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13 janv. 2020

Dans ces méditations, Heidegger interroge les présupposés de la modernité et envisage un autre commencement philosophique, après le dépassement de la métaphysique.
L’entreprise de traduction et d’édition systématique des œuvres du philosophe Martin Heidegger (1889-1976) est loin d’être conduite à son terme, tant en ce qui concerne les œuvres publiées de son vivant en allemand qu’en ce qui concerne les manuscrits répertoriés. Pour l’heure, elle place le lecteur français devant une abondance de traductions différentes des œuvres les plus connues ou devant une absence. Des inconvénients s’ensuivent, même si la pluralité des propositions de traduction n’est pas du tout inutile, et même s’il est difficile de maîtriser tout le corpus. Parfois, on s’est occupé plutôt de débattre autour de la figure du philosophe et de ses prises de position à l’égard du nazisme que de traduire les œuvres, les notes et les discours. Certes, ces débats ont été et sont encore nécessaires. Cette prise de position peut-elle se lire dans l’œuvre ou résulte-t-elle d’autres raisons ? Il convient évidemment d’expliquer autant que possible ce qui ne peut tout de même pas être rangé au titre de simple dérive. Il n’en reste pas moins vrai que la lecture des ouvrages demeure essentielle, et par conséquent, que leur mise à disposition du public s’impose.
Méditation (Besinnung) est sans doute un livre particulier. Traduit désormais par Alain Boutot, il compose le volume 66 de l’Édition intégrale, décidée en 1973, dont la numérotation et le contenu des volumes sont arrêtés depuis 1997, dans une brochure éditoriale. Les écrits qui le composent ont été rédigés dans les années 1938-39. La postface de l’éditeur allemand ajoute que le manuscrit – dont certaines parties sont dites tantôt « projet », tantôt « insatisfaisant » – comprend 589 feuillets et quelques autres avec numérotation spécifique. Ils sont articulés en 28 parties et 135 sections. L’éditeur détaille encore les difficultés à établir le tapuscrit. Autant d’éléments qu’il n’est pas vain de connaître, dans la mesure où ils éclairent le processus de pensée du philosophe et les affres de la traduction. Heidegger utilise des particularités stylistiques, c’est bien connu, mais aussi des abréviations et autres codes personnels, comme les italiques, cette forme d’accentuation qu’il utilise avec constance.
Dernière précision : Méditation est le premier de quatre traités publiés dans la continuité du volume intitulé Apports de la philosophie. À travers ses questions, il tente d’explorer le domaine entier de la pensée de l’histoire de l’Être, et non plus seulement la notion d’Être. Il s’agit d’une méditation en un sens spécifique, puisque le terme ne renvoie pas au contexte cartésien d’un retour réflexif du sujet sur lui-même. Ici, écrit Heidegger, méditer, ce n’est pas faire retour sur la pensée comprise comme un moyen de connaître, lequel retour transformerait la pensée en un objet, une chose alors posée en face de la pensée. La méditation heideggerienne s’apparente plutôt à un déroulement de pensée qui échappe à la pensée réfléchissante et a fortiori calculante. Elle est la pensée fidèle au sens de l’Être lui-même, qui ne désigne pas un état (une chose) mais un acte ou un avènement, l’avènement de ce qui est. Par conséquent, elle prend ses distances avec l’incapacité de l’homme moderne à entretenir un quelconque rapport avec l’Être, ainsi qu’avec les philosophies réduites à un simple objet culturel, soumises à la réclame, au bavardage et au battage médiatique. Ce qui signifie bien que ce volume compose une pièce essentielle dans la pensée de Heidegger en ce qu’on y lit la manière dont le philosophe appréhende le monde « actuel » (en 1938), un monde entièrement livré à la fabrication (Machenschaft, la suprématie du faire), au cumul d’expériences vécues qui étourdissent et ensorcellent, et à l’arraisonnement du monde dans l’oubli de la vérité de l’Être.

Un autre commencement
Mais cette méditation sur une époque dévastatrice ne scelle pas une nostalgie d’un passé perdu. Ni retour, ni fuite en avant ne sont possibles. La méditation annonce plutôt un autre commencement susceptible de nous écarter de la défiguration moderne ainsi que de celle opérée par la représentation, entendue au sens d’une procédure d’imitation de la réalité. Cet autre commencement qui surmonte le passé sans le détruire, ne saurait alors être un recommencement, il invite par contre à fonder la vérité de l’Être. Il ne peut s’annoncer que dans l’aptitude du penseur à parcourir à nouveau les longues voies silencieuses de la pensée.
Encore cela doit-il s’accomplir dans la langue. Or la langue actuelle est prise dans le système de la représentation. Le texte de ce volume consiste alors à travailler la langue même afin de la rendre propre à dire l’indicible, et à le dire en philosophie pour autant que celle-ci cesse d’être minorée et rabaissée comme c’est le cas dans les analyses qui en réduisent le propos à un jeu de causalité avec les situations, ou dans les histoires de la philosophie.
C’est d’ailleurs ce qui pousse souvent les lecteurs à déclarer que les textes de Heidegger sont incompréhensibles, ou difficiles à lire parce qu’ils replient souvent les phrases sur elles-mêmes. Mais ils ne le sont qu’à raison de leur appliquer les critères de la prose habituelle et descriptive. Il faut donc dépasser ces procédures pour suivre la méditation, et accepter de rencontrer des tournures de phrase étranges au premier abord, des réactivations de significations éteintes de vieux mots de la langue, etc.
On comprend à nouveau, au passage, que la traduction d’un tel ouvrage n’est pas simple. Pour respecter le texte allemand, il faut inventer des mots, insister sur des distinctions fondamentales. Ce qui revient à rester au plus près du vocabulaire spécifique à Heidegger. C’est l’exemple bien connu de Ereignis, ce terme directeur de la pensée de Heidegger, qui est intraduisible d’après Heidegger lui-même. Il désigne le mouvement qui conduit quelque chose à son propre. Il en va de même du terme Dasein, autre mot-clef de Heidegger, signe d’ouverture de l’humain sur l’Être, si on fait attention à distinguer les deux graphies : Dasein et Da-sein.
Mais si le lecteur veut prendre la mesure précise du cheminement du philosophe, deux annexes sont d’un grand secours. En fin de volume, on trouve d’abord un Coup d’œil rétrospectif sur le chemin qui a été le mien jusqu’ici : sans considération psychologiques, Heidegger fait le tour des ouvrages accomplis (pas nécessairement publiés) et explicite les insatisfactions, les concepts construits et les explications avec d’autres pensées (dont le christianisme-protestantisme). Ces pages sont suivies par Complément sur mes vœux et volontés concernant la sauvegarde de ce qui a été tenté : dans ces pages, il opère un tri dans ses propos disponibles entre les cours (pédagogie d’un métier mais tout de même aussi cheminement en direction de la vérité de l’Être), les conférences (procédant de l’avancée du travail), les notes, les travaux préparatoires de l’œuvre (avec repérage des notions centrales), etc. Ces travaux préparatoires font bien signes vers le contenu de ce volume.

Composition
Revenons sur l’introduction au volume. Elle ouvre la méditation par une série de poèmes sous le titre plus précis de Winke (signes), en l’occurrence des signes de cet autre commencement possible appelé par Heidegger de ses vœux. Ce sont plus exactement des mots dont parlent une pensée qui ne peut pourtant pas s’y réduire. Les lire de près revient à saisir des articulations de vocables donnant le ton du volume dans son ensemble. On peut en effet organiser ces termes en déclinaison de perspectives : d’un côté, ceux qui participent de la pensée à récuser (séparation, nombre, succession, fabrication, etc.) et de l’autre les termes qui ouvrent le nouveau cheminement : fonder la vérité de l’Être, etc. Cette double liste fait jouer l’un contre l’autre le refus de l’hégémonie exclusive de l’étant (l’humain fabricant) et la grandeur de la « parole » (fondatrice).
À partir de cette lecture, le lecteur est prêt à affronter le volume entier. La pensée de Heidegger y est très clairement déployée si l’on se livre bien à la lettre du texte, sans projeter immédiatement sur lui la somme des commentaires dont l’écho traverse nécessairement l’esprit. La Section II, « Le saut anticipateur dans ce que l’Être a d’unique », se déroule en donnant elle-même les articulations de la pensée sans requérir une surcharge de données extérieures. Après avoir appris exactement ce qu’il faut entendre par « méditation » (§ 8 et 9), on entre dans la trajectoire d’une pensée tissée d’une opposition : d’un côté, la figure de l’étant vouée à la fabrication, à la technique dévastatrice (§8), à se laisser gouverner par des « visions du monde » (§9), bref, la configuration d’une modernité (§20) qui s’échappe à elle-même et s’anesthésie dans des pleins ou des plénitudes qui sont de vrais « vides » philosophiques ; et de l’autre, ce commencement philosophique, cet « autre » commencement, que Heidegger appelle de ses vœux, un commencement de la pensée susceptible de cheminer en ne cessant d’approfondir la vérité de l’Être.
Ainsi que suggéré ci-dessus, c’est évidemment toute la question de la parole qui se construit. Une parole qui est un dire sans images. Une voix qui donne à l’éclaircie sa tonalité et dont le ton est accordé à ce qu’il en est de l’Être, parce qu’elle cesse de vouloir être efficace comme la technique rhétorique ou la « communication ».

