« De Superman à Wittgenstein » – les ressemblances de famille et imitations d’un célèbre dessin
Patrick Peccatte
En janvier 1933, l’écrivain
Jerome « Jerry » Siegel et le dessinateur Joseph « Joe » Shuster créent
une première version du personnage de Superman dans un fanzine
confidentiel. Le personnage est cependant bien différent de l’icône
culturelle connue actuellement puisqu’il s’agit d’un « villain » ,
un héros chauve et méchant doté de super-pouvoirs et souhaitant
assujettir le monde. Ce n’est que cinq ans plus tard que Superman
devient le super-héros positif que l’on connaît, pourchassant les
malfaiteurs et sauvant le monde. En 1938, Siegel et Shuster cèdent en
effet le personnage à l’éditeur Detective Comics, Inc. (devenu par la suite DC Comics) qui lance alors au mois de juin un nouveau titre de comic book, Action Comics, où Superman tel qu’on le connaît désormais apparaît pour la première fois.
Cette couverture est devenue l’une des
plus célèbres de l’histoire de la bande dessinée. Le numéro original est
recherché par les collectionneurs fortunés et l’un des rares
exemplaires qui subsiste encore actuellement a récemment atteint aux enchères une somme vertigineuse.
Le nom de Superman ne figure pas cependant sur la couverture du fascicule. Par contre, le premier super-héros de l’histoire des comics
donne son nom à l’histoire sur 13 pages dont il est le protagoniste. La
toute première page décrit d’emblée son origine extra-terrestre et ses
super-pouvoirs; on notera que dans cette première version Superman n’est
pas encore capable de voler…
La scène mémorable qui figure en couverture est explicitée en page 91.
La scène mémorable qui figure en couverture est explicitée en page 91.
En fait, cette couverture avait déjà été dévoilée le mois précédent dans une publicité parue dans More Fun Comics, un autre titre publié par Detective Comics.
Là encore, le nom de Superman ne figure pas sur cette annonce, ce qui
confirme que l’éditeur s’intéressait alors bien plus au lancement d’un
nouveau titre qu’au nouveau personnage dont le succès sera pourtant
rapidement considérable.
Quatre motifs graphiques et déjà une variante
Le dessin de cette couverture historique repose sur quatre motifs graphiques principaux:
- la posture de Superman; corps incliné, bras au dessus de la tête, une jambe mi-fléchie, l’autre jambe en appui, indiquant que tout super-héros qu’il est, il est néanmoins représenté comme un humain « normal » dans l’effort;
- la figuration de sa force colossale à travers une situation impossible dans le monde habituel: le fait qu’il soulève un objet volumineux et d’un poids considérable sans aucun effort apparent, contrastant par là avec l’attitude décrite précédemment et démontrant que sous une apparence humaine il est doté de capacités surhumaines (ses super-pouvoirs);
- l’automobile inclinée portée à bout de bras, instanciation de l’objet très lourd et encombrant sur lequel s’exerce la force du super-héros; elle est violemment projetée contre un obstacle et l’avant de sa carrosserie est écrabouillé;
- la composition; l’arrière-plan et l’avant-plan représentent les occupants de la voiture pourchassés par Superman. Ils sont effrayés et fuient la scène. Celui qui se tient la tête en bas à gauche en avant-plan est représenté partiellement (on sait qu’il s’agit des occupants de la voiture car dans la case précédente de la page 9, Superman a secoué la voiture pour les en extraire).
Le dessin de couverture et celui de la page 9 comportent cependant plusieurs différences significatives.
Nous savons depuis quelques années que la
couverture a probablement été réalisée d’après l’histoire dessinée par
Shuster et à la demande de l’éditeur par un ou plusieurs dessinateurs
demeuré(s) anonyme(s). Cette hypothèse fort plausible a été émise lors
de l’action en justice des héritiers de Siegel contre Warner Bros et DC Comics à propos du copyright sur le personnage de Superman2.
Voici les différences principales entre les deux dessins:- Superman ne prend pas appui sur la même jambe dans les deux dessins;
- le ‘S‘ emblématique qui figure sur la poitrine du super-héros n’est pas apparent dans la case de la page 9 alors qu’il est bien visible sur la couverture;
- il porte ses fameuses bottes rouges sur la couverture mais pas dans la case de l’histoire;
- son ombre est plus longue sur la couverture;
- le personnage en arrière-plan à droite près des rochers où la voiture est écrasée n’existe pas dans l’histoire, et d’ailleurs, les rochers n’ont pas le même aspect dans les deux dessins;
- le personnage en avant-plan en bas à gauche n’a pas la même physionomie et la position de ses mains est différente (il applique ses mains sur ses oreilles dans l’histoire, sur ses tempes sur la couverture); de plus, il ne porte pas les mêmes vêtements et sa cravate a une position très différente dans les deux versions;
- les vêtements du personnage en arrière-plan à gauche ne sont pas de la même couleur;
- les proportions de Superman et des personnages sont identiques dans l’histoire, mais pas sur la couverture où Superman apparaît plus grand;
- il existe plusieurs différences dans les représentations de la voiture, en particulier les protections des roues arrières ne sont pas identiques3; en outre, à la différence de sa représentation tronquée dans l’histoire, la voiture est visible intégralement sur la couverture et elle apparaît aussi légèrement plus inclinée;
- la roue seule détachée de la voiture en bas à droite n’a pas la même position.
Ainsi donc, on peut considérer que le
dessin original de Shuster et sa première réinterprétation créée à la
demande de l’éditeur ont été publiés en même temps. Cette image est
devenue fameuse et ses appropriations, imitations ou dérivations vont se
multiplier. Cependant, le processus de multiplication des dessins
dérivés sera long et passe par des images bien moins ressemblantes que
ces deux variantes.
Conformément à un principe bien connu de la perception visuelle, si la comparaison entre deux images très proches incite à inventorier leurs différences, c’est bien plutôt leurs similarités, leurs ressemblances, voire leurs analogies qui sont pointées lorsqu’elles sont plus éloignées l’une de l’autre. L’analyse qui suit ne s’intéresse donc pas au petit jeu de la chasse aux écarts mais bien plutôt à la recherche de similarités visuelles et de ressemblances globales entre des images qui sont parfois assez dissemblables.
Conformément à un principe bien connu de la perception visuelle, si la comparaison entre deux images très proches incite à inventorier leurs différences, c’est bien plutôt leurs similarités, leurs ressemblances, voire leurs analogies qui sont pointées lorsqu’elles sont plus éloignées l’une de l’autre. L’analyse qui suit ne s’intéresse donc pas au petit jeu de la chasse aux écarts mais bien plutôt à la recherche de similarités visuelles et de ressemblances globales entre des images qui sont parfois assez dissemblables.
Pour ne pas trop alourdir cet article, nous désignerons désormais la couverture d’Action Comics #1 par l’acronyme AC1.
Imitations graphiques et ressemblances
Dans le domaine des comics, un « swipe »
est une copie intentionnelle d’une couverture ou d’un dessin réalisée
sans citer l’œuvre d’origine. Le procédé n’est pas toujours bien vu et
le dessin nouveau, lorsque la ressemblance avec le dessin original est
évidente, est qualifié quelquefois de clone, copie, réplique, imitation, appropriation, plagiat, etc., de pastiche ou parodie lorsque la connotation humoristique est notoire. De très nombreux swipes de couvertures sont en réalité des hommages, mais on utilise parfois le terme dénué de toute appréciation d’estime et le swipe peut alors être considéré comme une appropriation sans scrupule, un pillage en somme.
Il n’est pas toujours aisé de distinguer si un swipe
est manifestement un hommage ou s’il s’agit seulement d’une copie
opportuniste réalisée par manque d’inspiration ou d’originalité (lire à
ce sujet l’article de Daniel Best A Rose By Any Other Name, à propos de la célèbre couverture du numéro 1 de Fantastic Four réalisée en 1961 par Jack Kirby et plusieurs fois copiée par John Byrne).
Dans la suite de cet article, nous
n’examinerons pas les question éthiques ou les intentions véritables des
artistes « copieurs ». Seules les similarités graphiques formelles et
les ressemblances entre les dessins retiendront notre attention. Pour
désigner un swipe, c’est à dire une copie manifeste d’un dessin, nous utiliserons l’expression imitation graphique ou plus simplement imitation. Lorsque les similarités graphiques sont moins évidentes, nous utiliserons le terme de ressemblance. Ce choix terminologique sera précisé par la suite.
Une couverture de comic book
peut faire l’objet de quelques imitations, trois ou quatre
habituellement, une dizaine tout au plus dans de rares cas (voir par
exemple mon article Esquisse d’une histoire illustrée du mauvais goût).
