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24 sept. 2020

Mesures de l’écart dans
 Le cœur est un chasseur solitaire


Entre solitude et communauté, Le cœur est un chasseur solitaire de Carson McCullers dresse un tableau étonnant d’acuité et de profondeur des rapports humains à tous les niveaux de la vie sociale. Au fil des histoires singulières qui tissent son intrigue, le roman décline l’échec d’une forme d’amour (ou de dilection [1] ) qui fait de la vie individuelle, comme de l’exposition à l’être en commun, une expérience âpre et angoissée, marquée par un écart irréductible. Interroger cet écart permet de mettre l’accent sur la façon dont le récit traduit diverses formes de séparation entre le sujet et le monde pour introduire le lecteur au cœur des problématiques sociohistoriques qui forment le cadre du roman et au creux des méandres des psychologies douloureuses de ses principaux personnages. En examinant de plus près ces régimes de différenciation, on verra que l’écriture de McCullers se fonde sur un mode d’altération qui conditionne la rencontre sur le terrain de « l’en-commun ».

Un roman de l’expérience américaine

Poïétique de l’américanité

Dans les articles et les essais qu’elle a consacrés à son travail de romancière, McCullers désigne la vie et l’identité américaines comme la source d’inspiration et l’objet principal de son écriture. Ceci nous invite à contextualiser le roman pour bien en comprendre les enjeux. Un truchement tout indiqué est la préface que Denis de Rougemont a rédigée pour la première édition française du roman aux éditions Stock, en 1947. En l’espace de quelques paragraphes, l’écrivain suisse esquisse les principales lignes de force du roman tout en soulevant des questions cruciales pour l’analyse. Il avoue tout d’abord sa perplexité devant le succès du roman outre-Atlantique : « [C]omment se peut-il que ce livre impossible à classer, ni brutal, ni sexy, ni religieux, ni relatif à la guerre de Sécession, ni susceptible de fournir un scénario, ni indiscret, ni même documentaire, ait eu tant de succès en Amérique [2] ? ». Il convient de mesurer la portée historiographique de cette remarque qui fait coïncider la publication du roman avec le moment où émerge dans la littérature du Sud des États-Unis une voix singulière qui s’écarte de la tradition littéraire sans chercher pour autant à plaire aux éditeurs ou au public.

On se souvient peut-être que l’histoire littéraire des années trente a été marquée une « Southern Renaissance » ponctuée par la publication en 1936 de deux sagas familiales, Absalom, Absalom de William Faulkner et Autant en emporte le vent de Margaret Mitchell, qui, en dépit de différences formelles évidentes, entretiennent une mystique du vieux Sud historique totalement absente du roman de McCullers. On peinerait tout autant à rapprocher la prose de la jeune écrivaine de celle, lyrique et symboliste, de Katherine Anne Porter, ou de celle, réaliste et satirique, de Thomas Wolfe ou d’Erskine Caldwell. McCullers semble plutôt renouveler les virtualités du Southern Gothic dans une veine qu’emprunteront bientôt Tennessee Williams et Flannery O’Connor.

En ce qui concerne le sujet du roman, de Rougemont attire l’attention du lecteur sur l’absence de fil narratif compensée par l’effet structurant d’une composition musicale :

Je me suis demandé souvent : quel est le sujet de ce roman ? Point d’intrigue, et pourtant une construction serrée, comme celle d’un motet à cinq voix qui se signalent et se posent une à une, se cherchent, se rencontrent une seule fois, mais dans une dissonance douloureuse, puis s’éloignent et l’une après l’autre se brisent ou se perdent inexorablement dans la rumeur informe de la vie quotidienne (p. 9).

Le critique parle ici avec justesse de « motet » là où l’écrivaine-musicienne McCullers préférera parler de « fugue ». Cependant, l’idée qui domine est bien celle d’un arrangement de « thèmes » destiné à stimuler l’oreille du lecteur sans jamais lui proposer de répit harmonique ou euphonique, tandis que son œil est happé dans une toile de motifs qui ne cessent de se nouer et de se dénouer. On remarquera au passage que cette forme de composition contredit l’image, employée par l’auteur [3] et reprise par certains commentateurs, d’une organisation circulaire dont Singer serait le centre. D’ailleurs, l’ensemble du roman montre à l’évidence que le centre est précisément le lieu aveugle, celui de la dissolution du lien à l’autre et au monde. Cette idée transparaît dans la scène où Jake Blount est engagé pour réparer le carrousel de foire du Sunnie Dixie Show : « Patterson le conduisit à la machinerie au centre du cercle de chevaux et en montra les divers éléments. Il ajusta un levier et le cliquetis fluet de la musique mécanique retentit. La cavalcade de bois qui les entourait paraissait les couper du reste du monde » (p. 84). En attirant l’attention sur « les diverses harmoniques [4] » qui composent le roman l’écrivaine invite, à l’inverse, à une lecture qui esquive le centre pour privilégier l’échappée, l’écart ou la traverse.