Les arts
L’abondance des propos et la finesse de leur déroulé est telle qu’on ne peut en rendre compte qu’à partir de choix. La notion d’étant et ses répercussions sur la pensée de « l’homme », et cette « inessence » qui est la sienne jusqu’à présent (1930), sont les moments les plus connus de cette pensée. Insistons donc plutôt sur les propos portant, par exemple, sur les arts. Heidegger pense que, dans le monde de la fabrication, l’œuvre d’art a désormais disparu, ce qui ne signifie d’ailleurs pas pour lui que l’art disparaisse. L’art est simplement devenu un mode de la fabrication, il est assimilé au monde public sous la forme d’une volonté de séduction. Le plus souvent même, il se contente d’être décoratif : autoroutes, hangars ou aéroports en bénéficient, certes, mais au détriment des œuvres. Le beau est réduit à ce qui plaît au plus grand nombre. Il n’est plus possible de trouver un sens à cet art, voué au seul affairement, qui ne l’identifie pas à la seule technique. Les genres artistiques disparaissent, l’art n’a plus d’effectivité. Ce que l’art produit, précise Heidegger, ce ne sont pas des œuvres à proprement parler, des œuvres qui instaureraient une éclaircie de l’Être. Il n’y a plus que des « dispositifs » qui proclament ce que tout le monde connaît déjà. Parmi eux, photographie et cinéma, nommément, ne quittent pas le domaine de la fabrication. Le cinéma forge des conduites sociales publiques, prend le pli des modes, et n’est rien que kitsch (défini comme imitation servile). Les « installations » d’art distillées par l’art moderne poussent les humains à se considérer comme des maîtres, puisqu’elles doivent être fabriquées et planifiées.
L’art du passé n’est plus pris au sérieux. Il est ravalé au rang de matériau d’enseignement. Et par conséquent, il rejoint la manière d’organiser la vie publique des masses. À tout cela, Heidegger oppose la dimension du paysage, pays et vallées, montagnes et cours d’eau. Question de goût aussi ? Pas uniquement, si on pense au statut des arts durant la période de rédaction de cet ouvrage. Et surtout, il y oppose la décision requise d’opérer un changement de l’essence de l’art en renonçant à la domination du « fabricatif » au profit de la fondation de la vérité de l’Être.
Le concept d’œuvre, devant ces faits, n’a plus aucun sens. Heidegger le valorise dans son sens ancien. L’œuvre n’est plus rien d’autre qu’une série d’objets. Or, là encore, il convient de reconduire l’œuvre d’art à ce qu’elle doit être, le témoin d’une éclaircie de l’Être, laquelle implique une décision pour une tout autre essence de l’homme.

La philosophie
Dans ces conditions, pourtant, la philosophie demeure centrale. Elle dit l’Être, même si elle parle en mots trop souvent proches d’images, et surtout parce que les mots de sa parole devraient ne jamais se contenter simplement de signifier ou de désigner ce qui est à dire. Cela dit, elle cède aussi trop facilement à l’injonction de devoir s’ériger en « vision du monde », entendons par là en discours bavard qui vise l’efficacité rhétorique sur les auditeurs et non pas son objet. La pensée de l’Être est alors en complet porte-à-faux avec la philosophie à partir du moment où cette dernière endosse le rôle d’une vision du monde. Mais on ne peut se défaire de la philosophie.
Dès lors qu’elle se fait partie intégrante de la pensée de l’Être, elle peut se donner pour une méditation. Elle est méditation de la philosophie sur elle-même. Elle n’a pas besoin de se définir ou de chercher à se commenter, comme nous l’avons écrit ci-dessus. Elle ne doit pas se configurer en réflexion. Son but ne saurait être de mettre en circulation des connaissances ou de bâtir des doctrines.
Elle s’offre plutôt à saisir l’Être dans le déploiement de son essence, uniquement dans l’éclaircie qu’il est lui-même. C’est aussi ce pourquoi l’explication qui seule peut permettre à la philosophie de commencer à nouveaux frais, en tant que philosophie qui n’est pas égarée dans les formules banales et la recherche d’une quelconque efficacité, est une explication avec la métaphysique dans son histoire. Par là, il faut entendre la pensée philosophique qui se voue à la célébration de l’étant (de l’humain fabricateur) et à ruminer les doctrines philosophiques.

L’abîme de l’Être
L’Être n’est donc pas une chose, un objet ou un étant. Il est l’abîme sans-fond, en lequel l’urgence de tout ce qui est privé de fond peut trouver sa profondeur. Il est donc acte, éclaircie et ouverture sur la seule chose qui est à dire : la parole de la vérité de l’Être, celle d’un savoir qui donne son congé à la science, une parole qui n’est jamais une parole de puissance, mais qui ignore aussi l’impuissance.
Et c’est d’ailleurs parce que l’Être est philosophique, que l’homme doit prendre le risque de la philosophie. Ainsi lui sera remis en propre l’assignation à l’Être qui deviendra le fondement de la possibilité de sa propre histoire.
Ces passages de l’ouvrage sont tout à fait centraux pour ceux qui s’intéressent à l’ontologie, ou à la manière heideggerienne de poser le problème de l’Être. Récusant l’opposition être/néant et sa fortune durant le XXe siècle, Heidegger pose d’emblée l’Être comme avènement à l’être propre, le fond sans fond de l’éclaircie. L’Être n’est pas manque et ne renvoie à aucune limite. Ce qui nous vaut une belle page sur la notion de « finitude ». Et plus encore, une exploration des philosophies qui réfèrent à l’être, mais dans des renvois et des couplages que Heidegger condamne parce qu’ils font de l’Être un commencement. Or, « l’Être est l’avènement de la vérité à son essence propre ».
Voilà qui permet à Heidegger d’explorer deux voies qu’il ne quittera plus. Celle de la fuite de l’homme devant son essence (dans les chapitres L’Être et l’homme, Anthropomorphisme, etc.) et celle de la technique (suivie de l’histoire historisante, les dieux, etc.).

Comment espérer en si peu d’éléments donner le goût de lire cet ouvrage ? On peut bien sûr être rebelle à cette pensée, on peut la récuser d’emblée pour les partis pris politiques de Heidegger, on peut encore trouver qu’elle tourne en cercle, ou qu’elle engage une condamnation un peu rapide de la modernité. Sans doute. Mais la fréquenter est décisif au moins pour la comprendre et en saisir les enjeux.



Heidegger : une philosophie pour la Modernité

16 nov. 2018


Thinking Outside the Box:
 Walter Benjamin’s Critique of ‘Dwelling’


This post takes off from reflections on two notebook entries in Walter Benjamin’s long, uncompleted research into the space and culture of 19th-century Paris, The Arcades Project or Passagenwerk, notes that he dedicated to the problem of dwelling (Wohnen).   I’ll come back to these soon. But first a few preliminaries to set up the broader context for where I’ll be heading, which is Benjamin’s rich meditations and criticism about “interiors,” which embraces in his writings a complex set of topics and interconnections between them, including modern cities and their reconfigurations of inside and outsides through enclosures and the use of glass in architecture, the culture of the bourgeois household of the 19th century and of Benjamin’s own childhood, and the psychological interiority so intensively elaborated by modern culture from lyric poetry, stream-of-consciousness narrative, and modern art to psychoanalysis and new-age spirituality.
Dwelling was a problem that had long occupied Benjamin, not least because of its immediacy in his own uncertain, transient life as an expatriate and exiled writer, a life which he conducted largely out of cheap hotels, rented apartments, and borrowed rooms of friends in cities throughout Europe, until his suicide in 1940. As a passage from his 1928 book of aphoristic writings, One-Way Street, indicates–

