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15 mai 2018

H.P. Lovecraft | Par-delà le mur du sommeil

Je me suis souvent demandé si parmi l’espèce humaine quelques-uns parfois s’interrompent un instant pour réfléchir à ce que les rêves peuvent occasionnellement comprendre de signification titanesque, et à ce monde obscur auquel ils appartiennent. Si la plus grande partie de nos visions nocturnes ne sont probablement pas plus que la faible et fantasque réflexion de nos expériences de la veille – le puéril symbolisme de Freud prétendant le contraire – il en reste d’une certaine espèce dont la rareté et singularité, et le côté immatériel n’autorisent aucune interprétation relevant de l’ordinaire, et dont l’effet vaguement excitant et inquiétant suggère de possibles et brefs aperçus dans la sphère d’une existence mentale pas moins importante que la vie physique, quand bien même séparée de cette vie par la plus implacable barrière. Et si j’en crois mon expérience, il n’est pas possible de douter que l’homme, quand il se sépare de sa conscience terrestre, séjourne bien sûr dans une autre vie incorporelle, d’une nature très différente de la vie que nous connaissons ; et dont il ne reste que de minces bribes indistinctes au réveil. De ces troubles et fragmentaires lambeaux, nous pouvons beaucoup inférer, mais peu prouver. Nous pouvons supposer que la vie, ou la vitalité comme sur terre nous savons de telles choses, dans les rêves n’ont pas nécessairement cette constance ; et que le temps et l’espace n’existent pas comme notre être éveillé les comprend. Il me semble parfois que cette vie moins matérielle est notre vie réelle, et que notre vaine présence sur le globe terraqué est en elle-même le second phénomène, le plus virtuel.
C’est d’une rêverie de jeunesse remplie de spéculations de cette sorte que je me réveillai un après-midi de l’hiver 1900-1901 quand, dans l’établissement psychiatrique d’État où j’étais employé en qualité d’interne on m’amena l’homme dont le cas m’a sans cesse hanté depuis lors. Son nom, tel qu’inscrit sur nos registres, était Joe Slater, ou Slaader, et son aspect celui d’un habitant typique de la région des Catskill Mountain ; un de ces rejetons étranges et répugnants des primitifs paysans coloniaux, que l’isolement pendant presque trois siècles, à l’écart dans les montagnes, dans un pays où on ne voyageait que très peu, avait fait sombrer dans une sorte de régression barbare, au lieu d’évoluer comme leurs frères fortunés des régions plus densément peuplées. Parmi ces types étranges, qui correspondent précisément à cet élément dégénéré que dans le Sud on nomme « rebut blanc », ni morale ni loi ; et leur état mental général est probablement inférieur à celui de tous les autres natifs d’Amérique.
Joe Slater, qui fut amené à notre établissement sous la garde vigilante de quatre policiers, et nous fut décrit comme un personnage de grande dangerosité, ne présentait certainement aucune preuve de ces dispositions dangereuses quand je le vis pour la première fois. Bien que largement plus grand que la moyenne, et d’une complexion plutôt musculeuse, ses yeux bleus étroits, endormis et comme liquides, la croissance jaunâtre d’une barbe mitée faute de s’être jamais rasé, et l’affaissement mou de son épaisse lèvre inférieure lui donnait plutôt l’absurde apparence d’une stupidité inoffensive. D’âge inconnu, puisque parmi eux il n’y a ni livret de famille ni même lien de famille ; mais de la légère calvitie sur le devant de la tête, et du mauvais état de ses dents, le médecin-chef le décrivit comme un homme d’environ quarante ans.
Du rapport médical et des documents de la justice nous apprîmes tout ce qui put être reconstitué de son affaire. Cet homme, un vagabond, chasseur et trappeur, était considéré comme étrange même parmi ses congénères primitifs. Il dormait souvent la nuit bien plus que le temps normal, et quand il s’éveillait parlait de choses inconnues d’une manière si bizarre qu’il inspirait la peur même auprès de cette population peu imaginative. Non que sa forme de langage ait été du tout inhabituelle, parce qu’il n’avait jamais été en contact avec d’autres formes de paroles que le patois usité dans son environnement ; mais le ton et la teneur de ses récits étaient d’une telle sauvagerie mystérieuse, que personne ne les écoutait sans appréhension. Lui-même était en général aussi terrifié et déconcerté que ses auditeurs, et moins d’une heure après son réveil avait oublié tout ce qu’il avait dit, ou au moins ce qui l’avait poussé à dire ce qu’il avait fait ; revenant à cette normalité peu aimable et plutôt bovine des autres colons de leurs montagnes.