Dans le reste de sa préface, de Rougemont passe rapidement en revue plusieurs des sujets possibles du roman (« la solitude, la frustration », « l’enfance, plus sérieuse et métaphysique que l’âge adulte », le « problème noir », « la description d’une petite ville pauvre du Sud ») sans en écarter aucune : « Ou bien toutes ces choses à la fois ? » (p. 9). Il s’arrête néanmoins sur la lettre dans laquelle John Singer décrit la grande « occupation » des autres personnages à son ami Spiros Antonapoulos. Il lui dépeint cette occupation (business) comme une sorte de tension paradoxale, voire aporétique, entre amour et détestation : « Les autres, écrit-il, haïssent tous quelque chose. Et ils ont tous quelque chose qu’ils aiment plus que la nourriture ou le sommeil ou le vin ou la compagnie d’un ami. C’est la raison pour laquelle ils sont toujours si occupés [That is why they are always so busy] » (p. 245). Or, comme l’indiquent deux essais importants, « Look Homeward, Americans » (Vogue, 1940) et « Loneliness, an American Malady » (New York Herald Tribune, 1949), cette description coïncide avec la conception que se faisait McCuller d’une forme existentielle typiquement américaine d’être au monde.

Dans ces deux essais [5] , l’écrivaine décrit l’expérience de l’américanité comme une quête individuelle, solitaire et inquiète, où l’amour et le désir d’appartenance sont en conflit permanent avec la peur de l’autre et de l’étranger. De l’issue de cette quête dépend, selon elle, la possibilité pour chacun de définir non seulement son identité propre mais également son identité nationale. En convoquant les figures d’écrivains et de poètes du passé éloigné, comme Henry Thoreau, Walt Whitman, Herman Melville et Edgar Allan Poe, ou récent, comme Hart Crane et Thomas Wolfe, l’écrivaine se situe dans la lignée de ceux qui ont œuvré à donner aux États-Unis la littérature qui lui a longtemps fait défaut, tout en soulignant la portée à la fois individuelle et collective, esthétique et politique, d’une entreprise qui se définit comme une véritable poïétique.

Nul ne s’étonnera que Denis de Rougemont, l’auteur de L’amour et l’Occident (1939), ait été sensible à la place centrale que McCullers accorde à l’amour dans le roman, comme il le souligne à la fin de sa préface. On sera peut-être davantage surpris qu’il n’ait pas perçu que la véritable préoccupation des personnages est précisément cette recherche ontologique d’un être en commun. N’avait-il pourtant pas lui-même tenté, dans un essai intitulé Penser avec les mains (1936), de donner une définition à la notion de « commune mesure » ? Cette omission doit-elle se lire comme une forme de réticence de l’écrivain à trop guider la lecture ou encore comme le signe que l’expérience américaine que décrit ce roman du Sud était étrangère au spécialiste de la situation européenne, qui, s’il a longtemps séjourné aux États-Unis était plus familier des milieux intellectuels new-yorkais ? Il est difficile d’en décider. Quoi qu’il en soit, elle nous invite à revenir sur les notions de « communauté » et d’« individualisme » pour comprendre ce qu’elles recouvrent dans le contexte états-unien.

Un roman de la mosaïque vague

Sans oublier que notre propos est esthétique et non sociologique, il est tout d’abord important de rappeler que ces deux valeurs sont fondamentalement attachées à la définition de l’identité américaine. Société d’émigrants, les États-Unis ne sont pas un État-nation, comme la France, mais une « nation de nationalités » (pour reprendre une expression employée dans les années 20 par philosophe américain Horace Kallen [6] ) libres de se développer comme elles peuvent, charge à l’État de veiller à la liberté individuelle, au bien-être et à la sécurité physique des citoyens, comme le garantit le préambule de la Constitution américaine [7] . Ce cadre libéral a favorisé une forme « d’individualisme communautaire » marqué à la fois par l’idée que l’individu doit s’émanciper en réalisant ses potentialités propres et l’attachement à des solidarités collectives illustrées par l’attachement à un neighborhood et les liens familiaux, ethniques ou religieux. Comme le souligne l’historien de la culture américaine Jean Kempf [8] , l’existence de chacun possède, de fait, une dimension collective (publique) et une dimension non-collective (privée). Elle relève donc de deux modes d’appartenance sociale qui tiennent du « bricolage » plutôt que de l’assimilation dans un « creuset » ou melting pot. Comme le précise encore Kempf, la nature dialogique et non linéaire ni progressive de ce processus explique la spécificité des situations et des contextes.

Dans le roman de McCullers, ce « pluralisme instable » (selon l’expression de l’historien Michael Kammen [9] ) est encore exacerbé par le choix de la romancière de s’attacher à cinq personnages dont les existences reflètent, chacune à sa manière, toute la difficulté de cette double appartenance, entre rêve d’émancipation individuelle et communalisme restrictif, ou rêve d’émancipation collective et atomisation des volontés individuelles, dans le contexte d’extrême pauvreté qui est celui des petites villes manufacturières à la fin des années 30, soit au terme d’une décennie marquée par la récession économique causée par le krach boursier de 1929. À travers ces trajectoires individuelles, le roman reflète l’érosion des appartenances ethniques [10] , l’effritement du syndicalisme et la montée du sécularisme, sources d’un désarroi social qui exacerbe le sentiment d’isolement des individus. La violence de la ségrégation raciale, qui touche la famille Copeland de plein fouet mais transparaît également de manière ponctuelle dans la description de scènes de lynchage [11] , érode encore le tissu conjonctif qui relie une mosaïque communautaire vague.