–Benjamin connected the contemporary forms of dwelling with the increasing economic, political, and social compulsions that weighed on the individual’s freedom of residence and movement. Alluding to the economic and political crises of the early Weimar Republic after World War I, Benjamin writes:
“Any human movement, whether it springs from an intellectual or even a natural impulse, is impeded in its unfolding by the boundless resistance of the outside world. A shortage of houses and the rising cost of travel are in the process of annihilating the elementary symbol of European freedom, which existed in certain forms even in the Middle Ages: freedom of domicile. And if medieval coercion bound men to natural associations, they are now chained together in unnatural community. Few things will further the ominous spread of the cult of rambling as much as the strangulation of the freedom of residence, and never has freedom of movement stood in greater disproportion to the abundance of means of travel.”
As we know, the problem of dwelling has played an enormous role in the discourse of modern architecture and urbanism, but also in philosophy, where Martin Heidegger offered extensive treatment in late essays and lectures such as “Building Dwelling Thinking” and “Poetically Man Dwells. . .” and especially in his idiosyncratic writings on the poetry of Friedrich Hölderlin, Rainer Maria Rilke, and Georg Trakl. In these various writings, Heidegger suggested that dwelling—meaning the various historically differentiated forms in which human being’s inhabit the earth–and Being, the origination and passing away of all that is in time, stand in a complex, intertwined relationship to one another that should itself become the occasion for thinking. In turn, he argues, the human practice of building for habitation is not merely a matter of bodily shelter and survival, but rather a primordial component of the way we feel, speak, think, and occupy our finite historical worlds. At the conclusion of “Building Dwelling Thinking,” like Benjamin he too evokes a crisis-situation in dwelling, which, however, Heidegger sees as not having really been given sufficiently radical questioning and thought:
“What is the state of dwelling in our precarious age? On all sides we hear talk about the housing shortage, and with good reason. … However hard and bitter, however hampering and threatening the lack of houses remains, the proper plight of dwelling does not lie merely in a lack of houses. The proper plight of dwelling is indeed older than the world wars with their destruction, older also than the increase of the earth’s populartion and the condition of the industrial workers. The proper plight of dwelling lies in this, that mortals ever search anew for the essence of dwelling, that they must ever learn to dwell. What if man’s homelessness consisted in this, that man still does not even think of the proper plight of dwelling as the plight? Yet as soon as man gives thought to his homelessness, it is a misery no longer. Rightly considered and kept well in mind, it is the sole summons that calls mortals into their dwelling.”
Here, Heidegger suggests that the plight of dwelling is not just a modern problem, but rather that human being’s habitation of the earth is that of never being “at home,” never being fully at peace and at one with the earth, but that of being always in strife with and uncanny to itself, out of place. Thrown into the spaces of the earth, human beings make places by building, which means that their placement, their dwelling, their habitation can never be taken for granted. Looked at in this light, Heidegger suggests that human beings always dwell historically, that is, in time-bound, poetically made, and linguistically and architecturally disclosed relations to the earth that can never be definitively settled, which hence are always subject to crisis, destruction, change, and renewal. The contemporary situation of the destruction and rebuilding of large cities, housing shortages, and mass displacement and influx to the city from the countryside are, perhaps, particularly dramatic and dangerous manifestations of this historicity of dwelling. But the greatest danger, he suggests, may be to fail to recognize in this historicity the most important spur to thought, the most important clue to what the contemporary crisis of dwelling means, and hence the only hope to find our way to historical renewal. Such thinking about the plight of dwelling, Heidegger suggests, would have to encounter even the most devastating phenomena of the present day as part of humankind’s long, defining confrontation with our lack of a fixed abode on earth and our need to pay constant heed to dwelling’s question and offer new historical, cultural, and architectonic answers to it.
Similar in this regard to Heidegger, Benjamin saw his own crisis-ridden time between the two world wars in relation to fundamental changes in the nature of dwelling, which also meant dramatic changes in the ways that modern people gave shape to dwelling by building, reflected on their habitation of spaces such as metropolitan cities, and interacted in new ways within modern built environments. Although of course Walter Benjamin, having died in 1940, would know nothing of the later Heidegger and was in many respect, most obviously politically, antithetical to Heidegger, I would suggest that in his focus on the question of dwelling and the various historical forms and forces that structure it, Benjamin too shared this holistic conception of the architectural realm. Perhaps even more strongly than for Heidegger, for Benjamin dwelling was a richly determined form of thinking and experiencing—and, moreover, a form of thinking and feeling in which the philosophical question of the “subject,” the individual subject of “lived experience” that was so much the focus of late 19th-century neo-Kantian thought, hermeneutics, and modern psychology, was profoundly implicated. At the heart of the issue of dwelling for Benjamin was the problematic status of its association with the “interior,” with “interiority”—whether that inner space implied the privacy of the bourgeois household or the inner depths and memorial folds of the bourgeois self. Indeed, what was at issue most forcefully for Benjamin was the dramatically altered relations between the psychic and architectonic manifestations of interiority that were being experienced as rifts and crises across the array of cultural, political, and personal life in his day.
Benjamin’s conjunction of a changing metropolitan space with new modes of psychic experience, mediated and expressed through various sorts of modern social behaviors and cultural artifacts, has a genealogical precursor in the writings of Georg Simmel and later, under the influence of Simmel, the early Georg Lukács. The most explicit development of this reading of Simmel can be found in the Italian philosopher `Massimo Cacciari’s consideration of late 19th– and early 20th-century German social thought, in his book Metropolis, where he discusses Simmel’s essayistically deploying the city itself as the real solution to long-standing Kantian and neo-Kantian antinomies of thought. Cacciari writes:
“In Simmel, the city is called upon to concretize Kantian teleological judgment. Here, the themes and key problems of neo-Kantian philosophy all reappear.”
And he goes on to argue:
“As long as the value of the city is simply the synthesis of form and function in the original apperception of its totality, the temporal dimension will remain absent. . . . Time, as well, [however], must be reconciled. And for time, there must be a form. Not for Kantian time. . .But for the time of Erleben [lived inner experience], the time of the actual products of history. And the form of this time must be the city.”
Putting this in somewhat more vernacular terms, the city comes to stand as a set of experiential forms—shapes of time, dynamized spaces—that give literally concrete dimension to the articulations of the inner-subjective and outer-objective realms. This is true both for the actually-existing capitalist city, in which reification (Lukács) or “objective culture” (Simmel) predominate both outer and inner experience, or for the utopian-future city virtually latent in its bricks, streets, hoardings, and walls. In this sense, too, we can understand the continuity of the products of artistic modernism with the broader domain of urban modernity, insofar as both involve the invention and / or reappropriation of cultural forms to project new modes of experience, new ways of configuring the spatial and temporal schema of modern experiential “worlds.” As Jon Goodbun has written:
“For Simmel. . . the metropolis provided the particular conditions in which the ‘space’ of concrete experience (super-individual ‘society’) and the ‘space’ of inner experience (individual subject) are translated (almost in the mathematical sense, that is to say, ‘mapped’) onto each other. And this is one of the senses in which we can begin to understand the object of this other modernist genealogy: as a store of transformation matrices between inner and concrete experience.”
In his own writings, Benjamin, in fact, makes explicit reference to Heidegger in an early note to the Passagenwerk, in which he writes: “[It is] of vital interest to recognize, at a particular point of development, currents of thought at the crossroads—namely, the new view on the historical world at the point where a decision is forthcoming as to its reactionary or revolutionary application. In this sense, one and the same phenomenon is at work in the Surrealists and in Heidegger.” Both the Surrealist exploration of Paris as a kind of exteriorized space of dreams, forbidden connections, and unacknowledged desires, he suggests, and Heidegger’s angst-ridden existential individual Dasein suffering the inauthentic chatter of das Man, are important diagnostic symptoms of the present-day crisis of dwelling, despite their manifest differences of idiom, intention, and political ideology. Another passage from One-Way Street, entitled “Minister of the Interior,” punningly plays off several connotations of “interior” to suggest more what Benjamin means: that there is a single crisis of dwelling, a disturbance in and drastic reconfiguration of previously stable relations between public and private life, conducted in exterior and interior spaces, that are susceptible to polarized political interpretations and uses. The full passage of “Minister of the Interior” reads:
The more antagonistic a person is toward the traditional order, the more inexorably he will subject his private life to the norms that he wishes to elevate as legislators of a future society. It is as if these laws, nowhere yet realized, place him under obligation to enact them in advance, at least in the confines of his own existence. In contrast, the man who knows himself to be in accord with the most ancient heritage of his class or nation will sometimes bring his private life into ostentatious contrast to the maxims that he unrelentingly asserts in public, secretly approving his own behavior, without the slightest qualms, as the most conclusive proof of the unshakeable authority of the principles he puts on display. Thus are distinguished the types of the anarcho-socialist and the conservative politician.”
Although there is an element of satire of the conservative politician’s hypocrisy as he publically espouses values that he then blatantly ignores in his private life, Benjamin’s point here is not primarily a moral criticism. It is rather that the questions of inside and outside spaces, private and public orders, have taken on increasingly consequential social and political dimensions, thus elevating them to a historically decisive importance in the coming general crisis (recall that this was written in the early 1920s and published in 1929, amidst the rise of Nazism and the economic collapse of 1929).
Now, at last, I return to Benjamin’s Passagenwerk notes on dwelling, where he explicitly addresses this term and concept. These two entries on dwelling appear in Notebook I [“The Interior, the Trace”] where, associating dwelling with the interior and domestic space, Benjamin adopts a resolutely critical note towards this theme. The first reads:
“The difficulty in reflecting on dwelling: on the one hand, there is something  age-old—perhaps eternal—to be recognized here, the image of that abode of the human being in the maternal womb; on the other hand, this motif of primal history notwithstanding, we must understand dwelling in its most extreme form as a condition of nineteenth-century existence. The original form of dwelling is existence not in the house but in the shell. The shell bears the impression of its occupant. In the most extreme instance, the dwelling becomes a shell. The nineteenth century, like no other century, was addicted to dwelling. It conceived the residence as a receptacle for the person, and it encased him with all his appurtances so deeply in the dwelling’s interior that one might be reminded of the inside of a compass case. . . . The twentieth century, with its porosity and transparency, its tendency toward the well-lit and airy, has put an end to dwelling in the old sense. Set off against the doll house in the residence of the master builder Solness are the “homes for human beings.” Jugendstil unsettled the world of the shell in a radical way. Today this world has disappeared entirely, and dwelling has diminished: for the living, through hotel rooms; for the dead, through crematoriums.”

The second, shorter note follows up the thought of the shell, while offering a grammatical observation that invites being contrasted to Martin Heidegger’s etymologizing approach:
“‘To dwell’ as a transitive verb—as in the notion of ‘indwelt spaces’; herewith an indication of the frenetic topicality concealed in habitual behavior. It has to do with fashioning a shell for ourselves.”
As such, these notes appear in relative isolation: Benjamin did not take up the theme of dwelling as directly in the rest of the Arcades Project, although clearly dwelling is indirectly at issue in the numerous notes on interiors, the house, and figures such as the collector and the flâneur. Yet these two specific notes remain significant for several reasons.
First, the theme of dwelling appears with a much more positive accent in one of Benjamin’s key sources of information and theoretical concepts about architecture: the historian Siegfried Giedion’s book Bauen in Frankreich (Building in France), which Benjamin admired and noted extensively. Giedion was a fervent follower of the architect Corbusier, functioning as the chief propagandist for the modernist architectural movement in Corbusier’s mold. Although Corbusier’s work embraces a vast range of projects, Giedion especially celebrates Corbusier’s modernization of the house in his innovative family villas of the 1920s.

