5 avr. 2019

Ne pas abandonner la métaphysique aux pensées des « origines » : s’il ne la présente jamais dans ces termes, c’est bien comme telle qu’apparaît l’intention qui guide l’œuvre de Giorgio Agamben, alors qu’il se retourne sur elle dans cette discussion rétrospective de son sens. L’enjeu, c’est que les monothéismes dogmatiques comme les idéologies séculières (nazisme, marxisme, capitalisme…) découlent tous de conceptions du monde qui enracinent la réalité présente et sensible dans une « origine » et un « principe » (archè), eux-mêmes renvoyés dans un au-delà chimérique : Dieu et l’Eden, la race pure, l’état de nature… Tous fantasment, en écho à ces débuts mythiques, des fins individuelles et collectives, toujours reportées car tout aussi irréalisables. Pourtant, l’histoire collective et nos mémoires singulières nous rappellent sans cesse à quel point les efforts déployés en vain pour accomplir malgré tout ces fins se révèlent inexorablement destructeurs de toute politique, et de tout bonheur. A ce titre, les métaphysiques des origines sont les principes d’une « barbarie » aux multiples visages, à laquelle seule la philosophie semble en mesure de s’affronter.
Qu’est-ce, alors, que la philosophie, demande Agamben après Deleuze, Arendt et d’autres ? Affaire des « sophoi » contre les « barbaroi », l’« amour de la sagesse » est d’abord un retour à la sagesse grecque, dont les écrits de Platon semblent être les derniers témoins – puisqu’Aristote et la tradition philosophique postérieure en donneront des lectures toujours plus faussées. Contre la pensée d’un « ailleurs » inaccessible, et dont pourtant proviendrait toute chose, c’est aussi un retour sur le monopole de la métaphysique détenu par la théologie. C’est une régression à travers les textes fondateurs du christianisme pour y retrouver les traces d’une vérité de l’existence, oubliée ou distordue par la spéculation théologico-philosophique postérieure. Dans un cas comme dans l’autre, il s’agit de parcourir en sens inverse les sentiers creusés par l’histoire de la pensée, en visant l’amont de toutes les traditions intellectuelles – physique, logique, politique, sciences humaines… – pour reposer la question fondamentale dont toutes dépendent : Qu’est-ce que l’homme ? C’est-à-dire, qu’est-ce que le « propre » de l’homme, mais aussi l’« impropre » que sa singularité lui dissimule ? En somme, pour Agamben, philosopher, c’est rechercher dans l’aube de l’histoire de la pensée une compréhension authentique de l’être (être homme, être dans le monde…) ; c’est exhumer une connaissance renouvelée de l’être (ou « ontologie ») à même de de-stituer des conceptions perverses, in-stituées au gré des altérations en chaîne qui ponctuent l’itinéraire de la tradition – une accumulation d’héritages sur laquelle se déploie la modernité qu’Agamben n’hésite pas à dénoncer comme une nouvelle barbarie.
Homme : animal parlant
Le propre de l’homme, c’est sa parole. C’est dire qu’il se situe dans un entre deux : entre le monde des choses placées derrière les mots du langage, et l’origine tout aussi insaisissable de ce langage qu’il parle. C’est sur cette base, progressivement réfléchie et objectivée, que la tradition occidentale a pensé l’être de l’homme. Or ce faisant, les contradictions et les points de scission qui traversent l’« être parlant » de l’homme se sont multipliées.
Dès le départ, le langage montre la chose tout en la masquant derrière lui-même (et sans jamais se montrer soi-même). Dès le moment où l’homme se perçoit comme être de langage, s’opère une scission entre la parole – le langage en acte que chacun apprend par mimétisme – et la langue – le langage objectivé et reconstruit par la grammaire qu’on apprend en usant les bancs de l’école. A la réalité présente de la parole s’oppose l’absence de ce savoir qu'on ne possèdera jamais totalement, la langue qui gît toujours en surplomb : de là, la scission entre l’acte et la puissance, ou entre l’existence et l’essence, ces pôles qui semblent devoir toujours entretenir entre eux un rapport inscrit dans le temps. L’invention d’une dimension « temporelle » de l’être : voilà l’ennemi, qui nous enracine dans un passé et nous projette dans un avenir aux mépris de la seule réalité tangible, laquelle se vit au présent.
Retrouver un « être parlant » authentique, c’est donc le chercher dans le lieu qui articule la nature et la convention : c’est-à-dire dans la voix. Celle, précisément, qui a été exclue lorsque l’écriture et ses lettres ont « capturé » le langage – car chacun peut observer combien l’écriture est en réalité incapable de saisir la richesse et la vivacité de la parole. Agamben rappelle combien chacun peut observer à quel point la pensée traditionnelle de la langue, fondée sur la réflexion fondatrice d’Aristote – oublieuse des approximations, des fautes et des bruissements du parler quotidien – est réductrice de la puissance de la parole, qui grogne autant qu’elle dit. En d’autres termes, à quel point sont d’argile les bases du savoir occidental, fondé sur une fétichisation du Mot. L’urgence serait alors de repenser un rapport entre la voix et la langue, le corps et la convention, qui ne soit plus médiatisé par l’appauvrissement des lettres.