Pour autant, les solidarités sociales perdurent et on ne saurait sous-estimer la présence de la religion (lecture de la Bible en famille chez les Copeland ou en solitaire dans le foyer des Brannon, mais aussi mention de rassemblements sectaires évangélistes et revivalistes à l’orée de la ville et présence de « prédicateurs » isolés comme Simms). La famille (réelle, comme celle des Copeland et des Kelly, ou désirée, dans le cas de Biff Brannon) occupe également un rôle central. Par ailleurs, le méliorisme et l’engagement social sont au cœur des activités du docteur Copeland et de Jake Blount. Enfin, il faut remarquer l’importance des références culturelles populaires et commerciales (dessins animés, blues, balades de cow-boys et romances, bandes dessinées, journaux, célébrités de Hollywood et nourriture) qui circulent aussi bien à l’intérieur des groupes qu’entre eux.

Il résulte de cette configuration complexe l’idée que la question de la solitude et de la communauté dans le roman ne saurait s’envisager sous l’angle de la causalité, mais demande au contraire au lecteur un constant ajustement de focale en fonction des individus et des situations. Ceci étant, le cours général du récit laisse observer une déperdition générale du lien d’appartenance sous la conjonction de plusieurs forces.

Régimes de l’écart

La tyrannie des forces sociohistoriques

Le roman fait le récit d’existences placées sous le double régime de forces extérieures et de forces intérieures qui mettent en relief la contingence des rencontres miraculeuses face au drame de l’isolement. On relèvera tout d’abord l’action délétère d’une érosion culturelle que le roman souligne sur le mode du comique en déliant les noms de leurs attaches identitaires pour les faire circuler dans le flux des références populaires mentionnées ci-dessus. Le nom du dictateur italien Mussolini resurgit ainsi à trois reprises au cours du récit : dans un graffiti de Mick, où il se trouve associé à celui du détective de pulp fiction Dick Tracy (p. 56), puis dans une devinette que pose Mick à son jeune frère Bubber (p. 353) et enfin dans les souvenirs épars de Biff Branon (p. 269). De même le nom de Karl Marx, sujet de concorde et de discorde entre Blount et Copeland, est travesti en son double burlesque Harpo Marx (p. 353). Enfin les noms du général confédéré Robert E. Lee et du président Andrew Jackson se trouvent télescopés dans celui de Lee Jackson, le vieux mulet du beau-père de Copeland, qui fait l’objet d’une évocation pleine de tendresse de la part de Portia (p. 168). L’humour de ces associations contraste toutefois de manière sinistre avec la brutalité du lynchage de Willy Copeland et le souvenir du racisme et de l’esclavagisme dont Jackson et Lee furent, à diverses époques et de différentes manières, d’ardents défenseurs. De même, les nouvelles du monde extérieur, qu’elles soient rapportées sous forme de bribes de communiqués à la radio ou par le biais de Harry Minovitz, rappellent avec insistance la montée du fascisme et l’imminence d’une nouvelle guerre en Europe. Quant aux conditions de vie des ouvriers des usines textiles que Blount ou Singer ont le loisir d’observer lors de leurs promenades à travers la ville, elles ancrent le récit dans une réalité sociale dont le travail documentaire des photographes de la Farm Security Administration, comme Margaret Bourke-White et Walker Evans, révèlent à cette même période toute la détresse au grand public américain [12] .

Cette inéluctabilité des forces sociohistoriques transparaît également dans la rémanence d’une autre image, celle de la petite ville, ou small town, qui est l’un des topoï de la littérature américaine régionaliste, en particulier celle du Midwest, dans la première moitié du siècle. Objet de nostalgie (d’un idéal de sociabilité à visage humain) mais aussi de critique (d’un conservatisme étroit et passéiste), on la retrouve ainsi chez des écrivains comme Sherwood Anderson, Willa Cather, Sinclair Lewis et Thornton Wilder, mais également chez des peintres comme Grant Wood ou des réalisateurs comme Frank Capra. La vie de la small town s’organise traditionnellement autour d’une main street dont les lieux de sociabilité principaux sont le drugstore, la banque, la prison (jail), l’hôtel ou la pension de famille, le diner, l’église, l’école et le tribunal. Dans le roman de McCullers, la géographie de la ville manufacturière de 30 000 habitants (comme Biff Brannon l’indique à Jake Blount p. 81) s’organise également autour d’une main street et des mêmes foyers. Cependant, l’évolution de la vie moderne a affaibli le rôle de ces lieux comme vecteur de socialisation. Les personnages ne s’y rencontrent plus mais y passent tour à tour, de manière isolée, comme dans le diner de Brannon ou dans ce fruit store tenu par Charles Parker, le cousin d’Antonapoulos, où Singer et Blount achètent sans le savoir les mêmes présents (des corbeilles de fruits). D’autres lieux, comme la prison, rappellent la brutalité de la ségrégation raciale et la réalité d’une politique ultra-répressive dont la menace plane en permanence sur les membres de la communauté noire et sur le syndicaliste Jake Blount (p. 320-21), mais semble aussi s’inscrire plus largement dans l’imaginaire collectif du pays. Ainsi, lorsque Bubber blesse accidentellement la petite Baby, Mick affirme à son petit frère qu’il va être expédié à Sing-Sing (p. 197-98). Cette plaisanterie quelque peu perverse reflète la sinistre réputation du pénitencier, abondamment relayée par tous les médias de l’époque, des journaux et magazines, aux bandes dessinées comme Little Nemo, et jusqu’aux cartes postales. La jeune fille ne tarde cependant pas à réaliser que Bubber risquerait, de fait, d’être envoyé en maison de redressement si la police venait à s’en mêler (p. 200).  En outre, si le restaurant de Biff Brannon, la pension des Kelly et le cabinet médical de Copeland restent des lieux de cohésion sociale, ce n’est que de manière ponctuelle et avec des intensités irrégulières, et ils s’avèrent en fin de compte tout autant centripètes que centrifuges pour les principaux personnages.