Giedion had written of 19th-century architecture as a kind of psychic structure, in which the technological and industrial character of materials like iron and glass were being repressed into a subconscious dreamlike interior existence:
“Architecture, which has certainly abused the name of art in many ways, has for a century led us in a circle from one failure to another. Aside from a certain haut-goût charm the artistic drapery of the past century has become musty. What remains unfaded of the architecture is those rare instances when construction breaks through. Construction based entirely on provisional purposes, service, and change is the only part of the building that shows an unerringly consistent development. Construction in the nineteenth century plays the role of the subconscious.   Outwardly, construction still boasts the old pathos; underneath, concealed behind facades, the basis of our present existence is taking shape.
It was especially in industrial buildings such as train stations, depots, gasometers, silos, and so on that the new architectural “construction” openly showed its face in the 19th-century; it was most effectively repressed in the nostalgic, decorative, velvet-lined, and thing-stuffed spaces of the bourgeois house. Corbusier, Giedion thought, had brought the industrial age to the house at last. Thus one might indeed argue that dwelling, reinvented in a modernist mode, is the positive, utopian telos of Giedion’s whole account of modern architecture. As he writes in the introduction of Building in France: “The task of this generation is: to translate into a HOUSING FORM what the nineteenth century could say only in abstract and, for us, internally homogeneous constructions.” And returning to this point in his conclusion, he asserts: “our age has one primary demand: the creation of a humane and unconfined human dwelling that meets minimum standards.” It is, he suggests, only when the technological materials and practices evolved earlier in industrial contexts like train stations and factories begin to transform the foundations of human dwelling that architecture may be truly completed / overcome in modern urbanism.
Benjamin, in contrast, does not, like Giedion, embrace modern architecture for its utopian potential to solve the problem of dwelling by reinventing it under modernistic, technological forms. Rather, for him, modernist architecture is to be celebrated precisely for its negative, nihilistic aspect towards dwelling and its anticipation of new life forms beyond dwelling. Modern architecture, in his view, is not a means to restructure dwelling, harmonizing it with technology and urban collectivism, but definitively to abolish the already residual existence of dwelling in the twentieth century. Although it is true that Benjamin’s work as a whole may exhibit a more ambivalent attitude to the question of dwelling than I am describing here with reference to the Arcades Project, I believe the basic direction he adumbrates is the liquidation of dwelling, an active project of necessary destruction. I thus have to disagree respectively with Hilde Heyden’s otherwise excellent account of Benjamin, when she concludes: “The most striking feature in all this is Benjamin’s strategic attempt to understand modernity and dwelling as things that are not in opposition to each other.” I will return to this point in my concluding discussion.

Secondly, Benjamin’s notes reveal that he occupies an extreme position in a wide spectrum of positions among German sociologists, philosophers, cultural critics, and literary-artistic intellectuals from Nietzsche and Tönnies to Weber and Simmel to Spengler and Heidegger about the problem of dwelling. Alongside this catalogue of German thinkers, the Norwegian playwright Henrik Ibsen also merits special mention for his interrogation of the bourgeois household as a space of modern tragedy in plays such as A Doll’s House, Hedda Gabler, Little Eyolf, and The Master Builder. For Ibsen’s late play The Master Builder (1892), from which Benjamin cites the modernist leitmotif phrase “homes for human beings,” represents one of the profoundest literary echoes of the problem of dwelling at this time. For example, Ibsen clearly articulates the connection between building and renunciation that would become so essential for the functionalist aesthetic of modern architecture. In Act Two, the master builder Solness tells Hilde: “To be able to build homes for other people, I have had to renounce. . . for ever renounce. . . any hope of having a home of my own. I mean a home with children. Or even with a father and mother.” In passages like this, Benjamin detected Ibsen’s nostalgic lament about the social “homelessness” of the builder (notably, Solness rejects the title “architect” in favor the Heideggerian “builder”) who, because of the profession’s embrace of technological means and a competitive ethos, increasingly has had to subordinate his personal “art” to the utilitarian, impersonal function of providing “homes for human beings.”

For these cultural intellectuals, the concept of dwelling became the intersecting point of reflections on such various issues as the problem of community, the nature of metropolitan experience, the relation to tradition, the question of technology and technical knowledge, and even, as Nietzsche’s and Ibsen’s examples suggest, the death of God and the potential nihilism of the individual will. Especially insofar as dwelling was seen by these intellectuals as threatened or obsolete in the modern metropolis, it became the focus of various melancholic diagnoses of decline, nostalgic wishes for return, and utopian desires to reinvent dwelling in the womb of technology and metropolitan life.   Architectural modernism and the avant-garde were touched by each of these attitudes, often in contradictory and incoherent amalgams. In contrast to his predecessors, Benjamin—like Emmanuel Levinas and in fact even the late Heidegger, in Francesco Dal Co’s view—accepts the irreversible dissolution of the sphere of dwelling as a given and even desirable outcome of metropolitan development. He thus implicitly renders equally obsolete cultural discourses that mourn dwelling’s loss, those that yearn for its retrieval from the ruins of history, and those that strive for its utopian reinvention in the coming age.

Finally, Benjamin’s references to “addiction,” “habit,” and “shell” suggest that his notes on dwelling and interiority should be connected to the more central problematic of the affective and cognitive dimensions of urban “shock” experience. Drawing upon the metaphorics of Freud’s Beyond the Pleasure Principle, Benjamin implied that the interiorized shell of dwelling—the dream house of the collective—was first and foremost a sheath of rigid, deadened matter to defend a vulnerable interior subjectivity against the shock of urban experience. The breaching and disintegration of this shell—which Benjamin believed was happening under the pressures of modern technology and collective life—is traumatic, and new forms of experience will not be mastered without various regressions, conservative retrenchments, and false reconciliations in the face of the danger of awakening from the protective dream. If the final, tragic fall of Master Builder Solness in Ibsen’s play represents at once the culmination of the dream of dwelling and a catastrophic awakening from it in the moment of death, the task that Benjamin sets for future constructors is yet more daunting.   Neither to reinvent the sacral roots of dwelling with sublime chuch-like houses (the fatal project of Ibsen’s Solness) nor construct utopian “castles in the air” (as the young Hilde Wangel wants Solness to do), but rather to survive and master the interminable fall into secularized space. (In a strange anticipation of Ibsen’s fiction, the arcade architect Giuseppe Mengoni, designer of Milan’s famous Galleria Vittorio Emanuele II, whose allegorical features were intended as a secular counterpoint to the cathedral in the adjoining piazza, fell to his death from the triumphal arch shortly before the opening ceremonies in 1876.) In this sobering air outside dwelling, which surrounds the destruction-construction sites of the metropolis, architecture must seek the authentic spur to radical creation.

 


June 15, 2014 · by tyrus63 
 Tyrus Miller
We are the bees of the invisible. (Rilke)

30 mai 2017


 … Nous nous tenons devant un arbre en fleur – et l’arbre se tient là devant nous. Il se présente à nous. L’arbre et nous, nous nous présentons l’un à l’autre quand l’arbre se tient là, et que nous lui faisons face. En rapport l’un avec l’autre, placés l’un devant l’autre, nous sommes, l’arbre et nous. Il ne s’agit donc pas dans cette présentation, de «représentations» qui voltigent dans notre tête.
 … Qui fait ici à proprement parler la présentation, l’arbre, ou nous? Ou les deux? Ou aucun des deux? Nous nous mettons tels que nous sommes, non pas seulement avec la tête ou avec la conscience, en face de l’arbre à fleurs, et l’arbre se présente à nous comme celui qu’il est. Ou même – est-ce que l’arbre ne serait pas plus avenant que nous? L’arbre ne s’est-il pas présenté à nous avant, pour que nous puissions nous porter au-devant de lui et lui faire face?
 … Assurément, dans ce que j’ai nommé tout à l’heure présentation, il se produit aussi de diverse manière ce qu’on décrit comme relevant du domaine de la conscience et que l’on perçoit comme appartenant au champ psychique. Mais est-ce que l’arbre se tient «dans la conscience», ou bien est ce qu’il se tient dans la prairie? Est-ce que la prairie se situe comme expérience vécue dans l’âme, ou bien comme étendue sur la terre? La terre est-elle dans notre tête, ou bien sommes-nous debout sur la terre? … Lorsque nous pensons à ce que c’est qu’un arbre qui se présente à nous, de sorte que nous pouvons nous placer dans le face-à-face avec lui, alors il convient enfin de ne pas laisser tomber cet arbre, mais avant tout de le laisser être debout, là où il est debout. Pour quelle raison disons-nous «enfin»? Parce que la pensée jusqu’ici ne l’a encore jamais laissé être debout là où il est.