Devenue illustre dans le domaine des comics, AC1 a donné lieu à beaucoup plus d’appropriations et d’imitations.
Le relevé que nous avons réalisé identifie en effet plus de 170
couvertures ou dessins que l’on peut considérer en relation avec le
dessin original de Shuster. L’analyse qui suit repose essentiellement
sur la collecte de ces illustrations que l’on pourra consulter dans cet album Flickr (en raison des restrictions imposées par la plate-forme vous devez posséder un compte Flickr pour y accéder).
AC1 et ses multiples réinterprétations graphiques constituent donc un cas exceptionnel dans l’histoire des comics. L’analyse de cette abondante production montre que le phénomène est plus complexe qu’il ne paraît au premier abord lorsque l’on se contente d’examiner rapidement des cas plus habituels ayant suscités peu d’imitations. De nombreux rapprochements sont évidents car les similarités graphiques entre le dessin original et la copie sont suffisamment manifestes. Parfois, cependant, les ressemblances sont beaucoup moins claires et il n’est pas toujours possible d’affirmer avec certitude que la copie s’inspire de l’original.
AC1 et ses multiples réinterprétations graphiques constituent donc un cas exceptionnel dans l’histoire des comics. L’analyse de cette abondante production montre que le phénomène est plus complexe qu’il ne paraît au premier abord lorsque l’on se contente d’examiner rapidement des cas plus habituels ayant suscités peu d’imitations. De nombreux rapprochements sont évidents car les similarités graphiques entre le dessin original et la copie sont suffisamment manifestes. Parfois, cependant, les ressemblances sont beaucoup moins claires et il n’est pas toujours possible d’affirmer avec certitude que la copie s’inspire de l’original.
Pour tenter d’organiser la collection relevée, examinons tout d’abord la très longue série des parutions du magazine Action Comics. Elle contient quelques couvertures qui sont manifestement des imitations.
Ces dessins peuvent être qualifiés d’imitations
sans hésitation car ils comportent plusieurs des quatre motifs formels
relevés au début de l’article: posture spécifique de Superman /
figuration de sa force colossale / objet lourd et encombrant soulevé et
projeté par le héros / personnages effrayés en avant-plan et en
arrière-plan. La dernière image qui date de l’année dernière est
visiblement un clin d’œil aux parodies publiées principalement sur
Internet et qui abondent depuis les années 2000 (nous y reviendrons).
Il est remarquable que ces dessins soient tous relativement récents. Le magazine Action Comics n’aurait-il publié entre 1938 et 1993 aucune imitation de la fameuse couverture de son premier numéro ?
Il est remarquable que ces dessins soient tous relativement récents. Le magazine Action Comics n’aurait-il publié entre 1938 et 1993 aucune imitation de la fameuse couverture de son premier numéro ?
De fait, les imitations incontestables sont absentes durant cette période dans la collection Action Comics
et l’on doit alors devenir plus « laxiste » et ne plus rechercher de
correspondances formelles rigoureuses entre les dessins. Lorsque l’on
étend l’investigation à des ressemblances qui ne sont plus des
similarités de composition graphique aussi manifestes, plusieurs autres
couvertures peuvent alors êtres repérées.
Ces dessins ne comportent stricto sensu
qu’un seul des motifs formels relevés précédemment: la figuration de la
force colossale du héros (caractéristique que l’on peut considérer
comme « minimale » pour un véritable super-héros). La seconde image,
datée de février 1941, pourrait à la limite être retenue en tant qu’imitation
car la posture de Superman correspond assez bien (mais le contexte est
tout de même fort différent, la voiture est inclinée autrement et n’est
pas projetée contre un obstacle, etc.). Tout au plus peut-on affirmer
que ces dessins possèdent indéniablement un « air de famille » avec la couverture du numéro 1.
La dernière image (2014) atteste que ces « presque-imitations » sont aussi, très rarement, des créations récentes.
La dernière image (2014) atteste que ces « presque-imitations » sont aussi, très rarement, des créations récentes.
Si les critères de ressemblance entre les
dessins deviennent encore un peu plus lâches, d’autres couvertures
peuvent être sélectionnées.
Il existe toujours un « air de famille » , plus éloigné sans doute, entre ces images et AC1. Même si ce ne sont plus du tout des imitations
au sens habituel, ces couvertures n’ont probablement pas été conçues
sans une référence implicite à AC1. Remarquons aussi que sur deux de ces
images publiées durant la Seconde Guerre mondiale la voiture est
remplacée par un char; nous en rencontrerons d’autres.
Devant le succès du personnage, l’éditeur lance en juin 1939 un nouveau titre sous le nom même de Superman. En janvier 1945, la « famille » s’agrandit avec le personnage de Superboy qui relate à l’origine les aventures du jeune Superman publiées dans divers titres (More Fun Comics, Adventure Comics, Superboy). Enfin, Supergirl apparaît en 1959.
Les différents titres de magazines dans
lesquels ces super-héros évoluent proposent eux aussi des couvertures
inspirées d’AC1, et parfois même de véritables citations illustrées,
comme sur les images suivantes.
Comme pour le magazine Action Comics lui-même, on retrouve plusieurs imitations
flagrantes en couverture de ces autres titres. Elles sont toutes
relativement récentes et là encore on retrouve parfois des chars à la
place de la voiture projetée.
L’un des rares dessins plus ancien qui puisse être considéré comme une imitation est extrait d’une histoire écrite par Jerry Siegel lui-même.
Bien que la ressemblance soit moins
manifeste que dans les exemples plus récents et que la force de Superman
ne se manifeste pas ici, la position de la voiture de gauche et le
personnage au premier plan qui se tient la tête ne laissent guère de
doutes sur la référence directe au dessin original de Shuster.
De même que précédemment pour la collection Action Comics, des dessins de couvertures ressemblants mais qui ne peuvent être qualifiés d’imitations existent aussi pour ces titres.
De la même manière, les critères de
ressemblances peuvent également être plus relâchés, ce qui permet de
sélectionner d’autres dessins d’apparence plus éloignée mais qui
demeurent néanmoins voisins et possèdent toujours un « air de famille« .
La scène figure également dans les films dont Superman est le héros.
Si le film de 2006 représente un Superman adulte dans une scène qui peut être considérée comme une imitation,
celui de 1978 donne à voir un Superman enfant exerçant sa force devant
ses parents adoptifs stupéfaits, et la scène, cette-fois, ne peut être
considérée comme une imitation bien qu’elle demeure ressemblante.
Toutes ces illustrations confirment le constat précédent à propos de la collection Action Comics: les véritables imitations sont pratiquement toutes récentes.
Au long de ces exemples puisés dans un
corpus limité aux publications où évoluent Superman et ses proches, nous
avons distingué soigneusement entre les imitations –
c’est-à-dire les images qui possèdent plusieurs des quatre motifs
graphiques formels décrits au début de l’article – et les images
qualifiées de ressemblantes qui n’en possèdent qu’un seul, la figuration de la force colossale. Revenons sur cette notion de ressemblance.
Ressemblance de famille et analyse des comics
Il est clair que la figuration de la
force colossale ne suffit pas à rapprocher un dessin quelconque
représentant Superman de celui de 1938. Sinon, les milliers de
couvertures des publications mentionnées ci-dessus devraient
pratiquement toutes être retenues… Entre les dessins ainsi réunis, il
doit exister des caractéristiques communes qui permettent de considérer
qu’ils possèdent une ressemblance, un « air de famille » comme évoqué précédemment.
Le concept de « ressemblance de famille » (Familienähnlichkeit, parfois traduit par « air de famille » ) a été introduit en philosophie par Ludwig Wittgenstein dans les Investigations philosophiques publiées à titre posthume en 1953. Il l’utilise dans sa critique de l’idée selon laquelle un nom fait référence à une énumération d’objets ou un concept
à une totalité d’instances (telles les définitions du nombre chez Frege
et Russell par exemple). Il soutient que les choses qui semblent
pouvoir être conçues comme liées par une caractéristique commune unique
doivent plutôt être reliées par une série de similitudes qui se
chevauchent, et donc qu’elles ne possèdent en fait aucune
caractéristique commune unique.
En développant sa philosophie du langage
et pour clarifier cette idée, Wittgenstein compare les langues à des
jeux. Si l’on essaie de définir ce qui constitue l' « essence » des jeux,
autrement dit une caractéristique commune à tous les jeux, on échoue.
