23 nov. 2015

Kenneth Goldsmith
Théorie

Je me tourne vers la théorie après avoir réalisé que
quelqu’un a consacré toute sa vie à une question que
j’avais à peine envisagée.
J’ai été artiste, puis je suis devenu poète, puis écrivain.
Maintenant, quand on me le demande, je me décris simplement
comme un instrument de traitement de texte.
Écrire devrait être aussi facile que laver la vaisselle –
et aussi passionnant.
Hunter S. Thompson a retapé des romans d’Hemingway et de
Fitzgerald. « Je veux juste savoir ce que ça fait d’écrire
ces mots » disait-il.
Obama recopie régulièrement les discours écrits par sa
plume sur un bloc-notes, avec un stylo : « Ca m’aide à
organiser mes pensées ».
Si vous ne produisez pas d’art avec l’intention qu’il soit
copié, vous n’êtes pas un artiste fait pour le 21e siècle.
Du producteur au reproducteur.
Internet détruit la littérature (et c’est une bonne chose).
« Le plagiat est nécessaire », insistait Lautréamont. « Le
progrès l’implique. »
L’authenticité est une autre forme d’artifice.
Il est possible d’être à la fois inauthentique et sincère.
À partir du moment où vous êtes debout face à des gens,
vous n’êtes plus authentique.
Raconter une histoire vraie est un acte non-naturel.
Mon écriture est une écriture politique ; elle préfère
simplement utiliser la politique de quelqu’un d’autre.
J’ai toujours été partagé à l’idée d’être considéré comme
un poète. Si Robert Lowell était un poète, je ne veux pas
être un poète. Si Robert Frost était un poète, je ne veux
pas être un poète. Si Socrate était un poète, je pourrais
reconsidérer la question.
Un marchand d’art à Captain Beefheart : « Vous ne serez
jamais respecté en tant qu’artiste – vous serez toujours
un musicien qui peint. Si vous désirez réellement être
peintre, vous devez arrêter la musique. » Peu de temps
après, Captain Beefheart a commencé à parler de lui comme
d’un peintre sous le nom de Don Van Vliet.
Un enfant pourrait faire ce que je fais, mais il n’oserait
pas de peur d’être traité d’idiot.
Barry Bonds, le futurisme fait chair, est le rejeton
de William S. Burroughs (« Nous sommes nous-mêmes des
machines ») et Andy Warhol (« Je veux être une machine »).
LE JOURNALISTE : Que ressentez-vous lorsque vous êtes
accueilli par un choeur de sifflets assourdissant quand
vous entrez sur le terrain ?
BARRY BONDS : Je les transforme en symphonie.
Le sérieux est obsolète.
Les écrits ennuyeux et interminables encouragent une sorte
de non-compréhension sans effort, un langage dans lequel la
lecture elle-même paraît parfaitement superflue.
« Internet n’a absolument aucun rapport avec le fait
d’écrire de la fiction, qui exprime des vérités que
l’on ne peut trouver qu’à travers l’observation et
l’introspection », a dit Will Self.
Jonathan Franzen est célèbre pour avoir écrit certaines
parties des Corrections avec des oeillères et des bouchons
d’oreille pour réduire les distractions.
Jonathan Franzen est le plus grand romancier américain… des
années 1950.
La nouvelle autobiographie c’est l’historique de notre
navigateur.
Les écrivains deviennent des curateurs du langage, un
glissement comparable à l’émergence du curateur comme
artiste dans les arts visuels.
L’échantillonnage et la citation ne sont rien d’autre que
des vitrines de l’appropriation.
Le remixage est souvent pris pour de l’appropriation.
Notre poésie commence étrangement à ressembler à du suivi
de données.
La poésie est un espace vide et orphelin, suppliant d’être
reconsidérée. La nouvelle poésie ne ressemblera en rien à
l’ancienne.
Internet est le meilleur poème jamais écrit, illisible,
principalement à cause de sa taille.
Un article dans le China Daily parle d’un jeune travailleur
qui a copié une douzaine de romans, les a signés de son nom
et a publié une collection de « ses oeuvres ».
Le code alphanumérique, indissociable de l’écriture, est le
moyen par lequel Internet a solidifié son emprise sur la
littérature.
Richard Prince a récemment repris l’un des plus grands
classiques de la littérature américaine, L’Attrape-coeurs,
pour faire d’incroyables facsimilés de la première édition.
Partout où le nom de Salinger apparaissait, Prince l’a
remplacé par le sien. Il a vendu un exemplaire dédicacé
portant la signature de « Richard Prince » pour le prix
que vaudrait une édition originale dédicacée par Salinger
aujourd’hui.
L’écriture contemporaine, c’est l’évacuation du contenu.
Le futur de l’écriture, c’est la gestion du vide.
Le futur de l’écriture, c’est d’indiquer.
Le futur de l’écriture, c’est de ne pas écrire.
Le futur de la lecture, c’est de ne pas lire.
L’entité humaine auparavant connue sous le nom de « lecteur ».
John Cage et Morton Feldman en 1967. Feldman se plaignait
d’être dérangé sur la plage par les radios transistors
« beuglant du rock and roll », et Cage répondit « Tu sais
comment j’ai réglé ce problème de radio autour de moi ?
De la même manière dont les hommes primitifs ont réglé le
problème des animaux qui les effrayaient et qui étaient
probablement, comme tu le dis, des intrusions. Ils ont fait
des dessins d’eux dans leurs grottes. Alors j’ai simplement
composé un morceau en utilisant des radios. Maintenant à
chaque fois que j’entends des radios – même une seule, pas
seulement douze à la fois, comme tu as dû entendre sur la
plage –, et bien je me dis qu’elles passent simplement mon
morceau. »
Andy Warhol a dit « Mon style s’est toujours déployé plus
qu’il n’a évolué. Pour moi, les échelons du succès étaient
plus latéraux que verticaux. »
Le statique c’est le nouveau mouvement.
Le bureau d’un écrivain commence à ressembler plus à un
laboratoire ou au bureau d’un petit commerce qu’au cabinet
contemplatif qu’il était à une époque.
Un bon poème est très ennuyeux. Dans un monde parfait
toutes les phrases auraient une ressemblance globale.
Commencez à copier ce que vous aimez. Copiez, copiez,
copiez. Et à la fin du recopiage, vous vous trouverez vousmêmes.
À propos du recopiage : ce n’est pas un bug. C’est une
fonctionnalité.
Bob Dylan à propos de l’appropriation : les chochottes et
les trouillards s’en plaignent.
La régulation de la propriété intellectuelle est une forme
d’euphémisme du contrôle social – et une forme futile, en
plus.
On dit qu’en Chine, des livres supplémentaires sont écrits
et insérés dans des sagas existantes. Il y a dix tomes
d’Harry Potter dans les séries chinoises alors que J.K.
Rowling en a écrit sept.
La créativité individuelle est un dogme du capitalisme
modéré contemporain, plutôt que le domaine des artistes
non-conformistes : la fiction est partout.
Vers la fin de sa vie, Alexander Trocchi a réécrit ses
premiers manuscrits à la main et les a vendus comme des
originaux à des collectionneurs.
Ted Berrigan a volé des livres d’auteurs connus et falsifié
leurs dédicaces. Puis il les a refourgués aux revendeurs à
qui il les avait volés pour des prix largement augmentés.
Nous n’avons pas besoin d’une nouvelle phrase. Une vieille
phrase remaniée fera l’affaire.
Les batailles actuelles entre le plagiat et le copyright
sont au 21e siècle ce que les procès pour obscénité étaient
au 20e.
Dans la rétrospective de Tony Oursler au William College
Museum of Art, à l’étage, bien caché entre les galeries,
l’artiste avait installé un microphone dans lequel tout
le monde pouvait parler. Ce que les gens disaient était
diffusé dans le hall d’entrée du musée. Il n’y avait
aucune restriction sur ce que l’on peut dire, seulement un
petit écriteau rappelant aux orateurs d’être attentifs aux
autres et une légère suggestion d’éviter de jurer. Quand
mon tour est arrivé, j’ai dit d’une voix claire et sur
un ton radio : « Votre attention s’il vous plaît. Votre
attention s’il vous plaît. Le musée va fermer. Veuillez
vous diriger vers la sortie. Merci pour votre visite. »
Même si la fermeture n’était que dans plusieurs heures,
j’ai répété l’annonce et j’ai vu dans le moniteur vidéo
qui était installé que les gens se ruaient vers la sortie.
J’ai encore répété mon annonce. Finalement, un garde âgé,
fiévreux, fonça sur moi en courant, attrapa mon bras et me
lança « vous n’êtes pas autorisé à dire ça ! ». Quand je
lui dis que rien ne m’en empêchait, il me répéta à nouveau
que je n’y étais pas autorisé. « Pourquoi ? » lui ai-je
demandé. « Parce que ce n’est pas vrai », me réponditil.
« Vous devez arrêter de dire ça immédiatement. »
Evidemment, j’ai répété mon annonce encore une fois. Ce
pauvre homme ne savait vraiment plus quoi faire de moi. Il
savait que même si je n’enfreignais aucune véritable loi,
je brisais un contrat social implicite en remettant en
question l’autorité de l’institution.
Il n’y a pas de lectures « correctes ». Seulement des
reproductions et des possibilités.
Q : Pourquoi pensez-vous que les pratiques d’appropriation
sont bien moins acceptables pour les gens lorsqu’il s’agit
d’écrits ? Pourquoi est-ce un plus gros problème de plagier
l’écriture ?
JONATHAN LETHEM : la critique littéraire est trop
étroitement liée au journalisme papier. En conséquence,
alors que d’autres domaines de réception de l’art sont
séparés avec succès de l’ethos des journalistes, les
journalistes littéraires sont souvent des journalistes qui
se rêvent critiques littéraires. Le champ du journalisme
littéraire dépasse tellement la critique littéraire
académique en termes d’influence, et les journalistes
sont bien sûr obsédés par les notions journalistiques de
plagiat, de sources, et d’inexactitude. Ces standards se
transposent beaucoup trop dans le monde de l’écriture
littéraire.
Le problème n’est pas le piratage. Le problème c’est
l’obscurité.
Être assez connu pour être piraté est le couronnement d’une
carrière. Beaucoup d’artistes veulent premièrement et avant
tout être aimés et deuxièmement entrer dans l’histoire ;
l’argent est un lointain troisièmement.
L’information est comme une banque. Notre travail est de
braquer cette banque.
Je trouve que l’idée de recycler le langage pour le
rendre politiquement et écologiquement durable, est une
idée qui prône la réutilisation et le reconditionnement,
par opposition à la fabrication et la consommation du
neuf. C’est une attitude qui contrecarre la consommation
capitaliste globale en admettant que le langage ne
peut pas être détenu ou possédé – que c’est une
ressource partagée. Donc dans ce sens, ces idées sont,
idéologiquement parlant, davantage dans la lignée des
pensées marxistes que n’importe quoi d’autre. Ainsi, à
cause du volume considérable du langage – un écosystème
produisant des ressources illimitées – il n’y a aucun
risque de pénurie ; c’est un paysage d’abondance.
Toutefois – et c’est là que ça devient intéressant –
l’obsession de l’écriture conceptuelle pour les nouvelles
technologies, l’accumulation du langage, sa célébration
de l’excès, du baroque, etc., le rapproche des tendances
capitalistes globales souvent malveillantes. De plus,
il y a un aspect impérialiste dans ce mouvement ; par
son internationalisme, c’est le premier mouvement de
poésie mondial depuis la poésie concrète puisque les
deux reposent sur un usage transnational du langage (la
poésie concrète étant visuelle, et la poésie conceptuelle
étant illisible). En conséquence, le mouvement se répand
rapidement autour du globe, menaçant de prendre les
caractéristiques d’un gigantesque monstre multinational.
Toutes ces contradictions, j’en ai l’impression, font
partie du discours du conceptualisme, qui est un mouvement
idéologiquement fluide incluant l’impureté et les
plaisirs coupables, boudant les notions reçues de pureté,
d’authenticité, ou de prétention absolue de vérité.
Je ne suis pas vraiment un poète, mais la poésie était le
seul domaine assez ouvert pour accepter mes idées, alors je
suis devenu un poète par défaut.
Le poète comme anti-héro.
J’ai écrit dans Soliloquy le moindre mot que j’ai prononcé
en une semaine, à partir du moment où je me suis levé le
lundi matin jusqu’au moment où je suis allé me coucher le
dimanche soir. C’était atroce, ça s’est révélé être 600
pages de blabla et de mesquinerie. J’ai perdu beaucoup
d’amis à cause de ce livre. Si beaucoup m’ont pardonné,
beaucoup d’autres ne m’adressent toujours pas la parole
vingt ans après.
Ecouter de la musique est devenu de la littérature,
nécessitant de taper au clavier et de trier ; nous
sélectionnons ce que nous écoutons à partir de mots clé.
Nous écumons, analysons, annotons, copions, collons,
transférons, partageons, et spammons. Lire est la dernière
chose que nous faisons avec le langage.
Aujourd’hui, nous passons beaucoup plus de temps à
acquérir, cataloguer et archiver nos artefacts qu’à entrer
en relation avec eux. La manière dont la culture est
distribuée et archivée est devenue bien plus intrigante que
l’artefact culturel lui-même. Résultat, nous avons vécu un
inversement de la consommation, préférant les flacons à
l’ivresse.
L’intérêt s’est transféré de l’objet à l’information.
Les gens insistent sur l’expression de soi. Je suis
totalement opposé à ça. Je ne pense pas que les gens
devraient s’exprimer ainsi.
Peu de temps avant sa mort, nous avons été invités à dîner
dans le loft de Merce Cunningham sur la Sixième Avenue. En
entrant, nous étions stupéfaits par le nombre d’oeuvres
d’art hors de prix alignées sur les murs. Quand nous nous
sommes renseignés « Est-ce bien… ? », il nous a sèchement
interrompus en nous disant que tout ce qu’on voyait ici
était bien ce que nous pensions. Il y avait des oeuvres
de Johns, Rauschenberg, et même un petit Duchamp, un Czech
Check encadré dans un cadre en plexiglas des années 1970
près du sol, couvert de graisse de cuisson, de poussière et
de pisse de chat. Des lucarnes peu étanches s’étendaient
au-dessus de toutes ces oeuvres d’art précieuses. Pendant
le dîner nous avons demandé à Merce ce qu’il se passerait
si une de ces oeuvres était endommagée. Il a souri : « Nos
amis nous en feraient simplement une autre, bien sûr ».
Si vous faites quelque chose de mal pendant assez longtemps
les gens finiront par croire que c’est bien.
L’art est un permis pour mal faire les choses. Le reste du
monde essaie de les faire correctement. Nous nous délectons
de les faire de travers, de ne pas savoir, de casser des
choses.
La nécessité d’une mauvaise transcription : travailler
pour faire en sorte que les pages du livre correspondent
à la manière dont le dactylographe de lycée les avait
transcrites, jusqu’à la dernière erreur de prononciation.
Je voulais faire un « mauvais livre », comme j’aurais fait
de « mauvais films » et du « mauvais art », parce que quand
vous faites quelque chose parfaitement mal, vous trouvez
toujours quelque chose, a dit Andy Warhol.
Parfaitement faux.
L’acte de déplacer l’information d’un endroit à un autre
constitue un acte culturel significatif en et par lui-même.
Certains d’entre nous appellent ça de la poésie.
Vers une poétique désengagée : écrire des livres sans avoir
besoin d’entretenir une quelconque relation avec le sujet
sur lequel on écrit.
Écrire façon peinture au numéro : remplir les espaces vides.
En quittant la Maison Blanche après la lecture publique,
Joe Reinstein, le conseiller social à la Maison Blanche, a
enroulé son bras autour du mien, a souri, et dit « Eh bien,
nous avons fait entrer l’avant-garde à la Maison Blanche ».
Nos écrits sont maintenant identiques à ceux qui existaient
déjà. La seule chose que nous faisons c’est les revendiquer
comme les nôtres. Par cet acte, ils deviennent flambantneufs.
