire,

à la liberté. Ici une femme charmante et le bonheur ; là une furie et la désolation.

Je parle pour les deux sexes. On prend au hasard ou au choix,

n’importe, on n’échappe pas à la fatalité. Mais la fatalité ne trouve pas pied

dans l’infini, qui ne connaît point l’alternative et a place pour tout. Une terre

existe où l’homme suit la route dédaignée dans l’autre par le sosie. Son

existence se dédouble, un globe pour chacune, puis se bifurque une seconde,

une troisième fois, des milliers de fois. Il possède ainsi des sosies complets et

des variantes innombrables de sosies, qui multiplient et représentent toujours

sa personne, mais ne prennent que des lambeaux de sa destinée. Tout ce qu’on

aurait pu être ici-bas, on l’est quelque part ailleurs. Outre son existence

entière, de la naissance à la mort, que l’on vit sur une foule de terres, on en vit

sur d’autres dix mille éditions différentes.

Les grands événements de notre globe ont leur contrepartie, surtout quand

la fatalité y a joué un rôle. Les Anglais ont perdu peut-être bien des fois la

bataille de Waterloo sur les globes où leur adversaire n’a pas commis la bévue

de Grouchy. Elle a tenu à peu. En revanche, Bonaparte ne remporte pas toujours

ailleurs la victoire de Marengo qui a été ici un raccroc.

J’entends des clameurs : « Hé ! quelle folie nous arrive là en droite ligne

de Bedlam ! Quoi des milliards d’exemplaires de terres analogues ! D’autres

milliards pour des commencements de ressemblance ! des centaines de

millions pour les sottises et les crimes de l’humanité ! Puis des milliers de

millions pour les fantaisies individuelles. Chacune de nos bonnes ou de nos

mauvaises humeurs aura un échantillon spécial de globe à ses ordres. Tous les

carrefours du ciel sont encombrés de nos doublures ! »

Non, non, ces doublures ne font foule nulle part. Elles sont même fort

rares, quoique comptant par milliards, c’est-à-dire ne comptant plus. Nos

télescopes, qui ont un assez beau champ à parcourir, n’y découvriraient pas,

fût-elle visible, une seule édition de notre planète. C’est mille ou cent mille

fois peut-être cet intervalle qui serait à franchir, avant d’avoir la chance d’une

de ces rencontres. Parmi mille millions de systèmes stellaires, qui peut dire si

l’on trouverait une seule reproduction de notre groupe ou de l’un de ses

membres ? Et pourtant, le nombre en est infini. Nous disions au début :

« Chaque parole fût-elle l’énoncé des plus effroyables distances, on parlerait

ainsi des milliards de milliards de siècles, à un mot par seconde, pour n’exprimer

en somme qu’une insignifiance, dès qu’il s’agit de l’infini. »

Cette pensée trouve ici son application. Comme types spéciaux, chacun à

un seul exemplaire, les myriades de terres à différence quelconque ne seraient

qu’un point dans l’espace. Chacune d’elles doit être répétée à l’infini, avant de

compter pour quelque chose. La terre, sosie exact de la nôtre, du jour de sa

naissance au jour de sa mort, puis de sa résurrection, cette terre existe à

milliards de copies, pour chacune des secondes de sa durée. C’est sa destinée

comme répétition d’une combinaison originale, et tontes les répétitions des

autres types la partagent.

L’annonce d’un duplicata de notre résidence terrestre, avec tous ses hôtes

sans distinction, depuis le grain de sable jusqu’à l’empereur d’Allemagne,

peut paraître une hardiesse légèrement fantastique, surtout quand il s’agit de

duplicata tirés à milliards. L’auteur, naturellement, trouve ses raisons excellentes,

puisqu’il les a rééditées déjà cinq à six fois, sans préjudice de l’avenir.

Il lui semble difficile que la nature, exécutant la même besogne avec les

mêmes matériaux et sur le même patron, ne soit pas contrainte de couler

souvent sa fonte dans le même moule. Il faudrait plutôt s’étonner du contraire.

Quant aux profusions du tirage, il n’y a pas à se gêner avec l’infini, il est

riche. Si insatiable qu’on puisse être, il possède plus que toutes les demandes,

plus que tous les rêves. D’ailleurs cette pluie d’épreuves ne tombe pas en

averse sur une localité. Elle s’éparpille à travers des champs incommensurables.

