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25 sept. 2016

L’irréprochable


Comment ai-je pu revenir des préjugés contre Heidegger dont j’avais été la consentante victime ? C’est évidemment grâce à la chance inespérée d’avoir été l’élève de Jean Beaufret.
Un jeune étudiant en philosophie qui cherche à s’orienter dans ses études et dans le monde, se sert volontiers de repères simples, et d’abord du plus simple d’entre eux, le repère négatif (la figure du “mauvais”), surtout s’il le partage avec le plus grand nombre. Dans le milieu intellectuel du début des années cinquante circulait déjà autour de Heidegger un bel ensemble de calomnies; j’en étais naturellement imbu, au point de nourrir à mon tour les soupçons les plus insidieux à son égard, ceux qui n’ont même plus besoin d’être formulés pour que s’entretienne une robuste antipathie.
Aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard, les mêmes mécanismes continuent de fonctionner : une cabale hétéroclite veille à raviver régulièrement la plus grave des suspicions sur un homme et sur une pensée dont je prétends aujourd’hui pour ma part qu’ils sont l’un comme l’autre irréprochables. Je donnerai plus loin les raisons qui me conduisent au choix de ce terme, et l’acception exacte dans laquelle je le prends.
Avoir cru autrefois (je n’ose plus dire “en toute bonne foi”) à ce que j’entendais colporter sur le “cas Heidegger” m’oblige moins désormais à être indulgent vis-à-vis des victimes actuelles de ce battage, qu’à attirer avec toujours plus d’intransigeance leur attention sur le piège qui leur est tendu, et surtout sur ce qui motive la constance avec laquelle on persiste à le leur tendre.
Comment Jean Beaufret s’y prenait-il pour guérir ses élèves de leurs préventions à l’égard de Heidegger ? En les mettant simplement au contact direct des textes.
Je défie quiconque de lire sérieusement Heidegger, et de pouvoir continuer à soutenir que ce qu’il vient de lire le lui rend suspect. Mais lire sérieusement, cela ne s’improvise pas, et demande un apprentissage. Le harcèlement contre Heidegger revient en fait à entretenir autour de sa pensée et de sa personne un halo de méfiance chargé d’inhiber par avance toute velléité d’observer à leur égard, ne serait-ce qu’en un premier temps, une simple attitude d’objectivité. Ainsi se forme une boucle aussi banale qu’efficace : la méfiance engendre un interdit, lequel renforce la méfiance.
Il suffit, je le répète, de se mettre sérieusement à l’étude de ce que Heidegger écrit pour voir la véritable fonction de ce cercle vicieux : servir de rideau de fumée – lequel cependant ne peut plus, une fois identifié comme tel, que se dissiper. C’est bien pourquoi l’effort principal des dénonciateurs vise à empêcher d’aller y regarder par soi-même.
C’est bien en le lisant que j’ai commencé à voir que, loin d’être un penseur sulfureux, Heidegger est probablement l’un des rares auprès desquels notre monde pourrait trouver à se sortir d’une impasse de péril extrême, où nous nous engageons, sinon, avec chaque jour moins de chances de réchapper.
Mais plus je lisais les textes de Heidegger, plus m’intriguait du même coup l’homme qui les avait écrits. Bien avant de le lire, je vivais déjà dans la conviction qu’une possible disparité entre l’élévation d’une oeuvre et les carences de son auteur ne vaut que pour ce qui, somme toute, émerge à peine au-dessus de la médiocrité. J’étais donc profondément curieux de voir l’homme Martin Heidegger, et de le mesurer au considérable penseur que je découvrais peu à peu en m’étant mis à lire ses livres. C’est pourquoi, quand j’ai eu la possibilité de le rencontrer, j’ai observé cet homme avec tant d’attention.
J’ai vu Heidegger pour la première fois à l’occasion de la conférence qu’il était venu prononcer à l’université d’Aix-en- Provence fin mars 1958. Cette conférence, c’est le texte Hegel et les Grecs. Après la conférence, je lui ai été présenté par Jean Beaufret, et le lendemain en fin de matinée, j’ai participé à un petit séminaire que Heidegger avait tenu à organiser avec quelques étudiants et enseignants, en écho à la conférence de la veille.
Ce qui m’a le plus frappé lors de ce premier contact, je m’en souviens bien, c’est un contraste étonnant, que j’ai souvent éprouvé par la suite et auquel je n’ai cessé de repenser depuis. Autant Heidegger était concentré, présent, rivé exclusivement à la pensée quand il était à son travail, autant c’était, dans la vie de tous les jours – pourvu que ce ne fût pas dans un cadre officiel ou mondain – un homme détendu et ouvert. Tandis qu’il s’avançait pour prendre la parole dans le grand amphithéâtre d’Aix, il était déjà à ce point pénétré, et j’oserai même dire : plein de ce qu’il s’apprêtait à lire qu’il donnait la très saisissante impression d’être physiquement plus massif et plus grand qu’il n’était en réalité. Ce dont je me rendis compte après la conférence, en le voyant face à face. Je suis moi-même de taille moyenne; or il était sensiblement plus petit que moi (plus petit même que Bonaparte ou Mozart, lesquels mesuraient 1 m 66). Assis, après la conférence, au fond du Café des “Deux Garçons”, il parlait avec la plus grande simplicité. Tout en l’écoutant, je remarquais sous une apparence de solidité ce qu’il avait de physiquement fragile, par exemple l’extrême finesse des attaches. Plus tard, j’ai pu constater que cela ne l’empêchait nullement d’entreprendre sur un rythme soutenu de longues marches tout au long des pentes de la Forêt-Noire.