Quand Slater fut devenu plus vieux, il se révéla que ses aberrations du matin avaient progressivement augmenté en fréquence et en violence ; au point qu’un mois avant son arrivée dans notre établissement se produise la choquante tragédie qui le fit incarcérer par les autorités. Un jour, près de midi, après un profond sommeil commencé la veille au soir dans une débauche de whisky vers 5 heures de l’après-midi, il s’était réveillé en sursaut ; avec des ululations si horribles et lugubres que plusieurs voisins coururent à sa cabane – une porcherie sans nom où il vivait avec une famille aussi indescriptible que lui-même. Se précipitant au-dehors dans la neige, il avait tendu ses bras au ciel et entamé une série de bonds et de sauts en l’air, tout en hurlant sa détermination d’attraper une « grande, grande cabane au toit, murs et sols brillants, et cette musique assourdissante et bizarre là-bas loin ». Comme deux hommes moins forts que lui essayaient de le maîtriser, il s’en était pris à eux avec une force et une fureur maniaques, criant sa furie et son besoin de capturer et de détruire une sorte de « chose qui brille et secoue et rit ». À la fin, après avoir renversé temporairement un de ses opposants d’un coup violent, il s’était jeté sur le deuxième avec une soif de sang démoniaque et extatique, hurlant agressivement qu’il allait « sauter haut dans l’air » et que « personne ne l’empêcherait d’aller où il voulait aller ». Sa famille et ses voisins avaient reflué dans la panique, et quand les plus courageux d’entre eux revinrent, Slater avait disparu, laissant derrière lui une forme d’un magma irreconnaissable de ce qui une heure plus tôt était un homme en vie. Aucun des montagnards n’avait osé le poursuivre, et ils auraient accueilli bien favorablement qu’il meure de froid ; mais quand, quelques jours plus tard, ses cris à nouveau leur parvinrent, provenant d’un ravin distant, ils comprirent qu’il avait réussi à survivre et qu’il faudrait d’une manière ou d’une autre le récupérer. S’en était ensuivie une battue dûment armée, conduite (quel qu’ait été son but initial) par un détachement du shérif après qu’un des soldats de la maigre milice d’État ait observé, puis questionné et enfin rejoint l’expédition initiale.
C’est le troisième jour qu’on retrouva Slater, inconscient, dans un trou sous les racines d’un arbre, et qu’on le conduisit à la geôle la plus proche ; les psychiatres d’Albany purent alors l’examiner, dès qu’il eut recouvré ses sens. À eux il raconta une histoire très simple. Il s’était endormi, leur dit-il, un après-midi peu avant le coucher du soleil, après avoir bu beaucoup d’alcool. Il s’était réveillé en se se retrouvant lui-même debout dans la neige devant sa cabane, les mains pleines de sang, et à ses pieds le corps mutilé et sans vie de son voisin Peter Slader. Horrifié, il s’était sauvé dans les bois, dans un vague effort de fuir la scène de ce qui devait être son crime. En dehors de cela il semblait ne rien savoir, et les questions expertes de ses interlocuteurs ne purent lui arracher aucun fait complémentaire. La nuit suivante il dormit calmement, et le matin suivant il s’éveilla sans élément particulier, sinon certaine altération de ses expressions. Le Dr Barnard, qui avait la charge du patient, pensa devoir noter une sorte de lueur singulière dans les yeux bleu pâle ; et dans les lèvres flasques une sorte d’imperceptible tension, témoignant d’une détermination intelligente. Mais quand on questionna de nouveau, Slater se réfugia dans le vide habituel aux montagnards, et se contenta de redire ce qu’il avait déclaré la veille.
Le matin suivant se produisit la première de ses attaques mentales. Après un sommeil agité, survint une crise si puissante qu’il fallut quatre infirmiers pour lui passer la camisole de force. Les psychiatres écoutèrent avec vive attention son discours, leur curiosité ayant été éveillée à un haut degré par les témoignages suggestifs, même si contradictoires et incohérents, de sa famille et de ses voisins. Pendant près de quinze minutes, bredouillant dans son dialecte d’homme des bois, Slater délira à propos de grands édifices lumineux, d’océans de l’espace, de musiques étranges, et d’obscures vallées et montagnes. Mais, plus que tout, il parlait d’une individualité mystérieuse et irradiante, qui le secouait, riait, se moquait de lui. Cette entité vague et immense semblait lui avoir fait un tort extrême, et la tuer dans une revanche triomphante semblait son désir le plus primordial. Pour la rejoindre, disait-il, il s’élancerait dans abysses vides de la nuit, foudroyant tout obstacle qui surgirait sur sa route. Ainsi se prolongea son délire, avant de cesser tout aussi soudainement. L’éclat de la folie s’éteignit dans ses yeux, et il regarda dans le plus pur étonnement les médecins et leur demanda pourquoi il était attaché. Le Dr Barnard délia le harnais de cuir et ne le rétablit pas avant la nuit, quand il réussit à persuader Slater de le faire de son plein gré, et pour sa propre sécurité. L’homme avait désormais reconnu qu’il s’exprimait parfois de façon bizarre, même s’il ne savait pas pourquoi.