En d’autres termes, si la géographie de la small town du roman régionaliste persiste en surimposition sur la ville, c’est comme une sorte de « grille fantôme » qui rend perceptible l’isolement grandissant des individus et participe de ce sentiment d’étrangeté proche du uncanny [13] qui émane de la rue et semble s’immiscer entre les êtres. On en trouvera une illustration dans les exemples suivants : « La méfiance réciproque entre les hommes à peine réveillés et ceux qui terminaient une longue nuit donnait à chacun un sentiment d’exclusion [feeling of estrangement] » (p. 48), « Le silence de la rue le troublait [gave him a strange feeling] » (p. 79), « Le vert éclatant des arbres le long du trotttoir paraissait s’envoler dans l’amosphère, baignant la rue dans une lueur verdâtre [a strange greenish glow] » (p. 388).

Les tourments de la dilection

Cet isolement se répercute sur la possibilité pour les personnages de mettre des mots sur leur vécu et leurs désirs, et ainsi d’atteindre l’autre ou les autres. Cette difficulté se lit dans les nombreux moments de paroxysme émotionnel où les mots « s’étouffent dans la gorge » des protagonistes (p. 141, p. 186, p. 227 et p. 292). L’asphyxie causée par l’isolement social se redouble d’une aphasie que l’habilité manuelle de ces personnages (dont les mains inventent et composent, tracent et cisèlent, soignent, réparent et caressent) peine à compenser ou atténuer.

Un autre terme, directement lié à la « préoccupation » centrale des personnages repérée par Denis de Rougemont, manifeste la difficulté de la traduction de l’émotion en lien social. Il s’agit du mot business qui est, comme on le sait, étroitement lié à la culture américaine et qui désigne en anglais aussi bien la recherche d’un profit matériel, le commerce social ou le rejet de l’échange (comme dans l’expression familière « none of your business »). Cette valence du mot va donner lieu à un malentendu inévitable entre Biff et Mick, lors de la rencontre fortuite de tous les personnages chez Singer :

Biff se tourna vers Mick et rougit en la regardant. « Comment ça marche pour toi maintenant ? [How are you getting on with your business?]”

— Quoi donc ? [What business?] demanda Mick avec méfiance.

—La vie, simplement [Just the business of living], répondit-il, l’école, etc. (p. 241)

Ces deux exemples indiquent la façon dont la narration permet au lecteur de mesurer la différence entre le désir d’appartenance de chaque personnage et ses contradictions, ses défaillances ou son échec sous le coup de forces extérieures. Paradoxalement, cette faillite, qui se décline à divers degrés de pathos et de manière plus ou moins inéluctable, résulte d’une ardente volonté de méliorisme et d’engagement social qui se manifeste de la manière la plus tonitruante dans les appels à la dissidence de Jake Blount et dans les prêches réformistes du docteur Copeland. Elle traduit donc aussi un échec d’un certain idéal d’individualisme.

En effet, Blount s’enferre dans un labyrinthe de théories révolutionnaires jusqu’à frôler le nihilisme anarchiste. Dans ses moments de paroxysme, son discours est proche de verser dans la glossolalie, version sombre d’un solipsisme linguistique dont le versant lumineux serait le jeu de Mick et Bubber lorsqu’ils font semblant de parler en espagnol (p. 126). À l’instar de Copeland, que le désir d’émancipation de son peuple pousse à professer un eugénisme spensériste [14] ironiquement contredit par le nombre d’enfants que sa communauté continue à produire et dont un bon nombre porte son nom (p. 96), Blount est aveuglé par une forme de radicalisme qui cherche à imposer la primauté du vrai sur le juste : « il y a ceux qui savent et ceux qui ne savent pas », affirme-t-il à Brannon, « face à une vérité aussi criante, l’ignorance des gens tient du prodige » (p. 41 ). Or, la différence entre ce qui est vrai et ce qui est juste se trouve aussi au cœur des conversations de Copeland et de sa fille Portia qui, comme l’héroïne shakespearienne dont elle porte le nom, ne cesse d’enjoindre son père à faire preuve de plus de clémence envers ses propres enfants. De manière plus générale, elle indique chez Copeland et Blount une forme de fanatisme qui va à contre-courant de leurs penchants philanthropiques et par conséquent leur interdit l’expérience du véritable altruisme.  Dans le cas du médecin, qui se dévoue corps et âme pour sa communauté, cet échec prend une résonance particulièrement pathétique. On pourra ainsi en entendre un écho dans le soin qu’il met à préserver jusqu’aux plus humbles cadeaux apportés par ses invités à l’occasion de la fête de Noël :

Portia désigna une caisse dans le coin. « Ces trucs-là, qu’est-ce que tu comptes en faire ? ».

La caisse ne contenait que des vieilleries — une poupée sans tête, de la dentelle sale, une peau de lapin. Le Dr Copeland examina chaque article. « Ne les jette pas. Tout peut servir. Ce sont les cadeaux des invités qui n’ont rien de mieux à offrir. Je leur trouverai une destination plus tard » (p. 215).