Le séminaire du lendemain de la conférence est le premier auquel j’ai assisté. Ce qui m’y a tout autant surpris, c’est le comportement bienveillant de Heidegger. Il ne s’agissait pas pour lui d’imposer quoi que ce soit. Tout au contraire, il était d’emblée attentif à ce que disaient ou cherchaient à dire les participants; mieux encore : il était attentionné – d’une manière dont je n’avais jamais encore eu aucun exemple – comme s’il s’attendait à ce que le moindre des interlocuteurs pût apporter quelque clarté sur des questions qui lui demeuraient à lui-même encore obscures. Ce n’était évidemment pas une attention affectée.
Aussi me suis-je très vite mis en quête de témoins ayant connu et fréquenté Heidegger depuis de longues années. Je voulais apprendre d’eux si Heidegger avait changé d’attitude; car je m’imaginais que, plus jeune, cet homme devait être tout le contraire de celui que j’avais sous les yeux : un professeur cassant, peut-être même dur, prompt à rabrouer les moindres insuffisances de ses étudiants.
C’est ainsi que j’ai fait la connaissance de Walter Biemel – mais pas seulement de lui. Je ne voudrais pas oublier ici une femme exquise, Ingeborg Krummer-Schroth, qui avait assisté à tous les cours et séminaires de Heidegger depuis 1934. Je me souviens de sa réponse, lorsque je lui ai demandé si le Heidegger de la pleine maturité était un professeur intraitable. — “Qui a bien pu vous dire cela!” me dit-elle avec une expression de complet ébahissement. Et elle se mit à me raconter ses souvenirs d’étudiante – lesquels avec vingt-cinq ans d’intervalle venaient coïncider avec mes impressions toutes fraîches : même bienveillance, même écoute – de la part d’un homme qui par ailleurs écrit et pense sans la moindre compromission. Même bienveillance et même écoute, mais pas au détriment de l’autre aspect de Heidegger au travail avec ses étudiants, à savoir l’impressionnante capacité de ne pas perdre son fil, malgré l’absolue liberté laissée – que dis-je ? demandée aux interlocuteurs.
J’ai assisté, avec Jean Beaufret et Julien Hervier, au séminaire de Todtnauberg, en août 1962. Il était consacré au difficile texte Temps et Être. Puis, toujours désireux de pouvoir observer Heidegger au travail en séminaire, j’ai eu la joie de le voir accepter l’idée de venir en Provence. Ce furent les “Séminaires du Thor” – dont Hannah Arendt écrivit, dans une lettre envoyée à Heidegger peu d’années après : « J’ai enfin pu lire le Séminaire du Thor. En voilà un, de document extraordinaire! À tous points de vue. Et pour moi, d’une importance toute particulière : cela m’a tellement rappelé le temps de Marbourg, et toi comme maître, à ceci près que c’est maintenant toi aujourd’hui, au coeur de ta pensée d’aujourd’hui.»
Hannah Arendt a raison : avec Heidegger, il s’agit bien d’un maître. Mais pas du tout de ce que nous, français, appelons un “maître à penser”, quelqu’un chez qui l’on va chercher une doctrine toute faite pour enfin (espère-t-on) pouvoir s’orienter au milieu des difficultés inextricables de la vie. Avec Heidegger, pas de doctrine. C’est un maître au sens du maître d’école – de l’instituteur – celui chez qui l’on apprend les rudiments qui servent à apprendre tout le reste. Heidegger est un maître dans l’art d’apprendre, soi-même, à se poser les vraies questions : celles qui ne peuvent recevoir de réponse au sens habituel du mot, parce que les vraies questions vous ramènent à l’ultime précarité, où l’existence ne vous laisse plus comme issue que de déployer, quelle qu’elle soit, votre carrure. En cela il est effectivement maître – au vieux sens latin du magister, le symétrique inverse du minister. Autant ce que fait ce dernier est minime, de simple administration, autant le magister s’occupe d’accroître, d’augmenter. C’est toujours pour moi un sujet d’étonnement que de constater comment on ne cesse d’esquiver, en pensée comme en action, un thème pourtant constant chez Heidegger, celui de l’attitude à avoir vis-à-vis de ce que l’on cherche à comprendre. Ainsi peut-on lire, dans la transition qui va de la 7ème à la 8ème heure du Cours “Was heißt Denken ?” : « Si nous voulons aller à la rencontre de ce qu’a pensé un philosophe, il nous faut agrandir encore ce qu’il y a de grand chez lui. (…) Si au contraire notre projet se limite à seulement vouloir porter contre lui des attaques, rien qu’en voulant cela, nous avons déjà amoindri ce qu’il y a de grand en lui.»