Il n’existe pas de dénominateur commun à tous les jeux. Par exemple,
dans un jeu s’agit-il de gagner ou de perdre ? Pas toujours. Un jeu
est-il toujours une compétition ? Non, puisqu’il existe des jeux
solitaires. Il existe tellement de jeux qu’il est impossible de proposer
une caractéristique universelle qui les englobe tous. Au lieu de cela,
Wittgenstein observe que certains jeux ressemblent à d’autres à certains
égards et c’est tout. De nombreux jeux possèdent des caractéristiques
communes qui ne sont pas partagées par d’autres, tandis que d’autres
jeux partagent de nouvelles caractéristiques spécifiques, et ainsi de
suite. Il appelle ces ensembles de caractéristiques variées et non
universelles une ressemblance de famille en les assimilant aux
ressemblances qui existent entre les membres d’une même famille; la
taille, les traits du visage, la couleur des yeux, la démarche, le
tempérament, peuvent être partagés par certains membres d’une même
famille mais pas par tous. La ressemblance de famille est pour Wittgenstein une sorte de « réseau complexe d’analogies qui s’entrecroisent et s’enveloppent les unes les autres. Analogies d’ensemble comme de détail. » (Investigations philosophiques, 66).
Les Investigations philosophiques ont eu une influence considérable sur le développement de la philosophie analytique au vingtième siècle et le concept de ressemblance de famille
a donné lieu a une abondante littérature spécialisée en philosophie et
dans les sciences cognitives, notamment dans les approches théoriques de
la taxonomie. En 1956, Morris Weitz a inauguré son utilisation dans le
domaine de l’art dans un article devenu lui-même extrêmement discuté4. Pour Weitz « L’art
ne possède pas d’ensemble de propriétés nécessaires et suffisantes (p.
27). […] Le problème de la nature de l’art est semblable à celui de la
nature des jeux […]. Si l’on observe ce que l’on appelle l' « art », nous
ne trouverons pas de propriétés communes mais seulement des faisceaux
de similarités […] je peux énumérer quelques cas et quelques conditions
pour lesquelles je peux appliquer correctement le concept d’art, mais je
ne peux les énumérer tous, pour la raison majeure que des conditions
nouvelles apparaissent toujours ou sont toujours envisageables (p. 30). ». Il en conclu (grosso modo) que l’art ne peut être défini avec rigueur et demeure un concept ouvert.
L’article séminal de Weitz s’appuie
essentiellement sur l’exemple des production littéraires. Par la suite,
d’autres auteurs ont utilisé le concept de ressemblance de famille
dans le domaine des arts visuels. Peu d’entre eux cependant ont
abandonné l’idée ambitieuse d’envisager sous cet angle la globalité du
champ des arts visuels. Parmi les rares analystes qui ont utilisé le
concept plus sobrement, Dennis Knepp a étudié un sujet précis qui peut
sembler incongru aux philosophes de l’art et qui nous intéresse plus
particulièrement ici: la pérennité de la figure de Superman dans les comics5.
Le personnage de Superman semble à
première vue toujours posséder les mêmes caractéristiques parfaitement
reconnaissables: les cheveux noirs et l’accroche-cœur, les yeux bleus,
le justaucorps bleu, la ceinture jaune, la cape, le slip et les bottes
rouges, et enfin, sur son torse, le dessin d’un ‘S‘ rouge sur
un écusson jaune. Knepp remarque cependant qu’en sept décennies le
personnage a donné lieu à un nombre incalculable de représentations très
variées, et en réalité, les caractéristiques ci-dessus, qui semblent
inaltérables, ne sont pas constantes dans le temps et ne peuvent être
considérées comme définissant une certaine « essence » de Superman. En
1963, par exemple, notre héros s’est scindé en deux personnages
d’aspects bien distincts, Superman-Red/Superman-Blue. Plus fort encore, dans la série The Death of Superman publiée à partir de 1992, il survit sous la forme de quatre super-héros différents (Superboy, Steel, The Eradicator, The Cyborg Superman) qui partagent certains de ses attributs et pouvoirs mais pas tous. Plus récemment, dans la série The New 52, Superman a un look très différent. Par ailleurs, l’écusson emblématique représentant un ‘S‘ ne peut être considéré comme l’apanage de Superman puisqu’il est aussi arboré par Superboy et Supergirl, et même par Krypto le superchien; de plus, dans la série Superman Red Son qui date de 2003, il est remplacé par un tout autre insigne formé sur la faucille et le marteau communistes.
Selon Knepp, la permanence de la figure
de Superman à travers ces multiples variations stylistiques et
narratives s’explique par la ressemblance de famille qui se
manifeste dans toutes les variantes du héros. Il n’existe pas une
« essence » de Superman mais seulement des caractéristiques visuelles
variées qui se croisent et se chevauchent dans les différentes versions.
Un exemple remarquable vient à l’appui de cette thèse « par l’absurde »
pourrait-on dire: la version dite Electric Blue Superman apparue en 1998 comme une réécriture du Superman-Red/Superman-Blue de 1963. Dans cette incarnation, seul le logo ‘S‘
sur la poitrine du héros subsiste et il apparaît plus grand et stylisé.
Toutes les autres caractéristiques sont modifiées et le super-héros
historique n’est plus guère reconnaissable. Visuellement, Electric Blue Superman n’a quasiment plus rien en commun avec Superman à tel point que des fans se sont rebellés et ont écrit à l’éditeur qu’il ne peut pas être Superman. La ressemblance de famille
ne fonctionne plus dans ce cas et le personnage est par le fait exclu
de la famille des représentations éclectiques de Superman.
Après ces quelques rappels, il doit apparaître clairement que la ressemblance mentionnée ci-dessus à propos des dessins qui évoquent AC1 sans en être une imitation constitue précisément une ressemblance de famille appliquée non plus à un unique personnage mais à une scène. Un dessin qui possède une ressemblance de famille
avec AC1 représente une scène possédant un faisceau d’analogies et de
similarités avec celle-ci. Lorsque les deux dessins partagent certaines
caractéristiques formelles, c’est-à-dire un ou plusieurs des quatre
motifs visuels décrits au début de l’article, la ressemblance de famille est extrêmement forte et devient imitation. Pour illustrer prosaïquement cette distinction, un dessin où la voiture projetée est grosso modo dans la même position inclinée que sur AC1 est une imitation,
mais lorsque la voiture n’est plus du tout lancée de la même façon et
qu’il n’existe pas d’autres correspondances graphiques flagrantes avec
AC1, c’est une ressemblance de famille. Autrement dit, le concept de ressemblance de famille appliqué aux scènes de comics englobe celui d’imitation, ou si l’on préfère une imitation (ou un swipe) peut-être considéré comme une ressemblance de famille très forte où les analogies et similarités deviennent visuellement manifestes et formellement reconnaissables.
Par la suite, nous appellerons AC1-ressemblance un dessin qui possède une ressemblance de famille avec AC1 sans être une imitation, et AC1-imitation une AC1-ressemblance plus spécifique qui possède plusieurs des quatre motifs graphiques formels décrits au début de l’article.
Dans cette proposition terminologique, le préfixe AC1- qualifie une ressemblance d’un type particulier. Toutes les ressemblances ainsi désignées – et a fortiori bien sûr les imitations – se réfèrent à un prototype,
en l’occurrence la couverture d’AC1. Lorsque l’on met en évidence une
ressemblance de cette catégorie, il s’agit d’établir un lien entre une
image et un modèle bien précis qui lui est antérieur, un prototype. Toutes les AC1-ressemblances sont évidemment apparues après la publication du prototype (AC1 dans notre cas) et sont donc des ressemblances avec un prototype.
Mais il existe aussi des ressemblances sans prototype qui, en règle générale, ne peuvent pas être qualifiées de ressemblances de famille.
À la fin de cet article, nous examinerons quelques exemples de dessins
antérieurs à AC1 dont certains éléments figuratifs rappellent l’un ou
l’autre des motifs graphiques de AC1. À une possible exception près, il
s’agit bien de ressemblances mais pas de ressemblances de famille
avérées, sinon cela signifierait que les auteurs d’AC1 se seraient
inspirés de ces dessins publiés avant 1938. Or de telles influences
supposées ne peuvent pratiquement jamais être démontrées. On ne sait pas
d’ordinaire si une ressemblance sans prototype est une ressemblance de famille, car l’affinité entre les dessins peut parfaitement être fortuite (que l’on songe au sosies pour revenir à l’analogie wittgensteinienne). Par contre, lorsque ces ressemblances sans prototype
sont nombreuses et concernent des images publiées dans un même contexte
et dans une période relativement restreinte, il est possible de
soupçonner des influences. En somme, l’objectif principal du présent
article consiste à montrer qu’après 1938, nous avons affaire à des ressemblances de famille dont certaines sont des imitations, tandis qu’avant 1938, il existe tout un ensemble de ressemblances sans prototype relatives à des publications bien précises (les pulp magazines des années 1920-1930) dont la conjugaison peut sembler leur conférer le caractère de ressemblances de famille alors qu’elles n’en sont pas.