Mick et Singer sont eux aussi aveuglés par une forme d’amour qui les rend parfois oublieux d’autrui. Ainsi, bien qu’elle soit pleinement consciente de la solitude dont souffre son père à l’intérieur de sa famille, Mick ne parvient pas à lui accorder toute l’attention qu’il souhaiterait qu’elle lui consacre : « Il appelait souvent […] En l’écoutant, elle n’avait pas vraiment l’esprit à ce qu’il lui disait » (p. 123). Quant à la volonté de Singer d’imposer des cadeaux somptuaires à Antonapoulos, elle relève d’une forme de déni de sa maladie. Revenons un instant sur l’exemple de Mick qui n’a pas de temps à consacrer à son ami Harry lorsqu’il cherche à lui exposer la peur que lui inspire la montée du fascisme et le sort réservé aux populations juives en Europe : « C’était sans doute la première occasion qui s’offrait à lui de débiter ses idées [This was probably the first chance he had got to spiel these ideas out to somebody]. Mais Mick n’avait pas le temps d’écouter » (p. 137). Le mot d’origine yiddish spiel utilisé dans la version originale, et qui signifie à la fois « parler de manière volubile » et « faire de la musique », indique que, tout comme Mick, Harry ressent le besoin de faire entendre la « musique » qu’il porte en lui. Ironiquement, toutefois, cette dernière s’y montre totalement insensible.

Une image révélatrice donne à lire la charge mortifère de cette attitude. C’est celle du « secret » dont Mick, Blount, Brannon et Copeland pensent qu’il les lie à Singer (p. 275) et qui illustre également le fantasme amoureux de Singer pour Antonapoulos (p. 242). En se réfugiant dans cette illusion, tous ces personnages se mettent à l’écart des autres sans toutefois parvenir à apaiser le sentiment d’abandon qui les tourmente. Cette idée transparaît dans les rêves étrangement similaires de Singer et de Blount (p. 247-48 et p. 292). Dans les deux cas, l’intimité des deux personnages se dévoile sur fond de perte. En portant le désir d’appartenance à la limite, exprimée dans ces deux rêves entre le dedans et le dehors, la fusion et l’exclusion, l’absence et la présence, la narration expose la singularité des personnages comme ce qu’ils ont « en commun ». On glisse ici, de manière presque insensible, du récit des dissonances externes ou internes qui affectent l’existence des personnages vers une autre forme de transaction.

Modalités de « l’en commun »

Mise en contact des singularités

On a pu observer plus haut le jeu sur les noms qui noue et dénoue, multiplie, diffracte et décline les significations. Tout au long du roman, McCullers recourt à ce procédé pour multiplier les formes de déliaison entre les identités culturellement normées. Ainsi, le prénom de Biff Brannon, Bartholomew, fait écho à celui de l’un des apôtres qui furent témoins des miracles du Sauveur sur la terre et dont le souvenir est présent, en creux, dans la parabole du pêcheur d’âmes qu’Alice Brannon lit à voix haute au début du roman (p. 49). Cet écho intertextuel est confirmé dans les dernières pages du roman lorsque Biff réalise qu’il « ne fermerait jamais la nuit — tant qu’il garderait l’affaire. La nuit, c’était son heure. Apparaissaient ceux qu’il n’aurait jamais vus autrement » (p. 402). Le fait que l’apôtre Bartholomée subit le martyre et fut écorché vif fournit également une interprétation oblique de ce personnage que le souci des autres ne cesse de tourmenter. En même temps, il est intéressant de remarquer que le surnom du personnage est « Biff » et non « Bart » (a biff désigne en anglais une raclée ou une beigne), ce qui souligne son penchant pour la bagarre : « Et il n’était rien d’autre que — Bartholomew — le vieux Biff, deux poings et pas la langue dans sa poche ; Mr Brannon — seul » (p. 51). La même tension entre appel vers la transcendance et refus de toute transcendance peut se lire dans le nom de John Singer qui évoque tout autant l’homme qui chante (notamment le kantor juif) qu’une célèbre marque de machine à coudre, ustensile incontournable de la vie domestique dans la plupart des foyers américains et outil indispensable à la communauté des travailleurs du textile de Georgie dans les années trente. Dans ces deux exemples, choisis parmi d’autres, les signifiants labiles et mouvants préservent, en l’opacifiant, toute la complexité du vécu des personnages sur le plan individuel et collectif.

À un autre niveau narratif, la forme de flânerie inquiète à laquelle se livrent Singer, Jake et, dans une moindre mesure, Mick, est également un moyen de révéler la réalité de la vie sociale dans toute sa diversité et ses contradictions. À cet égard, on soulignera l’emploi du mot « kaléidoscope » (p. 89) qui n’est pas sans rappeler le « kaléidoscope doué de conscience » dont parle Baudelaire pour décrire l’amoureux de la vie universelle lorsqu’il plonge au sein de la foule. Or, si ces personnages peuvent se concevoir, à l’instar du « peintre de la vie moderne », comme ce « moi insatiable du non-moi [15] » décrit par le poète, ils incarnent également une forme d’expérience de la modernité urbaine américaine bien plus angoissée, car empreinte de violence et de mort. Au cours de ses promenades hivernales, Singer est ainsi le témoin de la montée d’une agitation sociale qui ne tarde pas à éclater sous forme de frénésie collective ou de meurtres :

À présent que les gens étaient contraints à l’oisiveté, une certaine agitation était perceptible. Une fébrile poussée de croyances nouvelles s’empara des esprits. Un jeune homme qui avait travaillé aux cuves de teinture dans une filature se déclara soudain investi d’un grand pouvoir sacré. Il prétendait être chargé de transmettre une nouvelle série de commandements du Seigneur. Le jeune homme dressa un autel et des centaines de gens venaient chaque soir se rouler par terre et se secouer les uns les autres, car ils se croyaient en présence d’un phénomène surnaturel. Un meurtre fut commis. Une femme qui n’avait pu gagner de quoi manger crut qu’un contremaître avait triché sur son salaire, et lui planta un couteau dans la gorge » (p. 228-29).