On reste loin du compte en limitant ce propos à n’être qu’une règle d’interprétation, ou de “lecture”. Ou plutôt, le prenant ainsi, on se fait une idée bien douillette de la lecture, que l’on entend alors comme une pêche d’informations, laquelle a donc intérêt à se faire le plus vite et le plus astucieusement possible. Heidegger a écrit en 1954 un petit texte qui s’intitule : Que demande “lire” ? (Édition intégrale, t. 13, p. 111) : « Que demande “lire” ? Ce dont tout dépend, ce qui décide de tout quand il s’agit de lire, c’est le recueillement. Sur quoi le recueillement rassemble-t-il ? Sur ce qui est écrit, sur ce qui est dit par écrit. Lire, dans l’acception propre du terme, c’est se recueillir sur ce qui a déjà fait, un jour, à notre insu, entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – que nous ayons à coeur d’y répondre, ou bien, n’y répondant pas, que nous lui fassions faux bond.
En l’absence de cette lecture, nous sommes du même coup hors d’état de pouvoir seulement voir ce qui nous regarde, c’est-à-dire d’envisager ce qui fait apparition en son éclat propre.» Voilà qui jette quelque lumière sur la remarque en incise qui se trouve dans Le chemin de campagne, où il est question de Maître Eckhart, le “vieux maître de lecture et de vie”. L’une des nombreuses choses dont la lecture de Heidegger permet en effet non seulement de faire l’expérience, mais qu’elle permet aussi de penser, c’est l’unité dans laquelle vivre, quand c’est de vivre au sens le plus plein qu’il s’agit, est inséparable d’un savoir – quelle que soit la manière, spontanée et instinctive ou bien très subtile, dont il s’articule, mais où d’emblée l’art de vivre se déploie lui-même en vie de l’esprit. Comme le dit encore Hannah Arendt, dans une autre lettre à Heidegger : « Personne ne lit comme toi.»
Cela, je ne l’ai pas perçu dès l’abord dans toute sa redoutable simplicité, ni surtout dans sa portée proprement unitive. 
Je ne voyais pas encore en sa limpide lisibilité – pour recourir aux termes facilement rébarbatifs du jargon philosophique – que l’herméneutique est déjà en soi-même toute l’éthique (en langage de tous les jours : qu’on ne peut pas être à la fois un grand penseur et un individu par ailleurs douteux – ce qui, si je ne m’abuse, devrait avoir de quoi réveiller les coeurs les mieux endurcis).
On entrevoit peut-être ici pourquoi m’a attiré la tâche (apparemment étrange, même pour plus d’un ami proche) de faire entendre à mes contemporains que Heidegger n’est décidément pas ce que l’on nous présente encore aujourd’hui à peu près partout : ce personnage qui se serait criminellement compromis avec un régime criminel.
Voilà pourquoi je suis allé, dès la fin des années cinquante, interroger nombre d’anciens étudiants de Heidegger, et même quelques anciens collègues. Je me souviens du jour où j’ai rencontré le grand philologue Wolfgang Schadewaldt. C’était après la publication de l’article Trois attaques contre Heidegger dans la revue “Critique”. Dès qu’il m’eut identifié comme leur auteur, il manifesta à mon égard une particulière amabilité : « Tout ce que vous avez écrit là est vrai! ». Et il ajouta : « Si vous venez chez moi, à Tübingen, je vous montrerai d’autres documents qui vous permettront d’aller plus loin encore dans la défense de Heidegger.» Mais je devais, à ce moment déjà, assurer mon service au lycée, et cette invitation n’a pu se concrétiser. Même réaction de la part d’Emil Staiger, de Zurich. J’ai déjà parlé d’Ingeborg Krummer-Schroth. Par manque d’espace, il me faut aussi, hélas, passer sous silence ce que m’ont confié tant d’anciens étudiants. Mais je tiens à évoquer tout spécialement Walter Biemel.
C’est qu’il reste témoin des années d’enseignement de Heidegger au moment où le régime hitlérien entrait dans le paroxysme de sa criminalité. Walter Biemel est arrivé à Fribourg-en-Brisgau en mars 1942, et il a été étudiant de Heidegger jusqu’à l’été 1944. Par lui, au cours de longues conversations, j’ai pu me faire une idée précise de l’attitude du philosophe non seulement dans la “sphère privée”, mais encore comme professeur d’Université. Depuis, toutes ces confidences ont été rendues publiques dans plusieurs textes de Walter Biemel, malheureusement encore non-traduits dans notre langue. Mais il faut ajouter qu’on n’y a pas, en Allemagne non plus, prêté l’attention qu’ils méritent – pour la raison probable que, là-bas comme ici, ne plus pouvoir s’abriter derrière le fantasme d’un Heidegger suspect a priori rendrait obligatoire un certain nombre de révisions déchirantes – perspective assurément grosse d’angoisses diverses.