Agrandissement de la famille
On le sait, toute une pléiade de héros
aux super-pouvoirs sont apparus dans le sillage de Superman. Plusieurs
d’entre eux sont entrés dans la prolifique famille des super-héros en
figurant sur des dessins qui constituaient manifestement des références
fracassantes à AC1, captant au passage la renommée du célèbre dessin et
de son héros. La ressemblance de famille se poursuit alors par extension à ces nouveaux venus.
Captain Marvel
fait ainsi son apparition dès 1940 en surpassant Superman sur une
couverture que l’on peut considérer comme un véritable clin d’œil
parodique à AC1.
Dans le numéro suivant, sa position et les soldats allemands effrayés en avant-plan rappellent également AC1.
On peut encore retenir pour ce personnage cette couverture plus tardive.
Dans les années 1940 et 1950, les éditeurs ont plusieurs fois utilisé ce procédé de la ressemblance de famille lorsqu’un nouveau super-héros faisait ses premiers pas, souvent dans un nouveau titre.
Shock Gibson, The Human Dynamo en 1940.
Dr. Strange, également en 1940
Amazing-Man (version Centaur Publications) en 1941.
Joe Hercules, en 1941
Plastic Man, en 1951.
Parmi ces super-héros virils un peu oubliés maintenant, Wonder Woman fait une apparition remarquée en décembre 1941. Imaginée par le couple de psychologues William Moulton Marston et Elizabeth Holloway Marston, Wonder Woman s’affirme immédiatement comme un personnage féministe et devient la principale figure de Sensation Comics à partir de janvier 1942. Deux années plus tard, elle est représentée sur des couvertures AC1-ressemblantes.
Mais on doit à nouveau attendre deux ans pour que Wonder Woman apparaisse sur une authentique AC1-imitation.
À la différence d’AC1, ce dessin de
comporte pas de personnages en avant-plan, la scène se passe sur un
littoral, la voiture n’est pas projetée sur un rocher, et ses occupants
sont encore agrippés à l’intérieur ou à l’extérieur du véhicule. On
remarquera aussi les proportions exagérées de Wonder Woman.
Néanmoins, par la position caractéristique de l’héroïne et celle de
l’automobile malmenée, cette couverture constitue la première AC1-imitation publiée en dehors de la famille d’origine de Superman.
Ce dessin a fait lui-même l’objet d’un swipe en 2011 sur le site Deviant Art.
Qu’en est-il des autres héros très connus comme Spider-Man ou Batman ?
Rappelons tout d’abord que Batman n’est pas à proprement parler un super-héros puisqu’il ne possède aucun super-pouvoirs. Néanmoins, les scénaristes se sont ingéniés à le représenter dans les années 1950 sur des dessins AC1-ressemblants.
Rappelons tout d’abord que Batman n’est pas à proprement parler un super-héros puisqu’il ne possède aucun super-pouvoirs. Néanmoins, les scénaristes se sont ingéniés à le représenter dans les années 1950 sur des dessins AC1-ressemblants.
C’est seulement tout récemment que Batman et Robin figurent sur une AC1-imitation et sont capables d’accomplir ce que Superman faisait facilement il y a fort longtemps.
Spider-Man quant à lui est représenté sur une AC1-ressemblance dans les années 1960.
Et sur une AC1-imitation à la fin des années 1980.
Il figure également sur un exemple de la même époque en compagnie d’un « super-villain », The Abomination (créé en 1967).
Ces deux héros emblématiques illustrent
une nouvelle fois le phénomène que nous observions à propos de Superman
et de sa famille proche: les AC1-imitations sont presque toutes bien plus récentes que les AC1-ressemblances.
Dû à Jack Kirby, le dessin suivant constitue une exception puisqu’il représente en 1962 le super-héros nouvellement créé The Thing dans une case d’introduction qui est une évidente AC1-imitation.
Cette même année 1962 est publiée la première couverture de bande dessinée non américaine que l’on peut considérer comme une AC1-ressemblance.
Cette scène est reproduite sur l’affiche du film de Manuel Pradal, Benoît Brisefer : les Taxis rouges, sorti en décembre 2014.
Une dérivation: les chars
Nous avons déjà rencontré à plusieurs
reprises la figuration d’un char en lieu et place de l’automobile
esquintée par Superman. Apparu avec la Seconde Guerre mondiale, ce motif
particulier a donné lieu par la suite à un véritable sous-ensemble
autonome dérivé de la couverture d’AC1 originale, une sorte de « fork » en somme. Les chars de combat violemment projetés qui figurent sur ces dessins sont aussi bien des AC1-ressemblances que des AC1-imitations.
Les chars – ressemblances
Au passage, on observe qu’Amazing Stories n’est pas un comic book mais un pulp magazine célèbre. Il s’agit de la seule couverture de pulp
qui figure dans notre relevé. Il apparaît en effet que les choix
graphiques effectués par ces magazines essentiellement tournés vers les
textes ont été assez peu influencés par les comics. L’inverse n’est vraisemblablement pas exact comme nous le verrons par la suite.
L’image la plus exotique du genre est
sans conteste la suivante, extraite d’une bande dessinée chinoise
publiée à Hong Kong qui relate les aventures d’Electric Pig, un cochon doté de super-pouvoirs qui pourchasse les criminels grâce à sa résistance aux lasers et aux projectiles6.
Les chars – imitations
La troisième image provient d’une bande dessiné israélienne.
À nouveau le même constat s’impose pour
ce sous-ensemble spécifique: les premières images publiées dès la fin
des années 1930 jusqu’aux années 1970 sont des ressemblances et les véritables imitations sont plus récentes.
Imitations récentes (1985-2015)
Les AC1-imitations deviennent très nombreuses et quasiment exclusives à partir de la fin des années 1980. Assez curieusement en effet, les AC1-ressemblances qui étaient largement majoritaires jusqu’aux années 1980 disparaissent totalement durant ces trente dernières années. Les swipes
d’AC1 au sens habituel du mot sont donc un phénomène dont l’ampleur est
récente même s’il en existe quelques exemples sporadiques dès la fin
des années 1940. L’abondance actuelle des swipes s’explique en grande partie parce que les créations graphiques se sont multipliées sur Internet.
En raison du grand nombre de dessins collectés pour cette période, seul un nombre retreint d’entre eux seront présentés ici (le lecteur pourra consulter d’autres exemples sur l’album Flickr déjà mentionné).
En raison du grand nombre de dessins collectés pour cette période, seul un nombre retreint d’entre eux seront présentés ici (le lecteur pourra consulter d’autres exemples sur l’album Flickr déjà mentionné).
Super-héros
Certaines compositions intérieures aux albums sont plus riches.
Parodies
Dans ces publications, le personnage de
Superman est caricaturé en « gros musclé bêta », parfois moqué ou même
ridiculisé, ou bien encore il apparaît dans des tenues excentriques. Il
demeure cependant reconnaissable sur toutes ces parodies.
Autres héros
D’autres héros plus improbables figurent aussi sur des AC1-imitations.
On remarquera la puissance colossale de Buffy capable de projeter une locomotive comme un simple morceau de bois.
Les héros Disney participent également à la profusion d’imitations.
Affiches
Des graphistes imaginatifs ont aussi exploité la scène fameuse dans leurs créations.
Pastiches (sélection)
Les pastiches qui abondent sur Internet
sont des imitations le plus souvent humoristiques. Ce sont des
plaisanteries de graphistes qui demeurent apparemment respectueux envers
l’archétype du super-héros et chacune de ces images peut être
considérée comme une forme d’hommage à AC1. La plupart d’entre elles
s’inspirent rigoureusement de la scène d’origine, avec la voiture
inclinée et projetée.
Dans cette profusion, on remarque quelques créations insolites comme cette Cavewoman de Budd Root qui assomme un dinosaure avec une voiture.
Plus rarement, les vigoureux héros n’utilisent pas une automobile.
Parmi la grande variétés d’objets lourds et encombrants projetés, on remarque aussi un ours imposant.