Il nous importe assez peu que nos sosies soient nos voisins. Fussentils

dans la lune, la conversation n’en serait pas plus commode, ni la connaissance

plus aisée à faire. Il est même flatteur de se savoir là-bas, bien loin, plus

loin que le diable Vauvert, lisant en pantoufles son journal, ou assistant à la

bataille de Valmy, qui se livre en ce moment dans des milliers de Républiques

françaises.

Pensez-vous qu’à l’autre bout de l’infini, dans quelque terre compatissante,

le prince royal, arrivant trop tard sur Sadowa, ait permis au malheureux

Benedeck de gagner sa bataille ?... Mais voici Pompée qui vient de perdre

celle de Pharsale. Pauvre homme ! il s’en va chercher des consolations à

Alexandrie, auprès de son bon ami le roi Ptolémée… César rira bien... Eh !

tout juste, il est en train de recevoir en plein sénat ses vingt-deux coups de

poignard... Bah ! c’est sa ration quotidienne depuis le non-commencement du

monde, et il les emmagasine avec une philosophie imperturbable. Il est. vrai

que ses sosies ne lui donnent pas l’alarme. Voilà le terrible ! on ne peut pas

s’avertir. S’il était permis de faire passer l’histoire de sa vie, avec quelques

bons conseils, aux doubles qu’on possède dans l’espace, on leur épargnerait

bien des sottises et des chagrins...

Ceci, au fond, malgré la plaisanterie, est très-sérieux. Il ne s’agit nullement

d’anti-lions, d’anti-tigres, ni d’oeils au bout de la queue ; il s’agit de mathématiques

et de faits positifs. Je défie la nature de ne pas fabriquer à la journée,

depuis que le monde est monde, des milliards de systèmes solaires, calques

serviles du nôtre, matériel et personnel. Je lui permets d’épuiser le calcul des

probabilités, sans en manquer une. Dès qu’elle sera au bout de son rouleau, je

la rabats sur l’infini, et je la somme de s’exécuter, c’est-à-dire d’exécuter sans

fin des duplicata. Je n’ai garde d’alléguer pour motif la beauté d’échantillons

qu’il serait grand dommage de ne pas multiplier à satiété. Il me semble au

contraire malsain et barbare d’empoisonner l’espace d’un tas de pays fétides.

Observations inutiles, d’ailleurs. La nature ne connaît ni ne pratique la

morale en action. Ce qu’elle fait, elle ne le fait pas exprès. Elle travaille à

colin-maillard, détruit, crée, transforme. Le reste ne la regarde pas. Les yeux

fermés, elle applique le calcul des probabilités mieux que tous les mathématiciens

ne l’expliquent, les yeux très-ouverts. Pas une variante ne l’esquive,

pas une chance ne demeure au fond de l’urne. Elle tire tous les numéros.

Quand il ne reste rien au fond du sac, elle ouvre la boîte aux répétitions,

tonneau sans fond celui-là aussi, qui ne se vide jamais, à l’inverse du tonneau

des Danaïdes qui ne pouvait se remplir.

Ainsi procède la matière, depuis qu’elle est la matière, ce qui ne date pas

de huitaine. Travaillant sur un plan uniforme, avec cent corps simples, qui ne

diminuent ni n’augmentent jamais d’un atome, elle ne peut que répéter sans

fin une certaine quantité de combinaisons différentes, qu’à ce titre on appelle

primordiales, originales, etc., etc. ; il ne sort de son chantier que des systèmes

stellaires.

Par cela seul qu’il existe, tout astre a toujours existé, existera toujours, non

pas dans sa personnalité actuelle, temporaire et périssable, mais dans une série

infinie de personnalités semblables, qui se reproduisent à travers les siècles. Il

appartient à une des combinaisons originales permises par les arrangements

divers des cent corps simples. Identique à ses incarnations précédentes, placé

dans les mêmes conditions, il vit et vivra exactement la même vie d’ensemble

et de détails que durant ses avatars antérieurs.

Tous les astres sont des répétitions d’une combinaison originale, ou type.

Il ne saurait se former de nouveaux types. Le nombre en est nécessairement

épuisé dès l’origine des choses, – quoique les choses n’aient point eu

d’origine. Cela signifie qu’un nombre fixe de combinaisons originales existe

de toute éternité, et n’est pas plus susceptible d’augmenter ni de diminuer que

la matière. Il est et restera le même jusqu’à la fin des choses qui ne peuvent

pas plus finir que commencer. Éternité des types actuels, dans le passé

comme dans le futur, et pas un astre qui ne soit un type répété à l’infini, dans

le temps et dans l’espace, telle est la réalité.