Ce que je cherchais, en interrogeant Walter Biemel, c’était à vérifier si mon intuition concernant le “caractère” de Heidegger correspondait à la vérité. On se souvient peut-être du mot de Sartre : “Heidegger n’a pas de caractère, voilà la vérité.” Travailler Heidegger m’avait déjà amené à fortement douter du sérieux de ce propos.
Avec Walter Biemel, témoin direct, j’étais en mesure d’apprendre si Heidegger avait vraiment “manqué de caractère” – et précisément à l’époque cruciale des années 1942-1944. Ce que m’a alors raconté Walter Biemel est venu corroborer ce que je pressentais. À l’université de Fribourg, me disait-il (et comme j’ai dit plus haut, il l’a publié depuis), Heidegger était le seul professeur qui ne commençait pas ses cours en faisant le salut hitlérien. Je me
souviens lui avoir alors demandé : “Voulez-vous dire que les professeurs hostiles au régime, ceux qui allaient former, après l’effondrement du nazisme, la commission d’épuration de l’université devant laquelle Heidegger a été sommé de comparaître, faisaient, eux, le salut hitlérien au commencement de leurs cours ?” — “Évidemment! Seul Heidegger ne le faisait pas”, me répondit Walter Biemel en frappant la table du plat de la main. Des années plus tard, peu après qu’eut été édité l’extravagant factum de Victor Farias (lequel – tel un pétrolier englouti qui continue de polluer les côtes – sert toujours de référence à la propagation des calomnies), j’ai dit un jour publiquement : “Heidegger n’était pas un héros”. Il me paraît en effet que ne pas faire le salut pourtant officiellement prescrit ne mérite pas à propremenr parler la qualification d’acte héroïque. À ma grande surprise – car je n’avais pas encore mesuré à quel degré de mauvaise foi pouvait conduire l’acharnement contre Heidegger – un détracteur falsifia mon propos, prétendant que j’avais dit : “Heidegger était un lâche”.
Jamais je n’aurai l’impudence de déclarer que ces collègues réellement hostiles au nazisme, mais qui observaient les prescriptions officielles, étaient des lâches. Ils étaient simplement prudents et conformistes. Heidegger – qui n’était donc pas un héros – n’a été à ce moment là (qui, je le répète, coïncide avec la période la plus maléfique du régime nazi) ni conformiste, ni prudent. Pour moi, c’est une preuve très éclatante de caractère. Walter Biemel ne manquait pas d’attirer mon attention sur le fait tout aussi important que cette attitude courageuse de Heidegger étaient parfaitement comprise par les étudiants. Aussi me confia-t-il n’avoir pas été étonné outre mesure, lors de la première visite privée qu’il lui rendit à son domicile, de voir Heidegger se livrer à une critique en règle du régime nazi, “qu’il traitait de criminel”. C’était la première fois, ajouta-t-il, que j’entendais prononcer des propos aussi graves de la bouche d’un professeur d’Université.
Mais ce récit, pour moi, est décisif pour une autre raison encore. Je suis tombé, en effet, lors de mes investigations, sur un témoignage selon lequel Heidegger aurait employé dès 1935 le terme de “criminel” pour désigner le régime nazi. En droit, le témoignage d’un seul n’est pas recevable; aussi n’en ai-je jamais fait état – ce qui ne m’empêche nullement d’être persuadé, à titre personnel, que Heidegger pensait déjà ainsi deux ans seulement après le pas de clerc qu’a été le fait de croire un temps que soutenir Hitler n’était pas inconciliable avec s’engager pour une véritable révolution.
J’ai dit en commençant que je regarde aujourd’hui Heidegger, aussi bien en tant qu’homme qu’en tant que philosophe, comme irréprochable. Le moment est venu de m’expliquer. Comme j’ai perdu tout espoir de ramener à la raison ceux qui se font une religion de “démasquer” (comme ils disent), tapi derrière la pensée de Heidegger, un “archi-fascisme” “néo-néolithique” (on croit rêver! – mais ces balivernes ont bel et bien été proférées dans un récent colloque de “spécialistes”, et sans provoquer l’hilarité), je m’adresse aux gens qui voudront bien examiner, chacun en son for intérieur, la portée et la pertinence des arguments que j’avance.
L’irréprochable, je l’entends de manière parfaitement univoque comme : ce à quoi l’on ne peut pas recevablement adresser de reproche. Je crois qu’irréprochable peut être entendu ainsi par tous.