Quelques mois plus tard, Jake Blount découvre dans un fossé le cadavre d’un jeune noir probablement égorgé alors qu’il revenait de la fête foraine (p. 323). Dans ces passages dont le réalisme sans concession n’est pas sans évoquer celui d’un Dos Passos ou d’un Dreiser, la tension entre « moi » et « non-moi » sert donc à déployer tout le registre du tragique. Toutefois, ce n’est pas là son uniquement domaine d’intervention.

En effet, on peut en relever la trace chaque fois que des formes de transactions pronominales mettent en contact l’existence individuelle et celle de la communauté. Or, il est intéressant de remarquer que ce n’est pas, comme l’on aurait pu s’y attendre, dans la tension entre le « je » et le « nous » que cette transaction a lieu. Ni même dans un « nous » variable et hypothétique qui disjoint les personnages plus qu’il ne les rassemble. Ainsi, le « nous » employé par Copeland dans la harangue furieuse qu’il adresse à ses invités à l’occasion de la fête de Noël ne soulève qu’un accueil poli teinté d’incompréhension. En accentuant l’aspect comique de la scène, la narration souligne la disjonction entre la visée propagandiste de Copeland et son résultat :

« Mon peuple », commença le Dr Copeland d’une voix atone. Il se tut un instant. Et soudain, les mots lui vinrent. […] Voici l’un des commandements que Karl Marx nous a laissés : « de chacun selon ses capacités, à chacun selon ses besoins. »

Une paume ridée, jaune, se leva timidement dans l’entrée. « Il est dans la Bible, ce Marx ? » (p. 218).

Quelques chapitres plus loin, c’est encore sur ce « nous » que vient achopper la tentative de dialogue entre Copeland et Blount.

À l’inverse, le recours aux pronoms indéfinis (qui traduisent les pronoms someone, anyone et everyone en anglais) permet de suggérer une façon d’être en commun qui conserve toute leur intégrité aux existences singulières [16] . C’est le cas, par exemple, du pronom « quelqu’un » qui encode l’indétermination d’une manière très spécifique puisqu’il peut renvoyer aussi bien à un point (une personne humaine) qu’à une collection (sans dimension qualitative ou quantitative définie). Dans les deux exemples suivants, ce pronom dit l’espoir en la rencontre ou la venue de «  quelqu’un » à l’interface du « tous » et du « aucun » : « Il ne marchait pas comme un étranger dans une ville inconnue. Il semblait chercher quelqu’un » (Blount, p. 82), « Voici ce qui nous manque le plus […] Quelqu’un qui nous rassemble et qui nous guide » (Copeland, p. 225). À d’autres endroits, l’aspiration messianique de cette espérance cède le pas à l’expression quotidienne de la vie en commun : « Ce soir-là [les Kelly] étaient réunis sur la véranda. […] Les lumières commençaient juste à s’allumer autour deux et au loin, un homme appelait quelqu’un » (p. 356). Dans tous les cas, le surgissement du pronom souligne l’impérieuse nécessité tout autant que la fragilité de « l’être avec ». Or, il est intéressant de remarquer que cette modalité particulière de contact, qui ne relève ni de la proximité ni de la séparation, ni du dedans ni du dehors, n’est pleinement opérante que si le lecteur y participe de manière active.

En lisant, en écoutant : praxis de la singularité commune

La composition du roman en « thèmes » ou « motifs » repose en effet sur capacité du lecteur à activer des réseaux de correspondances visuelles ou sonores qui provoquent le surgissement de ce « quelqu’un » ou de ce « quelque chose » qui exprime à la fois l’individualité la plus intime et l’altérité la plus irréductible. Parmi les moyens employés par la narration pour provoquer cet événement, on pourra s’attarder sur une seconde série de rêves qui abîment successivement trois des protagonistes dans une sensation océanique [17] née d’un sentiment de perte et d’abandon absolu. C’est d’abord le cas de Biff Brannon qui, assis au chevet de sa femme morte, est soudain submergé par « une image qu’il conservait en lui depuis longtemps » : « L’océan vert et froid et une bande dorée de sable brûlant. Les petits enfants jouant au bord de la ligne soyeuse de l’écume […] Des enfants qu’il connaissait, Mick et sa nièce, Baby, et aussi de jeunes visages que personne n’avait jamais vus (p. 147). Plus loin, c’est Jake Blount, en proie à une solitude accablante, qui est « happé par un océan ténébreux » : « il ne voyait rien, sauf les vagues écarlates qui rugissaient avidement à ses oreilles » (p. 186-87). À la manière d’un répons, le motif de l’océan établit un lien subtil entre le texte et le lecteur qui se voit investi de l’énigme, à la fois commune et singulière, de ces personnages. Ce motif se ramifie encore dans l’histoire de Mick. Il surgit en effet au moment où la jeune fille interrompt brutalement la description que lui fait Harry de l’océan pour dire son désir d’un paysage glacé, passé à blanc par le blizzard :

Tu es allé à la plage un été — c’était comment au juste ?