Je suis un écrivain idiot, peut-être l’un des plus
idiots qui ait jamais existé. À chaque fois que j’ai une
idée, je me demande si elle est suffisamment idiote. Je
m’interroge : est-ce possible que cette idée, d’une manière
ou d’une autre, puisse être considérée comme intelligente ?
Si la réponse est non, je fonce. Je n’écris rien de neuf ou
d’original. Je copie des textes préexistants et je déplace
l’information d’un endroit à un autre.
La quantité, pas la qualité. Avec un plus grand nombre de
choses, le jugement baisse et la curiosité augmente.
Maintenant les mots fonctionnement moins pour les gens
que pour accélérer l’interaction et la concaténation des
machines.
En Chine, après avoir fait un long exposé sur
l’appropriation, le plagiat et l’écriture à l’ère digitale,
une vieille femme dans l’assistance a levé sa main et
demandé : « Mais Professeur Goldsmith, vous n’avez pas
parlé de votre relation avec Longfellow. »
La traduction est l’acte humaniste ultime. Poli et
raisonnable, c’est un médiateur excessivement prudent.
Demandant toujours la permission, elle implore la
compréhension et l’amitié. Elle est optimiste mais
provisoire, plaçant tous ses espoirs dans une issue
harmonieuse. Au final, elle échoue toujours, le discours
qu’elle avance étant inévitablement hors-registre. La
traduction est une approximation du discours.
Le déplacement est impoli et insistant, un rabat-joie mal
lavé : il n’a pas été invité, se comporte mal et refuse de
partir. Le déplacement se complaît dans la disjonction,
imposant son intention, son programme, et bien plus
dans toute situation qu’il rencontre. Sans aucun désir
d’apaiser, il refuse le compromis, sachant trop bien que
grâce à son insistance tenace, il finira par l’emporter. Le
déplacement a tout le temps du monde. Au-delà de la morale,
auto-proclamée, et prenant possession parce qu’elle le
doit, le déplacement agit simplement – et simplement, agit.
Le livre est crucial, mais sans importance.
Malheureusement l’écriture créative est bien vivante. Je
fais de mon mieux pour l’anéantir.
Le choix marque l’autorité de l’auteur. Une autorité légitime.
La beauté de mal classer.
Il n’y a aucun musée ou aucune librairie dans le monde qui
surpasse nos Staples.
[Ndlt. Société américaine de fournitures et mobilier de
bureau].
Comme Vanessa Place l’a récemment déclaré sur la mort
constatée de l’écriture conceptuelle : « On sait que c’est
en cours quand on annonce que c’est dépassé ».
Une nouvelle extase du langage a émergé, faite de
rationalité algorithmique et d’adoration de la machine,
résolue à aplatir la différence : le sens et le nonsens,
le code et la poésie, l’éthique et la moralité, le
nécessaire et le frivole. La littérature approche désormais
le degré zéro de l’opportunisme brut – un opportunisme
exaltant, presque darwinien, en action. Il s’avère que
l’écriture, du moins à ce niveau, est morte.
Si je regarde une bouteille de Coca Cola puis une autre
bouteille de Coca Cola, je voudrais oublier la première
bouteille de Coca Cola pour voir la deuxième bouteille de
Coca Cola comme étant unique. Et elle est unique parce
qu’elle est dans une position différente dans l’espace et
le temps. Et la lumière brille différemment sur elle, de
sorte qu’aucune bouteille de Coca Cola ne ressemble à une
autre.
Le facile est le nouveau difficile. C’est difficile d’être
difficile, mais c’est encore plus difficile d’être facile.
La re-conception de l’art comme pouvoir (et pas comme
contenu) interconnecté, est la véritable mort de l’auteur.
À ce moment de l’histoire, c’est dur de vérifier
l’authenticité, la singularité, ou la justesse des sources
pour quoi que ce soit. Au lieu de ça, dans notre monde
digital, toutes les formes de culture ont adopté les
caractéristiques de la dance music et de la déclinaison.
Tant de mains ont touché et affiné ces produits que nous ne
savons plus qui est, ou était, l’auteur – et nous nous en
fichons.
Récemment l’Iowa Writer’s Workshop a vécu une crise.
L’éloignement du lieu offrait généralement à l’écrivain
deux possibilités : se plonger dans son propre coeur ou se
plonger dans la nature. Mais une fois connectés à Internet,
ils ont commencé à se plonger dans l’écran, désormais
capables d’échapper aux confins de leur dilemme.
[Ndlt. L’Iowa Writer’s Workshop est un programme
universitaire d’écriture créative très renommé aux Etats-
Unis pour avoir formé de grands noms de la littérature
américaine]
L’écriture contemporaine exige l’expertise d’un secrétaire,
associée à l’attitude d’un pirate.
L’idée que les célébrités adoptent des stratégies
artistiques : ils s’ennuient tellement de leurs actes
« créatifs » qu’ils sont prêts à être non-créatifs.
Récemment, les longues performances de Jay-Z, Tilda
Swinton, et The National ont produit un mainstream
ennuyeux. Nous allons rapidement devoir trouver une
nouvelle direction.
Cette année j’ai encouragé Shia LaBeouf à annoncer son
retrait de la vie publique et à #arrêterdecréer. C’est
vrai.
Je n’avais jamais entendu parler de Shia LaBeouf jusqu’à
ce qu’il commence à me citer largement sur le web, à
s’approprier mes mots, et à parler de moi comme de son
collaborateur.
En général quand ce type de scandale explose ce que nous
voyons est un James Frey – s’affichant et s’excusant ;
il a honte et tout le monde a honte pour lui. LaBeouf
a plagié et au lieu de s’excuser, il a choisi de tirer
parti du vaste corps de stratégies, articulé autour de la
culture libre, qui s’est constitué cette dernière centaine
d’années, et d’utiliser ça pour se défendre au lieu de
faire des excuses classiques.
Aujourd’hui, nous sommes face à ce que j’appelle un moment
LaBeoufien : le poste frontière à partir duquel un art basé
sur la paternité de l’auteur est vain.
Là où Shia LaBeouf me rend responsable de son échec. « J’ai
pris le projet [de Clowes] et j’ai essayé d’en faire un
film par insécurité, par peur de mes propres idées. J’ai
pensé « Ok, j’ai le droit de le faire parce que l’idée
postmoderniste de l’écriture non-créative de Kenneth
Goldsmith me le donne ». Je suis parti de là et il se
trouve que ça m’a mis dans une mauvaise position ».
Mais qu’est-ce que ça doit devenir ? Qu’est-ce que l’art
post-LaBeouf ?
Juste avant la lecture à la Maison Blanche, Obama est
passé par la Green Room où nous étions installés. Il s’est
arrêté, nous a regardé, nous a pointé du doigt et a dit en
souriant « Soyez sages les gars ». Soudainement, la voix de
Dieu a retenti « Mesdames et Messieurs, le Président des
États-Unis ». Alors qu’il était sur le point de monter sur
scène, il a tourné les talons, passé à nouveau sa tête dans
l’entrebâillement de la porte, nous a fixé et nous a dit
« Non. Vous êtes des artistes. Ne soyez pas sages. »
Nam June Paik a dit un jour qu’Internet est pour tous ceux
qui ne vivent pas à New York City.
Je plaisante toujours en disant à mes étudiants que la
poésie ne peut pas être aussi difficile qu’ils le pensent,
parce que si c’était aussi difficile qu’ils le croient, les
poètes n’en feraient pas. Vraiment, ce sont les personnes
les plus fainéantes, les plus stupides que je connais. Ils
sont devenus poètes en partie parce qu’on les a rétrogradés
à ce poste, n’est-ce pas ? Il ne faut jamais dire à ses
étudiants d’écrire ce qu’ils connaissent parce que, bien
sûr, ils ne connaissent rien : ils sont poètes ! S’ils
connaissaient quelque chose, ils auraient choisi cette
discipline et l’exerceraient : ils seraient en histoire ou
physique ou maths ou management ou n’importe quel domaine
dans lequel ils excelleraient, comme disait Christian Bök.
Mal faire les choses est un privilège auquel on accède
seulement après les avoir bien faites.
La liberté réside dans les marges. Nous avons commencé
à nous intéresser aux pratiques qui existent dans les
marges de la culture, là où il y a peu de lumière, celles
qui se déploient dans la liberté non contrôlée de ce qui
a le droit d’arriver dans l’ombre, où peu de personnes
prennent la peine de regarder. Pourquoi les artistes se
précipiteraient-ils dans le centre, blanc et brûlant ?
Auto-tunez votre prochain recueil de poèmes.
Comparaison entre deux lectures. La première à Chicago.
Accueilli à l’aéroport avec une limousine qui m’a conduit
à une galerie d’art glamour et surpeuplée où personne n’a
écouté. Reconduit à l’aéroport, le tout dans la journée.
Superbe paie. La nuit suivante, une lecture dans un petit
bar de l’East Village. Pris le métro jusqu’à l’endroit,
un auditoire composé de dix personnes intéressées. Pas de
paie. Et c’est la meilleure lecture que j’aie jamais faite.
Noyé dans les demandes de résumer des livres, j’ai commencé
un système de résumés conceptuels. Je dis à un auteur
d’écrire ou de voler le résumé de ses rêves et de le signer
de mon nom. Je ne veux pas le voir avant de recevoir le
livre. De cette façon, je peux être surpris comme tout le
monde par ce que j’ai « écrit ».
Aimer l’art. Détester le monde de l’art.
Le monde de l’art est divisé entre le marché et l’académie.
Une troisième possibilité : devenir sa propre institution
auto-inventée.
Quand le monde de l’art pourra produire quelque chose
d’aussi fascinant que Twitter, on recommencera à y faire
attention.
Le monde des galeries et des musées paraît trop lent, loin
du reste de la culture, comme un marché d’antiquités :
des prix forts, des objets uniques dans une époque où la
valeur est dans la multiplicité, le nombre, le distribué,
le démocratique. Dans ce sens, le monde de l’art sera
rapidement dépassé. Bientôt, plus personne n’en aura rien à
faire.
Construire une carrière sur l’éphémère de la mémoire est à
la fois excitant et terrifiant.
Et si la poétique avait quitté le poème de la même
manière qu’Elvis a quitté la scène ? Longtemps après que
la limousine s’est éloignée, le public est toujours dans
l’arène, criant pour en avoir plus, mais la poésie s’est
échappée par la porte de derrière et vers l’Internet,
où elle prend de nouvelles formes qui ne ressemblent
en rien à de la poésie. La poésie telle que nous la
connaissons – la rédaction de sonnets ou de vers libres
sur une page imprimée – s’assimile plus à la pratique de
façonner de la poterie ou de tisser des édredons, des
activités artisanales qui continuent à exister malgré leur
marginalité et leur inutilité culturelle. Au lieu de ça,
la culture des mèmes produit plus de formes extrêmes de
modernisme que le modernisme n’en a jamais rêvé.
Les artistes peuvent être dingues de leurs pratiques ou
alors en être terriblement mal informés, mais ils n’ont
jamais tort.
Quand les artistes deviennent responsables de l’éthique de
leur pratique, ils font l’objet du même examen attentif
– et sont tenus des mêmes standards moraux – que les
politiciens et les banquiers. Une situation regrettable.
Si j’avais élevé mes enfants comme j’écris mes livres, on
m’aurait jeté en prison il y a longtemps.
L’apesanteur morale de l’art.
Dans l’ère digitale, il est bien étrange qu’autant de gens
préfèrent encore agir comme des génies originaux plutôt que
des génies non-originaux.
Avant de commencer son émission, Stephen Colbert s’est
arrêté dans la Green Room pour discuter. Sa mère était
décédée récemment, et la nuit d’avant, il était passé
à l’antenne et s’était tellement laissé submerger par
l’émotion qu’il en avait perdu la parole. Alors il s’est
assis là dans un silence complet pendant un temps qui me
parut une éternité. Quand j’ai mentionné à quel point son
usage du silence était émouvant et inhabituel, il a précisé
combien il était important d’utiliser le silence radio dans
les médias. Il se souvenait d’avoir entendu une émission
de radio innovante quand il était enfant qui passait un
silence de mort pendant une heure entière, probablement
pour faire une blague. Mais ça avait changé sa vie,
soutenait-il, et il s’est alors juré d’utiliser le silence
dans les médias grand public. Ensuite il m’a dit combien
il avait apprécié mon livre et l’écriture non-créative
qui était employée pour le construire. Il s’est arrêté un
moment, a penché sa tête sur le côté et a dit, en parlant
de lui-même, « Mais ce type là-bas sur le plateau va le
détester ».
La capacité d’attention limitée est le nouveau silence.
Chaque mot que je prononce est stupide et erroné. L’un dans
l’autre, je suis un pseudo a dit Marcel Duchamp.
Beckett en 1984 à propos des ready-mades de Duchamp : « Un
écrivain ne pourrait pas faire ça. »
Récemment, j’ai participé à une conversation publique
avec mon ami Christian Bök. Si je suis le poète le plus
stupide qui ait jamais existé, alors Christian est le plus
brillant. Ses projets sont très compliqués, ils prennent
des années à se concrétiser. Pendant notre discussion,
Christian a longtemps parlé d’un projet sur lequel il a
travaillé cette dernière décennie, et qui impliquait grosso
modo qu’il obtienne un doctorat en génétique. Afin de
composer deux petits poèmes, il devait apprendre à écrire
des programmes informatiques qui traitaient quelque chose
comme huit millions de combinaisons de lettres avant de
trouver les bonnes. Et ensuite il devait injecter ces
poèmes dans un brin d’ADN, qui était finalement conçu
pour survivre à l’extinction du soleil. Le projet complet
demandait de travailler avec des laboratoires et a coûté
des centaines de milliers de dollars. Christian est très
éloquent – plus comme un robot que comme un humain – et
toute la salle hochait la tête. Quand ça a été à mon tour
de parler, tout ce que j’ai pu marmonner c’était : « … et
moi je transcris des bulletins sur la circulation. »
Il n’y a rien qui ne puisse être appelé « écriture » même
si ça ne ressemble en rien à de « l’écriture ».
Si personne ne peut le faire, ça ne m’intéresse pas.
À quoi ressemblerait une poésie non-expressive ? Une poésie
de l’intellect plutôt que de l’émotion ?
Tous les textes sont usés, salis, et déjà portés. Tous les
langages qui se présentent comme nouveaux sont recyclés.
Aucun mot n’est vierge, aucun mot n’est innocent.
Expressif, mais pas expressionniste.
Bertolt Brecht a dit : « Je voudrais qu’ils greffent un
dispositif additionnel à la radio – qui rendrait possible
d’enregistrer et d’archiver pour toujours, tout ce qui
peut être communiqué par radio. Les générations suivantes
auraient ainsi une chance d’observer avec étonnement
comment une population entière – qui a rendu possible de
dire ce qu’ils avaient à dire au monde entier – rendit
simultanément possible de constater qu’ils n’avaient
absolument rien à dire. »
N’importe quel journal aujourd’hui est une oeuvre d’art
collective, un livre quotidien de l’homme industriel, un
divertissement à la Mille et une nuits dans lequel mille et
un contes étonnants sont racontés par un narrateur anonyme
à une audience tout aussi anonyme, a dit Marshall McLuhan
il y a plus d’un demi-siècle.
Ma muse c’est le néon fluorescent. Il est froid et sans
émotions ; il est sans flatterie et fonctionnel ; il est
insipide et neutre ; il aplatit tout ce qu’il touche ;
il est dur, moche, et sans flatterie ; il est industriel
et efficace ; il est bon marché et économique ; il est
omniprésent, universel et général ; il est amoral ; il n’a
pas de programme ; il est le passé et il est le présent.
Comme la morale, la politique semble être une condition
inévitable quand on s’engage dans la reformulation du
langage et du discours.
J’avais mon émission de radio le matin après l’élection
d’Obama en 2008, de 9h à midi. J’ai diffusé « Chocolate
City » – un morceau de Parliament long de cinq minutes
sorti en 1976 – en boucle pendant trois heures entières
sans interruption.