Notre terre, ainsi que les autres corps célestes, est la répétition d’une

combinaison primordiale, qui se reproduit toujours la même, et qui existe

simultanément en milliards d’exemplaires identiques. Chaque exemplaire naît,

vit et meurt à son tour. Il en naît, il en meurt par milliards à chaque seconde

qui s’écoule. Sur chacun d’eux se succèdent toutes les choses matérielles, tous

les êtres organisés, dans le même ordre, au même lieu, à la même minute où

ils se succèdent sur les autres terres, ses sosies. Par conséquent, tous les faits

accomplis ou à accomplir sur notre globe, avant sa mort, s’accomplissent

exactement les mêmes dans les milliards de ses pareils. Et comme il en est

ainsi pour tous les systèmes stellaires, l’univers entier est la reproduction

permanente, sans fin, d’un matériel et d’un personnel toujours renouvelé et

toujours le même.

L’identité de deux planètes exige-t-elle l’identité de leurs systèmes solaires?

A coup sûr, celle des deux soleils est de nécessité absolue, à peine d’un

changement dans les conditions d’existence, qui entraînerait les deux astres

vers des destinées différentes, malgré leur identité originelle, du reste peu

probable. Mais dans les deux groupes stellaires, la similitude complète est-elle

aussi de rigueur entre tous les globes correspondants par leur numéro

d’ordre ? Faut-il double Mercure, double Mars, double Neptune, etc., etc. ?

Question insoluble par insuffisance de données.

Sans doute ces corps subissent leur influence réciproque, et l’absence de

Jupiter, par exemple, ou sa réduction des neuf dixièmes seraient pour ses

voisins une cause sensible de modification. Toutefois, l’éloignement atténue

ces causes et peut même les annuler. En outre, le soleil règne seul, comme

lumière et comme chaleur, et quand on songe que sa masse est à celle de son

cortége planétaire comme 744 est à 1, il semble que cette puissance énorme

d’attraction doit anéantir toute rivalité. Cela n’est pas cependant. Les planètes

exercent sur la terre une action bien avérée.

La question, du reste, est assez indifférente et n’engage pas notre thèse.

S’il est possible que l’identité existe entre deux terres, sans se reproduire aussi

entre les autres planètes corrélatives, c’est chose faite d’emblée, car la nature

ne rate pas une combinaison. Dans le cas contraire, peu importe. Que les

terres-sosies exigent, pour condition sine qua non, des systèmes solairessosies,

soit. Il en résulte simplement, pour conséquence, des millions de

groupes stellaires, où notre globe, au lieu de sosies, possède des ménechmes à

divers degrés, combinaisons originales, répétées à l’infini, ainsi que toutes les

autres.

Des systèmes solaires, parfaitement identiques et en nombre infini,

satisfont d’ailleurs sans peine au programme obligé. Ils constituent un type

original. Là, toutes les planètes correspondantes par échelon, offrent la plus

irréprochable identité. Mercure y est le sosie de Mercure, Vénus de Vénus, la

Terre de la Terre, etc.. C’est par milliards que ces systèmes sont répandus

dans l’espace, comme répétitions d’un type.

Parmi les combinaisons différenciées, en est-il dont les différences

surviennent dans des globes identiques d’abord à l’heure de leur naissance ? Il

faut distinguer. Ces mutations ne sont guère admissibles comme oeuvres

spontanées de la matière elle-même. La minute initiale d’un astre détermine

toute la série de ses transformations matérielles. La nature n’a que des lois

inflexibles, immuables. Tant. qu’elles gouvernent seules, tout suit une marche

fixe et fatale. Mais les variations commencent avec les êtres animés qui ont

des volontés, autrement dit, des caprices. Dès que les hommes interviennent

surtout, la fantaisie intervient avec eux. Ce n’est pas qu’ils puissent toucher

beaucoup à la planète. Leurs plus gigantesques efforts ne remuent pas une

taupinière, ce qui ne les empêche pas de poser en conquérants et de tomber en

extase devant leur génie et leur puissance. La matière a bientôt balayé ces travaux

de myrmidons, dès qu’ils cessent de les défendre contre elle. Cherchez

cas villes fameuses, Ninive, Babylone, Thèbes, Memphis, Persépolis,

Palmyre, où pullulaient des millions d’habitants avec leur activité fiévreuse.

Qu’en reste-il ? Pas même les décombres. L’herbe ou le sable recouvrent leurs

tombeaux. Que les oeuvres humaines soient négligées un instant, la nature

commence paisiblement à les démolir, et pour peu qu’on tarde, on la trouve

réinstallée florissante sur leurs débris.