Que reproche-t-on à Heidegger ? Toujours et encore, ce que l’on prend bien soin d’appeler son “adhésion au nazisme”. Or cette formulation est inadmissible – pour la raison claire qu’en bon français, “adhésion au nazisme”, cela signifie adhésion à l’idéologie raciale des nazis, laquelle implique : l’extermination des Juifs, la réduction en esclavage des “races” prétendues “inférieures”, et la création, par sélection des “meilleurs”, d’une race appelée à incarner l’humanité future. Rien que dire : “l’adhésion de Heidegger au nazisme”, cela implique par conséquent – qu’on le veuille, ou bien que l’on ne s’en rende pas clairement compte – que Heidegger a donné son assentiment à cette idéologie criminelle.
Or je soutiens, ici en France, depuis près de quarante ans, que jamais Heidegger n’a “donné son assentiment au crime” – comme on peut encore le lire, écrit noir sur blanc, ou l’entendre déclarer avec impudence dans de nombreux congrès “philosophiques”. Et je continuerai à le redire tant qu’il faudra, non sans savoir que les preuves que j’avance, du seul fait qu’elles visent à établir que Heidegger n’a pas fait cela, sont des preuves indirectes. Or, par leur nature même, des preuves indirectes sont hors d’état d’établir positivement que quelqu’un n’a pas participé – ou même donné son assentiment – à un crime. Dans ces circonstances, lever tout à fait un soupçon est une tâche presque impossible à mener jusqu’à son complet aboutissement, vu le caractère indirect de la démonstration. Mais n’oublions pas par ailleurs que l’hostilité de l’opinion publique est systématiquement entretenue contre le soupçonné. C’est pourquoi il est si important de rappeler les raisons de cette louche hostilité. Il faut faire voir aux honnêtes gens comment les manoeuvres des dénonciateurs visent à culpabiliser l’intérêt que l’on pourrait porter à l’oeuvre de cet homme.
À présent, regardons de plus près. Si c’est bien une inacceptable calomnie que de parler d’une “adhésion de Heidegger au nazisme”, il n’en reste pas moins que le philosophe s’est engagé, pendant son Rectorat, en soutenant sans réserve plusieurs initiatives du nouveau régime. Je pèse mes mots, et ne dis pas : “en soutenant sans réserve le nouveau régime” – parce que, précisément, il ne soutient pas tout ce qui se fait avec l’arrivée au pouvoir du régime en question. L’une des premières mesures prise par le recteur Heidegger est un fait incontestable et très significatif par lui-même : interdire dans les locaux universitaires de Fribourg-en-Brisgau l’affichage du “Placard contre les Juifs” rédigé par les associations d’étudiants nationaux-socialistes (et qui sera affiché dans presque toutes les autres universités d’Allemagne). Ce fait indéniable (que les détracteurs de Heidegger, au mépris de la plus élémentaire honnêteté, passent sous silence, ou bien dont ils cherchent à minimiser la signification pourtant patente) permet, à mon sens, de se faire une idée plus claire des conditions dans lesquelles Heidegger a cru pouvoir assumer la charge du rectorat.
Si l’on veut ne pas rester prisonnier des fantasmes, il faut partir de la situation telle que la juge Heidegger au moment où il choisit d’accepter d’être recteur. À la fin de son Discours de Rectorat, Heidegger en parle – nous sommes le 27 mai 1933 – en usant de la formulation suivante : aujourd’hui, «… alors que la force spirituelle de l’Occident fait défaut et que l’Occident craque de toutes ses jointures.» Ce qu’il faut bien noter ici, c’est que Heidegger ne limite pas son propos à la situation interne de l’Allemagne (laquelle, en ce début 1933, est pourtant catastrophique). Son diagnostic s’étend à l’ensemble du monde occidental, où il constate un phénomène sans précédent, qu’il est possible – à condition d’entendre le mot parler dans tout ce qu’il a de réellement inquiétant (“la machine terraquée détraquée”) – de nommer : détraquement. Il est plus qu’urgent pour tous d’y prêter la plus lucide des attentions. Car si l’on veut garder une chance de n’y pas succomber, il faut faire face à ce détraquement, c’est-à-dire d’abord reconnaître ce qui s’y passe, afin d’apprendre comment s’en dégager. Voilà ce que j’ai nommé plus haut : engagement pour une véritable révolution. Heidegger, bien avant 1933, sait que le monde actuel ne peut plus faire l’économie d’une vraie révolution.
Ne confondons pas le diagnostic (le monde occidental s’est fourvoyé dans une impasse) avec ce que l’on nomme en Allemagne “Kulturpessimismus” – le “pessimisme relativement au processus général de civilisation”. Il n’y a en effet simplement pas de place, chez Heidegger, pour un pessimisme. Il s’agit au contraire, en convoquant toutes les forces capables d’affronter le péril (qui est dans doute encore plus pernicieux en notre début du XXIème siècle qu’il y a maintenant soixante-dix ans), de ne pas céder au découragement, mais de rendre son magistère à la pensée.
Aussi ne faut-il pas croire débilement que Heidegger ait vu en Hitler un “sauveur”, ou même un “homme providentiel”.