Innovez uniquement en dernier recours.
Dans le monde digital, le nom est obsolète. Le nom est
une relique des temps pré-digitaux : à cette époque,
si quelque chose pouvait rester en place pendant assez
longtemps, on le consacrait d’un statut taxonomique : une
pomme n’était pas la marque à la pomme, c’était juste une
pomme. Digitalement, les noms sont souvent des métaphores :
un bureau n’est pas un bureau, un fichier n’est pas un
fichier, un Cloud n’est pas un nuage, un spam n’est pas
Spam [Ndlt. Spam est une marque de viande précuite vendue
en boîte]. Ils ne sont pas stables pour autant. Une page
existait sur une étagère, coincée entre deux couvertures.
Aujourd’hui, cette page est en mouvement, se métamorphosant
d’un état à un autre : elle est scannée, puis insérée dans
un document Word, puis enregistrée en PDF, puis mise en
ligne pour être échangée, puis placée sur de multiples
serveurs, puis téléchargée, archivée, ou lue – parfois sur
du papier, parfois sur des dispositifs numériques. Ce même
fichier est partagé, vendu, piraté, et revendu comme une
marchandise anonyme, ou finalement stockée comme un piège
à clics. Comment appeler cet artefact ? Je pense qu’on
ne peut l’appeler que verbe. Puisqu’on ne peut désormais
plus nommer le produit (le nom), on ne peut qu’articuler
le procédé (le verbe). À une époque de dématérialisation
radicale, le verbe fait deux fois le boulot : un texto est
à la fois un nom (un texto) et un verbe (texter). Le nom
est comme une photographie et le verbe est comme un film :
l’un est statique, alors que l’autre est capable de capter
le dynamisme des artefacts culturels d’aujourd’hui.
J’adore l’idée du Cloud, mais je déteste la réalité qu’il
implique. La réalité que ce ne soit rien de ce qu’on nous
avait promis. Faire confiance au Cloud est une erreur :
c’est trop centralisé, trop facile à bloquer, trop facile
à contrôler. Et c’est privatisé, détenu et administré
par quelqu’un d’autre. Nous en voilà donc au problème
politique. J’ai récemment assisté à une conférence en Chine
et de nombreux intervenants avaient mis leurs articles sur
le Cloud – Google Docs, pour être précis. On sait tous
comment l’histoire finit : ils sont arrivés en Chine et il
n’y avait pas Google. Pas de chance. Leur adresse Gmail
basée sur le Cloud était inaccessible, tout comme les
coffres forts numériques dans lesquels ils avaient stocké
leurs présentations enrichies en contenus multimédias. Ne
faites pas confiance au Cloud. Utilisez-le, profitez-en,
exploitez-le, mais ne lui faites pas confiance.
Les écrivains essayent trop de s’exprimer. Nous travaillons
avec un matériau déjà disponible. Comment une langue –
n’importe quelle langue – pourrait-elle être quoique ce
soit d’autre qu’expressive ?
À une époque où la matière culturelle est abondamment
disponible sur les réseaux, il n’y a pas de retour en
arrière possible. L’appropriation et le plagiat sont là
pour durer. Notre job est de le faire plus intelligemment.
Choisir d’être poète c’est comme choisir d’avoir le cancer.
Pourquoi quelqu’un choisirait-il d’être poète ?
J’ai ouvert une porte quand personne ne regardait. J’étais
dans la place, et à partir de ce moment personne ne pouvait
plus rien y faire, a dit Bob Dylan.
JOURNALISTE : Dans une interview, Michael Palmer
certifie qu’il préfère écrire à la main que de taper au
clavier parce que c’est une expérience physique plus
intime. Comment ressentez-vous le fait de tout faire par
ordinateur ?
GOLDSMITH : Je pense vraiment que la déclaration de Palmer
est la chose la plus idiote que j’ai jamais entendue. Il
doit sûrement vivre dans une grotte.
Écrire sur une plateforme électronique n’est pas seulement
écrire, mais également archiver ; les deux procédés sont
inséparables.
Contre l’improvisation.
Écrire en mode sans échec.
Contre l’expression.
Si la machine est bien construite, les textes qui en
découlent vont scintiller.
La linéarité est normative ; le lignage est subjectif.
Après une lecture publique à Los Angeles, un autre écrivain
intervenant dans la soirée s’est approché de moi et s’est
exclamé « Mais vous n’avez pas écrit un mot de ce que vous
avez lu ce soir ! ». C’était vrai.
La biographie de l’auteur, la quatrième de couverture, la
liste des publications, les remerciements, les dédicaces,
et les informations de la Bibliothèque du Congrès – tout
ça est plus intéressant que la partie du livre qui est
supposée être lue.
Bizarrement, durant la période de Noël, dans une petite
maison où se réunit la famille plus ou moins éloignée,
lire le journal du dimanche est acceptable, mais lire un
livre est vu comme antisocial et malpoli. On m’a demandé
plusieurs fois pendant que je lisais : « Est-ce que tout va
bien ? »
En Amérique, il y a des maisons dénuées de livre, une idée
séduisante si l’on part du principe que toute la culture a
migré sur le web et qu’on n’a besoin de rien de plus qu’un
ordinateur portable pour accéder à tout ce qui était avant
enfermé dans une surface habitable. Maintenant la plupart
des maisons vides ne ressemblent qu’à ça : des espaces
énormes qui résonnent et où l’aménagement principal est une
télévision surdimensionnée entourée de meubles trop grand,
généralement habités par des gens trop gros. Les livres
n’ont jamais disparu parce que les livres n’y ont jamais
existé.
En conduisant sur un boulevard de Los Angeles, on peut lire
un panneau d’affichage à 800 mètres. Un ou deux mots y sont
écrits. À Los Angeles, les gens ont l’habitude de lire des
mots seuls, écrits très gros pour qu’on puisse les lire de
loin, même en passant très rapidement. C’est totalement
l’opposé à New York où on accède à l’information en lisant
le journal par-dessus l’épaule de quelqu’un d’autre dans le
métro.
Pointer du doigt la meilleure information l’emporte sur
créer la meilleure information.
Pré-enregistrer – élaborer un mécanisme d’écriture
impeccable avant que l’écriture ne commence – soulage le
poids de la réussite ou de l’échec, modère l’égo, et annule
l’étroitesse d’esprit liée à la paternité de l’auteur,
toutes ces choses qui viennent invariablement avec des
modes d’écriture plus conventionnels.
Il y a quelques années, dans l’avion pour l’Angleterre où
j’allais travailler sur un projet de musée, j’étais assis
à côté d’un jeune homme, un joueur de luth classique. Nous
avons commencé à discuter et je lui ai demandé ce qu’il
écoutait sur son baladeur CD. Il m’a montré le CD et s’est
mis à m’en parler. C’était un ensemble de partitions d’un
compositeur méconnu jouées à partir de transcriptions de
« broadsides ballads » – des ballades anglaises du XVème
siècle écrites sur des feuilles de papier journal – qui
étaient vendues dans la rue pour quelques pièces au MoyenÂge.
Le compositeur était malin et avait intégré à ses
partitions de magnifiques images dessinées à la main. À
travers les siècles, elles ont été encadrées et préservées,
pas tant à cause de la musique, mais pour leur beauté et
leur singularité en tant qu’objets. Alors que la musique
de ses pairs – imprimée et distribuée de la même manière
sans les décorations – s’est évaporée, les partitions de
ce compositeur restent les seuls exemplaires de ce genre.
Par défaut, elles sont maintenant considérées comme des
classiques.
Internet nous permet de voir à quel point le monde est
réellement vaste. Peu importe combien de fois vous dîtes
quelque chose, il y aura toujours quelqu’un pour l’entendre
pour la première fois. Parfois, on prend conscience qu’on
est en train de dire la même chose encore et encore, en se
répétant indéfiniment. Mais il ne faut pas s’inquiéter. Il
y a toujours un nouvel auditoire.
Quand j’ai commencé à faire de la radio, le gérant de la
station m’a dit que ma voix était trop douce, qu’elle
sonnait trop professionnelle. Il m’a suggéré d’ajouter
des « hum » et des « euh » pendant mes pauses micro pour
qu’elle ressemble davantage à celle d’une personne normale.
On n’a pas vraiment l’air de croire à l’existence du
copyright, et d’ailleurs, on n’y prête pas une attention
spéciale.
Le conseil de W.G. Sebald aux étudiants en écriture
créative : je vous encourage à voler autant que vous
pouvez. Personne ne s’en apercevra jamais.
Le texte au centimètre carré.
Plus une ligne, plus un sonnet, plus un paragraphe, ou un
chapitre, mais des bases de données.
Pas l’objet, mais l’oeuvre.
Combien avez-vous dit que ce paragraphe pesait ?
L’écriture contemporaine est une pratique qui se situe
quelque part entre la construction d’un ready-made à la
Duchamp et le téléchargement d’un MP3.
La poésie est une ressource inutilisée en attente d’être
exploitée. Parce qu’elle n’a pas de valeur rémunératrice,
elle est libérée des orthodoxies qui contraignent toute
autre forme d’art. C’est l’une des grandes libertés de
notre domaine – peut-être l’un des derniers domaines
artistiques ayant ce privilège. La poésie est comparable
à la position que tenait autrefois l’art conceptuel :
radical dans sa production, dans sa distribution et dans sa
démocratisation. À ce titre, elle est obligée de prendre
des risques, d’être aussi expérimentale que possible.
Comme elle n’a rien à perdre, elle provoque des passions
et des émotions que l’art visuel n’a pas provoqué depuis
disons, un demi-siècle. C’est toujours un combat. Pourquoi
quelqu’un voudrait-il se reposer sur ses acquis en poésie ?
La vie ne peut qu’imiter le web, et le web lui-même est
un tissu de signes, une imitation perdue, infiniment
lointaine.
Si on imprimait Internet, il faudrait 57 000 ans, 24 heures
par jour, 7 jours par semaine pour tout lire, et si on
n’en lit que 10 minutes avant de se coucher, il faudrait
8 219 088 ans.
Si on imprimait Internet, ça ferait un livre pesant environ
545 000 kilos, haut de 3,5 kilomètres.
Si on imprimait Internet, il faudrait 45 millions de
cartouches d’encres et un demi-million de litres d’encre.
Si ces litres étaient de l’essence, ils alimenteraient un
Boeing 747 pour 30 000 kilomètres environ – un vol de New
York à Tokyo en faisant le tour du globe.
Si on imprimait Internet, il faudrait assez de papier pour
couvrir la moitié de Long Island (environ 1 200 km²).
Si on imprimait Internet, il faudrait sacrifier 40 000
arbres, presque deux fois le nombre d’arbres de Central
Park.
Si on imprimait Internet à partir d’une seule imprimante,
il faudrait 3 805 ans.
Si tout le monde aux États-Unis imprimait une partie
d’Internet, ça prendrait 6 minutes et 36 secondes.
Si les Babyloniens avaient commencé à imprimer Internet en
1 800 avant JC, ils viendraient à peine de terminer.
Nous avons imprimé tout le putain d’Internet.
Secrètement, ce que les gens ont le plus détesté dans
l’impression d’Internet était son aspect démocratique,
que n’importe qui puisse devenir un artiste en faisant
simplement Ctrl + P.
Quand on lui a demandé à la fin de sa vie comment c’était
d’être un artiste, Jean Dubuffet a répondu « J’ai
l’impression d’avoir été en vacances pendant ces quarante
dernières années. »
Quand les machines prennent le contrôle, nous acquiesçons
passivement – et joyeusement.
Le monde est plein de textes, plus ou moins intéressants ;
je ne souhaite pas en ajouter.
Quand vous défiez les gens de ne pas écouter, ils écoutent
mieux.
Quand vous défiez les gens de ne pas lire, ils lisent plus
attentivement.
Quand vous dites qu’un texte est illisible, vous vous
assurez un lectorat.
Quand vous vous réclamez d’une communauté de pensée, vous
gagnez un lectorat.
L’archive c’est le nouvel oubli.
L’archive c’est la nouvelle publication.
L’archive c’est le nouvel art populaire.
L’auto-plagiat est le nouveau plagiat.
post-plagiat = auto-plagiat
Maintenant qu’on a plagié tout le monde, tout ce qu’il
reste à faire est de se plagier soi-même.
Il n’y a pas eu de postmodernisme. Il y a eu le modernisme.
Puis, il y a eu le digital.
Le pré-digital et le post-digital. Ceux qui sont restés
coincés du mauvais côté du mur.
Il y a des choses d’une grande beauté dans le monde qui
sont uniques. Je ne suis simplement pas sûr de leur
pertinence.
L’attribution d’une paternité n’est pas une exigence du
droit d’utilisation.
Non très cher, les poèmes ne joueront jamais un rôle
important dans les révolutions populaires.
La nouvelle opposition c’est la capitulation radicale.
L’avant-garde est renforcée, pas auto-anéantie, par
l’incorporation de la formule de la culture populaire,
idiot. #MAITRISEDU21ESIECLE
L’avant-garde est le nouveau 1%.
L’abondance est la nouvelle disjonction.
Le copyright ça fait tellement 20e siècle.
En 1970-1971, Captain Beefheart répondait à un journaliste
qui lui demandait ce que la musique avait à voir avec la
« révolution ». « Eh bien, quand le disque fait un premier
tour, c’est une révolution. Quand le disque fait deux
tours, c’est deux révolutions… »
Si vous voulez faire quelque chose de nouveau, ne vous
éloignez pas trop d’une idée simple.
Le génie du « Xenotext » de Christian Bök n’est pas dans le
texte – formellement ce n’est pas un poème remarquable –
mais dans le procédé qu’il a utilisé pour le construire.
La voix hydrate ce qu’il y a de plus sec dans le texte.
Tout matériau est, en principe, utilisable par tout
le monde. Même sans remerciements, même sans les
préoccupations de la propriété littéraire.
Les gens achètent plus de disques qu’ils ne peuvent en
écouter. Ils empilent ce qu’ils veulent pour trouver le
temps de les écouter. Le temps d’utilisation et le temps
d’échange se détruisent l’un l’autre, a dit Jacques Attali
en 1985.
Un poète n’a aucun autre recours que d’écrire son propre
discours.
Laissez-nous juger notre littérature en fonction des
machines que nous construisons, pas des produits qu’elles
fabriquent.
Pour la poésie, il n’y a pas de vie en-dehors de
l’académie.
Si tout le monde boit du Kool Aid, ça deviendra réel.
C’est une confusion de confondre le contenu pour le
contenu.
Il n’y a pas de bon jugement. Les choses sont juste comme
elles sont.
La métrique borgésienne de l’infini semble maintenant
désespérément démodée, une relique pittoresque du 20e
siècle, couplée à une idée d’omniscience toute aussi
démodée.
À chaque fois que j’ai une idée, je m’interroge pour savoir
si elle est suffisamment idiote. Je me demande : est-ce
possible que cette idée, d’une manière ou d’une autre,
puisse être considérée comme intelligente ? Si la réponse
est non, je fonce.
La bêtise n’est jamais démodée parce qu’elle n’est jamais
à la mode. La bêtise est définitivement au point mort.
Elle est trop tordue, trop bizarre, trop contradictoire
et demande trop de tournures d’esprit pour être réduite
à un slogan ou à une campagne publicitaire. Aussi bêtes
qu’elles puissent paraître, les campagnes publicitaires
font en sorte d’être futées ; au final, il faut communiquer
intelligemment pour pousser quelqu’un à acheter quelque
chose. La bêtise salit tout.
On vient à la bêtise après avoir été intelligent.
L’intelligence est stupide parce qu’elle s’arrête à
l’intelligence. L’intelligence est une phase. La bêtise
est post-intelligente. L’intelligence est infinie, facile
à parcourir, convenue, connue. Le monde fonctionne sur
l’intelligence. À l’évidence ça ne marche pas.