L’enquête visuelle qui précède montre en
définitive que l’histoire de la renommée d’AC1 est longue et comporte
plusieurs étapes. Dans un premier temps, les auteurs de comics
ne copient pas le dessin de la couverture et proposent des images qui
font seulement allusion à AC1. Cette première période où les AC1-ressemblances
sont nombreuses concerne tous les super-héros, y compris Superman et sa
famille proche. Il est probable que les auteurs craignaient qu’on les
accuse de manque d’inspiration voire même de plagiat (au moins pour ceux
qui n’étaient pas publiés par l’éditeur DC Comics). Cette réserve est rompue exceptionnellement en 1946 par Wonder Woman, membre de l’écurie DC Comics, qui figure pour la première fois sur une incontestable AC1-imitation (Sensation Comics #51, March 1946). Les AC1-ressemblances ont été la règle durant plusieurs décennies et les AC1-imitations des exceptions. Il faut attendre 1961 pour voir une AC1-imitation de Superman lui-même à l’intérieur d’une histoire (Adventure Comics #291, December 1961) et l’année suivante pour un autre super-héros chez le grand concurrent Marvel Comics, toujours dans une histoire (The Thing dans Fantastic Four #4, May 1962). Ce n’est que quarante ans après la brèche ouverte par Wonder Woman qu’une autre AC1-imitation représente à nouveau Superman sur une couverture (Secret Origins #1, April 1986) et Marvel attend encore deux années avant de se lancer dans une AC1-imitation en couverture avec un héros maison (Spider-Man dans The Amazing Spider-Man #306, October 1988). Le déferlement des AC1-imitations s’installe alors progressivement à partir de la fin des années 1980, puis les AC1-ressemblances disparaissent. Si le processus est initié par l’éditeur DC Comics
qui prend le parti de publier au compte-gouttes quelques imitations
dans un océan de ressemblances, les autres éditeurs suivent toujours ce
lent mouvement avec un peu de retard. La progression de la ressemblance
vers l’imitation paraît s’être déroulée comme une lente libération des
soupçons de plagiat ou de manque d’inspiration pour se transformer
graduellement en une succession d’hommages. À la fin des années 1990,
l’imagerie des AC1-imitations est totalement installée et les
variations ne concernent plus la disposition de la scène qui apparaît
figée, mais uniquement les formes et costumes des protagonistes. Puis
les parodies et pastiches fusent durant les années 2000 à partir d’une
composition graphique désormais immuable.
En bref, l’imagerie pléthorique de Superman s’est cristallisée sur ce dessin très tardivement. Alors que le personnage lui-même est rapidement devenu iconique, l’icône culturelle précise qu’est la couverture d’Action Comics #1 a mis plus de quarante ans à naître. Parmi les raisons qui peuvent expliquer ce phénomène, il est probable que la crainte de l’accusation de plagiat ou de manque d’inspiration constituait un frein puissant à son appropriabilité, condition nécessaire pour rendre possible la multiplication des imitations, et donc la constitution d’une imagerie autonome et cohérente devenue prolifique sur Internet7.
En bref, l’imagerie pléthorique de Superman s’est cristallisée sur ce dessin très tardivement. Alors que le personnage lui-même est rapidement devenu iconique, l’icône culturelle précise qu’est la couverture d’Action Comics #1 a mis plus de quarante ans à naître. Parmi les raisons qui peuvent expliquer ce phénomène, il est probable que la crainte de l’accusation de plagiat ou de manque d’inspiration constituait un frein puissant à son appropriabilité, condition nécessaire pour rendre possible la multiplication des imitations, et donc la constitution d’une imagerie autonome et cohérente devenue prolifique sur Internet7.
Mythes et super-héros
De nombreux auteurs ont soutenu que les histoires de super-héros constituent des mythes modernes8. Brian J. Robb rapporte ainsi que Stan Lee, le célèbre écrivain et éditeur de Marvel, était très audacieux et ne doutait pas que les super-héros forment « une
mythologie du vingtième-siècle en mettant en scène des mythes
entièrement contemporains, une famille de légendes qui pourraient être
transmises aux futures générations »9. Plus circonspect, Umberto Eco estime que « Superman
tient en tant que mythe uniquement si le lecteur perd le contrôle des
rapports temporels et renonce à les prendre pour base de raisonnements,
s’abandonnant ainsi au flux incontrôlable des histoires qui lui sont
racontées en restant dans l’illusion d’un présent continu »10.
Dans une approche différente, d’autres
ont estimé que les super-héros peuvent être comparés aux héros de la
mythologie antique. Il est vrai que cette filiation est revendiquée dès
le début du genre par des personnages de tout premier ordre. À l’image
de Captain Marvel, apparu en 1940, dont les pouvoirs sont liés au mot magique Shazam qui dérive de dieux ou héros de l’antiquité (Salomon, Hercule, Atlas, Zeus, Achille, Mercure) et qui sera identifié rapidement à cet acronyme, ou bien encore de Wonder Woman
dont les racines plongent dans la mythologie grecque – elle est en
effet présentée comme la princesse Diana, issue d’une tribu d’Amazones,
et dès son introduction à la fin de 1941, elle est apparentée à
plusieurs dieux et héros de l’antiquité dont Aphrodite, Athéna, ou bien
encore Hercule.
Archétype de la force, le héros antique
Hercule joue assurément un rôle de tout premier plan dans ces
similitudes. Ainsi, pour Brian J. Robb à nouveau, les racines de
Superman sont à rechercher chez Hercule (op. cit. p. 11). À l’appui de
son propos, il cite Jerry Siegel lui-même qui admettait que sa création
est « un personnage comme Samson, Hercule, et tous les hommes forts dont j’avais jamais entendu parler, fusionnés en un seul »
(ibid.). Lorsque l’on examine les études académiques sur les
super-héros, force est de constater que la comparaison entre Hercule et
Superman est récurrente, à tel point qu’un symposium important qui s’est
tenu sur le sujet il y a une dizaine d’années a publié ses actes avec
ce sous-titre explicite: « From Hercules to Superman »11.
De Hercule à Superman, la conjecture de Knowles
En 2007, l’écrivain et auteur de comics Christopher Knowles publie un ouvrage remarqué et controversé qui étudie l’évolution des archétypes mythologiques dans les comics et ambitionne également de mettre à jour de supposées influences occultes ou mystiques chez les auteurs de ces productions12. Il prétend dans son livre révéler l’histoire secrète des héros de comics
et s’égare parfois dans des considérations un peu fumeuses sur le
spiritisme, la gnose, les rosicruciens, la franc-maçonnerie, etc.
Dans cet ouvrage, Knowles remarque que l’histoire des comics a connu plusieurs super-héros dénommés Hercule qui sont tous directement inspirés du héros de l’Antiquité: Joe Hercules, paru dans Hit Comics de l’éditeur Quality Comics à partir de juillet 1940, la version DC Comics à partir de décembre 1941, et enfin, plus tardive, la version Marvel Comics en 1965.
Peu après la parution de son livre,
Knowles s’est à nouveau focalisé sur le personnage d’Hercule et a
développé une idée très spéculative selon laquelle, pour ses créateurs,
Superman n’agit pas comme Hercule, mais qu’il est assimilable à
Hercule. Son propos repose essentiellement sur des considérations
graphiques assez aventureuses. Il se réfère ainsi à trois couvertures
publiées dans les années 1940.
Selon Knowles, la première image évoque le premier des douze travaux d’Hercule, lorsqu’il tue le lion de Némée, tandis que la seconde est une allusion à l’épisode où Hercule délivre Prométhée de l’Aigle du Caucase. Dans le troisième enfin, Superman apparaît en compagnie d’Hercule et d’Atlas, comme s’il était leur égal.
À partir de ces interprétations légères
et peu convaincantes, Knowles a ensuite proposé un rapprochement entre
AC1 et une peinture de Antonio Pollaiuolo datant la Renaissance qui représente Hercule et l’Hydre de Lerne.
Pour Knowles, les positions respectives
d’Hercule et de Superman sur les deux images ainsi que les orientations
de leurs corps et des objets qu’ils brandissent (massue/voiture) sont
tout à fait semblables et ne peuvent être le fruit d’une coïncidence. Il
décrit ensuite une série de points de concordance entre les deux
illustrations, il postule par exemple que la cape de Superman n’est rien
d’autre que la dépouille du Lion de Némée dont Hercule est revêtu et
que le logo S sur sa poitrine est semblable au S formé par le cou de l’Hydre. Puis il dresse des schémas comparatifs entre les angles principaux dans les deux compositions.
Pour un peu, l’auteur nous proposerait de discerner le nombre d’or dans la composition de l’image…
Sans entrer dans le détail de ces comparaisons, rappelons que le dessin original de Shuster n’est pas celui de la couverture. Sur celui de Shuster, en page 9 de l’histoire, les orientations sont sensiblement différentes et la roue détachée de la voiture n’est pas dans la même position. Au mieux, Knowles prétend que c’est l’artiste inconnu auteur de la couverture d’AC1 qui s’est inspiré d’un tableau de la Renaissance et non les créateurs de Superman.