Si les hommes dérangent peu la matière, en revanche, ils se dérangent

beaucoup eux-mêmes. Leur turbulence ne trouble jamais sérieusement la

marche naturelle des phénomènes physiques, mais elle bouleverse l’humanité.

Il faut donc prévoir cette influence subversive qui change le cours des destinées

individuelles, détruit ou modifie les races animales, déchire les nations et

culbute les empires. Certes, ces brutalités s’accomplissent, sans même

égratigner l’épiderme terrestre. La disparition des perturbateurs ne laisserait

pas trace de leur présence soi-disant souveraine, et suffirait pour rendre à la

nature sa virginité à peine effleurée.

C’est parmi eux-mêmes que les hommes font des victimes et amènent

d’immenses changements. Au souffle des passions et des intérêts en lutte, leur

espèce s’agite avec plus de violence que l’océan sous l’effort de la. tempête.

Que de différences entre la marche d’humanités qui ont cependant commencé

leur carrière avec le même personnel, dû à l’identité des conditions matérielles

de leurs planètes ! Si l’on considère la mobilité des individus, les mille

troubles qui viennent sans cesse dévoyer leur existence, on arrivera facilement

à des sextillions de sextillions de variantes dans le genre humain. Mais une

seule combinaison originale de la matière, celle de notre système planétaire,

fournit, par répétitions, des milliards de terres, qui assurent des sosies. aux

sextillions d’Humanités diverses, sorties des effervescences de l’homme. La

première année de la route ne donnera que dix variantes, la seconde dix mille,

la troisième des millions, et ainsi de suite, avec un crescendo proportionnel au

progrès qui se manifeste, comme on sait, par des procédés extraordinaires.

Ces différentes collectivités humaines n’ont qu’une chose de commun, la

durée, puisque nées sur des copies du même type originel, chacune en écrit

son exemplaire à sa façon. Le nombre de ces histoires particulières, si grand

qu’on le fasse, est toujours un nombre fini, et nous savons que la combinaison

primordiale est infinie par répétitions. Chacune des histoires particulières,

représentant une même collectivité, se tire à milliards d’épreuves pareilles, et

chaque individu, partie intégrante de cette collectivité, possède en conséquence

des sosies par milliards. On sait que tout homme peut figurer à la fois

sur plusieurs variantes, par suite de changements dans la route que suivent ses

sosies sur leurs terres respectives, changements qui dédoublent la vie, sans

toucher à la personnalité.

Condensons : La matière, obligée de ne construire que des nébuleuses,

transformées plus tard en groupes stello-planétaires, ne peut, malgré sa

fécondité, dépasser un certain nombre de combinaisons spéciales. Chacun de

ces types est un système stellaire qui se répète sans fin, seul moyen de pourvoir

au peuplement de l’étendue. Notre soleil, avec son cortège de planètes,

est une des combinaisons originales, et celle-là, comme toutes les autres, est

tirée à des milliards d’épreuves. De chacune de ces épreuves fait partie

naturellement une terre identique avec la nôtre, une terre sosie quant à sa

constitution matérielle, et par suite engendrant les mêmes espèces végétales et

animales qui naissent à la surface terrestre.

Toutes les Humanités, identiques à l’heure de l’éclosion, suivent, chacune

sur sa planète, la route tracée par les passions, et les individus contribuent à la

modification de cette route par leur influence particulière. Il résulte de là que,

malgré l’identité constante de son début, l’Humanité n’a pas le même personnel

sur tous les globes semblables, et que chacun de ces globes, en quelque

sorte, a son Humanité spéciale, sortie de la même source, et partie du même

point que les autres, mais dérivée en chemin par mille sentiers, pour aboutir en

fin de compte à une vie et à une histoire différentes.

Mais le chiffre restreint des habitants de chaque terre ne permet pas à ces

variantes de l’Humanité de dépasser un nombre déterminé. Donc, si prodigieux

qu’il puisse être, ce nombre des collectivités humaines particulières est

fini. Dès lors il n’est rien, comparé à la quantité infinie des terres identiques,

domaine de la combinaison solaire type, et qui possédaient toutes, à leur

origine, des Humanités naissantes pareilles, bien que modifiées ensuite sans

relâche. Il s’ensuit que chaque terre, contenant une de ces collectivités humaines

particulières, résultat de modifications incessantes, doit se répéter des

milliards de fois, pour faire face aux nécessités de l’infini. De là des milliards

de terres, absolument sosies, personnel et matériel, où pas un fétu ne varie,

soit en temps, soit en lieu, ni d’un millième de seconde, ni d’un fil d’araignée.