Je veux vivre dans un monde où la chose la plus
intelligente qu’on puisse faire est la plus bête.
Je veux vivre dans un monde où un néon appuyé contre un mur
vaut un million de dollars.
La poésie est un handicap professionnel.
Vers une littérature sans auteur.
La transcription, c’est tout juste du recyclage passif.
Parfois, j’ai l’impression que les gens qui travaillent en
open space comprennent mieux la culture contemporaine que
la plupart des curateurs et des critiques.
L’ennui, l’appropriation et la répétition sont les
nouvelles frontières de la créativité ; pour la créativité,
ils sont le dernier espoir de revivre son existence lasse.
Les mots ne valent vraiment pas cher.
Il n’y a pas de nécessité en poésie. Il n’y’a pas de raison
pour que ce soit le cas. Elle n’a aucun objectif ou but.
C’est du loisir, c’est du faux. Ce n’est rien.
Ignorez toutes les voix intérieures. À la place, adoptez
des voix et des opinions qui ne sont pas les vôtres, elles
deviendront ainsi les vôtres.
La Mort de l’auteur. Finalement tué par Internet.
Le jeu d’acteur c’est du plagiat.
Un poète contemporain est quelqu’un qui n’écrit pas de poèmes.
Originalité est le mot le plus dangereux dans le lexique du
publicitaire, a dit Rosser Reeves.
Quand j’écris une pub, je ne veux pas qu’on me dise qu’on
la trouve créative, a dit David Ogilvy.
Ogilvy déplorait la créativité, un mot qu’il disait ne pas
comprendre.
Aujourd’hui nous lisons plus que jamais, mais différemment,
de façons que nous n’aurions pas définies comme « lire »
auparavant.
Fût un temps, une déclaration radicale signifiait un
commencement, un milieu et une fin, mais pas forcément dans
cet ordre-là. Maintenant il n’y a plus que des fragments.
À la fin d’un concert au Carnegie Hall, Walter Damrosch
a demandé à Rachmaninov quelles pensées sublimes
traversaient son esprit quand il fixait l’auditoire pendant
son concerto. « Je comptais l’assistance », a répondu
Rachmaninov.
Cy Twombly a dessiné dans le noir pour rendre ses lignes
moins attendues.
Essorez-les, manipulez-les, maltraitez-les. Plus vous
travaillez vos textes, plus ils vous appartiendront.
Pendant une interview radio, l’animateur a commencé à lire
quelque chose de long et pénible. Quand il a eu fini,
il a levé la tête vers moi et dit : « Est-ce que vous
reconnaissez ceci ? » Je me suis interrompu un moment et
j’ai dit : « Non. » Alors il m’a fixé et dit : « C’est un
extrait de votre livre Day ».
La subjectivité est morte.
Le naturel est une construction artificielle.
Mallarmé a dit : « Ce n’est point avec des idées, mon cher
Degas, que l’on fait des vers. C’est avec des mots ».
Mon esthétique conceptuelle ne sert pas mon affect : elle
ne communique pas au monde mes sentiments sur ceci ou cela.
Le rôle du poète est dorénavant de trouver le meilleur
moyen d’absorber, de recharger et de redistribuer un
langage qui existe déjà.
Répétez après moi : « je suis un pirate ».
J’ai découvert que ceux qui s’attardent rarement sur leurs
émotions savent mieux que quiconque ce qu’est une émotion.
La plupart des bonnes idées sont ridiculement simples. Les
bonnes idées ont généralement l’air simples parce qu’elles
paraissent inévitables.
Sollicité par un apprenti esthète il y a quelques
années, Duchamp a décrit de façon mémorable sa recherche
artistique : « Aspirer les choses avec mon esprit comme le
pénis est aspiré par le vagin. »
La créativité est le plus usé et le plus détourné des
concepts qui ont pu un jour désigner quelque chose de rare,
quelque chose qui distinguait les gens, quelque chose qui
les rendaient spéciaux. C’est un terme qui a été usurpé
et réduit à un concept basique ne représentant plus que
l’opposé de la créativité : médiocre, modéré, acceptable,
craintif, etc. – de sorte que la créativité n’est plus
créative. Ce qui était créatif est désormais non-créatif.
Définir une pratique comme non-créative c’est lui redonner
de l’énergie, ouvrir la créativité à toute une flopée
de stratégies qui ne sont aucunement acceptables par la
créativité comme elle existe aujourd’hui. Ces stratégies
incluent le vol, le plagiat, les procédés mécaniques, la
répétition. En employant ces méthodes, la non-créativité
peut insuffler de la vie dans la notion moribonde de
créativité telle que nous la connaissons.
L’efficacité d’un travail est mesurée par le nombre de
personnes qui le voient.
La beauté de la radio est son bouton on/off. Peu importe
ce qui passe sur les ondes – que ce soit agaçant, absurde
ou incongru – on peut toujours l’éteindre. Le bouton off
est un outil d’émancipation à la fois pour le diffuseur et
l’auditeur. Il permet au diffuseur de prendre des risques ;
et il permet à l’auditeur de se défiler.
Quand on lui demandait ce qu’il pensait de ses critiques,
Andy Warhol disait : « Je ne les lis pas. Je mesure
seulement la taille des colonnes. »
Je garde un mauvais système audio pour pouvoir écouter de
la musique, sans aucun attachement à la qualité. Je ne
pourrais pas faire la différence entre un vinyle, un CD ou
un MP3.
Un après-midi, UbuWeb a reçu un e-mail du bureau de John
Cage avec un mystérieux mot disant « Nous savons ce
que vous faites. » Tout en me demandant si c’était une
injonction à cesser toute activité, je suis devenu perplexe
et me suis demandé comment UbuWeb pourrait continuer à
exister sans la lumière éclairante de l’oeuvre de Cage.
J’ai ouvert l’onglet Sound et commencé à passer en revue
la liste interminable des noms d’artistes, à la recherche
du sien. Je n’ai pas réussi à le trouver. J’ai parcouru
la page de droite à gauche et de haut en bas, sans aucun
résultat. Finalement, j’ai effectué une recherche sur la
page et, enfin, son nom est apparu. Il était là pendant
tout ce temps, mais entouré de tellement d’autres noms
prestigieux qu’il semblait s’évaporer dans la texture de la
page. C’est à ce moment-là que j’ai réalisé que si le nom
de Cage disparaissait vraiment, personne ne remarquerait
jamais qu’il manquait.
Plus tard, j’ai réussi à connaître l’auteur du mystérieux
mot. Quand je lui en ai parlé, elle a souri et m’a dit
« Nous voulions juste vous faire savoir qu’on vous
observait. » Quand je lui ai demandé si elle avait déjà eu
l’intention de poursuivre UbuWeb en justice, elle a secoué
la tête et dit « Non. Bien sûr que non. Nous n’avons pas
d’argent pour ça. »
Un vendredi après-midi, nous avons reçu un DMCA officiel
de notification et de retrait de la part d’une célèbre
agence littéraire mandatée par les légataires de William S.
Burroughs. En langage juridique officiel, l’agence prétendait
qu’UbuWeb enfreignait le droit d’auteur sur les oeuvres de
William S. Burroughs et insistait pour que nous retirions
les oeuvres concernées. S’en suivait une liste, sur des
pages et des pages, de chaque endroit où le nom de William
S. Burroughs apparaissait sur le site. Tout y passait, des
documents académiques où son nom était mentionné, aux notes
d’accompagnement d’un artiste pop qui prétendait qu’une de
ses chansons avait été composée en utilisant la technique du
découpé de Burroughs. En bref, ce que l’agence avait fait était
d’entrer les mots « William S. Burroughs » dans le moteur de
recherche et de copier-coller toute la liste, en prétendant
que chaque entrée était sa propriété. Le moment de bravoure,
c’était la dernière ligne de l’ordonnance : « Sous peine de
parjure devant un tribunal de droit aux États-Unis, je déclare
que les informations contenues dans cette notification sont
exactes. »
Il s’est avéré que les oeuvres de Burroughs que nous hébergions
n’appartenaient pas à ces légataires, pas plus que les
copyrights qui étaient détenus par plusieurs maisons de disques
et d’édition qui ont publié les oeuvres. J’ai répondu à l’email
en disant que, bien que je comprenne leurs intentions,
ils empruntaient le mauvais chemin. J’ai reçu une réponse
complaisante d’une stagiaire me disant qu’elle était désolée,
qu’elle obéissait juste aux ordres de sa hiérarchie, et qu’elle
renverrait une liste actualisée lundi matin.
Le lundi matin la liste révisée est arrivée et elle était plus
ou moins similaire. J’ai répondu en leur priant d’envoyer ce
mot aux légataires de Burroughs : « Tristan Tzara a dit : «
La poésie est pour tout le monde ». Et André Breton l’a traité
de flic et l’a expulsé du mouvement. Redites le encore : « La
poésie est pour tout le monde ».»
Nous n’avons plus jamais entendu parler de cette agence
littéraire ou des légataires. Aujourd’hui encore, les oeuvres
de William S.Burroughs sont représentées sur UbuWeb dans toute
leur splendeur.
Il y a des années, on nous a fait don d’une version
numérisée du légendaire magazine d’avant-garde Aspen.
C’est une magnifique pièce de collection. Toutes les
personnalités majeures des années 1960 y sont représentées
sous diverses formes : films, cartes postales, magazines,
petites sculptures, flexi disques, etc.
Le New York Times a écrit avec enthousiasme sur
l’acquisition d’UbuWeb et a demandé à Merce Cunningham
ce qu’il pensait de voir son travail sur le site sans
qu’il ait donné sa permission. Merce, en parlant de deux
fichiers MP3 publiés sur le site – une interview et une
déclaration orale – a dit qu’il en était ravi. Il a assuré
que l’importance de voir ses mots mis à disposition à des
fins éducatives surpassait de loin la valeur monétaire que
l’oeuvre pourrait un jour générer.
Plusieurs années plus tard, après sa mort, j’ai reçu une
lettre terriblement désagréable de la fondation Cunningham
m’informant que si je ne supprimais pas ces MP3 du site
ils entameraient des poursuites judiciaires envers nous.
Je leur ai poliment répondu par mail que Merce avait
publiquement affirmé qu’il était ravi de leurs présences
sur le site, et leur ai joint la coupure de presse comme
preuve. En réponse, ils ont envoyé une lettre encore plus
agressive, me menaçant, avec plus d’insistance cette fois.
J’ai alors écrit à l’homme qui avait numérisé le magazine
et lui ai demandé de vérifier les droits d’auteurs sur les
flexi disques dont les MP3 étaient extraits. Il l’a fait
et m’a informé que, sans l’ombre d’un doute, les droits
d’auteur appartenaient à Aspen, et non à Merce Cunningham.
Il a envoyé une copie à la fondation comme preuve et je
n’en ai plus jamais entendu parler.
Quelques mois après, j’ai reçu le même type de plainte
de l’entourage de Yoko Ono à propos de ses MP3 provenant
des flexi-disques d’Aspen. J’ai effrontément demandé à
mon contact de vérifier ces copyrights, convaincu que
je tiendrai ma deuxième victoire, coup sur coup. Il m’a
répondu que le copyright était bien celui de Yoko Ono et de
John Lennon, et non celui d’Aspen. J’ai écrit à l’entourage
d’Ono en leur demandant la permission de conserver les MP3
sur le site, en tant que pièce importante d’une collection
historique. Ils ont poliment dit qu’ils poseraient la
question à Yoko. Le jour suivant, ils m’ont répondu qu’elle
était ravie de voir son travail représenté sur UbuWeb. Une
deuxième victoire, remportée d’une manière différente.
Pendant plusieurs années, nous avons collecté les oeuvres
de Michael Snow – son travail audio, ses écrits et ses
films. À un moment, nous avions environ six ou huit de ses
films. Un jour nous avons reçu un mail de Michael Snow nous
demandant simplement de retirer deux de ses films du site
mais disant qu’il était d’accord pour garder le reste.
Nous avons vu ça comme une victoire. Avoir quatre films de
Michael Snow avec sa permission est mieux que d’en avoir
une douzaine sans.
Si nous devions demander la permission, nous n’existerions pas.
UbuWeb peut être vu comme le Robin des Bois de l’avantgarde,
mais au lieu de prendre aux riches pour donner aux
pauvres, nous avons finalement l’impression de donner à
tout le monde.
UbuWeb c’est autant les ramifications juridiques et
sociales de son système auto-créé de distribution et
d’archivage que son contenu. Dans un sens, le contenu
s’auto-gère ; mais le maintenir en ligne s’est avéré bien
plus compliqué. La maintenance socio-politique nécessaire
pour maintenir un espace de serveur libre avec une bandepassante
illimitée repose sur un équilibre fragile, souvent
perturbé par les piques que nous lancent des individus qui
confondent un délit et une infraction aux droits d’auteurs.
Sans se décourager, nous maintenons le navire à flots :
après presque deux décennies, nous devenons toujours plus
solides.
Mais le temps que vous lisiez ces lignes, UbuWeb pourrait
avoir disparu.
N’ayant jamais été pensé comme une archive permanente,
UbuWeb pourrait s’évaporer pour tout un tas de raisons :
notre fournisseur Internet coupe l’accès, notre financement
universitaire s’épuise, ou nous en avons tout simplement
assez.
L’acquisition d’UbuWeb par une plus large entité est
impossible : rien n’est à vendre.
Vous vous souvenez peut-être du dénouement du film 24 Hour
Party People (2002) où un vaste conglomérat de labels
s’entête à vouloir racheter le label indépendant Factory
Records pour des millions de livres. Le directeur de
Factory, Tony Wilson, produit un document scellé dans le
sang proclamant que les groupes détiennent les droits de
toutes leurs productions ; les leaders des labels sourient
d’un air narquois lorsqu’ils remportent gratuitement
le catalogue de Factory. À la fin du film, Wilson songe
alors que, même sans aucune valeur financière, Factory
Records est un fantastique projet d’art conceptuel, plein
d’intégrité, et qui n’a jamais dû faire un seul compromis.
UbuWeb est un projet comparable, excepté qu’au contraire de
la musique pop, ce que nous hébergeons n’a jamais rapporté
d’argent.
La musique de Jean Dubuffet. C’est quelque chose
d’incroyable : la musique brute rencontre la musique
électronique. Certains utilisateurs d’UbuWeb adorent la
musique de Jean Dubuffet. Plus tard ils ont découvert qu’il
était également peintre.
Sur UbuWeb, nous hébergeons un album de musique country
peu connu de Julian Schnabel. Il semblerait qu’à l’époque,
alors qu’il faisait passer des castings pour la suite de
sa brillante carrière de peintre et avant sa carrière
encore plus brillante de cinéaste, il ait pensé à devenir
musicien. C’est une bonne chose qu’il ait fait marche
arrière.
Vous ne trouverez pas de reproductions des tableaux de Dalí
sur UbuWeb, mais vous trouverez un enregistrement d’une
publicité de 1967 qu’il a faite pour une banque.
UbuWeb est tombé dans l’avant-garde. Nous avons commencé
comme entrepôt de poésie visuelle et concrète. Quand des
sons ont commencé à accompagner la poésie, nous avons
commencé à héberger aussi des fichiers audio de poésie.
Mais une fois que nous avons encodé les oeuvres de John
Cage, nous avons trébuché. Cage fait souvent des lectures
de ses poèmes, accompagnées d’oeuvres orchestrales
aléatoires, créant ainsi à la fois de la poésie audio et du
classique du 20e siècle. En ne voyant aucune autre solution
que d’appeler ça de « l’avant-garde », nous avons levé les
bras au ciel, et nous avons continué sur cette base.
On ne sait pas vraiment ce qu’est l’avant-garde. Ça change
tous les jours.
Quand nous avons commencé à utiliser le mot « avantgarde
», c’était encore verboten, ayant été abandonné dans
les années 1970 et 1980 pour ses connotations patriarcales
et militaristes. Après un certain temps, c’était devenu
un terme orphelin, ouvert à la réexamination et à la
réinterprétation. Nous l’avons ramassé, souillé, rendu
impur.