Sans entrer dans le détail de ces comparaisons, rappelons que le dessin original de Shuster n’est pas celui de la couverture. Sur celui de Shuster, en page 9 de l’histoire, les orientations sont sensiblement différentes et la roue détachée de la voiture n’est pas dans la même position. Au mieux, Knowles prétend que c’est l’artiste inconnu auteur de la couverture d’AC1 qui s’est inspiré d’un tableau de la Renaissance et non les créateurs de Superman.
Plus sérieusement, Knowles ne donne aucun
argument probant à l’appui de sa thèse qui demeure une conjecture
purement visuelle. On ne sait même pas si Siegel et Shuster
connaissaient le tableau du Musée des Offices. Sa théorie peut sembler
séduisante, mais elle n’est pas étayée et n’a jamais donné lieu a une
discussion critique sérieuse; on ne peut que regretter qu’elle soit
parfois présentée comme une hypothèse conséquente (elle est ainsi
mentionnée sans aucune argumentation dans l’encyclopédie Wikipedia/en). Si l’on reprend la terminologie exposée plus haut, Knowles effectue un glissement audacieux et injustifié d’une unique ressemblance sans prototype vers une ressemblance de famille.
Cela ne signifie pas pour autant que les
ressemblances éventuelles entre AC1 et des images antérieures soient
toujours dépourvues de signification, même si l’on ne sait pas
précisément si Siegel ou Shuster les connaissaient. C’est ce que nous
allons tenter d’établir sur des images qui appartiennent à un univers
culturel beaucoup plus proche des comics et ne sont pas isolées, les illustrations des pulp magazines.
Les pulp magazines et les origines de Superman
Tous les historiens de la bande dessinée américaine mentionnent l’influence des pulp magazines sur les premiers comics de fiction et expliquent que certains personnages évoluant dans les pulps des années 1920-1930 sont les ancêtres des super-héros13. Mais le rôle de ces publications dans l’émergence des comic books de fiction est décrite comme limitée, restreinte à l’apparence générale des personnages, à leur comportement, aux récits. Les pulps
intéressent ces historiens parce qu’ils mettent en scène des justiciers
mystérieux, souvent capés et masqués, parfois dotés de pouvoirs
extraordinaires, à l’instar de leurs successeurs super-héros. Le contenu
iconographique des pulps ne retient pas leur attention et il
n’est que très rarement fait mention de l’influence de ces publications
sur les orientations graphiques des comics.
Les premiers auteurs de comics de fiction ont souvent commencé leurs carrières en écrivant des histoires pour les pulp magazines. C’est le cas de Jerome Siegel qui était un grand admirateur de cette littérature. On rapporte souvent que Clark Kent, le nom du journaliste sous lequel se cache Superman, est un hommage de sa part à Doc Savage, dont le nom complet est Clark Savage, Jr., et à The Shadow, dont l’identité véritable est Kent Allard.
Siegel et Shuster étaient des lecteurs « avides des magazines Amazing Stories et Weird Tales » (Robb, op. cit. p. 30). En 1929, Siegel écrit à la rubrique du courrier des lecteurs des deux magazines Amazing Stories et Science Wonder Stories.
Dans le courrier adressé à Amazing Stories, Siegel mentionne plusieurs nouvelles de science-fiction et utilise le terme scientifiction forgé par Hugo Gernsback, le créateur de ce magazine, considéré comme l’un des pères de la science-fiction. Il déclare aussi être lecteur des pulps All-Story Magazine, Weird Tales, Argosy, et écrire lui-même des nouvelles de science-fiction. Dans le courrier à Science Wonder Stories que Gernsback venait juste de créer après avoir perdu le contrôle d’Amazing Stories,
il fait l’éloge de plusieurs auteurs de science-fiction et cite
plusieurs de leurs nouvelles. Tout ceci montre une grande familiarité
avec les pulp magazines, particulièrement ceux de
science-fiction. De plus, dans ce second courrier, Siegel demande à
Gernsback si son nouveau magazine compte organiser un concours de
couvertures, ce qui indique qu’il était également attentifs aux
illustrations des pulps.
La même année, Siegel publie un fascicule intitulé Cosmic Stories
qui est considéré comme l’un des premiers fanzine de science-fiction;
plusieurs sources affirment que Siegel a publié une annonce pour ce
fascicule dans la section des petites annonces de Science Wonder Stories mais nous n’avons pas réussi à retrouver cette publicité.
En 1930, il envoie à Amazing Stories une nouvelle intitulée Miracles on Antares
qui est acceptée par le magazine. Elle ne sera finalement pas publiée
parce que le magazine avait déjà trop d’histoires en réserve et elle
sera retournée à Siegel en 193514. En septembre 1932 enfin, une publicité pour un recueil d’histoires de science-fiction dont une de Siegel paraît dans Amazing Stories15.
Siegel s’associe avec Shuster à cette époque et crée avec lui un second fanzine, Science Fiction: The Advance Guard of Future Civilization. C’est dans le numéro 3 de ce fanzine qu’est publié en janvier 1933 The Reign of the Superman,
courte histoire signée Herbert S. Fine dont le héros est une première
version de Superman, chauve et méchant mais déjà doté de super-pouvoirs.
En 1930 paraît la nouvelle de Philip Wylie, Gladiator,
considérée par beaucoup comme l’une des sources d’inspiration
principale de Siegel pour le personnage de Superman. Le héros de Gladiator,
Hugo Danner, est en effet doté d’une force surhumaine et sa peau est à
l’épreuve des balles. Certaines sources affirment que Siegel avait écrit
dans le numéro 2 de son fanzine paru en novembre 1932 un compte-rendu
de Gladiator16.
Il semble cependant qu’il s’agisse d’une rumeur, au même titre que la
légende urbaine selon laquelle Wylie aurait envisagé de poursuivre
Siegel et Shuster pour plagiat17. Actuellement, la possible influence de Gladiator sur le personnage de Superman est toujours débattue par les historiens des comics
qui estiment toutefois de plus en plus qu’il n’existe pas de source
d’inspiration privilégiée pour le personnage de Superman; Siegel aurait
plutôt été influencé par de nombreux héros populaires dont les aventures
étaient publiées dans les pulps des années 193018.
Un peu plus tard en 1933, Siegel et Shuster préparent une histoire de Superman pour l’éditeur Consolidated Book Publishers. Cette histoire ne sera jamais publiée; elle est perdue mais il subsiste la couverture.
Superman n’est plus un « villain »
mais il ne possède pas encore ses caractéristiques distinctives,
notamment la cape et le collant. Il est possible que cette version
perdue empruntait quelques-uns de ses traits au personnage de Doc Savage; on sait par contre que Siegel et Shuster s’en sont inspiré pour la figure du détective Slam Bradley qu’ils créeront ensemble un peu plus tard.
L’histoire des origines de Superman est
encore mal connue. Une chose est certaine cependant. Le personnage a ses
racines dans les pulps des années trente, particulièrement dans les histoires de science-fiction. Les pulp magazines de science-fiction étaient véritablement la « culture » du jeune Siegel.
Dernier exemple de l’importance des pulps dans cette formation du premier super-héros de comics: l’origine du nom Superman.
On s’obstine encore dans certaines histoires de la bande dessinée à rechercher une filiation, plus ou moins tortueuse, entre ce nom et l’Übermensch de Nietzsche. Grâce aux investigations récentes des fans de pulps et de comics, on s’est aperçu que le mot Superman apparaît dès le début des années 1930 et à plusieurs reprises dans des pulp magazines. Trois images en relation avec des pulps très différents suffiront pour illustrer ce point.
On s’obstine encore dans certaines histoires de la bande dessinée à rechercher une filiation, plus ou moins tortueuse, entre ce nom et l’Übermensch de Nietzsche. Grâce aux investigations récentes des fans de pulps et de comics, on s’est aperçu que le mot Superman apparaît dès le début des années 1930 et à plusieurs reprises dans des pulp magazines. Trois images en relation avec des pulps très différents suffiront pour illustrer ce point.
Si l’on peut raisonnablement douter que
Siegel et Shuster aient connu le magazine de culture physique
britannique, il est possible, connaissant les lectures et les goûts de
Siegel, que celui-ci ait lu la nouvelle de Francis Flagg publiée dans Wonder Stories ou vu l’affiche publicitaire pour Doc Savage. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que l’origine du nom de Superman soit à rechercher précisément dans tel ou tel pulp,
mais simplement de constater que ce nom était « dans l’air » durant la
période où le personnage a été créé et que, là encore, il est nécessaire
lorsque l’on s’intéresse aux origines des comics de fiction d’étudier méthodiquement les pulp magazines.
