TAKUBOKU
La sensation que mon cœur est aspiré
au fond d’un gouffre obscur
je m’endors épuisé
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Avoir un travail à faire
mourir en l’ayant accompli
comme ce serait doux
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Sortir de la maison à tout prix
respirer profondément
la chaleur du soleil
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Je n’ai pas oublié
dans le jardin sous la lune pâle
les blanches azalées cueillies
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La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue
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Comme une douleur
revient un jour le souvenir du pays
tristes les fumées qui montent dans le ciel
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Derrière la bibliothèque de l’école
en automne apparaissaient des fleurs jaunes
dont j’ignore le nom
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Quand tombaient les fleurs
j’étais le premier à sortir
vêtu de blanc
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Si la tristesse
est la saveur des choses
je l'ai trop goûtée
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La balle que j'avais lancée
sur le toit
qu'est-elle devenue
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Le vert tendre des saules
en amont de la rivière
je le vois comme à travers des larmes
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Jusqu'au chignon que portait
au village la femme du médecin
je le regrette
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L'instituteur s'était saoulé
puis sabre au clair avait poursuivi sa femme
il fut chassé du village
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Mon ami venait m'emprunter quelques sous
il s'en retourne
les épaules couvertes de neige
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De retour au pays cette douleur en moi
la route a été élargie
le pont est neuf
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Comme une douleur
revient un jour le souvenir du pays
tristes les fumées qui montent dans le ciel
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Le patois de mon pays
– parmi la foule de la gare
je m’en vais l’entendre
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L’ample veste à fleurs rouges
je la revois encore
l’amour de mes six ans
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Faiblement murmurant
des paroles de vénération
le mendiant marchait
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Là où les hommes sans volonté
se rassemblent pour boire
voilà mon foyer
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Descendu à la gare au bout de la ligne
la neige brillait
Je me suis avancé dans une ville désolée
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Au lobe de l’oreille si douce
cette femme qu’on appelait Koyakko
je l’oublie difficilement
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Quand je respire,
ce son rauque dans ma poitrine.
plus désolé que la dernière bise d’automne.
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Le poids de ce livre que je lisais allongé,
fatiguées
je reposai mes mains, et pensai à des choses.
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J’ai tenté de me lever,
aussitôt j’ai voulu me rallonger
Mes yeux sans force adoraient cette tulipe !
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Clappement d’un jeu de volant devant la porte.
Des rires.
L’impression de revenir au dernier jour de l’an.
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Appuyé contre ce brasero à l’émail bleu,
je ferme les yeux, j’ouvre les yeux,
et prends soin du temps.
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Oubliant l’heure de son gâteau,
du premier étage,
mon enfant observe le va-et-vient de la rue.
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Je me rappellerai la nuit
où j'ai parlé de mon amour
à cet ami.
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Le rire d'une femme tout à coup
me transperça
une nuit de saké froid dans la cuisine.
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Je pense tendrement à celle
qui m'avait dit le jour de la fête des morts :
trouvons des vêtements et allons danser.
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Ces paroles précieuses
que je n'ai jamais dites
restent dans ma poitrine.
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Descendu à la gare au bout de la ligne
la neige brillait
je me suis avancé dans une ville désolée.
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Comme cerf-volant au fil coupé
l'allégresse de mes jeunes années
s'en est allée au vent.
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Est-il mort le maître
qui autrefois m'a donné
ce livre de géographie ?
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Champs et rizières vendus
il ne leur reste que le Saké
combien me sont devenus proches les gens de mon pays.
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Et soudain cette pensée : trois ans
que je n'ai pas entendu
le piaillement des oiseaux du pays.
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Cette femme qui pleurait dans ma chambre
était-elle souvenir d'un roman
ou de l'un de mes jours ?
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Cet ami qui exaltait la foi
j’ai brisé sa croyance
sous un châtaigner au bord du chemin.
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Ces livres qu’alors nous aimions tant
pour la plupart
ont cessé d’être lus.
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La petite musique du marchand ambulant
comme si je pouvais recueillir
ma jeunesse perdue.
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Je voudrais à nouveau m’appuyer au rebord
du balcon
de l’école de Morioka.
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Elle attendait de me voir ivre
pour alors chuchoter
diverses choses tristes
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Comme un fauve qui souffre
mon esprit s'apaise
quand j'entends parler du pays
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Écrasé
dans ce coin d'un train bondé
chaque soir je m'attendris sur moi-même
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Le miroir à la main
lassé d'avoir trop pleuré
j'essaie toutes les grimaces
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Sans but monté dans un train
quand j'en suis descendu
nulle part où aller
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Je sens mon cœur
lentement s'alourdir
comme l'éponge se gorge d'eau
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Sans raison
l'envie de courir à travers les prés
à bout de souffle
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J'ai éteint la lampe
tout exprès pour me concentrer
sur des pensées futiles
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Quand j'ôte le bouchon, l'odeur d'encre fraîche
descend dans mon ventre affamé
et me rend triste
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Mon prochain jour de congé
je le passerai à dormir
trois ans que cette pensée m'obsède
(Takuboku Ishikawa)
FRACAS DU MONDE