Dans la section films d’UbuWeb on trouve les oeuvres
de Samuel Beckett et de Captain Beefheart. C’est dur
d’imaginer un autre endroit où ces deux noms apparaîtraient
ensemble – certainement pas dans les mondes de la musique,
de la littérature ou de l’art – mais d’une certaine façon
ça fait sens. On ne peut pas imaginer l’existence de
Captain Beefheart sans l’influence de Samuel Beckett. C’est
l’histoire secrète de l’avant-garde.
Un jour j’ai reçu par courrier le plus génial des recueils de
poèmes visuels. C’étaient les compositions les plus complexes et
les plus détaillées que j’avais jamais vues : de denses tissages
de mots qui tous ensemble formaient des images saisissantes.
Et comme si ce n’était pas assez, tous les poèmes étaient
autobiographiques, enchâssés dans d’étranges histoires tirées
de la vie de l’auteur. La chose la plus incroyable étant peutêtre
que tout avait été créé sur l’une des premières versions de
Microsoft Word.
J’ai correspondu avec le poète, un homme appelé David Daniels et
j’ai eu plus tard la chance de le rencontrer et d’entendre son
histoire – entre temps c’était devenu un vieil homme chevrotant
avec une longue barbe blanche.
Dans les années 1950, David Daniels était un peintre tendance,
proche des expressionnistes abstraits new-yorkais. Promis à la
célébrité, il a pourtant dit quelque chose qu’il ne fallait pas
à de Kooning lors d’une soirée – je n’ai pas plus de détails –
et a alors été exclu du groupe. Dévasté, il a respectueusement
obéi et quitté New York pour Boston.
Pauvre et perdu, il a erré sans but dans les rues de Boston, à
la recherche d’une voie à suivre. Incapable d’en trouver une,
il a alors décidé de vivre sa vie au fil du vent en disant
simplement « oui » à quiconque lui proposerait quelque chose. Il
s’est avéré qu’à ce moment là il marchait dans Cambridge, quand
un jeune mendiant lui a demandé s’il avait une pièce. David lui
a répondu « oui » et lui a donné de l’argent.
Le mendiant l’a de nouveau regardé et lui a demandé « T’as 25
centimes ? » et David a encore répondu oui. S’en est suivi une
demande d’un dollar, puis cinq – que David donna – à la suite
de quoi le type lui a demandé s’il pouvait passer la nuit chez
lui. David a acquiescé. Bientôt David a eu un colocataire. Le
jeune mendiant a fait passer le mot et des marginaux, des camés
et des hippies ont débarqué, faisant de la maison de David une
communauté, l’une des plus importantes de Cambridge durant les
années 1960. Quiconque avait besoin d’un endroit où squatter
venait voir David, qui répondait toujours « oui », et tenait
ainsi sa promesse.
La maison est devenue un pôle d’activités, dont la plupart
étaient illégales. Quand une prostituée lui a demandé si elle
pouvait faire des passes ici, David a répondu oui. Plus tard,
l’une des nombreuses prostituées qui s’étaient entichées de
David lui a demandé de l’épouser, et il a répondu oui. Il a
également dit oui quand elle lui a demandé si elle pouvait
porter ses enfants.
Au fil des années, David s’est retrouvé projeté conseiller de
tous ces jeunes gens, dont beaucoup avaient été jetés du MIT ou
de Harvard. Il tenait des sessions de thérapie de groupe et leur
donnait des conseils judicieux. Il était devenu une espèce de
gourou.
À la fin des années 1970, la communauté était en train de
s’effondrer. Les drogues avaient eu des conséquences terribles
et la fin des années 1980, avec l’apparition du SIDA, avait été
encore plus dévastatrice. Un jour David a reçu un appel d’un des
premiers artistes de la communauté qui, à cette époque, résidait
sur la Côte Ouest, et s’était lancé dans l’informatique. Il a
suggéré à David de déménager dans la baie de San Francisco. Il
s’avérait que de nombreux membres de la communauté, débarrassés
de leur bohémianisme des années 1960, avaient migré dans
l’ouest et devenaient des magnats de la Silicon Valley. Pour
exprimer leur gratitude à David et à ses « oui », ils lui ont
acheté une modeste maison à Oakland et lui ont attribué une
allocation à vie. La seule chose qu’ils lui ont demandée était
de relancer ses sessions de thérapie de groupe légendaires dans
la baie, ce que David a fait. Pendant presque vingt ans, il a
tenu ces sessions dans un entrepôt d’East Bay pour certains des
entrepreneurs qui avaient le mieux réussi en Amérique.
Mais le point positif est qu’ils ont offert à David un PC
équipé de Microsoft Word. Bien qu’il n’eut jamais touché à un
ordinateur, il a commencé à expérimenter Word intuitivement tout
en écrivant de la poésie visuelle. C’est ainsi qu’il y a des
dizaines d’années, David s’est trouvé être à nouveau un artiste.
Finalement, il est parvenu à maîtriser le logiciel Word, en le
transformant en moyen de créer des poèmes visuels. Au fil des
années, ces poèmes ont évolué vers un ensemble baroque d’oeuvres
sur lequel il a travaillé tous les jours jusqu’à sa mort, juste
après le passage à l’an 2000.
UbuWeb héberge une étrangeté appelée The 365 Days Project,
une compilation de MP3 enregistrés sur une année – des
gaffes de célébrités, des hurlements d’enfants, des guides
audio, des poèmes chantés, des cantiques religieux de
propagande, des paroles, et même des pièces ventriloques.
Mais, au plus profond du 365 Days Project, on trouve des
enregistrements rares du légendaire Nicolas Slonimsky,
chef d’orchestre ultra-moderniste du début du 20e siècle,
interprète, et compositeur de publicités et de comptines
pour enfants au piano, jouées sur une tonalité monocorde.
UbuWeb hébergeait déjà certains de ses enregistrements
historiques dans l’onglet Sound, des pistes qu’il avait
réalisées dans les années 1920 avec Charles Ives,
Carl Ruggles et Edgard Varèse, présentes entre des
excentricités comme Louis Farrakhan chantant calypso ou
des interprétations de chorales de lycées de « Fox on The
Run ». Slominsky rentre aussi bien dans ces deux genres –
bons et mauvais.
Je préfèrerais fermer UbuWeb que quémander des donations.
Et malgré tout… UbuWeb pourrait s’évaporer n’importe quand.
Les clochards ne peuvent pas se permettre de choisir et
nous prenons avec joie tout ce qui s’offre à nous. Nous
n’avons pas les plus sûrs des serveurs ou les plus rapides
des machines ; la base d’archives est souvent crashée ;
parfois le site entier n’est plus accessible pendant des
jours ; occasionnellement l’armée de bénévoles devient une
équipe d’une personne.
Il y a quelques années, le serveur d’UbuWeb a été piraté.
Bien qu’on n’ait jamais trouvé qui l’a fait ou pourquoi,
il y a eu beaucoup de dégâts et le site a été indisponible
pendant dix mois. Durant cette période, quelques personnes
pensaient que le site était perdu pour toujours, et quand
la rumeur du hacking s’est répandue, les gens ont commencé
à faire la fête, en particulier une certaine liste de
diffusion dédiée aux films d’avant-garde (c’est-à-dire des
vieux films sur pellicule) dont certains membres étaient
soulagés de voir que le site était tombé, signifiant ainsi
que le bon vieux temps était peut-être miraculeusement
revenu. Leurs démonstrations d’hostilité ont capté mon
attention, et je les ai lues avec un grand intérêt.
Après avoir lu leurs commentaires, j’ai rédigé une
lettre ouverte au groupe, en expliquant que « Ubu est
une provocation pour pousser votre communauté à aller de
l’avant, faire les choses bien, faire les choses mieux,
pour rendre Ubu obsolète. Vous avez les outils, les
ressources, les oeuvres et les connaissances pour faire
les choses bien mieux que je ne les fais. J’ai été emporté
dans ce tourbillon au fur et à mesure qu’Ubu s’est agrandi
et je ne suis clairement pas le meilleur candidat pour
représenter le cinéma expérimental. Ubu adorerait que vous
vous impliquiez. Que vous l’aidiez à s’améliorer. Ou que
vous le rendiez obsolète en faisant les choses comme elles
devraient être faites. »
La réponse a été un silence de mort. Aucun nouveau site n’a
été construit et les critiques se sont arrêtées ; depuis ce
jour, plus aucune mention d’UbuWeb n’est jamais apparue sur
leur liste.
Dans le courant des semaines qui ont suivies, la plupart
des pires détracteurs d’Ubu sur la liste de diffusion nous
ont écrit pour nous demander si leurs films pouvaient être
inclus au site.
Si ça n’existe pas sur Internet, ça n’existe pas.
Si ce n’est pas libre, ça n’existe pas.
Le copyright est mort. Si on le veut.
Enfreindre la loi.
Si vous pensez que vous ne devriez pas le faire, vous devez
le faire.
La licence Creative Commons est une autre forme de copyright.
Bien qu’UbuWeb puisse être légalement répréhensible, il est
moralement irréprochable.
Le plagiat est la plus sincère des formes de flatterie.
Adorno avait tort sur tellement de choses et de manières
si variées que c’en est fascinant. C’est une relique d’une
sorte de modernisme romantique qui n’a absolument aucune
place dans le monde d’aujourd’hui. Évidemment, je suis un
moderniste dévoué, mais mon style de modernisme est impur,
brouillon, révisionniste. Adorno aurait détesté ça.
Internet es el poema más grande jamás escrito. Ilegible,
debido a su tamaño.
Dans les années 1980, quand j’ai commencé ma transition du
monde de l’art visuel vers celui de la poésie, j’écoutais
beaucoup de rap. Et quand j’ai commencé à m’intéresser à la
poésie, j’étais choqué que rien ne rime à une époque où la
rime et les jeux de mots recouvraient toute la culture. La
tradition de l’art textuel semblait tout aussi statique et
guindée, sèche et philosophique. La rime paraissait un bon
moyen de sortir de tout ça.
Au début des années 1990, je travaillais dans mon studio
sur Houston Street avec la fenêtre ouverte. À cette époque,
les gens passaient encore de la musique dans les rues avec
des ghetto blasters surdimensionnées posés sur les épaules
et le plus souvent, c’était du hip hop. De l’extérieur
de ma fenêtre j’entendais une palette de bruit blanc,
pur, qui s’est rapidement transformé en quelque chose
qui ressemblait à un chuintement électronique de musique
concrète. J’étais stupéfait et je me suis précipité dehors
pour voir ce qu’il se passait. Mais le temps que j’arrive,
le bruit avait à nouveau changé, cette fois en pulsations
claires de Daisy Age [Ndlt. Référence à l’acronyme « DA
Inner Sound, Y’all »]. Ça m’a pris quelques minutes pour
réaliser que ce que j’entendais était une rupture bruyante
dans ce qui était un moment rare et unique pour le hip hop
expérimental ; un moment qui est passé très vite une fois
que le gangsta rap a pris le dessus.
La radio est un arrière-plan, pas le premier plan. On fait
toujours quelque chose pendant qu’on écoute – d’une oreille
– la radio. Excepté les chauffeurs, personne ne s’assoit
devant la radio et ne fait qu’écouter. Avec les chauffeurs,
les artistes sont les meilleurs auditeurs. Les mains et les
yeux des artistes sont occupés, mais leurs oreilles sont
grandes ouvertes. Résultat, les artistes visuels en savent
plus au sujet de la musique que n’importe qui d’autre sur
la planète.
Après un cours de dessin, plus rien n’était pareil. Une
voiture n’était plus seulement une simple voiture ; au lieu
de ça c’était un amalgame complexe de lignes, de couleurs
et de formes.
Après avoir lu Gertrude Stein, la langue n’était plus la
même. Les mots n’étaient plus seulement de simples mots ;
au lieu de ça ils étaient des amalgames complexes de sens,
de sons, et figures.
À chaque fois que nous lisons Gertrude Stein, nous devons
réapprendre à lire.
La réelle importance, variété et apparente infinité de
Napster était ahurissante : on ne savait jamais ce qu’on
allait trouver et combien il allait y en avoir. C’était
comme si chaque magasin de disque, chaque marché aux puces
et chaque boutique solidaire dans le monde était connecté
par une base de données consultable qui avait ouvert grand
ses portes, nous suppliant d’entrer et de repartir avec
autant de choses que possible, sans rien avoir à payer.
L’une des premières choses qui m’a frappée à propos de
Napster est à quel point les goûts des gens étaient
impurs (à savoir : éclectiques). Tout en naviguant dans
les fichiers d’un autre utilisateur, j’étais stupéfait de
trouver des MP3 de John Cage alphabétiquement rangés à
côté de, disons-le, des fichiers de Mariah Carey dans le
même répertoire. Tout le monde a des plaisirs coupables,
néanmoins ils n’avaient jamais été exposés – et célébrés
– aussi publiquement auparavant. Si des impulsions aussi
impures ont toujours existé dans l’avant-garde, elles ont
toujours été plus ou moins cachées.
Nous nous sommes aperçus que de nombreuses personnes
téléchargeant des MP3 d’UbuWeb n’ont aucun intérêt pour le
contexte historique ; à la place, le site est vu comme une
vaste source de sons « cools » et « bizarres » à remixer
ou à balancer dans des mix de dance. On nous a rapporté
que des échantillons du chant mantrique de Bruce Nauman,
« Get Out of My Mind, Get Out of This Room » d’Ubu avaient
récemment été remixés, associés à des rythmes, et faisait
un tabac sur certains dancefloors à São Paulo.
Il y a quelques nuits à la maison, après avoir couché les
enfants, je sirotais du bourbon devant mon ordinateur. Ma
femme m’a demandé ce que je faisais. Je lui ai répondu
que j’achetais des disques. Le temps de jeter un oeil sur
mon écran, dix disques pour lesquels j’aurais vendu mon
âme au diable étaient en téléchargement dans mon salon
gratuitement.
Si ça ne peut pas être partagé, ça n’existe pas.
Écriture mécanique
Il y a quelques étés de ça, nous sommes allés voir Pietro
Sparta, un marchand d’art célèbre qui vivait dans la
petite ville française de Chagny. Il avait un bel espace
industriel et un entrepôt où étaient exposées des oeuvres
d’artistes conceptuels connus dans le monde entier. Après
avoir vu ses expositions, nous sommes allés dans un café
pour boire quelques verres et il nous a raconté comment
il s’était retrouvé dans cette situation unique au monde.
Son père, un sympathisant communiste, avait été exilé de
Sicile pour ses idées politiques et avait fondé une usine
à Chagny. Une fois installé ici, un de ses fils mourut et
fut enterré dans la ville. Selon la tradition sicilienne,
une famille ne peut jamais quitter une terre où l’un de ses
fils est enterré, et c’est ainsi que Chagny est devenue
la nouvelle patrie des Sparta. Pietro avait commencé à
s’intéresser à l’art contemporain en lisant des magazines
d’art en papier glacé qu’il achetait au kiosque à journaux
de Chagny. C’est devenu une obsession et il a commencé à
correspondre avec des artistes. Bientôt, les artistes ont
commencé à se déplacer en France pour rencontrer Sparta.
Il a vite réussi à gagner leur confiance et commencé à
organiser des modestes expositions. Les artistes étaient
tellement impressionnés par sa sincérité et par sa dévotion
pour l’art qu’ils ont partagé avec lui le meilleur de
leurs oeuvres. Petit à petit, il s’est fait une réputation
jusqu’à ce qu’il ait les moyens de racheter l’usine où son
père travaillait quand il était arrivé en ville et il l’a
convertie en galerie immense et magnifique. Aujourd’hui,
il vit toujours à Chagny et son père, aujourd’hui à
la retraite, entretient les nombreuses et savoureuses
plantations qui poussaient sur les anciens terrains de
l’usine.