Il n’éprouvait certes pas pour lui cette répulsion instinctive que nous ressentons quand nous voyons attaquer de front l’héritage de la Révolution française. Mais dès avant cette époque, Heidegger avait fait sienne une conception de la révolution selon laquelle la Révolution française n’a été, tout bien considéré, qu’une tentative avortée, exactement comme la révolution bolchevique de 1917 qui se voulait l’héritière de celle de 1789. N’oublions pas ce qui n’a cessé d’avoir un écho majeur chez lui, à savoir la profession de foi que prononce Hölderlin dans sa lettre du 10 janvier 1797 : « Je crois à une révolution des modes de conscience et de représentation qui fera honte à tout ce qui l’aura précédé.» Ce qui s’esquisse dans le propos du poète, nous en sommes aujourd’hui terriblement loin. Dans cet éloignement, le nazisme a incontestablement joué, quant à lui, un rôle particulièrement sinistre. C’est bien pourquoi nous trouble, sinon même nous révolte de voir Heidegger s’engager un temps aux côtés du dictateur qui incarne pour nous l’antithèse de la véritable révolution.
Il importe donc de bien prendre en vue le moment chronologique de cet engagement. Au tout début de l’année 1933 (et pendant plus d’un an), le pouvoir d’Hitler est bien loin d’être total. Les observateurs, dans le monde entier, se demandent s’il va durer plus de quelques mois. Heidegger, pendant ces quelques mois, examine ce que propose le nouveau chancelier. Ne rejetant pas tout par principe, il donne son assentiment à ce qu’il juge acceptable, tout en s’opposant sans fléchir à ce qu’il juge inadmissible. En regardant de la sorte cet engagement, nous pouvons du même coup y repérer par où il pèche : Heidegger n’a pas vu d’emblée que la nature totalitaire de l’hitlérisme allait s’imposer irrésistiblement, et que de ce fait une distinction entre l’acceptable et l’inadmissible perdrait nécessairement toute pertinence, vu que, dans un totalitarisme, tout est proposé d’un seul tenant – plus exactement encore : vu que tout y est donné à approuver en bloc, de sorte que l’idée même d’y infléchir quoi que ce soit se révèle en fin de compte être chimérique.
Peut-on reprocher à Heidegger de ne pas s’en être aperçu d’emblée ? Pour être à même de répondre honnêtement, il faut préalablement s’être posé la question : ne pas comprendre d’emblée la nature fondamentalement totalitaire d’un régime, est-ce vouloir s’aveugler soi-même ?
Je viens de relater comment Heidegger s’était opposé à une initiative des étudiants nationaux-socialistes. N’est-ce
pas clairement une tentative pour marquer une limite à ne pas franchir, une tentative qui permettait en même temps au recteur de tester la marge de liberté dont il disposait ?
Un autre fait, tout aussi incontestable et significatif, l’interdiction faite aux troupes nazies de procéder devant les locaux de l’université à l’“autodafé” des livres d’auteurs juifs ou marxistes peut (et dans mon esprit : elle doit) être, elle
aussi, interprétée de la même manière, c’est-à-dire comme refus, par le recteur, de ce qu’il juge incompatible avec ce pour quoi il a accepté la charge du rectorat. Il se trouve que dans les premiers mois d’installation du nouveau régime, les hitlériens n’ont pas réagi à de tels refus comme ils le feront plus tard (c’est-à-dire par l’élimination pure et simple du récalcitrant). Ce qui pouvait amener ce dernier à penser qu’il n’était pas vain d’agir comme il le faisait.
Mais à peine aura-t-il compris qu’avec ce type d’action il n’aboutissait à rien d’autre qu’à repousser les échéances, sans obtenir de véritables garanties d’indépendance, Heidegger démissionnera de son poste. Rappelons que cette démission, il la présente en février 1934, et qu’elle sera entérinée le 27 avril.
Il aura donc fallu environ neuf mois à Heidegger (à peu près le même temps que mettra Bernanos, à Majorque, avant
de saisir le vrai visage de la “Croisade” franquiste) pour comprendre que les possibilités de réussite de son action étaient épuisées. C’est vers cette époque (1934) qu’il note dans un carnet encore inédit : « Le national-socialisme est un principe barbare.» Nouvel indice venant à mes yeux corroborer le témoignage dont j’ai fait état plus haut, celui qui rapporte que Heidegger qualifiait dès 1935 le régime hitlérien de criminel. Mais pour pouvoir seulement en accepter la possibilité, il faut préalablement s’être rendu compte que croire à un Heidegger sans caractère, c’est se raconter des sornettes.
On peut encore vérifier ainsi, auprès de nombreux témoins, comme dans des textes aujourd’hui publiés, que Heidegger n’hésitait pas, dans des circonstances semi-publiques à déclarer sans ambages que sa tentative de rectorat avait été une complète erreur. Est-il encore possible, dans ces conditions, de reprocher à Heidegger d’avoir gardé le silence sur le caractère exécrable du nazisme ? Ne pas garder le silence, pendant que le régime déploie sa malfaisance, n’est-ce pas déjà une forme de résistance ?