25 sept. 2016

L’irréprochable


Comment ai-je pu revenir des préjugés contre Heidegger dont j’avais été la consentante victime ? C’est évidemment grâce à la chance inespérée d’avoir été l’élève de Jean Beaufret.
Un jeune étudiant en philosophie qui cherche à s’orienter dans ses études et dans le monde, se sert volontiers de repères simples, et d’abord du plus simple d’entre eux, le repère négatif (la figure du “mauvais”), surtout s’il le partage avec le plus grand nombre. Dans le milieu intellectuel du début des années cinquante circulait déjà autour de Heidegger un bel ensemble de calomnies; j’en étais naturellement imbu, au point de nourrir à mon tour les soupçons les plus insidieux à son égard, ceux qui n’ont même plus besoin d’être formulés pour que s’entretienne une robuste antipathie.
Aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard, les mêmes mécanismes continuent de fonctionner : une cabale hétéroclite veille à raviver régulièrement la plus grave des suspicions sur un homme et sur une pensée dont je prétends aujourd’hui pour ma part qu’ils sont l’un comme l’autre irréprochables. Je donnerai plus loin les raisons qui me conduisent au choix de ce terme, et l’acception exacte dans laquelle je le prends.
Avoir cru autrefois (je n’ose plus dire “en toute bonne foi”) à ce que j’entendais colporter sur le “cas Heidegger” m’oblige moins désormais à être indulgent vis-à-vis des victimes actuelles de ce battage, qu’à attirer avec toujours plus d’intransigeance leur attention sur le piège qui leur est tendu, et surtout sur ce qui motive la constance avec laquelle on persiste à le leur tendre.
Comment Jean Beaufret s’y prenait-il pour guérir ses élèves de leurs préventions à l’égard de Heidegger ? En les mettant simplement au contact direct des textes.
Je défie quiconque de lire sérieusement Heidegger, et de pouvoir continuer à soutenir que ce qu’il vient de lire le lui rend suspect. Mais lire sérieusement, cela ne s’improvise pas, et demande un apprentissage. Le harcèlement contre Heidegger revient en fait à entretenir autour de sa pensée et de sa personne un halo de méfiance chargé d’inhiber par avance toute velléité d’observer à leur égard, ne serait-ce qu’en un premier temps, une simple attitude d’objectivité. Ainsi se forme une boucle aussi banale qu’efficace : la méfiance engendre un interdit, lequel renforce la méfiance.
Il suffit, je le répète, de se mettre sérieusement à l’étude de ce que Heidegger écrit pour voir la véritable fonction de ce cercle vicieux : servir de rideau de fumée – lequel cependant ne peut plus, une fois identifié comme tel, que se dissiper. C’est bien pourquoi l’effort principal des dénonciateurs vise à empêcher d’aller y regarder par soi-même.
C’est bien en le lisant que j’ai commencé à voir que, loin d’être un penseur sulfureux, Heidegger est probablement l’un des rares auprès desquels notre monde pourrait trouver à se sortir d’une impasse de péril extrême, où nous nous engageons, sinon, avec chaque jour moins de chances de réchapper.
Mais plus je lisais les textes de Heidegger, plus m’intriguait du même coup l’homme qui les avait écrits. Bien avant de le lire, je vivais déjà dans la conviction qu’une possible disparité entre l’élévation d’une oeuvre et les carences de son auteur ne vaut que pour ce qui, somme toute, émerge à peine au-dessus de la médiocrité. J’étais donc profondément curieux de voir l’homme Martin Heidegger, et de le mesurer au considérable penseur que je découvrais peu à peu en m’étant mis à lire ses livres. C’est pourquoi, quand j’ai eu la possibilité de le rencontrer, j’ai observé cet homme avec tant d’attention.
J’ai vu Heidegger pour la première fois à l’occasion de la conférence qu’il était venu prononcer à l’université d’Aix-en- Provence fin mars 1958. Cette conférence, c’est le texte Hegel et les Grecs. Après la conférence, je lui ai été présenté par Jean Beaufret, et le lendemain en fin de matinée, j’ai participé à un petit séminaire que Heidegger avait tenu à organiser avec quelques étudiants et enseignants, en écho à la conférence de la veille.
Ce qui m’a le plus frappé lors de ce premier contact, je m’en souviens bien, c’est un contraste étonnant, que j’ai souvent éprouvé par la suite et auquel je n’ai cessé de repenser depuis. Autant Heidegger était concentré, présent, rivé exclusivement à la pensée quand il était à son travail, autant c’était, dans la vie de tous les jours – pourvu que ce ne fût pas dans un cadre officiel ou mondain – un homme détendu et ouvert. Tandis qu’il s’avançait pour prendre la parole dans le grand amphithéâtre d’Aix, il était déjà à ce point pénétré, et j’oserai même dire : plein de ce qu’il s’apprêtait à lire qu’il donnait la très saisissante impression d’être physiquement plus massif et plus grand qu’il n’était en réalité. Ce dont je me rendis compte après la conférence, en le voyant face à face. Je suis moi-même de taille moyenne; or il était sensiblement plus petit que moi (plus petit même que Bonaparte ou Mozart, lesquels mesuraient 1 m 66). Assis, après la conférence, au fond du Café des “Deux Garçons”, il parlait avec la plus grande simplicité. Tout en l’écoutant, je remarquais sous une apparence de solidité ce qu’il avait de physiquement fragile, par exemple l’extrême finesse des attaches. Plus tard, j’ai pu constater que cela ne l’empêchait nullement d’entreprendre sur un rythme soutenu de longues marches tout au long des pentes de la Forêt-Noire.
Le séminaire du lendemain de la conférence est le premier auquel j’ai assisté. Ce qui m’y a tout autant surpris, c’est le comportement bienveillant de Heidegger. Il ne s’agissait pas pour lui d’imposer quoi que ce soit. Tout au contraire, il était d’emblée attentif à ce que disaient ou cherchaient à dire les participants; mieux encore : il était attentionné – d’une manière dont je n’avais jamais encore eu aucun exemple – comme s’il s’attendait à ce que le moindre des interlocuteurs pût apporter quelque clarté sur des questions qui lui demeuraient à lui-même encore obscures. Ce n’était évidemment pas une attention affectée.
Aussi me suis-je très vite mis en quête de témoins ayant connu et fréquenté Heidegger depuis de longues années. Je voulais apprendre d’eux si Heidegger avait changé d’attitude; car je m’imaginais que, plus jeune, cet homme devait être tout le contraire de celui que j’avais sous les yeux : un professeur cassant, peut-être même dur, prompt à rabrouer les moindres insuffisances de ses étudiants.
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Walter Biemel – mais pas seulement de lui. Je ne voudrais pas oublier ici une femme exquise, Ingeborg Krummer-Schroth, qui avait assisté à tous les cours et séminaires de Heidegger depuis 1934. Je me souviens de sa réponse, lorsque je lui ai demandé si le Heidegger de la pleine maturité était un professeur intraitable. — “Qui a bien pu vous dire cela!” me dit-elle avec une expression de complet ébahissement. Et elle se mit à me raconter ses souvenirs d’étudiante – lesquels avec vingt-cinq ans d’intervalle venaient coïncider avec mes impressions toutes fraîches : même bienveillance, même écoute – de la part d’un homme qui par ailleurs écrit et pense sans la moindre compromission. Même bienveillance et même écoute, mais pas au détriment de l’autre aspect de Heidegger au travail avec ses étudiants, à savoir l’impressionnante capacité de ne pas perdre son fil, malgré l’absolue liberté laissée – que dis-je ? demandée aux interlocuteurs.
J’ai assisté, avec Jean Beaufret et Julien Hervier, au séminaire de Todtnauberg, en août 1962. Il était consacré au difficile texte Temps et Être. Puis, toujours désireux de pouvoir observer Heidegger au travail en séminaire, j’ai eu la joie de le voir accepter l’idée de venir en Provence. Ce furent les “Séminaires du Thor” – dont Hannah Arendt écrivit, dans une lettre envoyée à Heidegger peu d’années après : « J’ai enfin pu lire le Séminaire du Thor. En voilà un, de document extraordinaire! À tous points de vue. Et pour moi, d’une importance toute particulière : cela m’a tellement rappelé le temps de Marbourg, et toi comme maître, à ceci près que c’est maintenant toi aujourd’hui, au coeur de ta pensée d’aujourd’hui.»
Hannah Arendt a raison : avec Heidegger, il s’agit bien d’un maître. Mais pas du tout de ce que nous, français, appelons un “maître à penser”, quelqu’un chez qui l’on va chercher une doctrine toute faite pour enfin (espère-t-on) pouvoir s’orienter au milieu des difficultés inextricables de la vie. Avec Heidegger, pas de doctrine. C’est un maître au sens du maître d’école – de l’instituteur – celui chez qui l’on apprend les rudiments qui servent à apprendre tout le reste. Heidegger est un maître dans l’art d’apprendre, soi-même, à se poser les vraies questions : celles qui ne peuvent recevoir de réponse au sens habituel du mot, parce que les vraies questions vous ramènent à l’ultime précarité, où l’existence ne vous laisse plus comme issue que de déployer, quelle qu’elle soit, votre carrure. En cela il est effectivement maître – au vieux sens latin du magister, le symétrique inverse du minister. Autant ce que fait ce dernier est minime, de simple administration, autant le magister s’occupe d’accroître, d’augmenter. C’est toujours pour moi un sujet d’étonnement que de constater comment on ne cesse d’esquiver, en pensée comme en action, un thème pourtant constant chez Heidegger, celui de l’attitude à avoir vis-à-vis de ce que l’on cherche à comprendre. Ainsi peut-on lire, dans la transition qui va de la 7ème à la 8ème heure du Cours “Was heißt Denken ?” : « Si nous voulons aller à la rencontre de ce qu’a pensé un philosophe, il nous faut agrandir encore ce qu’il y a de grand chez lui. (…) Si au contraire notre projet se limite à seulement vouloir porter contre lui des attaques, rien qu’en voulant cela, nous avons déjà amoindri ce qu’il y a de grand en lui.»