Ce même été nous avons rencontré un réalisateur français
qui proclamait que le mot d’ordre n’était plus « faîtes
de la nouveauté », suggérant à la place qu’il fallait
se concentrer sur les façons dont les artefacts sont
distribués. À une époque pluraliste où toutes les activités
sont dignes du même intérêt, disait-il, les oeuvres se
distinguent par la manière dont elles se diffusent dans le
monde.
Comme la broderie, l’archivage est défini par l’obsession
de faire tenir ensemble de nombreuses petites pièces pour
former une vision plus large, une tentative personnelle
d’organiser un monde chaotique.
Quand j’ai été invité à lire à la Maison Blanche, j’ai
réfléchi aux inconvénients de l’invitation. Je me suis
interrogé avec un collègue si j’aurais accepté l’invitation
si elle était venue de l’administration de G.W. Bush. Ce à
quoi mon collègue m’a répondu « Kenny, tu n’aurais jamais
été invité à lire à la Maison Blanche du temps de G.W.
Bush. »
L’écriture ne se fond pas seulement dans toute chose, mais
toute chose se fond dans l’écriture.
Récemment, j’ai été témoin d’une vision déchirante : la
liquidation fragmentée de la bibliothèque de Jackson Mac
Low dans un marché aux puces près de ma maison à New York.
Un dimanche après-midi, alors que je déambulais dans le
marché, j’ai vu un stand de livres et en feuilletant dans
les piles de livres j’ai vu des choses incroyables :
chaque livre publié par la légendaire maison d’édition
de Dick Higgins, Something Else Press, des flyers jaunis
des productions des années 1960 du Living Theater, des
douzaines de livres de poche rares d’écrivains d’avantgarde
réputés, de magnifiques documents éphémères affiliés
à John Cage et Merce Cunningham, de vieux 45 tours de
musique électronique, et bien d’autres choses encore. Il
semblait que toute l’histoire de l’underground new-yorkais
était à vendre ici. Curieux, j’ai demandé au vendeur
quelle était l’histoire derrière cette trouvaille et il
m’a répondu qu’elle appartenait à un célèbre poète ; à
l’évidence la veuve du poète voulait se débarrasser de tout
ça et il a personnellement transporté 75 boîtes d’objets
depuis le sixième étage d’un loft à Tribeca. Tout était
démesurément cher, trop pour que je songe à acheter quelque
chose. Quand je lui ai demandé comment il avait fixé de
tels prix, il m’a dit qu’il avait regardé sur Internet et
aligné les prix : il n’avait aucune connaissance de ce
qu’il vendait. J’aurais pu acheter la copie personnelle de
Jackson de Stanzas for Iris Lezak pour 150 $. J’ai hésité.
En fait, je laisse la musique se déployer autant que je
peux, mais si ça ne se fait pas, dans ce cas j’interfère, a
dit David Tudor.
L’écriture non-interventionniste. Le besoin d’en faire moins.
Écrivez comme si vous alliez mourir. En même temps,
supposez que vous écrivez pour un auditoire uniquement
constitué de patients au stade terminal. Ce qui est le cas
après tout, a dit Anne Dillard.
Il y a quelque chose de délectable dans le fait de prendre
un gros livre et de le transformer en confettis.
Quand on choisit des parties d’un texte, on le dénarrative.
Quand on supprime le contexte et les notes
explicatives, le texte passe de l’utilitaire au poétique.
Dans Le Livre des Passages, Benjamin n’a pas respecté les
paragraphes. Chaque passage est justifié au milieu de la
page en un bloc, sans se soucier de sa longueur.
Sans y faire attention, j’ai relu un livre et pris des
nouvelles notes. En voulant classer mes notes, je me suis
rendu compte que j’avais déjà lu ce livre il y a quatre
ans, mais que j’avais sélectionné des passages totalement
différents. Et aujourd’hui, pour je ne sais quelles
raisons, j’ai été marqué par des parties complètement
différentes.
À ce stade, je ne peux pas laisser le doute s’insinuer dans
ce projet.
COM : Cycle d’Orateurs Médiocres
Mes livres préférés sur mon étagère sont ceux que je
n’arrive pas à lire en une seule fois comme Finnegans Wake,
Américains d’Amérique, Le Livre des Passages, ou Vie de
Samuel Johnson de Bowell. J’adore pouvoir les choisir,
les ouvrir à n’importe quel endroit et toujours être
surpris – je ne les connaîtrai jamais. J’adore l’idée que
ces livres existent : leur ampleur, leur portée et leur
ambition ; le fait qu’ils ne peuvent pas se démoder, qu’ils
sont intemporels. Ils sont toujours nouveaux pour moi. Je
voulais écrire des livres exactement comme ceux-là.
Dans le groupe de lecture, les étudiants étaient figés dans
les références littéraires, trop proches du texte ; à de
nombreuses reprises, ils étaient incapables de franchir le
pas vers la vraie vie.
Souvent – la plupart du temps inconsciemment – je modèle
mon image de moi-même à partir d’une image que j’ai
repérée dans une publicité. Quand j’essaye des vêtements
dans un magasin, je me souviens de cette image que j’ai
vue dans une pub et j’y insère mentalement mon image. Ce
n’est qu’une utopie. Je dirais qu’une énorme partie de mon
identité vient de la publicité. Je vis bien réellement dans
cette culture ; comment puis-je ignorer des forces aussi
puissantes ? Est-ce l’idéal ? Probablement non. Aimerais-je
ne pas être influencé par les forces de la publicité et du
consumérisme ? Bien sûr, mais je me bercerais d’illusions
si je n’avouais pas que, en tant que membre de cette
culture, c’est une grande partie de qui je suis.
Si mon identité est réellement à vendre et modifiable
à la minute – comme je le crois – il est important que
mon écriture reflète le changement d’état constant de
mon identité et de ma subjectivité. Ça peut vouloir
dire adopter une voix qui n’est pas « mienne », des
subjectivités qui ne sont pas « miennes », des positions
politiques qui ne sont pas « miennes », des opinions qui ne
sont pas « miennes », des mots qui ne sont pas « miens »,
parce qu’au final, je ne pense pas que ce soit possible de
définir ce qui est « mien » et ce qui ne l’est pas.
Après-midi atelier de poésie avec Michelle Obama. Elle
portait une magnifique jupe brodée de perles et de
sequins, un débardeur moulant mauve et des talons verts
brillants à pois quand elle est montée sur scène. La pièce
était chargée de tension. Une introduction très raide
et formelle, et subitement toute sa posture corporelle
a changé. Elle a baissé les épaules, pincé les lèvres,
ébouriffé ses cheveux et dit avec une voix molle et un
accent du Midwest : « Oh allez tout le monde ! Pourquoi
z’êtes aussi tendus ? Relax ! C’est d’la poésie après
tout ! »
Ce soir-là, le Président était assis à un mètre de moi,
j’ai donc lu des textes appropriés. Personne n’a bronché.
J’avais prévu un court programme sur le thème du pont de
Brooklyn, et j’ai présenté trois extraits, parmi lesquelles
« Crossing Brooklyn Ferry » de Whitman, « To Brooklyn
Bridge » de Hart Crane, et un passage de mon livre Trafic,
qui compile 24 heures de transcriptions de bulletins de
circulation d’une station de radio d’informations locale
de New York. La foule, composée de professionnels du
monde de l’art, de donateurs du parti Démocrate, et de
plusieurs sénateurs et maires, a respectueusement écouté
la « vraie » poésie – celle de Whitman et Crane – mais
quand les textes non-créatifs ont été lus, l’auditoire
était visiblement moins attentif, paraissant surpris
qu’un langage du quotidien et des images familières de
leur monde – embouteillages, infrastructures, bouchons –
puissent être façonnées pour devenir de la poésie. C’était
une étrange rencontre de l’avant-garde et du quotidien,
créant une poésie réaliste – ou devrais-je dire une poésie
hyperréaliste – que tout le monde dans la pièce comprenait
instantanément ; appelons ça du populisme radical.
Dans le futur, les meilleurs managers de l’information
seront les meilleurs poètes.
Je me rappelle avoir vu un jour une reprise d’une des
premières pièces de Robert Wilson datant des années 1970.
Au bout de quatre heures, deux personnes ont traversé la
scène ; quand ils se sont rencontrés au milieu, l’un d’eux
a levé son bras et poignardé l’autre. L’acte de poignarder
en lui-même a pris une heure entière. Parce que je m’étais
porté volontaire pour l’ennui, c’était la chose la plus
excitante que j’avais jamais vue.
J’ai été décontenancé par l’impolitesse des étudiants qui
ressentaient le besoin de me jeter des choses à la figure –
des liasses de papiers et des stylos à bille – pendant que
je lisais des textes. C’est difficile d’imaginer d’autres
poètes, par exemple Amiri Baraka ou Thurston Moore, traités
de la même manière. En fait, la simple idée qu’un de ces
poètes puisse être interrompu pendant leurs lectures est
totalement inconcevable.
Les sentiments persistaient : j’avais déjà été critiqué
et ridiculisé par des étudiants auparavant, qui m’avaient
traité de « malpoli » et « d’insolent ». En réponse, je
leur expliquais patiemment que ma pratique s’intéresse
à l’égalité de tous les mots et qu’elle se concentre
en particulier sur les éléments périphériques et paratextuels
du langage normatif. Transformer le langage commun
en littérature c’est le vider de toute sa fonctionnalité
et de son utilité. En soulignant ses qualités concrètes
et opaques, il est possible de transformer, de manière
alchimique, un discours délaissé en une poésie précieuse.
La dimension social-utopiste, politique et spirituelle
de mon travail est incarnée dans cette possibilité
radicalement démocratique.
Maintenant vous savez ce que je fais sans jamais avoir eu
besoin d’en lire un seul mot.
J’ai une théorie selon laquelle au 20e siècle, l’écriture
a adopté la crise de représentation des arts visuels,
précipitant par conséquent l’apparition de l’écriture
moderniste. Je suis sceptique à l’idée que l’écriture ait
traversé une crise d’une magnitude égale ou comparable
à ce qu’a connu la peinture au moment de l’invention de
la photographie. En tant que déterministe technologique,
je suis convaincu que la crise de la peinture était
authentique et nécessaire ; mais alors que l’invention du
télégraphe ou de la machine à écrire n’a altéré l’écriture
que très faiblement et d’une façon intéressante, elle n’a
pas contesté la nature intrinsèque du projet. Voilà donc
ma justification à la raison pour laquelle deux courants
d’écriture sont apparus – traditionnel et expérimental
– alors que le monde de l’art depuis l’impressionnisme
est principalement resté concentré sur l’innovation,
étreignant l’expérimentation. Cela étant dit, concernant
l’écriture, le digital a fait émerger sa propre crise
de représentation. Quand la technologie prédominante de
notre époque est conduite par et entièrement composée du
langage alphanumérique, l’écrivain est obligé de changer de
direction et de trouver de nouvelles manières d’utiliser le
langage.
La compréhension pourrait peut-être se situer à un autre
niveau – celui de l’ignorance délibérée.
Errer dans les livres le regard vide, la tête tombante, en
s’endormant à moitié lorsqu’un passage de texte bondit hors
de la page et vous réveille en vous sautant au visage.
Après avoir transcrit Soliloque, je n’ai plus jamais
entendu ma propre langue de la même manière. Parfois, quand
quelqu’un me parle, j’arrête d’essayer de comprendre ce
qu’on me dit et à la place j’écoute les qualités de la
forme du discours – la syntaxe, les fautes, et la source
glottale.
Les mots ne servent plus uniquement à raconter des
histoires. À présent le langage est numérique et physique.
Il peut être versé dans n’importe quel conteneur
imaginable : du texte tapé dans un document Microsoft Word
peut être analysé dans une base de données, visuellement
transformé dans Photoshop, animé dans Flash, pompé dans
un moteur de destruction de texte en ligne, envoyé à des
milliers d’adresses e-mail et importé dans un programme
d’édition de son et recraché sous forme de musique – les
possibilités sont infinies.
La soif insatiable de la littérature pour l’authenticité
et le texte autocentré sont des qualités qui sont plus
valorisées que les autres. N’importe quel travail qui
défie ces présomptions est toujours purement et simplement
ignoré.
Après la lecture, une jeune femme est venue me voir et m’a
dit qu’elle avait assisté à un de mes cours de maîtrise
en écriture fictionnelle à Columbia. Elle m’a confié que
tout ce que j’avais dit durant le cours était entré par une
oreille et sorti par l’autre. Tout ce qui préoccupait les
étudiants, elle comprise, était de décrocher un contrat
d’édition d’un demi-million de livres après leur diplôme.
L’idée de savoir si le livre va survivre est intéressante,
mais devrait peut-être être laissée à l’industrie. Ce qui
est crucial, c’est l’idée que les effets du digital sont
apparents dans l’écriture, qu’elle soit manuscrite ou
numérique.
Un jeune poète vient juste de publier ce qui pourrait être
le livre le plus important de sa génération. Au bon vieux
temps, ce livre seul l’aurait rendu célèbre. Aujourd’hui
c’est juste un livre parmi d’autres, perdu dans une mer de
publications Lulu et de J’aime sur Facebook.
[Ndlt. Lulu est une plateforme d’auto-publication et
d’impression à la demande]
L’expérience culturelle via la traduction est au mieux
squelettique, toujours grossière, un gribouillis d’idée.
Évidemment même les meilleures traductions restent toujours
inférieures à l’original, et pourtant l’acte de traduire
peut parfois dominer la traduction elle-même. Pensez à La
Disparition en anglais, toujours sans la lettre « e ». Le
travail d’Adair en tant que traducteur pour A Void est,
selon moi, un acte d’écriture qui a une autorité égale à
celle de Perec.
Un soir, je me suis retrouvé à un petit dîner, entouré de
romanciers millionnaires, de leurs rédacteurs, éditeurs
et publicitaires. La conversation était polie et pas
inoubliable. Vers la fin de la soirée, la conversation
s’est tournée vers moi. « Alors vous êtes le type qui fait
de l’écriture non-créative, c’est ça ? De quoi s’agitil
? » Alors que je commençais à répondre, j’ai remarqué
que leur attention s’effondrait. Un éditeur a commencé à
consulter son téléphone portable, un romancier a regardé
sa montre, le type des relations publiques baillait. Mon
explication a vite été coupée par des « J’ai une réunion
tôt demain matin » et « Oh, c’était très amusant ».
Quelques minutes plus tard, je me suis retrouvé seul à
table.
De retour chez moi, j’étais consterné, pour ne pas dire
plus. Cheryl m’a gentiment écouté et m’a dit « Vois-le
comme ça : c’est comme si Adam Sandler et un tas de types
qui produisent ses films étaient autour d’une table avec
Godard et que la conversation en venait à lui, « … et
qu’est-ce que vous faites déjà ? » « … » « Ah oui. C’est
vrai. Je dois filer. »
John Cage disait que son auditoire était toujours composé
d’étudiants. Il proclamait que seuls les étudiants avaient
le temps de céder à ses idées utopistes, avant d’obtenir
leur diplôme et d’avoir à faire au « monde réel », qui ne
laisse plus de place pour de telles complaisances. Mais,
il disait qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter. Qu’il y
aurait toujours un nouvel arrivage d’étudiants qui seraient
intéressés par ce qu’il faisait.
L’incompréhension comme compréhension.
La mauvaise interprétation comme interprétation.
L’amour de la duplication chez Vija Celmins. La manière
dont elle considérait la copie comme une sorte d’acte
spirituel.
Observer le langage en mélangeant les mots par leurs
combinaisons audio et/ou phonétiques plutôt que par leur
sens.
Une écriture post-esthétique, avec des accents nonlittéraires
qui vont en augmentant.
C’est pure spéculation que de dire que mon livre Fidget
décrit mon corps ; au lieu de ça il décrit un corps. Ce
corps est décidément masculin mais au-delà de ça, c’est
un corps universel, sans émotion ou sentiment, un royaume
de pure description, qui n’existe dans aucun espace
spécifique. Quand j’ai écrit ce livre, je voulais créer
une idée du corps anti-beckettienne. Chez Beckett, le
vagabond dans un fossé au bord de la route qui lutte pour
se retourner d’une position sur le dos à une position
sur le ventre est une métaphore de toutes les luttes de
l’humanité. Dans Fidget, je voulais simplement décrire le
corps lui-même, le formaliser, le rapprocher des études
de mouvement de Muybridge ; le corps comme une entité de
mouvement non-symbolique, pur.