A cette fin et contre toutes les modes, Agamben suggère alors d’en revenir à Platon et à son concept de « chôra ». Dans la cité grecque, la chôra est l’espace campagnard sur lequel rayonne la ville, celui où la ville n’est pas, mais où l’on perçoit sa trace. C’est un champ de tension entre la nature et la civilisation, de même que la parole est un champ de tension entre la poésie – que notre présent tire du côté de la recherche du pur son – et la philosophie – désormais tirée du côté du pur sens des mots. Que la poésie « philosophise » en cherchant la langue, et que la philosophie « poétise » en cherchant la voix, en somme !
Le retour des Idées
On savait Agamben grand lecteur de Spinoza et de Nietzsche : un tel retour à Platon (ca. 428-348 av. n. è.) prend sans doute à revers tous ceux qui seraient tentés de voir chez l’un et chez les autres des conceptions irréconciliables. Il s’inscrit en tout cas en parfaite cohérence avec la méthode « archéologique » et le postulat d’une inexorable dégradation de la philosophie sur la base des élaborations d’Aristote (384-322). Heidegger était allé tendre l’oreille aux murmures de Parménide (ca. 510-450 ?), Agamben s’arrête au seuil de la rupture décisive. Le résultat en est une tentative de réhabilitation des Idées, aussi déroutante que stimulante.
Reformulée en d’autres termes, la question fondamentale du rapport de l’homme au monde, rendu simultanément possible et impossible par le langage, est celle du « dicible ». S’il n’est de pensée que de la chose, et s’il n’est de chose que pensée, le « dicible » articule la matérialité et la pensée au plan de la « chose même ». Or Agamben rappelle qu’à rebours d’un long malentendu, la théorie de Platon ne place pas l’« Idée », c'est-à-dire la « chose même », dans la connaissance possédée par un sujet : au contraire, elle lui confère une forte charge objective, et elle situe l'« Idée » ou la « chose même » précisément dans l’entre-deux qui est le lieu du dicible.
Depuis Aristote, le malentendu sur le statut de l’« Idée » viendrait de ce qu’elle a été comprise comme se rapportant aux éléments communs à une même catégorie d’êtres sensibles (ce que tous les chevaux ont en commun), alors qu’elle relèverait en réalité des éléments propres à chaque être (ce qui constitue chaque cheval comme cheval). Et ce qui fait tout l’intérêt de l’Idée vis-à-vis de la question de l’être, c’est qu’elle situe le propre et la nature de chaque chose, précisément, dans son « être-dit ». A la suite de Walter Benjamin, Agamben réhabilite ainsi un concept d’« Idée » placé dans le langage, et relevant du pouvoir d’Adam de nommer les choses, sans égard pour un quelconque besoin de produire du « signifié communicatif ».
Loin d’être un concept ou un signifiant, l’« Idée » tire la philosophie du côté de la poésie et du chant. Elle précède les concepts, par lesquels la logique et la psychologie essaieraient en vain de saisir l'essence des choses. Et elle se place au seul lieu où les choses adviennent au monde, c'est-à-dire dans le fait à la fois si simple et si essentiel qu'elles « ont lieu » : l'Idée contemple le monde au niveau de l’événement lors duquel le monde sans « cheval » est devenu un monde avec des chevaux, le monde sans « propriété » un monde avec des propriétés, etc.  Au contraire des interprétations traditionnelles, tout l’intérêt des Idées, c’est ainsi qu'elles fournissent un principe des choses (archè) qui échappe à l’écueil d’être présupposé, placé dans un au-delà de l’être, voire même substantialisé. Le principe des choses sont leur « chôra », leur territoire aménagé au sein du sensible qui donne à voir leur réalité inaccessible, avec laquelle elles ne s’identifient donc pas. Réhabiliter les Idées, c’est ainsi une manière de « sauver les apparences » pour amener la philosophie et la science modernes à renouer avec une vérité logée dans la langue naturelle, dans le fait qu’on dise les choses et qu’on puisse désormais le faire, et non dans les énoncés qui se nouent au dessus du réel.
Politique de la musique
Si le philosophe doit en appeler aux Muses, c’est en définitive que le poète, sujet parlant par excellence, est le plus proche de l’origine problématique de la parole. Dans l’incapacité que nous sommes à nous approprier pleinement notre langue (nous ignorons tous plus ou moins de mots, nous faisons tous des fautes et commettons tous des lapsus), le chant du poète et sa muse-ique ne permettent pas de retrouver l’origine irrémédiablement perdue de ce langage qui nous constitue avec notre monde. Puisque c’est tout ce qu’il reste à faire, ils célèbrent la finitude de notre parole, et la tonalité fondamentalement émotive qui nous ouvre le monde.
S’économiser cette célébration, c’est au contraire creuser la rupture entre le sens et l’affect. C’est entretenir l’apathie et la dépression généralisée, vider la politique de sa substance émotive, et s’en remettre aux musiques brutales qui, elles, savent mettre en ordre les états d’âmes à leurs fins.