On reste loin du compte en limitant ce propos à n’être qu’une règle d’interprétation, ou de “lecture”. Ou plutôt, le prenant ainsi, on se fait une idée bien douillette de la lecture, que l’on entend alors comme une pêche d’informations, laquelle a donc intérêt à se faire le plus vite et le plus astucieusement possible. Heidegger a écrit en 1954 un petit texte qui s’intitule : Que demande “lire” ? (Édition intégrale, t. 13, p. 111) : « Que demande “lire” ? Ce dont tout dépend, ce qui décide de tout quand il s’agit de lire, c’est le recueillement. Sur quoi le recueillement rassemble-t-il ? Sur ce qui est écrit, sur ce qui est dit par écrit. Lire, dans l’acception propre du terme, c’est se recueillir sur ce qui a déjà fait, un jour, à notre insu, entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – que nous ayons à coeur d’y répondre, ou bien, n’y répondant pas, que nous lui fassions faux bond.
En l’absence de cette lecture, nous sommes du même coup hors d’état de pouvoir seulement voir ce qui nous regarde, c’est-à-dire d’envisager ce qui fait apparition en son éclat propre.» Voilà qui jette quelque lumière sur la remarque en incise qui se trouve dans Le chemin de campagne, où il est question de Maître Eckhart, le “vieux maître de lecture et de vie”. L’une des nombreuses choses dont la lecture de Heidegger permet en effet non seulement de faire l’expérience, mais qu’elle permet aussi de penser, c’est l’unité dans laquelle vivre, quand c’est de vivre au sens le plus plein qu’il s’agit, est inséparable d’un savoir – quelle que soit la manière, spontanée et instinctive ou bien très subtile, dont il s’articule, mais où d’emblée l’art de vivre se déploie lui-même en vie de l’esprit. Comme le dit encore Hannah Arendt, dans une autre lettre à Heidegger : « Personne ne lit comme toi.»
Cela, je ne l’ai pas perçu dès l’abord dans toute sa redoutable simplicité, ni surtout dans sa portée proprement unitive. 
Je ne voyais pas encore en sa limpide lisibilité – pour recourir aux termes facilement rébarbatifs du jargon philosophique – que l’herméneutique est déjà en soi-même toute l’éthique (en langage de tous les jours : qu’on ne peut pas être à la fois un grand penseur et un individu par ailleurs douteux – ce qui, si je ne m’abuse, devrait avoir de quoi réveiller les coeurs les mieux endurcis).
On entrevoit peut-être ici pourquoi m’a attiré la tâche (apparemment étrange, même pour plus d’un ami proche) de faire entendre à mes contemporains que Heidegger n’est décidément pas ce que l’on nous présente encore aujourd’hui à peu près partout : ce personnage qui se serait criminellement compromis avec un régime criminel.
Voilà pourquoi je suis allé, dès la fin des années cinquante, interroger nombre d’anciens étudiants de Heidegger, et même quelques anciens collègues. Je me souviens du jour où j’ai rencontré le grand philologue Wolfgang Schadewaldt. C’était après la publication de l’article Trois attaques contre Heidegger dans la revue “Critique”. Dès qu’il m’eut identifié comme leur auteur, il manifesta à mon égard une particulière amabilité : « Tout ce que vous avez écrit là est vrai! ». Et il ajouta : « Si vous venez chez moi, à Tübingen, je vous montrerai d’autres documents qui vous permettront d’aller plus loin encore dans la défense de Heidegger.» Mais je devais, à ce moment déjà, assurer mon service au lycée, et cette invitation n’a pu se concrétiser. Même réaction de la part d’Emil Staiger, de Zurich. J’ai déjà parlé d’Ingeborg Krummer-Schroth. Par manque d’espace, il me faut aussi, hélas, passer sous silence ce que m’ont confié tant d’anciens étudiants. Mais je tiens à évoquer tout spécialement Walter Biemel.
C’est qu’il reste témoin des années d’enseignement de Heidegger au moment où le régime hitlérien entrait dans le paroxysme de sa criminalité. Walter Biemel est arrivé à Fribourg-en-Brisgau en mars 1942, et il a été étudiant de Heidegger jusqu’à l’été 1944. Par lui, au cours de longues conversations, j’ai pu me faire une idée précise de l’attitude du philosophe non seulement dans la “sphère privée”, mais encore comme professeur d’Université. Depuis, toutes ces confidences ont été rendues publiques dans plusieurs textes de Walter Biemel, malheureusement encore non-traduits dans notre langue. Mais il faut ajouter qu’on n’y a pas, en Allemagne non plus, prêté l’attention qu’ils méritent – pour la raison probable que, là-bas comme ici, ne plus pouvoir s’abriter derrière le fantasme d’un Heidegger suspect a priori rendrait obligatoire un certain nombre de révisions déchirantes – perspective assurément grosse d’angoisses diverses.
Ce que je cherchais, en interrogeant Walter Biemel, c’était à vérifier si mon intuition concernant le “caractère” de Heidegger correspondait à la vérité. On se souvient peut-être du mot de Sartre : “Heidegger n’a pas de caractère, voilà la vérité.” Travailler Heidegger m’avait déjà amené à fortement douter du sérieux de ce propos.
Avec Walter Biemel, témoin direct, j’étais en mesure d’apprendre si Heidegger avait vraiment “manqué de caractère” – et précisément à l’époque cruciale des années 1942-1944. Ce que m’a alors raconté Walter Biemel est venu corroborer ce que je pressentais. À l’université de Fribourg, me disait-il (et comme j’ai dit plus haut, il l’a publié depuis), Heidegger était le seul professeur qui ne commençait pas ses cours en faisant le salut hitlérien. Je me
souviens lui avoir alors demandé : “Voulez-vous dire que les professeurs hostiles au régime, ceux qui allaient former, après l’effondrement du nazisme, la commission d’épuration de l’université devant laquelle Heidegger a été sommé de comparaître, faisaient, eux, le salut hitlérien au commencement de leurs cours ?” — “Évidemment! Seul Heidegger ne le faisait pas”, me répondit Walter Biemel en frappant la table du plat de la main. Des années plus tard, peu après qu’eut été édité l’extravagant factum de Victor Farias (lequel – tel un pétrolier englouti qui continue de polluer les côtes – sert toujours de référence à la propagation des calomnies), j’ai dit un jour publiquement : “Heidegger n’était pas un héros”. Il me paraît en effet que ne pas faire le salut pourtant officiellement prescrit ne mérite pas à propremenr parler la qualification d’acte héroïque. À ma grande surprise – car je n’avais pas encore mesuré à quel degré de mauvaise foi pouvait conduire l’acharnement contre Heidegger – un détracteur falsifia mon propos, prétendant que j’avais dit : “Heidegger était un lâche”.
Jamais je n’aurai l’impudence de déclarer que ces collègues réellement hostiles au nazisme, mais qui observaient les prescriptions officielles, étaient des lâches. Ils étaient simplement prudents et conformistes. Heidegger – qui n’était donc pas un héros – n’a été à ce moment là (qui, je le répète, coïncide avec la période la plus maléfique du régime nazi) ni conformiste, ni prudent. Pour moi, c’est une preuve très éclatante de caractère. Walter Biemel ne manquait pas d’attirer mon attention sur le fait tout aussi important que cette attitude courageuse de Heidegger étaient parfaitement comprise par les étudiants. Aussi me confia-t-il n’avoir pas été étonné outre mesure, lors de la première visite privée qu’il lui rendit à son domicile, de voir Heidegger se livrer à une critique en règle du régime nazi, “qu’il traitait de criminel”. C’était la première fois, ajouta-t-il, que j’entendais prononcer des propos aussi graves de la bouche d’un professeur d’Université.
Mais ce récit, pour moi, est décisif pour une autre raison encore. Je suis tombé, en effet, lors de mes investigations, sur un témoignage selon lequel Heidegger aurait employé dès 1935 le terme de “criminel” pour désigner le régime nazi. En droit, le témoignage d’un seul n’est pas recevable; aussi n’en ai-je jamais fait état – ce qui ne m’empêche nullement d’être persuadé, à titre personnel, que Heidegger pensait déjà ainsi deux ans seulement après le pas de clerc qu’a été le fait de croire un temps que soutenir Hitler n’était pas inconciliable avec s’engager pour une véritable révolution.
J’ai dit en commençant que je regarde aujourd’hui Heidegger, aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que philosophe, comme irréprochable. Le moment est venu de m’expliquer. Comme j’ai perdu tout espoir de ramener à la raison ceux qui se font une religion de “démasquer” (comme ils disent), tapi derrière la pensée de Heidegger, un “archi-fascisme” “néo-néolithique” (on croit rêver! – mais ces balivernes ont bel et bien été proférées dans un récent colloque de “spécialistes”, et sans provoquer l’hilarité), je m’adresse aux gens qui voudront bien examiner, chacun en son for intérieur, la portée et la pertinence des arguments que j’avance.