Il en est de ces variantes terrestres ou collectivités humaines, comme des

systèmes stellaires originaux. Leur chiffre est limité, parce qu’il a pour

éléments des nombres finis, hommes d’une terre, de même que les systèmes

stellaires originaux ont pour éléments un nombre fini, les cent corps simples.

Mais chaque variante tire ses épreuves par milliards.

Telle est la destinée commune de nos planètes, Mercure, Vénus, la Terre,

etc., etc., et des planètes de tous les systèmes stellaires primordiaux ou types.

Ajoutons que parmi ces systèmes, des millions se rapprochent du nôtre, sans

en être les duplicata, et comptent d’innombrables terres non plus identiques

avec celle où nous vivons, mais ayant avec elle tous les degrés possibles de

ressemblance ou d’analogie.

Tous ces systèmes, toutes ces variantes et leurs répétitions forment

d’innombrables séries d’infinis partiels, qui vont s’engouffrer dans le grand

infini, comme les fleuves dans l’océan. Qu’on ne se récrie point, contre ces

globes tombant de la plume par milliards. Il ne faut pas dire ici : Où trouver de

la place pour tant de monde. ? Mais, où trouver des mondes pour tant de

place ? On peut milliarder sans scrupule avec l’infini, il demandera toujours

son reste.

Les doctrines, qui ont parfois le mot pour rire aussi bien que pour pleurer,

railleront peut-être nos infinis partiels, en nous félicitant de faire tant de.

monnaie avec une pièce fausse. En effet, quand un infini unique est dénié à

l’étendue, lui en adjuger des millions, le procédé semble sans gêne. Rien de

plus simple cependant. L’espace étant sans limites, on peut lui prêter toutes les

figures, précisément parce qu’il n’en a aucune. Tout à l’heure sphère, le voici

maintenant cylindre.

Que neuf traits de scie partagent en dix planches, perpendiculairement à

son axe, un bloc de bois cylindrique. Que, par la pensée, on étende à l’infini le

périmètre circulaire de chacune de ces planches. Qu’on les écarte aussi, par la

pensée, les unes des autres de quelques quatrillions de quatrillions de lieues.

Voilà dix infinis partiels irréprochables quoique un peu maigres. Tous les

astres, issus de nos calculs, tiendraient à l’aise, avec leurs domaines respectifs,

dans chacun de ces compartiments. De plus, rien n’empêche d’en juxtaposer

d’autres, et d’ajouter ainsi de l’infini à discrétion.

Il est bien entendu que ces astres ne restent point parqués en catégories par

identités. Les conflagrations rénovatrices les fusionnent et les mêlent sans

cesse. Un système solaire ne renaît point, comme le phénix, de sa propre

combustion, qui contribue, au contraire, à former des combinaisons différentes.

Il prend sa revanche ailleurs, réenfanté par d’autres volatilisations. Les

matériaux se trouvant partout les mêmes, cent corps simples, et la donnée

étant l’infini, les probabilités s’égalisent. Le résultat est la permanence

invariable de l’ensemble par la transformation perpétuelle des parties.

Que si la chicane, à cheval sur l’Indéfini, nous cherche des querelles

d’allemand pour nous contraindre à comprendre et à lui expliquer l’Infini,

nous la renverrons aux jupitériens, pourvus sans doute d’une plus grosse

cervelle. Non, nous ne pouvons dépasser l’indéfini. C’est connu et l’on ne

tente que sous cette forme de concevoir l’Infini. On ajoute l’espace à l’espace,

et la pensée arrive fort bien à cette conclusion qu’il est sans limites. Assurément,

on additionnerait durant des myriades de siècles que le total serait

toujours un nombre fini. Qu’est-ce que cela prouve ? L’Infini d’abord par

l’impossibilité d’aboutir, puis la faiblesse de notre cerveau.

Oui, après avoir semé des chiffres à soulever les rires et les épaules, on

demeure essoufflé aux premiers pas sur la route de l’infini. Il est cependant

aussi clair qu’impénétrable, et se démontre merveilleusement en deux mots :

L’espace plein de corps célestes, toujours, sans fin. C’est fort simple, bien

qu’incompréhensible.