Les ressemblances dans les pulp magazines
Cette enquête visuelle se termine par la recherche d’images publiées dans les pulp magazines
avant 1938 et qui possèdent un certain degré de ressemblance avec AC1.
Le résultat de l’investigation, certainement très incomplète, est
organisé selon les quatre motifs relevés au début de l’article: posture,
force, automobile détruite, composition.
[Une précision s’impose ici. Quelques-unes des images présentées ci-dessous n’appartiennent pas aux pulps américains des années trente mais à d’autres pulps plus anciens ou publiées ailleurs (pulps anglais, littérature populaire en France). L’extension à d’autres contextes est justifiée car ces illustrations ne sont pas faciles à retrouver (les rares bases de données sur les pulps tout comme celles sur les comics d’ailleurs ne sont pas indexées sur le contenu des images). Nous estimons que l’élargissement du champ de la recherche n’invalide pas l’hypothèse de travail car il s’agit toujours de pulps et qu’il ne fait guère de doute que bien d’autres images semblables existent dans le contexte américain qui nous intéresse plus particulièrement ici. Il suffit de les retrouver…]
[Une précision s’impose ici. Quelques-unes des images présentées ci-dessous n’appartiennent pas aux pulps américains des années trente mais à d’autres pulps plus anciens ou publiées ailleurs (pulps anglais, littérature populaire en France). L’extension à d’autres contextes est justifiée car ces illustrations ne sont pas faciles à retrouver (les rares bases de données sur les pulps tout comme celles sur les comics d’ailleurs ne sont pas indexées sur le contenu des images). Nous estimons que l’élargissement du champ de la recherche n’invalide pas l’hypothèse de travail car il s’agit toujours de pulps et qu’il ne fait guère de doute que bien d’autres images semblables existent dans le contexte américain qui nous intéresse plus particulièrement ici. Il suffit de les retrouver…]
La posture
Les images de cette catégorie
représentent le plus souvent un homme bras au dessus de la tête
brandissant le corps d’un autre homme ou d’une femme, une grosse pierre,
etc. Ce ne sont pas encore des super-héros et la charge soulevée ne
peut être trop lourde.
Dans certains cas, la posture figurée
n’est pas très éloignée de celle que l’on retrouvera plus tard chez
Superman, une jambe mi-fléchie et l’autre jambe en appui.
Parfois, il existe un avant-plan avec des personnages effarés représentés tronqués, rappelant un peu la composition d’AC1.
La force
Les représentations de personnages possédant une force surhumaine sont rares, mais il en existe à la fois dans les pulps et dans les tout premiers comics (apparu en 1929 dans un comic strip, Popeye peut être considéré comme un précurseur des super-héros).
En 1919, le magazine Electrical Experimenter
fondé par Gernsback explique par une image saisissante les effets de la
gravitation sur une petite planète, On remarque que le scaphandre du
personnage en couverture a disparu dans les explications plus techniques
en pages intérieures.
La même idée est reprise dix ans plus
tard dans un autre magazine de Gernsback, cette fois illustrée par Frank
R. Paul et sans s’encombrer de scaphandre.
Dans son éditorial en page intérieure de ce numéro, Gernsback décrit une véritable « expérience en pensée » sur la gravitation.
Si l’on se remémore les courriers de Siegel envoyés cette même année 1929 à Amazing Stories et Science Wonder Stories
où il se déclare lecteur assidu et régulier de ces magazines, il est
très probable qu’il connaissait cette couverture. Il n’est pas exagéré
d’estimer que ce dessin possède une véritable ressemblance de famille avec AC1.
L’automobile détruite
On retrouve dans les pulps des
automobiles catapultées en l’air dont les occupants sont projetés hors
du véhicule. La scène est observée par des passants effrayés en
arrière-plan; l’un d’eux se tient la tête comme sur AC1.
Et dans une autre publication de
Gersnback toujours illustrée par Paul, une voiture est écrabouillée par
un robot. Le conducteur épouvanté quitte la scène en bas à gauche, comme
sur AC1.
Mise à jour du 23 mai 2015
Dès 1928, Frank R. Paul a illustré une histoire de robot où l’on retrouve les quatre motifs: posture, force, automobile, composition avec un personnage effrayé au premier plan.
Dès 1928, Frank R. Paul a illustré une histoire de robot où l’on retrouve les quatre motifs: posture, force, automobile, composition avec un personnage effrayé au premier plan.
La composition
La figuration de personnages effrayés au
premier plan d’une composition est ancienne. C’est un thème récurrent de
la peinture classique dans les tableaux représentant la résurrection du
Christ.
On doit se garder cependant d’imaginer
une hypothétique influence de cette construction sur les créateurs de
Superman. Il n’est pas question ici de tirer une conclusion « à la
Knowles » à propos de ce rapprochement, de rechercher l’onction de l’Art
sur une production culturelle esthétiquement insignifiante, ou mieux
encore d’insister sur le caractère christique de Superman !19. S’il existe une réelle continuité entre les pulps et les comics de fiction de l’âge d’or, il n’en existe aucune entre l’art de la Renaissance et les comics.
Rappelons que le fugitif en bas à gauche
sur AC1 est représenté partiellement, une partie de son corps est en
dehors du cadre. Il existe certes des représentations de personnages
tronqués dans la peinture classique20, mais elles semblent assez rares. Par contre, dans les pulp magazines
des années 1920-1930, les figurations de personnages au premier plan
qui cumulent les deux caractéristiques, c’est-à-dire à la fois effrayés
et tronqués, sont extrêmement nombreuses.
L’année 1934 est particulièrement bien représentée avec des titres comme The Secret Six et The Spider. Mais le record est détenu par la série publiée par Operator Five en 1934-1935.
Il n’est pas nécessaire de multiplier les exemples pour être convaincu qu’il s’agit là d’un véritable trope visuel dans les pulps
des années 1930. On peut se demander au passage si, avec l’importance
prise alors par la photographie instantanée, les clichés qui présentent
un cadrage partiel d’un sujet en mouvement ont pu susciter cette
« mode » des personnages tronqués et affolés représentés sur les pulps.
Des ressemblances de voisinage ?
Pour chacun des quatre motifs graphiques repérés sur AC1, il est possible de retrouver de nombreuses couvertures de pulps qui présentent certaines similitudes. Autrement dit, pour reprendre la terminologie des ressemblances introduite plus haut, il existe une série de ressemblances sans prototype dans un contexte éditorial proche et une période qui précède immédiatement la parution d’AC1: les pulp magazines des années 1920-1930.
Si l’influence des pulps sur l’émergence des comics
est bien connue en ce qui concerne les thèmes des histoires ou les
caractéristiques générales des héros par exemple, on sous-estime d’une
manière générale l’importance des illustrations qu’ils comportent,
surtout pour les pulps de science-fiction. Réalisées par des
artistes imaginatifs, les couvertures et les illustrations intérieures
de ces magazines originaux étaient bien connues des premiers
dessinateurs de comics de fiction, et ceux-ci ont sans aucun doute été influencés par ces dessins. AC1 appartient bien à cette période où les comics encore très jeunes puisent largement leurs thèmes et leurs références, y compris visuelles, dans les pulp magazines. Avec un peu d’audace, le dessin d’AC1 apparaît comme une synthèse de motifs graphiques facilement reconnaissables dans les pulp magazines qui ont immédiatement précédé l’âge d’or des comic books. Si les ressemblances en question ne sont évidement pas des ressemblances de famille, elles se conjuguent, elles forment un ensemble cohérent qui relie AC1 aux pulps des années 1920-1930, et ce lien semble presque leur conférer un caractère de ressemblances de famille; on peut les qualifier de ressemblances de voisinage.
Références
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- Pádraig Ó Méalóid, Gladiator Vs Superman, November 25, 2009
- « Pappy », Another superman before Superman, Papy’s Golden Age Comics Blogzine, February 6, 2015
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- Richard Reynolds, Super Heroes: A Modern Mythology (Studies in Popular Culture), Jackson: University Press of Mississippi, 1994
- Brian J. Robb, A Brief History of Superheroes, Robinson Publishing, 2014
- Morris Weitz, The Role of Theory in Aesthetics, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 15, No. 1, pp. 27-35, September 1956 [PDF]
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- L’histoire est reproduite intégralement sur The Classic Comics Reading Room.