L’irréprochable, je l’entends de manière parfaitement univoque comme : ce à quoi l’on ne peut pas recevablement adresser de reproche. Je crois qu’irréprochable peut être entendu ainsi par tous.
Que reproche-t-on à Heidegger ? Toujours et encore, ce que l’on prend bien soin d’appeler son “adhésion au nazisme”. Or cette formulation est inadmissible – pour la raison claire qu’en bon français, “adhésion au nazisme”, cela signifie adhésion à l’idéologie raciale des nazis, laquelle implique : l’extermination des Juifs, la réduction en esclavage des “races” prétendues “inférieures”, et la création, par sélection des “meilleurs”, d’une race appelée à incarner l’humanité future. Rien que dire : “l’adhésion de Heidegger au nazisme”, cela implique par conséquent – qu’on le veuille, ou bien que l’on ne s’en rende pas clairement compte – que Heidegger a donné son assentiment à cette idéologie criminelle.
Or je soutiens, ici en France, depuis près de quarante ans, que jamais Heidegger n’a “donné son assentiment au crime” – comme on peut encore le lire, écrit noir sur blanc, ou l’entendre déclarer avec impudence dans de nombreux congrès “philosophiques”. Et je continuerai à le redire tant qu’il faudra, non sans savoir que les preuves que j’avance, du seul fait qu’elles visent à établir que Heidegger n’a pas fait cela, sont des preuves indirectes. Or, par leur nature même, des preuves indirectes sont hors d’état d’établir positivement que quelqu’un n’a pas participé – ou même donné son assentiment – à un crime. Dans ces circonstances, lever tout à fait un soupçon est une tâche presque impossible à mener jusqu’à son complet aboutissement, vu le caractère indirect de la démonstration. Mais n’oublions pas par ailleurs que l’hostilité de l’opinion publique est systématiquement entretenue contre le soupçonné. C’est pourquoi il est si important de rappeler les raisons de cette louche hostilité. Il faut faire voir aux honnêtes gens comment les manoeuvres des dénonciateurs visent à culpabiliser l’intérêt que l’on pourrait porter à l’oeuvre de cet homme.
À présent, regardons de plus près. Si c’est bien une inacceptable calomnie que de parler d’une “adhésion de Heidegger au nazisme”, il n’en reste pas moins que le philosophe s’est engagé, pendant son Rectorat, en soutenant sans réserve plusieurs initiatives du nouveau régime. Je pèse mes mots, et ne dis pas : “en soutenant sans réserve le nouveau régime” – parce que, précisément, il ne soutient pas tout ce qui se fait avec l’arrivée au pouvoir du régime en question. L’une des premières mesures prise par le recteur Heidegger est un fait incontestable et très significatif par lui-même : interdire dans les locaux universitaires de Fribourg-en-Brisgau l’affichage du “Placard contre les Juifs” rédigé par les associations d’étudiants nationaux-socialistes (et qui sera affiché dans presque toutes les autres universités d’Allemagne). Ce fait indéniable (que les détracteurs de Heidegger, au mépris de la plus élémentaire honnêteté, passent sous silence, ou bien dont ils cherchent à minimiser la signification pourtant patente) permet, à mon sens, de se faire une idée plus claire des conditions dans lesquelles Heidegger a cru pouvoir assumer la charge du rectorat.
Si l’on veut ne pas rester prisonnier des fantasmes, il faut partir de la situation telle que la juge Heidegger au moment où il choisit d’accepter d’être recteur. À la fin de son Discours de Rectorat, Heidegger en parle – nous sommes le 27 mai 1933 – en usant de la formulation suivante : aujourd’hui, «… alors que la force spirituelle de l’Occident fait défaut et que l’Occident craque de toutes ses jointures.» Ce qu’il faut bien noter ici, c’est que Heidegger ne limite pas son propos à la situation interne de l’Allemagne (laquelle, en ce début 1933, est pourtant catastrophique). Son diagnostic s’étend à l’ensemble du monde occidental, où il constate un phénomène sans précédent, qu’il est possible – à condition d’entendre le mot parler dans tout ce qu’il a de réellement inquiétant (“la machine terraquée détraquée”) – de nommer : détraquement. Il est plus qu’urgent pour tous d’y prêter la plus lucide des attentions. Car si l’on veut garder une chance de n’y pas succomber, il faut faire face à ce détraquement, c’est-à-dire d’abord reconnaître ce qui s’y passe, afin d’apprendre comment s’en dégager. Voilà ce que j’ai nommé plus haut : engagement pour une véritable révolution. Heidegger, bien avant 1933, sait que le monde actuel ne peut plus faire l’économie d’une vraie révolution.
Ne confondons pas le diagnostic (le monde occidental s’est fourvoyé dans une impasse) avec ce que l’on nomme en Allemagne “Kulturpessimismus” – le “pessimisme relativement au processus général de civilisation”. Il n’y a en effet simplement pas de place, chez Heidegger, pour un pessimisme. Il s’agit au contraire, en convoquant toutes les forces capables d’affronter le péril (qui est dans doute encore plus pernicieux en notre début du XXIème siècle qu’il y a maintenant soixante-dix ans), de ne pas céder au découragement, mais de rendre son magistère à la pensée.
Aussi ne faut-il pas croire débilement que Heidegger ait vu en Hitler un “sauveur”, ou même un “homme providentiel”.
Il n’éprouvait certes pas pour lui cette répulsion instinctive que nous ressentons quand nous voyons attaquer de front l’héritage de la Révolution française. Mais dès avant cette époque, Heidegger avait fait sienne une conception de la révolution selon laquelle la Révolution française n’a été, tout bien considéré, qu’une tentative avortée, exactement comme la révolution bolchevique de 1917 qui se voulait l’héritière de celle de 1789. N’oublions pas ce qui n’a cessé d’avoir un écho majeur chez lui, à savoir la profession de foi que prononce Hölderlin dans sa lettre du 10 janvier 1797 : « Je crois à une révolution des modes de conscience et de représentation qui fera honte à tout ce qui l’aura précédé.» Ce qui s’esquisse dans le propos du poète, nous en sommes aujourd’hui terriblement loin. Dans cet éloignement, le nazisme a incontestablement joué, quant à lui, un rôle particulièrement sinistre. C’est bien pourquoi nous trouble, sinon même nous révolte de voir Heidegger s’engager un temps aux côtés du dictateur qui incarne pour nous l’antithèse de la véritable révolution.
Il importe donc de bien prendre en vue le moment chronologique de cet engagement. Au tout début de l’année 1933 (et pendant plus d’un an), le pouvoir d’Hitler est bien loin d’être total. Les observateurs, dans le monde entier, se demandent s’il va durer plus de quelques mois. Heidegger, pendant ces quelques mois, examine ce que propose le nouveau chancelier. Ne rejetant pas tout par principe, il donne son assentiment à ce qu’il juge acceptable, tout en s’opposant sans fléchir à ce qu’il juge inadmissible. En regardant de la sorte cet engagement, nous pouvons du même coup y repérer par où il pèche : Heidegger n’a pas vu d’emblée que la nature totalitaire de l’hitlérisme allait s’imposer irrésistiblement, et que de ce fait une distinction entre l’acceptable et l’inadmissible perdrait nécessairement toute pertinence, vu que, dans un totalitarisme, tout est proposé d’un seul tenant – plus exactement encore : vu que tout y est donné à approuver en bloc, de sorte que l’idée même d’y infléchir quoi que ce soit se révèle en fin de compte être chimérique.
Peut-on reprocher à Heidegger de ne pas s’en être aperçu d’emblée ? Pour être à même de répondre honnêtement, il faut préalablement s’être posé la question : ne pas comprendre d’emblée la nature fondamentalement totalitaire d’un régime, est-ce vouloir s’aveugler soi-même ?
Je viens de relater comment Heidegger s’était opposé à une initiative des étudiants nationaux-socialistes. N’est-ce
pas clairement une tentative pour marquer une limite à ne pas franchir, une tentative qui permettait en même temps au recteur de tester la marge de liberté dont il disposait ?
Un autre fait, tout aussi incontestable et significatif, l’interdiction faite aux troupes nazies de procéder devant les locaux de l’université à l’“autodafé” des livres d’auteurs juifs ou marxistes peut (et dans mon esprit : elle doit) être, elle
aussi, interprétée de la même manière, c’est-à-dire comme refus, par le recteur, de ce qu’il juge incompatible avec ce pour quoi il a accepté la charge du rectorat. Il se trouve que dans les premiers mois d’installation du nouveau régime, les hitlériens n’ont pas réagi à de tels refus comme ils le feront plus tard (c’est-à-dire par l’élimination pure et simple du récalcitrant). Ce qui pouvait amener ce dernier à penser qu’il n’était pas vain d’agir comme il le faisait.
Mais à peine aura-t-il compris qu’avec ce type d’action il n’aboutissait à rien d’autre qu’à repousser les échéances, sans obtenir de véritables garanties d’indépendance, Heidegger démissionnera de son poste. Rappelons que cette démission, il la présente en février 1934, et qu’elle sera entérinée le 27 avril.
Il aura donc fallu environ neuf mois à Heidegger (à peu près le même temps que mettra Bernanos, à Majorque, avant