Notre analyse de l’univers a surtout mis en scène les planètes, seul théâtre

de la vie organique. Les étoiles sont restées à l’arrière-plan. C’est que là, point

de formes changeantes, point de métamorphoses. Rien que le tumulte de

l’incendie colossal, source de la chaleur et de la lumière, puis sa décroissance

progressive, et enfin les ténèbres glacées. L’étoile n’en est pas moins le foyer

vital des groupes constitués par la condensation des nébuleuses. C’est elle qui

classe et règle le système dont elle forme le centre. Dans chaque combinaisontype,

elle est différente de grandeur et de mouvement. Elle demeure immuable

pour toutes les répétitions de ce type, y compris les variantes planétaires qui

sont le fait de l’humanité.

Il ne faut pas s’imaginer, en effet, que ces reproductions de globes se

fassent pour les beaux yeux des sosies qui les habitent. Le préjugé d’égoïsme

et d’éducation qui rapporte tout à nous, est une sottise. La nature ne s’occupe

pas de nous. Elle fabrique des groupes stellaires dans la mesure des matériaux

à sa disposition. Les uns sont des originaux, les autres des duplicata, édités à

milliards. Il n’y a même pas proprement d’originaux, c’est-à-dire des premiers

en dates mais des types divers, derrière lesquels se rangent les systèmes

stellaires.

Que les planètes de ces groupes produisent ou non des hommes, ce n’est

pas le souci de la nature, qui n’a aucune espèce de soucis, qui fait sa besogne,

sans s’inquiéter des conséquences. Elle applique 998 millièmes de la matière

aux étoiles, où ne poussent ni un brin d’herbe ni un ciron, et le reste, « deux

millièmes ! » aux planètes, dont la moitié, sinon plus, se dispense également

de loger et de nourrir des bipèdes de notre module. En somme, pourtant, elle

fait assez bien les choses. Il ne faut pas murmurer. Plus modeste, la lampe qui

nous éclaire et qui nous chauffe nous abandonnerait vite à la nuit éternelle, ou

plutôt nous ne serions jamais entrés dans la lumière.

Les étoiles seules auraient à se plaindre, mais elles ne se plaignent pas.

Pauvres étoiles ! leur rôle de splendeur n’est qu’un rôle de sacrifice. Créatrices

et servantes de la puissance productrice des planètes, elles ne la

possèdent point elles-mêmes, et doivent se résigner à leur carrière ingrate et

monotone de flambeaux. Elles ont l’éclat sans la jouissance ; derrière elles, se

cachent invisibles les réalités vivantes. Ces reines-esclaves sont cependant de

la même pâte que leurs heureuses sujettes. Les cent corps simples en font tous

les frais. Mais ceux-là ne retrouveront la fécondité qu’en dépouillant la

grandeur. Maintenant flammes éblouissantes, ils seront un jour ténèbres et

glaces, et ne pourront renaître à la vie que planètes, après le choc qui volatilisera

le cortège et sa reine en nébuleuse.

En attendant le bonheur de cette déchéance, les souveraines sans le savoir

gouvernent leurs royaumes par les bienfaits. Elles font les moissons, jamais la

récolte. Elles ont toutes les charges, sans bénéfice. Seules maîtresses de la

force, elles n’en usent qu’au profit de la faiblesse.. Chères étoiles ! vous trouvez

peu d’imitateurs.

Concluons enfin à l’immanence des moindres parcelles de la matière. Si

leur durée n’est qu’une seconde, leur renaissance n’a point de limites.

L’infinité dans le temps et dans l’espace n’est point l’apanage exclusif de

l’univers entier. Elle appartient aussi à toutes les formes de la matière, même à

l’infusoire et au grain de sable.

Ainsi, par la grâce de sa planète, chaque homme possède dans l’étendue

un nombre sans fin de doublures qui vivent sa vie, absolument telle qu’il la vit

lui-même. Il est infini et éternel dans la personne d’autres lui-même, nonseulement

de son âge actuel, mais de tous ses âges. Il a simultanément, par

milliards, à chaque seconde présente, des sosies qui naissent, d’autres qui

meurent, d’autres dont l’âge s’échelonne, de seconde en seconde, depuis sa

naissance jusqu’à sa mort.

Si quelqu’un interroge les régions célestes pour leur demander leur secret,

des milliards de ses sosies lèvent en même temps les yeux, avec la même

question dans la pensée, et tous ces regards se croisent invisibles. Et ce n’est

pas seulement une fois que ces muettes interrogations traversent l’espace,

mais toujours. Chaque seconde de l’éternité a vu et verra la situation

d’aujourd’hui, c’est-à-dire des milliards de terres sosies de la nôtre et portant

nos sosies personnels.