- Lire DC vs Siegel: DC’s Appeal Brief & Who DID Draw The Action Comics #1 Cover? by Daniel Best.
- Les exégètes estiment que le modèle de la voiture qui figure en couverture est une DeSoto 1937 tandis que celle dessinée par Shuster dans l’histoire serait une Plymouth Deluxe 1937, cf. Now You Know: The Car On The Cover Of Action Comics #1 Is A 1937 DeSoto (But That’s Just Part Of The Story), by Mark Seifert, May 24, 2013.
- Morris Weitz, The Role of Theory in Aesthetics, The Journal of Aesthetics and Art Criticism, Vol. 15, No. 1, pp. 27-35, September 1956 [PDF].
- Dennis Knepp, Superman Family Resemblance, Chapter 19 in Superman and Philosophy: What Would the Man of Steel Do? edited by Mark D. White, John Wiley & Sons, 2013. Même s’il est évidemment plus fréquent de mobiliser Nietzsche à propos de super-héros, Knepp n’est pas le seul à faire appel à la philosophie de Wittgenstein dans l’étude des comics. David Reynolds par exemple recourt aux jeux de langages de Wittgenstein et aux paradigmes de Kuhn pour développer sa thèse selon laquelle les super-héros ne sont rien d’autre que des mythes modernes dans la culture populaire américaine – voir David Reynolds, Superheroes: An Analysis of Popular Culture’s Modern Myths, CreateSpace Independent Publishing Platform, 2012, pages 49 sq.
- Wendy Siuyi Wong, Hong Kong Comics, une histoire du manhua, Urban China, 2015, page 109.
- En ce sens une imagerie devient bien « un corpus thématique cohérent, doté d’une capacité générative ou virale, autrement dit d’une productivité qui atteste et entretient son succès » André Gunthert, Désigner la dissimulation, figure de l’islamophobie, 4 février 2015, note 3.
- L’un des premiers ouvrages d’envergure sur le sujet est celui de Richard Reynolds: Super Heroes: A Modern Mythology (Studies in Popular Culture), Jackson: University Press of Mississippi, 1994.
- Brian J. Robb, A Brief History of Superheroes, Robinson Publishing, 2014, p. 12.
- Umberto Eco, De superman au surhomme, traduction française par Myriem Bouzaher, Le Livre de Poche, 1995, p. 115.
- Wendy Haslem, Angela Ndalianis, Chris Mackie (editors), Super/Heroes: From Hercules to Superman, New Academia Publishing, LLC, 2007.
- Christopher Knowles and Joseph Michael Linsner (illustrations), Our Gods Wear Spandex: The Secret History of Comic Book Heroes, Red Wheel/Weiser, 2007.
- Voir par exemple Jean-Noël Lafargue, Entre la plèbe et l’élite – les ambitions contraires de la bande dessinée, Atelier Perrousseaux , 2012, p. 33; Jean-Paul Jennequin, Histoire du Comic Book. Tome 1, Des origines à 1954, Vertige Graphic, 2002, p. 12; Brian J. Robb, A Brief History of Superheroes, Robinson Publishing, 2014, p. 22., etc., les références abondent. Même Knowles que nous venons d’éreinter consacre un chapitre entier aux pulps (op. cit. p. 73 sq.).
- Mike Ashley and Robert A. W. Lowndes, The Gernsback Days – A Study of the Evolution of Modern Science Fiction From 1911 to 1936, Wildside Press, 2004, p. 217.
- The Gersnback Days, pp. 346-347.
- Voir par exemple Robb, op. cit. p. 31.
- cf. Pádraig Ó Méalóid, Gladiator Vs Superman, November 25, 2009.
- Cf. Gregory Feeley, When World-views Collide: Philip Wylie in the Twenty-first Century, Science Fiction Studies #95, Volume 32, Part 1, March 2005.
- Qui existe bien entendu, voir: Anton Karl Kozlovic, Superman as Christ-Figure: The American Pop Culture Movie Messiah, Journal of Religion and Film, Vol. 6 No. 1 April 2002.
- Par exemple: Le Christ en croix adoré par deux donateurs (El Greco) ou Esquisse pour la Vierge du Sacré-Coeur (Delacroix). Merci à Alain François pour son aide concernant ce point.
Je vois deux choses :
– L’imitation apparait massivement au moment où la BD, de manière globale, devient un objet culturel acceptable socialement. Donc, la conversion en icône de cette couverture coïncide avec la prise de conscience du monde de la BD et du comics de faire « œuvre culturelle ».
L’autre chose, c’est un minuscule bémol :
« S’il existe une réelle continuité entre les pulps et les comics de fiction de l’âge d’or, il n’en existe aucune entre l’art de la Renaissance et les comics. »
Si : l’apprentissage du dessin, apprentissage lourd et culturel. Mais les dessinateurs de comics n’avaient pas toujours une formation classique. Si Alex Raymond est célèbre pour sa formation solide, par exemple, c’est bien que les autres étaient parfois autodidactes.
Pour l’anecdote, quand on discutait sur facebook, l’autre jour, mon voisin d’atelier Elric Dufau se penche et regarde la couverture et dit « c’est surtout un très mauvais dessin ! »
En fait, l’absence de continuité culturelle entre une couverture de comics et n’importe quelle image d’ailleurs et l’histoire de l’Art est une exception. La très grande majorité des dessinateurs sont des professionnels très formés et visuellement très cultivés. C’est un étrange hasard historique, économique (et la conséquence de la connotation très négative du métier pendant longtemps) qui fait qu’à certains moments de l’histoire de la BD, des autodidactes (parfois très mauvais) ont fait des carrières graphiques…
Sur la « continuité », j’ai été trop elliptique et le terme de « continuité » n’est sans doute pas approprié ou nécessiterait quelques précisions. Peut-être aussi que nous ne le comprenons pas de la même façon. Je sais bien que certains dessinateurs comme Alex Raymond avaient suivi une formation classique. Le moins que l’on puisse dire – et l’avis d’Elric le confirme – c’est que Shuster à l’époque de la création de Superman était un dessinateur autodidacte médiocre et sans grande culture classique. Je ne sais pas si c’est une « conséquence de la connotation très négative du métier pendant longtemps »; Hal Foster, le créateur de Prince Vaillant, autre artiste américano-canadien de la même période et au parcours comparable, lui aussi émigré aux États-Unis, avait par contre une solide formation.
En fait, je voulais dire qu’il existe une proximité culturelle et temporelle forte entre les pulp magazines et les comics, surtout pour le genre « science-fiction » d’où provient Superman; et comme les premiers sont apparus avant les seconds, j’ai parlé de « continuité ». Peut-être aurais-je dû dire « contiguïté » ou « voisinage » culturel, comme à la fin de mon article.
Et si on remonte encore un peu plus loin, on retrouve cet archétype dans un média non-visuel (mais adapté à l’image de nombreuses fois depuis) : dans les Misérables, Jean Valjean est surnommé « Jean le Cric » (ce qui inspirera plus tard le nom de l’hercule de foire déjà cité) parce qu’il a une force prodigieuse. Le policier chargé de le retrouver le démasque des années plus tard parce que Valjean est seul au monde capable de soulever… une charette. Tout celà échappant, bien sûr, aux créateurs de Superman. Mais plus sûrement ils lorgnaient sur les affiches de cirques et ont donc indirectement placé leur personnage dans cette filiation.
J’ai mentionné dans mon article un tel Hercule de foire figuré sur la couverture du pulp anglais The Wizzard en 1934 (voir ici). Il serait en effet très intéressant de rechercher les affiches américaines, de cirque ou de spectacles divers, qui auraient pu inspirer Siegel et Shuster. Il n’est pas certain toutefois que la référence soit aussi manifeste que dans le cas des pulp magazines de fiction que ces auteurs connaissaient fort bien. Cette influence plausible mériterait en tout cas une véritable illustration démonstrative dans le contexte américain de l’époque.
La possible influence du personnage de Jean Valjean a été évoquée par Jean-Noël Lafargue dans une discussion sur Facebook au moment de la publication de mon article. A l’époque, nous avions recherché des images des Misérables figurant la scène de la charrette, parues dans des pulps américains vers les années 1930, et que les auteurs de Superman auraient pu connaître. Sans succès à ce jour, mais il en existe peut-être (et d’autre part, Siegel ou Shuster connaissaient peut-être le roman de Victor Hugo…). Même si les pulps sont sans aucun doute à l’origine des super-héros, je retiens de votre commentaire que certains de leurs traits distinctifs peuvent en effet avoir leurs racines dans d’autres champs de la culture ordinaire.