Au cours des dix dernières années, ma pratique s’est
réduite à retaper des textes existants, tout simplement.
J’ai envisagé ma pratique en relation avec le Borges de
Pierre Menard, mais même Menard était plus original que je
ne le suis : lui, indépendamment de toute connaissance de
Don Quichotte, a réinventé l’oeuvre d’art de Cervantes mot
pour mot. Par contraste, je n’invente rien. Je continue
juste à réécrire le même livre.
L’acte de transcrire ne peut être rien d’autre qu’un
acte personnel et unique. L’un des exercices que je fais
avec mes étudiants est leur donner un court extrait
d’enregistrement radio à transcrire. Je fais attention
à ce qu’il ne soit jamais trop intéressant, par exemple
quelque chose comme les batailles autour du budget ou des
impôts au Congrès. La semaine d’après, quinze étudiants
amènent quinze écrits uniques. C’est incroyable de voir
comme ils sont différents les uns des autres : ce que l’un
entend comme une pause et transcrit comme une virgule, je
l’entends comme la fin d’une phrase et le transcris sous
forme de point. Certains étudiants le transcrivent sous la
forme d’un script – dûment rédigé en police Courrier – et
d’autres le transcrivent en un seul paragraphe. Mais parmi
ceux qui rédigent un seul paragraphe, certains utilisent
beaucoup de ponctuation et de lettres majuscules, alors que
d’autres non, produisant un document qui ressemble plus à
un soliloque de Molly Bloom qu’à une transcription brute.
De nombreux étudiants incluent les pauses vocales et les
hésitations, alors que d’autres les ignorent totalement.
D’autres essayent de compter les cadences et le volume en
utilisant des annotations graphiques. Les variations sont
infinies.
La transcription brute.
L’écriture conceptuelle promet d’exister dans l’espace
négatif de la littérature ordinaire : exposer les aspects
conventionnels de la forme et du langage de la littérature
ordinaire, et les incorporer dans sa propre superstructure
singulière.
En renonçant au fardeau de la lecture – et par là même
à celui du lectorat – on peut commencer à considérer
l’écriture conceptuelle comme un nouvel Esperanto, un corps
de littérature capable d’être compris par tout le monde
sans avoir à endurer la traduction.
Même avec des centaines de voix différentes, l’auteur
devient unique par le choix de ses matériaux.
Je veux un art qui n’offre aucune résistance, un art du
plaisir pur, un art totalement compréhensible par quiconque
le regarde, un art qui ne laisse pas perplexe, un art qui
rend tout concret, met les points sur les i et les barres
sur les t, un art qui ne laisse rien au hasard, s’assurant
que l’expérience créée par cet art sera celle voulue par
l’artiste. Je veux un art qui ne laisse aucune question
en suspens, dont les buts sont démentiellement simples,
et qui les atteint tous sans équivoque. Je veux un art où
les questions philosophiques posées dans l’oeuvre trouvent
leurs réponses dans l’expérience de l’oeuvre elle-même. Je
veux un art que ma mère peut aimer.
En tant qu’artiste, je suis toujours circonspect face
l’idée de percevoir l’artiste comme un génie. Je voulais
trouver une solution qui me permette de travailler sans ce
poids du génie, donc j’ai trouvé le champ de l’écriture,
un espace pour la non-originalité, la normalité. Avec des
enjeux minimes, j’ai trouvé la liberté de ne pas être
génial.
Au moment où on se défait de sa dépendance au narratif
et où on abandonne cette idée têtue que le langage doit
toujours signifier quelque chose de « sensé », on s’ouvre à
différents types d’expériences linguistiques.
Le monde a changé : soudain, le journal est détourned en
roman ; les colonnes de la bourse deviennent des listes de
poèmes.
Lors d’un déjeuner, Sheila Heti m’a demandé si j’aurais
pu écrire une nouvelle romancée ou un livre de fiction
traditionnel, si je le voulais vraiment. J’ai dû avouer
que, non, je ne le pourrais pas.
Être vide de toute signification ou de toute intention
autre que celle d’accomplir les instructions qui dirigent
le travail, et l’oeuvre est parfaite par défaut.
C’est une méthode de cryptage bien connue : fragmenter des
documents révolutionnaires dans un tas de codes JPEG ou
MP3 et les envoyer par e-mail comme des « images » ou des
« chansons ».
Après un semestre passé à étudier l’écriture non-créative,
je ne veux plus entendre un étudiant dire qu’il a encore le
syndrome de la page blanche.
Lors de la conférence « Repenser les poétiques » à
l’Université de Columbia en 2010, la poétesse mexicoaméricaine
Mónica de la Torre, s’est arrêtée au milieu
de sa présentation, et a parlé en espagnol pendant dix
minutes, énervant tous ceux qui prônent le multilinguisme
et la diversité parce qu’ils ne comprenaient pas ce qu’elle
disait. De la Torre a ensuite résumé son discours en
anglais, sans jamais mentionner son intervention.
L’oeuvre conceptuelle est grotesquement immunisée
contre les attaques sceptiques ou les questions
déconstructivistes.
J’ai toujours refusé que mes livres soient confondus avec
des livres de poésie ou de fiction ; je voulais écrire des
livres de référence. Mais au lieu de référer à quelque
chose, ils ne réfèrent à rien. Je les considère comme des
livres de référence pataphysique.
Ne mémorisez pas les pages web. Téléchargez.
Pourquoi je ne fais pas confiance au Cloud.
Comme les jeux de rôles dans un club SM, l’écriture
conceptuelle est consensuelle.
La carrière d’un poète est rarement construite sur un seul
livre, c’est plutôt une longue et lente accumulation de
publications, d’activités, de services communautaires,
etc., qui établit fermement une réputation.
Ces mots pourraient être les miens. Ou pourraient ne pas
l’être. Après avoir vécu avec eux pendant si longtemps, je
n’arrive plus à faire la différence.
Copier et coller des mots d’ailleurs dans mon fichier
Word : au moment où je les vois sur mon ordinateur, dans ma
police par défaut, ils deviennent subitement « miens ».
Quand les artistes sont tenus aux mêmes types de standards
éthiques et moraux que les politiciens, c’est une situation
très dangereuse pour l’art.
Quand je dois arrêter de me demander si mon travail en
cours peut être considéré comme de la littérature, je sais
que je suis sur le bon chemin.
Si collectionner des langues produisait de vraies archives
de l’existence, on pourrait argumenter qu’elles sont des
démonstrations de culture absolument nécessaires.
J’ai toujours pensé que No. 111 vieillirait mal, que les
références pop se démoderaient très rapidement. Jusqu’ici,
c’était le cas. Mais dans 50 ans, ce sera vu comme un
document linguistique de son époque – chargé de la
nostalgie d’une culture disparue il y a longtemps – et en
tant que tel, très précieux.
Étreindre l’impureté, c’est permettre aux deuxièmes
générations de réconcilier librement les opposés et de
décomposer les alternatives, tout en maintenant les
rigueurs et les structures des premières générations.
J’ai réalisé un enregistrement de Zettel de Wittgenstein en
allemand, une langue que je n’ai jamais lue ni comprise.
J’ai tellement mal prononcé les mots que même les allemands
de souche qui ont entendu l’enregistrement n’ont pas
reconnu leur langue. Ainsi, j’ai pu démontrer concrètement
les jeux de langue de Wittgenstein.
Tout le monde, absolument tout le monde, enregistrait les
autres sur cassette. La machine avait déjà pris le pas
sur la vie sexuelle des gens – avec les godes et tous les
types de vibromasseurs – mais maintenant elle prenait
aussi le pas sur leur vie sociale, avec les enregistreurs
et les Polaroids. Puisque je ne sortais plus beaucoup et
que j’étais souvent chez moi les matinées et les soirées,
je passais beaucoup de temps au téléphone à raconter des
ragots, à créer des embrouilles, à m’inspirer des idées des
gens et à essayer de comprendre ce qu’il se passait – en
enregistrant tout.
Soliloquy est surtout une tentative de décrire les
difficultés du discours et l’impossibilité de la
communication. Par conséquent c’est une déclaration antihumaniste.
À l’intérieur, on découvre que le bavardage
normatif de quelqu’un est tout aussi disjonctif que
n’importe quelle tentative moderne ou postmoderne de
déconstruire le langage. En dépouillant le discours de ses
éléments non-référentiels, on peut isoler le discours de
ses fonctionnalités, formalisant et déformalisant ainsi
ce même discours. C’est mieux d’admettre que nous ne nous
comprendrons jamais les uns les autres, parce que comment
nous disons les choses résonne à peine plus que du bruit
blanc.
Les abus du langage sont comme les traductions par
homophonie et les erreurs de transcription sont comme des
modèles d’anarchie ludiques.
Questionner les structures linguistiques, questionner les
structures politiques.
La pureté moderniste a une durée de vie particulière. Le
seul héritage existant de la musique sérielle est la bandeson
des films d’horreur.
Écrire en anglais donne un grand avantage puisque tout le
monde peut lire votre travail, l’inconvénient étant qu’en
général, l’inverse n’est pas vrai. Beaucoup de mes amis
écrivains scandinaves ne peuvent pas lire les travaux de
leurs pairs dans les autres pays scandinaves, mais ils
peuvent lire les miens. Mais je suppose que l’avantage de
l’écriture conceptuelle est qu’elle n’est pas supposée être
lue de toute manière. Si on comprend l’idée de ce qu’ils
essayent de faire, on comprend le livre, quelle que soit
la langue dans laquelle il est écrit, évitant ainsi les
problèmes de traduction.
Dans mon travail, j’essaye d’utiliser une grammaire et une
syntaxe de base dès que possible. Je veux que mon écriture
de base soit délibérément inintéressante, préfabriquée, ou
prédéterminée pour qu’elle devienne plus facilement une
partie intrinsèque de l’oeuvre entière. Utiliser une forme
banale ou précomposée restreint à maintes reprises mon
champ de travail et limite le nombre de choix que je dois
faire. De cette manière, l’oeuvre s’écrit et se construit
toute seul, avec moins d’intervention de l’auteur.
Je préfère les e-mails aux poignées de main, la culture
à la nature, l’air conditionné à la brise, les néons aux
lampes à incandescence, et j’accorde plus de valeur à
l’artifice qu’à la vie elle-même.
Nous avons eu besoin d’acquérir tout un nouvel
éventail de compétences : nous sommes devenus experts
en dactylographie, des maîtres du copier-coller, des
spécialistes de l’OCR. Il n’y a rien que nous aimons plus
que la transcription ; nous trouvons peu de choses aussi
satisfaisantes que la collecte de données.
C’est un fait qu’aux États-Unis, la première
sensibilisation à la littérature innovante se fait à
l’université ; il y a vraiment peu de lectorat hors de
l’académie.
L’un des gros avantages que j’ai eu eu tant qu’écrivain
est que j’ai été formé comme artiste visuel. Quand je
suis devenu écrivain, je ne connaissais pas les règles de
l’écriture, ce qui a facilité la poursuite de ma propre
vision de l’écrivain. Je vois plusieurs de mes pairs,
influencés pendant de nombreuses années par l’histoire et
les techniques de l’écriture, lutter pour s’extraire de
ces connaissances afin de pouvoir suivre un chemin plus
innovant. C’est pour ça que je considère mon manque de
formation comme une grande chance.
Je m’intéresse à des principes d’écriture qui sont
tellement simples qu’ils flirtent avec la stupidité et
l’absurdité.
On a souvent dit qu’un écrivain écrit les livres qu’il
aimerait voir exister, mais qui n’existent pas encore.
Le déplacement, c’est le modernisme du 21e siècle, c’est
l’enfant du montage, de la psychogéographie, c’est l’objet
trouvé [En français dans le texte].
J’ai repensé à cet enfant qui pouvait déchiffrer les mots
à l’envers. Cette idée a commencé à m’obséder et, avec
beaucoup d’efforts, j’ai commencé à le faire constamment.
Alors que je suis assis en train d’écrire ces mots, le
panthéon des écrivains avec qui je converse se trouve là,
juste à portée de ma main. Je ne prends pas souvent ces
livres en main, mais je regarde constamment leur dos, comme
pour chercher la permission ou la consolation pendant ma
propre pratique. Ces formes de conversations sont peut-être
les moments les plus privés et subjectifs de mon travail.
Mais elles ont lieu. Tout le temps. En fait, je ne peux
pas faire un geste sans penser à la manière dont cet acte
pourrait s’intégrer dans le récit de mon propre travail,
et à la manière dont il s’intègre dans le discours que
j’entretiens avec ma lignée artistique qui, dans mon cas,
remonte à 150 ans.
Il y a vingt ans, j’ai envisagé l’idée de travailler
entièrement dans des langues que je ne connaissais pas.
Le refuge solitaire de l’écrivain s’est transformé en
un laboratoire d’alchimiste entièrement connecté, dédié
à la physicalité brute de la transmission textuelle.
La sensualité de copier des giga-octets d’un serveur à
un autre : le ronronnement d’un disque dur, la matière
intellectuelle faite son. L’excitation charnelle de la
chaleur informatique générée au nom de la poésie.
Le plus réfractaire des étudiants devient toujours le plus
dévoué.
Automate préprogrammé, le miroir n’a ni jugement, ni
morale, il reflète sans discrimination tout ce qui passe
devant lui. Reflétez-y quelque chose d’émotionnel, le
miroir devient émotionnel. Reflétez-y quelque chose de
politique, le miroir devient politique. Reflétez-y quelque
chose d’érotique, le miroir devient érotique.
Déplacer la paternité de l’auteur consiste uniquement à
déterminer ce que le texte va refléter. Reflétez quelque
chose d’émotionnel, vous avez écrit un texte émotionnel.
Reflétez quelque chose de politique, vous avez écrit un
texte politique. Reflétez quelque chose d’érotique, vous
avez écrit un texte érotique. L’écriture miroir n’est pas
de l’écriture : c’est de la copie, du mouvement, et de la
réflexion. Éditer, c’est bouger. Vous voulez altérer votre
texte ? Déplacez-le ailleurs.
Le choix de la machine qui fabrique le poème modifie
l’actualité politique, ce qui est souvent moralement ou
politiquement répréhensible pour l’auteur. En retapant
le moindre mot d’une édition du jour du New York Times,
serais-je en train d’exclure un éditorial désagréable ?
Le poids d’un livre qu’on tient en main équivaut à ce qui
se situe dans le presse-papier avant d’être jeté : la magie
est en suspension.
J’ai commencé à être obsédé par la quantité de mots
produite par les individus. Qu’est-ce qui se passerait si
les mots se matérialisaient d’une façon ou d’une autre ?
J’ai pensé à la plus grosse tempête de neige qu’on n’ait
jamais eue à New York. Le Service de l’assainissement a
ratissé la ville avec une machine qui a transféré toute
la neige dans des camions poubelle. Les camions poubelle
ont ensuite roulé jusqu’au fleuve et ont jeté toute la
neige dans l’eau pour la dissoudre. Les camions poubelle
jetteraient-ils aussi nos mots dans le fleuve ? Peutêtre
que, de la même manière que la neige fond quand on la
plonge dans l’eau, ils trouveraient un moyen de liquéfier
nos mots, et les stockeraient dans des châteaux d’eau audessus
des immeubles pour un usage ultérieur.
Si chaque mot prononcé chaque jour à New York était
matérialisé sous la forme d’un flocon de neige, il y aurait
un blizzard tous les jours.
Je me suis décidé à travailler pendant quatre ans sur un
seul projet – je n’ai rien fait d’autre. Au lieu d’en
avoir marre de ce projet, il me fascinait de plus en plus.
D’ailleurs, après l’avoir terminé, je me suis senti mal
pendant des mois.