Pour qui se met à l’étude sérieuse des Cours que Heidegger a professés de 1933 à 1944, il ne peut plus échapper ce que n’ont cessé de redire d’innombrables étudiants de cette période, à savoir qu’ils y entendaient clairement une critique du régime en place, au point qu’ils craignaient parfois de voir Heidegger arrêté par la police secrète d’État.
Que cela ne soit pas arrivé atteste uniquement le mépris dans lequel les nazis tenaient tout ce qui restait limité à la sphère du monde universitaire, et n’avait donc pas de retentissement dans les masses.
Mais concernant la façon dont nous regardons cette forme de résistance, quelque chose d’essentiel ne doit pas nous échapper : l’opposition de Heidegger au national-socialisme ne se fonde pas sur une doctrine établie. Elle ne s’appuie ni sur le marxisme ni sur le libéralisme. De ce fait, elle ne peut guère être comprise par ceux qui, pour s’opposer au nazisme, ont besoin de l’un et de l’autre comme normes d’opposition, et refusent dogmatiquement qu’il puisse y avoir ailleurs la moindre possibilité de véritable résistance.
Avoir pourtant flétri à sa manière le régime hitlérien depuis bien avant que ce dernier ne se trouvât en mauvaise posture, voilà ce qui me semble dispenser Heidegger d’avoir à manifester, après le danger, une sévérité d’autant plus appuyée qu’elle aurait été gardée secrète au moment où le régime était au faîte de sa puissance. Mais quant à nous, cela ne nous dispense nullement de l’effort que demande la compréhension d’une pensée s’opposant à ce régime de façon parfaitement originale – et, pour peu que l’on commence à en saisir l’originalité, avec une absolue radicalité.
Je n’ai pas encore parlé d’un ultime reproche que l’on fait à Heidegger, peut-être encore plus grave, parce que plus insidieux. Il n’a d’ailleurs été formulé en toutes lettres que par ses détracteurs les plus forcenés et obtus, tellement il est évidemment contraire à toute vraisemblance. C’est le reproche d’antisémitisme.
Désormais, le style dans lequel on y accuse Heidegger est devenu lui-même assez enveloppé. C’est ainsi que dans l’hebdomadaire helvétique “Die Weltwoche” (n° 49, 8 décembre 1994, p. 31), on a pu lire un entretien avec Madame Jeanne Hersch où cette accusation gagne pour ainsi dire sa forme achevée.
Il ne fait pas de doute, dit Madame Hersch, qu’il n’y a jamais eu chez Heidegger d’attitude ou d’action antisémite au sens propre. Mais elle ajoute : « ce qui peut lui être reproché, c’est de n’avoir pas été assez anti-antisémite.»
Ce qui saute aux yeux dans cette phrase, c’est la manière naïve (tout à fait analogue aux dénégations puériles) dont le grief est maintenu coûte que coûte. Le prévenu n’est pas coupable du crime dont on l’accuse – il n’en est pas moins coupable, puisqu’il n’a pas assez combattu ce dont on ne peut l’accuser !
Que peut bien vouloir dire : ne pas être assez anti-antisémite ? Quand donc aura-t-on assez mené le bon combat, si l’on entend strictement l’ignominie qui consiste à condamner d’avance quelqu’un non pour ce qu’il aurait fait, mais pour ce qu’il est censé être ? La réponse est simple : quand personne ne portera plus accusation pour autre chose que ce qu’a fait un accusé – non pour ce qu’il n’a pas fait, ni même pour ce qu’il n’a pas assez fait. Tant que ce stade n’est pas atteint, il est clair que nous pouvons tous, en conscience, nous reprocher de n’avoir pas assez lutté.
Ces remarques mènent naturellement à dire un mot de la justice. Là aussi, la pensée révolutionnante de Hölderlin ouvre des aperçus auxquels notre temps est devenu obstinément sourd (à l’exception notable de Martin Heidegger qui s’est, lui au contraire, mis à son écoute pour entreprendre rien de moins qu’un autre départ pour penser).
Dans les Remarques sur OEdipe, écrites environ cinq ans après la lettre dont a été citée la phrase concernant la “révolution des modes de conscience et de représentation”, le poète parle du Roi OEdipe en son office de juge; et il note :
« Oedipe interprète la parole de l’oracle de manière trop infinie, <et il se voit ainsi> pris dans la tentation d’aller en
direction du nefas.»
Ce que recouvre le mot “nefas”, Hölderlin l’explique quelques lignes plus bas. L’interdit – ce que les Dieux ne permettent pas – OEdipe le prononce (dit-il) « en ce qu’il fait porter soupçonneusement l’interprétation du commandement universel sur un cas particulier.»
La parole néfaste est celle qui n’observe pas la séparation entre le monde des hommes et le monde des Dieux. Elle est, en d’autres termes, cet égarement au sein de quoi un mortel outrepasse l’humaine condition en parlant comme seuls les Dieux ont droit de parler. Dans ces circonstances, la justice devient malédiction. Les Romains, maîtres en droit, le savaient aussi, eux qui disaient : Summum jus, summa injuria : la simple volonté d’être absolument juste déchaîne toutes les injustices.