[La voix de Harry] était rauque et basse. « Et bien… il y a des vagues. Quelquefois bleues et quelquefois vertes, et dans le grand soleil, on dirait du verre. Et on trouve des petits coquillages dans le sable. Du genre de ceux qu’on a rapporté dans une boîte à cigares. Et on voit des mouettes blanches sur l’eau […] et il ne fait jamais une chaleur à cuire comme ici. Tout le temps…

— La neige, l’interrompit Mick. Voilà ce que j’ai envie de voir. Des bourrasques de neige froide, blanche. Des blizzards. De la neige blanche et froide, qui tombe doucement, sans fin, pendant tout l’hiver. De la neige comme en Alaska (p. 310).

Au-delà des contrastes sensoriels qui dénotent le désir éperdu de Mick pour l’infini (qui trouve ponctuellement un exutoire dans la musique de Mozart ou de Beethoven) et la sensibilité plus réservée et analytique de Harry, c’est au fond le même sentiment océanique qui unit ces deux personnages tout en les faisant émerger dans leur singularité inaliénable et ce, à l’instant même où ils vont faire ensemble leur première expérience sexuelle.

Une autre image permet au lecteur de déployer le motif de la singularité commune à l’échelle du roman. Il s’agit de celle, récurrente tout au long du récit, de personnages cheminant par deux ou par trois en se tenant par le bras : à la dyade liminaire de Singer et Antonapoulos répondent le duo de Jake et Singer, puis les trios formés par Portia, Highboy et Willy, Singer, Antonopoulos et Carl [18] , ou encore ces groupes de passants anonymes un instant entrevus par l’instance narrative. Or, c’est encore cette vision qui s’impose à Biff Brannon, comme une image rémanente, dans la dernière scène du roman, après la mort des deux sourds-muets, la fuite de Jake Blount et la mutilation de Willy :

Le ciel noir, étoilé, paraissait proche de la terre. Il flâna sur le trottoir, s’arrêtant pour envoyer une écorce d’orange dans le caniveau de la pointe du pied. Au bout de la rue, deux hommes, petits vus de loin, se tenaient bras dessus bras dessous. Il n’y avait personne d’autre. Son café était le seul commerce ouvert et allumé dans la rue (p. 401).

En réactualisant le passé, cette image incarne fugitivement l’idée que la texture de l’existence est tissée de liens constamment menacés de rupture dont la résistance est directement proportionnelle à l’attention que l’on y porte.

Toutefois, et cela n’a rien d’étonnant de la part d’une écrivaine qui se destinait en premier lieu à la musique, la plupart de ces déclinaisons ne sont pas visuelles mais sonores. En effet, le roman accorde une place fondamentale à la voix. Présence d’un corps qui est en même temps absence du corps, la voix permet en effet aux personnages d’identifier un autre personnage avant même de l’avoir vu. Si la description insiste souvent sur les mains des protagonistes, c’est l’inflexion particulière de leur voix qui sert d’abord à les caractériser (comme c’est le cas pour celle « rauque et garçonnière » de Mick, celle « si calme et si bienveillante » de Wilbur Kelly, ou encore celle « forte et cassée » de Blount). On comprendra dès lors l’importance de ces marqueurs de la singularité commune que sont les histoires ou les blagues que les personnages se racontent, ou les airs de blues et les chansons populaires qu’ils fredonnent, car tous portent la voix autant qu’ils sont portés par elle. En outre, en s’approchant au plus près de la voix de chaque personnage, c’est également les inflexions de la musique de la langue américaine que McCullers s’efforce de mettre en exergue. Les dialogues où résonne le parler des enfants ou celui, inimitable, de Portia illustrent de manière tout à fait manifeste le projet de McCullers d’ancrer son projet d’écriture dans la filiation directe de Walt Whitman et Hart Crane [19] . Ce que souligne également cette forme de circulation, c’est une volonté de transmission sans appropriation.

Être attentif aux voix des autres, pour les personnages comme pour le lecteur, requiert une qualité d’écoute qui n’est pas simplement une injonction à une forme d’empathie un peu mièvre, mais exige au contraire une intentionnalité et une intensité. On soulignera qu’écouter est également une forme d’être paradoxale qui est à la fois au-dehors de soi et au-dedans de soi [20] . Les très nombreuses occurrences du nom « écoute » et du verbe « écouter » dans le roman parcourent toute la gamme de l’écoute, de la simple fonction phatique jusqu’à la totale osmose corporelle et spirituelle avec le monde ou avec autrui.

Ce déplacement de la dilection dans la trame narrative provoque des effets d’oralité et d’auralité qui transforme la lecture en une forme de participation à une expérience de l’américanité dont la finalité est moins le sens qu’une rencontre sur le terrain de l’en-commun, autrement dit de l’imagination, de l’onirisme et de la mémoire. Cette dynamique dialogique permet d’appréhender la forme d’idéal démocratique à laquelle se rattache l’œuvre de McCullers. Elle éclaire du même coup le titre du roman d’un jour nouveau : si de « quête solitaire » il est bien question, celle-ci ne peut trouver à s’accomplir que « de cœur en cœur ».

 

 

 

Notes

  • [1]

    La définition de ce terme proposée par le Dictionnaire de l’Académie française, 9è édition, « préférence marquée, attrait vif pour quelqu’un ou pour quelque chose », semble en effet pouvoir s’appliquer à chacun des protagonistes du roman.

  • [2]

    Denis de Rougemont, « Préface », Le cœur est un chasseur solitaire, Paris, Stock, p. 5-10.