de saisir le vrai visage de la “Croisade” franquiste) pour comprendre que les possibilités de réussite de son action étaient épuisées. C’est vers cette époque (1934) qu’il note dans un carnet encore inédit : « Le national-socialisme est un principe barbare.» Nouvel indice venant à mes yeux corroborer le témoignage dont j’ai fait état plus haut, celui qui rapporte que Heidegger qualifiait dès 1935 le régime hitlérien de criminel. Mais pour pouvoir seulement en accepter la possibilité, il faut préalablement s’être rendu compte que croire à un Heidegger sans caractère, c’est se raconter des sornettes.
On peut encore vérifier ainsi, auprès de nombreux témoins, comme dans des textes aujourd’hui publiés, que Heidegger n’hésitait pas, dans des circonstances semi-publiques à déclarer sans ambages que sa tentative de rectorat avait été une complète erreur. Est-il encore possible, dans ces conditions, de reprocher à Heidegger d’avoir gardé le silence sur le caractère exécrable du nazisme ? Ne pas garder le silence, pendant que le régime déploie sa malfaisance, n’est-ce pas déjà une forme de résistance ?
Pour qui se met à l’étude sérieuse des Cours que Heidegger a professés de 1933 à 1944, il ne peut plus échapper ce que n’ont cessé de redire d’innombrables étudiants de cette période, à savoir qu’ils y entendaient clairement une critique du régime en place, au point qu’ils craignaient parfois de voir Heidegger arrêté par la police secrète d’État.
Que cela ne soit pas arrivé atteste uniquement le mépris dans lequel les nazis tenaient tout ce qui restait limité à la sphère du monde universitaire, et n’avait donc pas de retentissement dans les masses.
Mais concernant la façon dont nous regardons cette forme de résistance, quelque chose d’essentiel ne doit pas nous échapper : l’opposition de Heidegger au national-socialisme ne se fonde pas sur une doctrine établie. Elle ne s’appuie ni sur le marxisme ni sur le libéralisme. De ce fait, elle ne peut guère être comprise par ceux qui, pour s’opposer au nazisme, ont besoin de l’un et de l’autre comme normes d’opposition, et refusent dogmatiquement qu’il puisse y avoir ailleurs la moindre possibilité de véritable résistance.
Avoir pourtant flétri à sa manière le régime hitlérien depuis bien avant que ce dernier ne se trouvât en mauvaise posture, voilà ce qui me semble dispenser Heidegger d’avoir à manifester, après le danger, une sévérité d’autant plus appuyée qu’elle aurait été gardée secrète au moment où le régime était au faîte de sa puissance. Mais quant à nous, cela ne nous dispense nullement de l’effort que demande la compréhension d’une pensée s’opposant à ce régime de façon parfaitement originale – et, pour peu que l’on commence à en saisir l’originalité, avec une absolue radicalité.
Je n’ai pas encore parlé d’un ultime reproche que l’on fait à Heidegger, peut-être encore plus grave, parce que plus insidieux. Il n’a d’ailleurs été formulé en toutes lettres que par ses détracteurs les plus forcenés et obtus, tellement il est évidemment contraire à toute vraisemblance. C’est le reproche d’antisémitisme.
Désormais, le style dans lequel on y accuse Heidegger est devenu lui-même assez enveloppé. C’est ainsi que dans l’hebdomadaire helvétique “Die Weltwoche” (n° 49, 8 décembre 1994, p. 31), on a pu lire un entretien avec Madame Jeanne Hersch où cette accusation gagne pour ainsi dire sa forme achevée.
Il ne fait pas de doute, dit Madame Hersch, qu’il n’y a jamais eu chez Heidegger d’attitude ou d’action antisémite au sens propre. Mais elle ajoute : « ce qui peut lui être reproché, c’est de n’avoir pas été assez anti-antisémite.»
Ce qui saute aux yeux dans cette phrase, c’est la manière naïve (tout à fait analogue aux dénégations puériles) dont le grief est maintenu coûte que coûte. Le prévenu n’est pas coupable du crime dont on l’accuse – il n’en est pas moins coupable, puisqu’il n’a pas assez combattu ce dont on ne peut l’accuser !
Que peut bien vouloir dire : ne pas être assez anti-antisémite ? Quand donc aura-t-on assez mené le bon combat, si l’on entend strictement l’ignominie qui consiste à condamner d’avance quelqu’un non pour ce qu’il aurait fait, mais pour ce qu’il est censé être ? La réponse est simple : quand personne ne portera plus accusation pour autre chose que ce qu’a fait un accusé – non pour ce qu’il n’a pas fait, ni même pour ce qu’il n’a pas assez fait. Tant que ce stade n’est pas atteint, il est clair que nous pouvons tous, en conscience, nous reprocher de n’avoir pas assez lutté.
Ces remarques mènent naturellement à dire un mot de la justice. Là aussi, la pensée révolutionnante de Hölderlin ouvre des aperçus auxquels notre temps est devenu obstinément sourd (à l’exception notable de Martin Heidegger qui s’est, lui au contraire, mis à son écoute pour entreprendre rien de moins qu’un autre départ pour penser).
Dans les Remarques sur OEdipe, écrites environ cinq ans après la lettre dont a été citée la phrase concernant la “révolution des modes de conscience et de représentation”, le poète parle du Roi OEdipe en son office de juge; et il note :
« Oedipe interprète la parole de l’oracle de manière trop infinie, <et il se voit ainsi> pris dans la tentation d’aller en
direction du nefas.»
Ce que recouvre le mot “nefas”, Hölderlin l’explique quelques lignes plus bas. L’interdit – ce que les Dieux ne permettent pas – OEdipe le prononce (dit-il) « en ce qu’il fait porter soupçonneusement l’interprétation du commandement universel sur un cas particulier.»
La parole néfaste est celle qui n’observe pas la séparation entre le monde des hommes et le monde des Dieux. Elle est, en d’autres termes, cet égarement au sein de quoi un mortel outrepasse l’humaine condition en parlant comme seuls les Dieux ont droit de parler. Dans ces circonstances, la justice devient malédiction. Les Romains, maîtres en droit, le savaient aussi, eux qui disaient : Summum jus, summa injuria : la simple volonté d’être absolument juste déchaîne toutes les injustices.
L’office du juge est d’être juste. Mais être juste, ce n’est pas : être un juste. Le juste, selon une tradition vénérable, est celui qui empêche qu’un crime soit commis. Le juge, à la différence du juste, punit un crime commis. Les écueils de son office sont le risque de condamner un innocent et celui, non moins menaçant, d’acquitter un coupable. Le juste, quant à lui, contrecarre les machinations criminelles avant qu’elles ne passent à l’acte, selon un type d’opposition au crime qui, jamais, ne peut immédiatement prendre la forme d’une violence.
Le justicier, de l’autre côté, est aux antipodes du juste : il entend, comme il le dit si volontiers, “faire justice”, alors qu’en réalité il ne fait que tirer vengeance du crime, ce qui n’est jamais qu’ajouter injustice à l’injustice.
Avant de punir un criminel, bien avant, s’impose au juste l’inapparente besogne de protéger un être contre ce qui le menace criminellement. Qui se donne pour “mission” de punir passe vite sur les continuelles, peu gratifiantes, les humbles difficultés auxquelles doit faire face celui qui cherche à préserver la vie, ou même la dignité de son prochain.
Sans doute n’est-ce pas être un juste que de travailler comme le fait Heidegger, c’est-à-dire en consacrant toute sa force à faire surgir les conditions sous lesquelles il devient possible de véritablement penser.
Si je dis qu’il n’est pas un juste, je ne sous-entends toutefois en aucune façon qu’il se désintéresse de la justice, ou qu’il méprise ceux qui sont des justes. De même, quand je dis qu’il est irréprochable, je ne dis nullement qu’il serait parfait, et que tout chez lui est exemplaire et incriticable. Mais tant que des accusations mensongères continuent d’être portées contre lui, c’est un devoir de redresser les contrevérités et de dénoncer les calomnies. C’est même un double devoir, d’abord parce qu’il s’agit d’un homme que l’on a pris l’habitude détestable de présenter, au mépris de tous les faits avérés, comme indiscutablement déshonoré; ensuite parce que le travail de cet homme, travail peu accessible en apparence et, du coup, difficile à exposer dans les formes de la communication médiatique, donne trop aisément prise aux caricatures, sinon même aux défigurations. C’est pourquoi il faut rendre hommage à ceux qui, plus soucieux de vérité que de toute autre chose, n’ont pas cessé, comme Walter Biemel, de transmettre ce qu’ils ont appris de Martin Heidegger.
Un philosophe qui a entendu ce que dit Heidegger ne peut plus philosopher autrement qu’en vue d’apporter sa part – quelle qu’elle soit – à l’apparition des “nouveaux modes de conscience et de représentation” évoqués plus haut. Mais
je ne dis pas que pour philosopher ainsi, il faille avoir rencontré Heidegger. Je ne le dis pas pour la simple raison que si Heidegger a pu emprunter son chemin, c’est qu’il en a reçu d’ailleurs (non pas “d’ailleurs que du monde”) l’injonction. Or cela : avoir à répondre de ce qui a fait entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – tout être humain, en tant qu’être humain, en est aujourd’hui requis – d’une requête qui ne fait plus qu’un désormais avec la condition de l’homme moderne.




« S’ils se taisent, je me tairai… »
Jean de Condé, trouvère (Fin du XIIIème siècle).




François Fédier
Paris, 5 janvier-11 février 2003
L’Infini n°95, p.140-153.