L’office du juge est d’être juste. Mais être juste, ce n’est pas : être un juste. Le juste, selon une tradition vénérable, est celui qui empêche qu’un crime soit commis. Le juge, à la différence du juste, punit un crime commis. Les écueils de son office sont le risque de condamner un innocent et celui, non moins menaçant, d’acquitter un coupable. Le juste, quant à lui, contrecarre les machinations criminelles avant qu’elles ne passent à l’acte, selon un type d’opposition au crime qui, jamais, ne peut immédiatement prendre la forme d’une violence.
Le justicier, de l’autre côté, est aux antipodes du juste : il entend, comme il le dit si volontiers, “faire justice”, alors qu’en réalité il ne fait que tirer vengeance du crime, ce qui n’est jamais qu’ajouter injustice à l’injustice.
Avant de punir un criminel, bien avant, s’impose au juste l’inapparente besogne de protéger un être contre ce qui le menace criminellement. Qui se donne pour “mission” de punir passe vite sur les continuelles, peu gratifiantes, les humbles difficultés auxquelles doit faire face celui qui cherche à préserver la vie, ou même la dignité de son prochain.
Sans doute n’est-ce pas être un juste que de travailler comme le fait Heidegger, c’est-à-dire en consacrant toute sa force à faire surgir les conditions sous lesquelles il devient possible de véritablement penser.
Si je dis qu’il n’est pas un juste, je ne sous-entends toutefois en aucune façon qu’il se désintéresse de la justice, ou qu’il méprise ceux qui sont des justes. De même, quand je dis qu’il est irréprochable, je ne dis nullement qu’il serait parfait, et que tout chez lui est exemplaire et incriticable. Mais tant que des accusations mensongères continuent d’être portées contre lui, c’est un devoir de redresser les contrevérités et de dénoncer les calomnies. C’est même un double devoir, d’abord parce qu’il s’agit d’un homme que l’on a pris l’habitude détestable de présenter, au mépris de tous les faits avérés, comme indiscutablement déshonoré; ensuite parce que le travail de cet homme, travail peu accessible en apparence et, du coup, difficile à exposer dans les formes de la communication médiatique, donne trop aisément prise aux caricatures, sinon même aux défigurations. C’est pourquoi il faut rendre hommage à ceux qui, plus soucieux de vérité que de toute autre chose, n’ont pas cessé, comme Walter Biemel, de transmettre ce qu’ils ont appris de Martin Heidegger.
Un philosophe qui a entendu ce que dit Heidegger ne peut plus philosopher autrement qu’en vue d’apporter sa part – quelle qu’elle soit – à l’apparition des “nouveaux modes de conscience et de représentation” évoqués plus haut. Mais
je ne dis pas que pour philosopher ainsi, il faille avoir rencontré Heidegger. Je ne le dis pas pour la simple raison que si Heidegger a pu emprunter son chemin, c’est qu’il en a reçu d’ailleurs (non pas “d’ailleurs que du monde”) l’injonction. Or cela : avoir à répondre de ce qui a fait entrer notre être au sein du partage que nous adresse la parole – tout être humain, en tant qu’être humain, en est aujourd’hui requis – d’une requête qui ne fait plus qu’un désormais avec la condition de l’homme moderne.




« S’ils se taisent, je me tairai… »
Jean de Condé, trouvère (Fin du XIIIème siècle).




François Fédier
Paris, 5 janvier-11 février 2003
L’Infini n°95, p.140-153.

13 juin 2016


Giorgio Agamben
pour ou vers une théorie de la puissance destituante








Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».
Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.
Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?
Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.
Je vais aller très vite pour résumer ces points.
Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.
« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.
C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.
Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.
Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.
Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.
Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.
C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.
La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.
Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Vesiècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.
Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.
Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.
C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.
La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.
Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.
Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.
Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.
La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.
Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.
Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.
Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.
Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.
Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.
D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.
Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.
Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.
Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.
Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.
On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.
Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.
C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.
Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.
Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.
Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.
Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.
C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.
Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.
Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.
Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?
Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos  ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.
Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.
L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.
Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.
Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.
L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.
Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.
Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.
Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.
On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.
La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.
Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.
Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.
Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.
Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.
Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.
Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.
Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.
Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.
Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.
Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.
Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.
Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.
Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.
Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.
C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.
C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.
Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.
Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.
Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.
Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.
La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.
Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.
Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.
Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.
C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.
C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.
Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos,rendre inopérant, désactiver.
Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.
Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.
C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIesiècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.
C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.
Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.
Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.
C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.
Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.
Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.
Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.
Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.
C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.
Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.
Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.
Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?
Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.
Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.
Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.
C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.
Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.
C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…
Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.
C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.
C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.
Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.
J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.
C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.
Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »
Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.
Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.
Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.
Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.
Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).
Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.
Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.
Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.
Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.
Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.
Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.
Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.
Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?
Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.
Voilà, c’est tout.