  • [3]

    Dans « Author’s Outline of “The Mute’ », soumis à l’éditeur Houghton Mifflin en 1938, McCullers décrit les relations entre les personnages « comme les rayons d’une roue — dont Singer serait le moyeu » et ajoute : « Cette place qu’il occupe, avec toute la force d’ironie qui en découle, symbolise le thème essentiel de l’ouvrage ». La traduction de cet essai est reprise dans l’édition Stock de 2017 sous le titre Esquisse pour « Le Muet » (p. 407-35). Toutes les références au roman renvoient à cette édition.

  • [4]

    Esquisse pour « Le Muet » (p. 408).

  • [5]

    « Américains, regardez votre pays ! » (p. 509-14) et « La solitude… une maladie américaine » (p. 455-57).

  • [6]

    Horace Kallen est considéré comme l’un des fondateurs du multiculturalisme américain. Dès 1915, il avait exposé ses vues dans un article au titre éloquent paru dans The Nation, « Democracy Versus the Melting-Pot ».

  • [7]

    Je reprends ici les termes employés par le théoricien de la société Michael Waltzer dans Charles Taylor, Muticulturalisme. Différence et démocratie, Paris, Flammarion, 2019, p. 179-81.

  • [8]

    Jean Kempf, Une histoire culturelle des États-Unis, Paris, Armand Colin, 2015. Voir notamment le chapitre 2, « L’individualisme et la communauté », p. 29-38.

  • [9]

    Michael Kammen, People of Paradox: An Inquiry concerning the Origin of American Civilization, Ithaca, N.Y, Cornell University Press, 1990.

  • [10]

    L’origine ethnique n’est mentionnée en effet que dans des bribes de conversation pendant la fête de Mick (p. 133) ou dans les propos de Blount, sur le mode du brouillage et de la provocation : « Je suis en partie nègre et rital et polak et chinetoque. Tout ça » (p. 41). Quant à « l’origine juive », elle est diversement assignée à Singer par Copeland (p. 338) ou par la rumeur (p. 230), et à Brannon par Blount (p. 258). Il est également question du « Juif dans Ivanhoé » (p. 281). Toutefois, Harry Minovitz est le seul personnage du roman dont l’appartenance ethnique ne fait l’objet d’aucune ambigüité (p. 134).

  • [11]

    Voir par exemple : Singer traversait les quartiers populeux en bordure du fleuve, plus sordides que jamais à cause du ralentissement d’activité des filatures cet hiver-là. […] Une famille de nègres s’installa dans la dernière maison d’une des rues les plus lugubres ; l’événement causa tant d’indignation que la maison fût brûlée et le Noir battu par les voisins. Mais ce n’étaient que des incidents. Au fond, rien ne changeait » (p. 229).

  • [12]

    On pourra consulter à ce sujet You Have Seen their Faces (Viking Press, 1937) de Margaret Bourke White et Erskine Caldwell, Let Us Now Praise Famous Men (Houghton Mifflin, 1941) de James Agee et Walker Evans, et Twelve Million Black Voices (Viking Press, 1941) de Richard Wright. Ces ouvrages, issus de la collaboration entre écrivains et photographes de la FSA, permettent de contextualiser le roman de McCullers dans la réalité documentaire et la culture populaire du tournant des années quarante.

  • [13]

    Terme choisi en anglais pour traduire le concept de « Das Unheimliche » théorisé par Sigmund Freud en 1919 (traduit en français par « inquiétante étrangeté »).

  • [14]

    Herbert Spencer (1820-1903) a formulé la théorie de la survie des mieux adaptés (survival of the fittest). Cette théorie s’appuie en partie sur l’idéologie de l’eugénisme.

  • [15]

    Charles Baudelaire, Le peintre de la vie moderne, III. « L’artiste, homme du monde, homme des foules et enfant », Le Figaro, novembre–décembre 1863.

  • [16]

    On pourra consulter à ce sujet l’article de Martin Rueff, « La voix pronominale », dans Nous, Esprit, no. 841-42, juin-juillet 2017, p. 530-50.

  • [17]

    Ce terme fait bien sûr référence au concept de « sentiment océanique » théorisé par Freud dans Malaise dans la civilisation (1930) pour représenter l’énigme d’une expérience de l’attraction vers l’infini, vers l’illimité, impliquant à la fois le corps et l’esprit dans la relation au monde.

  • [18]

    On remarquera à ce propos l’hésitation féconde entretenue par le texte entre les chiffres « deux » et « trois ». Ainsi, Portia dit du trio qu’elle forme avec Highboy et Willy : « On a toujours été comme trois jumeaux ». Lorsqu’il fait la connaissance du jeune Carl, le duo d’amis formé par Singer et Antonapoulos manque de peu se transformer en trio, au grand regret de Singer. Cette oscillation reflète le fragile équilibre entre les relations de pouvoir au sein des groupes ou des associations. Comme le dit justement un proverbe en anglais : « two’s company, three’s a crowd ».

  • [19]

    Malheureusement, la traduction ne parvient pas toujours à rendre cette musicalité particulière du parler du Sud des États-Unis. On citera pour exemple cette réplique de Portia : « A soft voice answered from the kitchen. ‘You neen holler so loud. I know they is. I putting on my hat right now » (p. 54).

  • [20]

    À ce sujet, on pourra consulter l’ouvrage de Jean-Luc Nancy, À l’écoute, Paris, Galilée, 2000.  


 (SFLGC.org)