Ainsi chacun de nous a vécu, vit et vivra sans fin, sous forme de milliards

d’alter ego. Tel on est à chaque seconde de sa vie, tel on est stéréotypé à

milliards d’épreuves dans l’éternité. Nous partageons la destinée des planètes,

nos mères nourricières, au sein desquelles s’accomplit cette inépuisable

existence. Les systèmes stellaires nous entraînent dans leur pérennité. Unique

organisation de la matière, ils ont en même temps sa fixité et sa mobilité.

Chacun d’eux n’est qu’un éclair, mais ces éclairs illuminent éternellement

l’espace.

L’univers est infini dans son ensemble et dans chacune de ses fractions,

étoile ou grain de poussière. Tel il est à la minute qui sonne, tel il fut, tel il

sera toujours, sans un atome ni une seconde de variation. Il n’y a rien de

nouveau sous les soleils. Tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Et cependant,

quoique le même, l’univers de tout à l’heure n’est plus celui d’à présent, et

celui d’à présent ne sera pas davantage celui de tantôt ; car il ne demeure point

immuable et immobile. Bien au contraire, il se modifie sans cesse. Toutes ses

parties sont dans un mouvement indiscontinu. Détruites ici, elles se reproduisent

simultanément ailleurs, comme individualités nouvelles.

Les systèmes stellaires finissent, puis recommencent avec des éléments

semblables associés par d’autres alliances, reproduction infatigable d’exemplaires

pareils puisés dans des débris différents. C’est une alternance, un

échange perpétuels de renaissances par transformation.

L’univers est à la fois la vie et la mort, la destruction et la création, le

changement et la stabilité, le tumulte et le repos. Il se noue et se dénoue sans

fin, toujours le même, avec des êtres toujours renouvelés. Malgré son perpétuel

devenir, il est cliché en bronze et tire incessamment la même page.

Ensemble et détails, il est éternellement la transformation et l’immanence.

L’homme est un de ces détails. Il partage la mobilité et la permanence du

grand Tout. Pas un être humain qui n’ait figuré sur des milliards de globes,

rentrés depuis longtemps dans le creuset des refontes. On remonterait en vain

le torrent des siècles pour trouver un moment où l’on n’ait pas vécu. Car

l’univers n’a point commencé, par conséquent l’homme non plus. Il serait

impossible de refluer jusqu’à une époque où tous les astres n’aient pas déjà été

détruits et remplacés, donc nous aussi, habitants de ces astres ; et jamais, dans

l’avenir, un instant ne s’écoulera sans que des milliards d’autres nous-mêmes

ne soient en train de naître, de vivre et de mourir. L’homme est, à l’égal de

l’univers, l’énigme de l’infini et de l’éternité, et le grain de sable l’est à l’égal

de l’homme.

__________

VIII

RÉSUMÉ

L’univers tout entier est composé de systèmes stellaires. Pour les créer, la

nature n’a que cent corps simples à sa disposition. Malgré le parti prodigieux

qu’elle sait tirer de ces ressources et le chiffre incalculable de combinaisons

qu’elles permettent à sa fécondité, le résultat est nécessairement un nombre

fini, comme celui des éléments eux-mêmes, et pour remplir l’étendue, la

nature doit répéter à l’infini chacune de ses combinaisons originales ou types.

Tout astre, quel qu’il soit, existe donc en nombre infini dans le temps et

dans l’espace, non pas seulement sous l’un de ses aspects, mais tel qu’il se

trouve à chacune des secondes de sa durée, depuis la naissance jusqu’à la

mort. Tous les êtres répartis à sa surface, grands ou petits, vivants ou

inanimés, partagent le privilège de cette pérennité.

La terre est l’un de ces astres. Tout être humain est donc éternel dans

chacune des secondes de son existence. Ce que j’écris en ce moment dans un

cachot du fort du Taureau, je l’ai écrit et je l’écrirai pendant l’éternité, sur une

table, avec une plume, sous des habits, dans des circonstances toutes semblables.

Ainsi de chacun.

Toutes ces terres s’abîment, l’une après l’autre, dans les flammes rénovatrices,

pour en renaître et y retomber encore, écoulement monotone d’un

sablier qui se retourne et se vide éternellement lui-même. C’est du nouveau

toujours vieux, et du vieux toujours nouveau.