On se sent proche d’un héros de dessin animé qui se vante
d’avoir transféré x quantités de giga-octets, et est
physiquement épuisé après une journée de téléchargement. Le
simple acte de déplacer de l’information d’un endroit à un
autre constitue aujourd’hui un acte culturel significatif
en soi et pour soi. Je pense qu’il assez est juste de dire
que la plupart d’entre nous passe des heures à déplacer du
contenu dans des conteneurs différents. Certains d’entre
nous appellent ça écrire.
L’acte d’écouter est aujourd’hui devenu l’acte d’archiver.
Nous sommes plus intéressés par l’accumulation et la
préservation que par ce que nous collectons.
Le vrai discours, quand on y prête une attention
particulière, nous fait réaliser qu’on n’a pas besoin de
faire grand-chose pour écrire. Simplement faire attention à
ce qui se trouve sous notre nez, c’est déjà assez.
Quelle chance nous avons d’exister dans l’économie pauvre
de la poésie !
Ça fait maintenant dix ans que je travaille sur un même
projet. Plus le temps passe et plus il devient fascinant.
Comment poursuivre après la déconstruction et la
pulvérisation du langage qui sont les héritages du 20e
siècle ? Devrions-nous continuer à broyer le langage en
morceaux toujours plus petits ou devrions-nous tenter une
autre approche ? Pas besoin de réenvisager le langage
comme un tout – syntaxiquement et grammaticalement intact
– mais trouver les fissures dans la coque d’un vaisseau
linguistique réparé. Par conséquent, afin d’aller de
l’avant, nous devons utiliser une stratégie des contraires
– l’ennuyeux distrayant, la créativité non-créative, le
génie non-original –, toutes les méthodes de désorientation
doivent être employées afin de ré-imaginer notre relation
normative au langage.
Je voulais écrire un livre que je ne pourrais jamais
connaître. L’approche que j’ai empruntée était celle de
la quantité. J’ai collecté tellement de mots qu’à chaque
fois que j’ouvrais mon livre, j’étais surpris par quelque
chose que j’avais oublié avoir placé là. Qu’est-ce qui
constitue un gros livre ? J’ai cherché des indices dans
ma bibliothèque. Je me suis rendu compte que n’importe
quel dictionnaire digne de ce nom avait au moins 600
pages, alors avec cette donnée à l’esprit, j’ai décidé
que j’écrirais un livre de 600 pages. Je l’ai fait. Et au
final, le projet était un échec. J’ai fini par connaître
chaque mot tellement bien au bout des quatre ans que
j’avais mis à écrire ce livre qu’il a fini par m’ennuyer.
Je ne peux pas l’ouvrir à un endroit et être surpris. Peutêtre
que la quantité était une mauvaise approche.
Une vingtaine d’années après, j’ouvre maintenant le livre
et je ne me souviens pas d’un seul mot.
L’écriture, comme le nouveau cycle économique américain,
se déploie aujourd’hui selon la logique de l’efficacité à
court terme : agilité, chiffre d’affaires, échelle. Encore
plus scientifique dans sa signification et plus pragmatique
dans sa finalité, la nouvelle écriture ne cherche aucun
autre critère d’évaluation que celui qui oppose le moins
de résistance : soit l’activité prédatrice et continuelle
relative à la « théorie des marchés efficients », soit
la logique d’élevage « rapide, bon marché et hors de
contrôle » du capital autorégulé. Dans les deux cas, les
écrivains ont découvert qu’ils peuvent occuper des niches
plus rapidement si leur champ d’activité est exempt de tout
obstacle ou de tout frein associés à une intériorité ou à
une auto-expression précieuses.
Toutes les pièces de théâtre ou films vus après avoir
écrit Soliloquy me semblent inévitablement décevants.
J’entends maintenant la manière étudiée et guindée
avec laquelle les acteurs parlent. C’est toujours trop
net. Leurs modèles de pensée et de discours sont trop
intentionnels, rationalisés, et moins complexes que les
échanges quotidiens. Je trouve ça de plus en plus difficile
de surmonter mon scepticisme.
Si vous écoutez Beethoven, tout est toujours pareil, mais
si vous écoutez le bruit de la circulation, tout est
toujours différent, a dit John Cage.
Alors que j’attendais que l’opéra commence, j’ai eu une
discussion animée avec Bruce Andrews. Bruce insistait pour
dire que le travail le plus d’important d’un poète était
de se faire éditer. Je n’étais pas d’accord et lui dis que
si les paramètres de l’écrivain étaient « ne pas se faire
éditer », des standards différents s’appliqueraient. Nous
inventons nos propres paramètres pour correspondre à nos
propre intentions.
L’écriture conceptuelle est la Suisse de la poésie. Nous
sommes bloqués dans la neutralité.
Jetable, fluide, recyclable : il y a un sens à ce que ces
mots soient destinés à durer éternellement.
Entartete Sprache
Quand les machines prennent le contrôle, nous acquiesçons
passivement, et joyeusement.
11 avril 1954. Le jour le plus ennuyeux du 20e siècle.
Ce que nous pensions être l’histoire – les rois et les
reines, les traités, les inventions, les grandes batailles,
les décapitations, César, Napoléon, Ponce Pilate, Colomb,
William Jennings Bryan – n’est que de l’histoire formelle
et largement fausse. Je retracerai l’histoire informelle de
la multitude des cols bleus – ce qu’ils avaient à dire de
leurs emplois, de leurs histoires de coeur, leurs vivres,
leurs orgies, leurs cicatrices et leurs désespoirs – ou je
périrai dans cette tentative.
Quand j’ai commencé à écrire de la poésie, j’ai réalisé
à quel point c’était assommant. J’ai décidé qu’au lieu
d’essayer de la rendre plus intéressante, j’essayerais de
la rendre encore plus rasante. Et maintenant que c’est
aussi barbant, ça commence à devenir intéressant.
Le grincement du scanner quand il arrache les mots de la
feuille : il les décongèle, il les libère.
Le cycle sans fin de la fluidité textuelle :
de l’emprisonnement à l’émancipation, retour à
l’emprisonnement, puis à la liberté une fois encore.
L’équilibre entre un texte somnolant, entreposé localement,
et un texte actif, en mouvement sur le web. Le langage en
mode lecture. Le langage en pause. Le langage gelé. Le
langage fondu.
L’art a pu me faire voir le monde différemment, penser aux
choses d’une manière complètement nouvelle – il me fait
rarement cet effet à présent, mais la technologie me le
fait tous les jours.
Aujourd’hui on favorise le slogan et on évite le paragraphe.
La capacité d’attention limitée est la nouvelle avantgarde.
Tout le monde se plaint que nous ne puissions plus
digérer de gros passages de texte. Je trouve que c’est
quelque chose à célébrer. Twitter est la revanche du
modernisme.
Les poètes pensent en lignes courtes. À moins d’être Samuel
Beckett, Twitter pourrait s’avérer difficile pour les
romanciers.
SHEILA HETI : Les gens se tiennent peut-être éloignés de
Twitter et des réseaux sociaux parce qu’ils ne veulent pas
en subir l’influence. Que pensez-vous de ces gens ?
KENNETH GOLDSMITH : Je pense que ce sont des idiots.
Si on l’ignore, tout simplement, Internet disparaîtra.
Si vous n’avez aucun sujet d’écriture, allumez la télé, et
commencez à transcrire.
Devoir de cette semaine : Veuillez transcrire Internet.
Ça ne signifie rien jusqu’à ce que ça devienne un mème.
C’est l’art qui est hors-sujet, pas l’avant-garde.
Copieur, fauteur de troubles, saboteur. Toutes ces charges
contre lui, Brecht les a considérées comme des honneurs.
L’humanisme est réellement problématique à environ une
centaine de niveaux.
L’art est quelque chose qui ne fait rien arriver.
Si vous ne voulez pas que ce soit copié, ne le mettez pas
sur le web.
Là où la technologie nous conduit, la littérature suit.
La plupart des bonnes idées sont ridiculement simples. Les
bonnes idées ont l’air simples parce qu’elles paraissent
inévitables.
Rendre inutile quelque chose d’utile.
Le Chicago Manual of Style [Ndlt. Code typographique pour
les textes en anglais américain.] ne donne pas de lignes de
conduite pour les sources en notes de bas de page, qui sont
ouvertement plagiées et qui ne peuvent pourtant pas être
tracées.
Il n’y a que les amateurs qui répondent à leurs critiques.
Si vous travaillez un petit peu chaque jour sur quelque
chose, vous finissez avec quelque chose de gigantesque.
Osez être naïf.
Un intellectuel dit une chose simple de manière compliquée.
Un artiste dit une chose compliquée de manière simple.
Je m’ennuie quand je ne suis pas en train de mèmer.
Quiconque s’intéresse à la poésie le fait pour les bonnes
raisons. Sinon, ce serait folie de continuer.
Je suis un faux. Mais pas un mensonge.
Les artistes posent des questions, et ils ne donnent pas de
réponses.
Les artistes mettent le bordel et laissent aux autres le
soin de le nettoyer.
Avons-nous vraiment besoin d’un autre poème décrivant la
manière dont la lumière tombe sur votre table de travail,
comme métaphore du traitement du cancer de votre mère ?
¡ABAJO LAS GALERÍAS, VIVAN LAS PAPELERÍAS!
Si vous assumez le plagiat, ça passe. Si vous essayez de
feindre, vous vous faîtes prendre.
Je suis non-original ; je ne fais que me voler, me piller
et me cambrioler.
Le frein, c’est le plagiat.
Décriminaliser le plagiat.
En fait, le plagiat c’est hype.
Christian Marclay à propos de son absence d’autorisations
pour The Clock : « Techniquement c’est illégal, mais
beaucoup considéreraient cela comme une utilisation
loyale. »
The Clock est à la fois légal et illégal, légitime et horsla-
loi.
Si vous en faites quelque chose de bien et d’intéressant
et qui ne soit ni ridicule ni offensant, les créateurs
du matériel d’origine vont l’apprécier, disait Christian
Marclay à propos de l’absence d’autorisations pour The
Clock.
Théorisez votre existence digitale.
Si ce n’est pas embarrassant, n’ayez pas confiance.
Si ce n’est pas prétentieux, n’ayez pas confiance.
Si ce n’est pas faux, n’ayez pas confiance.
Quand Picasso a appris la mort de Duchamp, on l’a juste
entendu murmurer « il avait tort ».
Tout l’argent du monde ne pourrait pas faire un meilleur
recueil de poésie.
Vous n’avez aucune idée à quel point c’est difficile d’être
conventionnel.
Je ne m’intéresse pas au bien ; je m’intéresse au neuf
– même si ça inclut la possibilité qu’il soit mal.
La démocratie c’est bien pour YouTube, mais c’est
généralement une recette désastreuse quand elle s’applique
à l’art.
Le texte d’un journal est libéré des polices et des
colonnes de sa prison de papier, de ses centaines de
décisions graphiques, institutionnelles, politiques,
désormais aplati dans une étendue non-hiérarchique de pure
potentialité comme un texte générique, priant pour être
reconverti, jeté dans une machine de reconditionnement et
transformé en une nouvelle forme.
Être déçu par le gouvernement c’est faire confiance au
gouvernement.
La syntaxe c’est l’organisation des forces armées.
Les limites du réseau sont les limites de mon monde.
Je suis tout ce que vous avez peur que je sois. Et pire
encore.
Bien loin d’être « sans auteur et sans nom », nos textes
sont horodatés et indexés par la technologie qui les a
créés.
Creuser le web à la recherche de nouveaux langages. Le
charme du curseur quand il aspire des mots provenant
de pages web anonymes, comme une rencontre furtive.
Recracher ces mots, collants de saleté résiduelle, dans
un environnement connu ; les nettoyer au savon textuel ;
puis retour à leur état virginal, gravés, prêts à être
réutilisés.
Sculpter avec du texte.
Explorer les données.
Sucer les mots.
Notre tâche est, tout simplement, d’observer les machines.
« La Mort de l’auteur » de Barthes a révélé que la
paternité d’un livre est une invention capitaliste. Ça n’a
pas tué la paternité de l’auteur, mais simplement montré
à quel point c’était un concept creux. Notre conscience
est saturée par les fontaines de textes des réseaux
sociaux. À cause de Barthes, nous sommes entraînés à lire
sans nous attarder sur l’intention de l’auteur. Pendant ce
temps, les nouvelles technologies qui suivent la logique
capitaliste continuent de prouver l’absurdité de la tradition
postmoderne.
Oui on peut être copié, mais on ne peut pas être imité.
La distraction c’est la nouvelle attention.
Il y a un paquet d’Internet là-dehors.
Il n’y a plus d’écrits et plus d’écrivains parce qu’au 21e
siècle ils sont devenus les données et les métadonnées.
J’ai commencé à être fatigué par le quotidien. Après tout,
le travail de retaper tout Internet pourrait continuer pour
toujours.
Un discours usagé, c’est mieux qu’un nouveau.
Plagiez vos plagiaires. Trafiquez vos trafiquants. Piratez
vos pirates.
Nous nous inquiétons trop de l’originalité. Même si on fait
le même projet qu’un autre artiste, il ne pourra jamais
être identique.
Je ne pense pas qu’il y ait un « moi » stable ou essentiel.
Je suis un amalgame de tellement de choses : les livres
que j’ai lus, les films que j’ai vus, les émissions de
télévision que j’ai regardées, les conversations que j’ai
eues, les chansons que j’ai chantées, les amours que j’ai
aimés. En fait, je suis une création de tellement de gens
et de tellement d’idées que j’ai l’impression d’avoir eu
très peu de pensées et d’idées originales ; penser que
n’importe laquelle de ces choses était originale serait
aveuglément égoïste. Parfois, je crois avoir une idée ou un
sentiment original et puis, à deux heures du matin pendant
que je regarde un vieux film à la télé que je n’avais pas
vu depuis des années, le protagoniste débite quelque chose
que je pensais avoir inventé. En d’autres mots, j’ai pris
ses mots (qui, évidemment, n’étaient pas vraiment « ses
mots »), les ai intériorisés et les ai fait miens. Ça
m’arrive tout le temps.
Changer un point en virgule dans les registres de Wikipédia
sur l’historique de la page avec la même magnitude que
si vous aviez supprimé ou ajouté un paragraphe. De cette
manière – à travers des micro-manoeuvres – l’écriture
change subtilement mais définitivement le monde.
L’accumulation graduelle des mots ; un blizzard d’évanescence.
Pendant un déjeuner au MoMA avec Stephen Burt, j’ai
appris la différence entre une approche lyrique et une
approche conceptuelle de l’écriture. La conversation en
est venu à la musique et j’ai exprimé ma préférence pour
le microsillon, alors que lui préférait le single. Il
a dit qu’il admirait l’idée d’un artisanat parfait qui
devenait un single, la qualité lyrique impeccable, et
les enjeux énormes engagés dans la compression du tout
en un format explosivement compact. J’ai répondu que je
préférais l’album concept, et l’idée que même s’il y avait
des moments de blanc, la brillance de concevoir une oeuvre
complète surpassait la qualité de ses parties. Stephen
préférait une chanson des Beatles appelée « Taxman », alors
que je préférais le bordel qu’est le White Album. Nos
différentes approches de la poésie n’ont jamais été aussi
évidentes pour moi que ce jour-là.
Quand je retape un livre, je m’arrête souvent et je me
demande si ce que je fais est réellement de l’écriture.
Assis là, devant mon écran d’ordinateur, à enfoncer les
touches, la réponse est oui, invariablement.
Tout ce que je dis a déjà été dit par d’autres. Il n’y a
rien de nouveau ici, seulement des réinterprétations et des
reprises d’idées salies et de théories bien rodées.
J’ai volé des choses qui n’étaient pas à moi et j’ai
construit ma carrière sur la falsification et la
malhonnêteté. Je suis fièrement frauduleux. Et ça m’a bien
servi – je recommande hautement cette stratégie artistique.
Mais en vrai, ne me prenez pas au mot.