Les curieux de vie ultra-terrestre pourront cependant sourire à une conclusion

mathématique qui leur octroie, non pas seulement l’immortalité, mais

l’éternité ? Le nombre de nos sosies est infini dans le temps et dans l’espace.

En conscience, on ne peut guère exiger davantage. Ces sosies sont en chair et

en os, voire en pantalon et paletot, en crinoline et en chignon. Ce ne sont point

là des fantômes, c’est de l’actualité éternisée.

Voici néanmoins un grand défaut : il n’y a pas progrès. Hélas ! non, ce

sont des rééditions vulgaires, des redites. Tels les exemplaires des mondes

passés, tels ceux des mondes futurs. Seul, le chapitre des bifurcations reste

ouvert à l’espérance. N’oublions pas que tout ce qu’on aurait pu être ici-bas,

on l’est quelque part ailleurs.

Le progrès n’est ici-bas que pour nos neveux. Ils ont plus de chance que

nous. Toutes les belles choses que verra notre globe, nos futurs descendants

les ont déjà vues, les voient en ce moment et les verront toujours, bien

entendu, sous la forme de sosies qui les ont précédés et qui les suivront. Fils

d’une humanité meilleure, ils nous ont déjà bien bafoués et bien conspués sur

les terres mortes, en y passant après nous. Ils continuent à nous fustiger sur les

terres vivantes d’où nous avons disparu, et nous poursuivront à jamais de leur

mépris sur les terres à naître.

Eux et nous, et tous les hôtes de notre planète, nous renaissons prisonniers

du moment et du lieu que les destins nous assignent dans la série de ses

avatars. Notre pérennité est un appendice de la sienne. Nous ne sommes que

des phénomènes partiels de ses résurrections. Hommes du XIXe siècle, l’heure

de nos apparitions est fixée à jamais, et nous ramène toujours les mêmes, tout

au plus avec la perspective de variantes heureuses. Rien là pour flatter

beaucoup la soif du mieux. Qu’y faire ? Je n’ai point cherché mon plaisir, j’ai

cherché la vérité. Il n’y a ici ni révélation, ni prophète, mais une simple

déduction de l’analyse spectrale et de la cosmogonie de Laplace. Ces deux

découvertes nous font éternels. Est-ce une aubaine ? Profitons-en. Est-ce une

mystification ? Résignons-nous.

Mais n’est-ce point une consolation de se savoir constamment, sur des

milliards de terres, en compagnie des personnes aimées qui ne sont plus

aujourd’hui pour nous qu’un souvenir ? En est-ce une autre, en revanche, de

penser qu’on a goûté et qu’on goûtera éternellement ce bonheur, sous la figure

d’un sosie, de milliards de sosies ? C’est pourtant bien nous. Pour beaucoup

de petits esprits, ces félicités par substitution manquent un peu d’ivresse. Ils

préféreraient à tous les duplicata de l’infini trois ou quatre années de

supplément dans l’édition courante. On est âpre au cramponnement, dans

notre siècle de désillusions et de scepticisme.

Au fond, elle est mélancolique cette éternité de l’homme par les astres, et

plus triste encore cette séquestration des mondes-frères par l’inexorable

barrière de l’espace. Tant de populations identiques qui passent sans avoir

soupçonné leur mutuelle existence ! Si, bien. On la découvre enfin au XIXe

siècle. Mais qui voudra y croire ?

Et puis, jusqu’ici, le passé pour nous représentait la barbarie, et l’avenir

signifiait progrès, science, bonheur, illusion ! Ce passé a vu sur tous nos

globes-sosies les plus brillantes civilisations disparaître, sans laisser une trace,

et elles disparaîtront encore sans en laisser davantage. L’avenir reverra sur des

milliards de terres les ignorances, les sottises, les cruautés de nos vieux âges !

A l’heure présente, la vie entière de notre planète, depuis la naissance

jusqu’à la mort, se détaille, jour par jour, sur des myriades d’astres-frères,

avec tous ses crimes et ses malheurs. Ce que nous appelons le progrès est

claquemuré sur chaque terre, et s’évanouit avec elle. Toujours et partout, dans

le camp terrestre, le même drame, le même décor, sur la même scène étroite,

une humanité bruyante, infatuée de sa grandeur, se croyant l’univers et vivant

dans sa prison comme dans une immensité, pour sombrer bientôt avec le globe

qui a porté dans le plus profond dédain, le fardeau de son orgueil. Même

monotonie, même immobilisme dans les astres étrangers. L’univers se répète

sans fin et piaffe sur place. L’éternité joue imperturbablement dans l’infini les

mêmes représentations.