En une semaine survinrent deux nouvelles attaques, mais desquelles les médecins n’apprirent que très peu. Ils spéculèrent à l’infini de la source des visions de Slater puisque, ne sachant ni lire ni écrire, et n’ayant apparemment jamais entendu ni légende ni conte de fées, une imagination si prodigieuse était inexplicable. Qu’elle n’ait pu surgir d’aucun mythe ni d’aucun conte connu était rendu particulièrement clair du fait que l’infortuné lunatique ne s’exprimait que selon sa plus simple manière. Il délirait à propos de choses qu’il ne pouvait ni comprendre ni interpréter, et dont il revendiquait avoir fait l’expérience, mais avoir pu l’apprendre par un récit quelconque ou qu’on puisse y relier. Les psychiatres s’accordèrent pour penser que des rêves anormaux étaient la raison de ses troubles ; des rêves dont la vivacité pouvait pour un temps déterminé dominer complètement l’esprit de cet homme basiquement inférieur à son réveil. Selon les règles en vigueur, Slater fut inculpé de meurtre, acquitté sur la base de son aliénation mentale, et envoyé à l’établissement dont j’étais l’humble employé.
J’ai expliqué ma passion régulière de spéculer sur la nature des rêves, et vous pouvez imaginer l’impatience avec laquelle je m’appliquai à l’étude de ce nouveau patient, sitôt que j’eus pleinement corroboré les éléments de son affaire. Il semblait éprouver une certaine camaraderie pour moi ; née sans doute de l’intérêt que je ne pouvais dissimuler, et de la façon patiente et délicate dont je le questionnai. Non qu’il m’ait jamais reconnu durant ses attaques, quand je notai hors de respiration les mots de ses images chaotiques et cosmiques ; mais il me l’exprimait dans ses heures calmes, lorsqu’il s’asseyait près de sa fenêtre à barreaux, tressant des paniers de paille et d’osier, et rêvant peut-être à la liberté des montagnes, qu’il ne lui serait plus donné de connaître. Sa famille ne demanda jamais à le voir ; elle s’était peut-être dotée d’un nouveau chef, à la façon de ces populations dégénérées.
Je commençai par degrés à percevoir de submergeantes merveilles dans les conceptions folles et fantastiques de Joe Slater. Sans doute l’homme lui-même était pitoyablement inférieur par sa mentalité et son langage ; mais ses visions éclatantes, titanesques, même si décrites dans ce jargon barbare et incohérent, témoignaient assurément de choses que seul un cerveau supérieur, voire exceptionnel, pouvait concevoir. Et je me demandais souvent comment l’impassible imagination d’un dégénéré des Catskill pouvait jongler avec des vues dont l’effective possession prouvait la présence et l’étincelle du génie ? Comment un vagabond des bois avait pu rassembler l’idée de ces abîmes brillants d’une radiance surnaturelle et de ces espaces dont Slater divaguait dans ses furieux délires ? J’inclinai de plus en plus à l’opinion qu’en cette pitoyable personnalité qui s’humiliait devant moi résidait le noyau désordonné de quelque chose d’au-delà de ma compréhension ; quelque chose d’infiniment au-delà de la compréhension de collègues médicaux ou scientifiques plus expérimentés, mais de moins d’imagination.
Et cependant de mon patient je ne pouvais rien retirer de précis. La conclusion de toute mon enquête était que dans certain état d’une vie vécue en rêve, et semi-corporelle, Slater arpentait ou flottait à travers des vallées splendides et resplendissantes, avec des parcs, jardins, villes et palais de lumière ; dans une région sans borne et inconnue de l’homme. Que là-bas il n’était ni un paysan ni un arriéré, mais un être d’importance et d’une vie énergique ; allant fièrement et se faisant obéir, obéré seulement par certain ennemi mortel, qui semblait un être d’une structure visible quoiqu’immatérielle, et qui n’apparaissait pas relever d’une forme humaine, du moins Slater ne s’y référait jamais comme à un homme, ou à tout sauf une chose. Cette chose avait causé à Slater un tort hideux et sans nom, dont sa psychose maniaque (s’il s’agissait de psychose maniaque) escomptait vengeance. À la façon dont Slater faisait allusion à leur relation, j’en conclus que la chose lumineuse et lui se rencontraient à base égale ; que dans son existence en rêve il était lui-même une chose lumineuse de la même race que son ennemi. Cette hypothèse était confortée par ses fréquentes références à des vols dans l’espace et à brûler tout ce qui entraverait sa progression. Ces conceptions avaient beau être formulées en termes rustiques totalement inadéquats à les servir, cette circonstance même me conduisit à la conclusion que si un véritable monde du rêve existait, le langage oral n’était pas son médium pour la transmission de la pensée. Est-ce que cela signifiait que l’esprit-rêve habitant ce corps inférieur se battait désespérément pour parler de choses que la langue limitée et hésitante d’une terne personnalité ne pouvait envisager ? Est-ce que cela signifiait que j’étais face à face, avec des émanations intellectuelles qui souhaitaient expliquer ce mystère,si je pouvais réussir à les lire et les découvrir ? Je n’osais en parler aux médecins plus vieux, tant la force de l’âge est sceptique, cynique, et imperméable à l’acceptation d’idées neuves. D’autre part, les responsables de l’établissement m’avaient récemment averti, de leur façon paternelle, que je travaillais trop et que j’avais besoin de repos.
J’avais longtemps cru que la pensée humaine consiste basiquement en mouvement atomique et moléculaire, qui pouvait se convertir en vagues d’énergie radiante comme la chaleur, la lumière, l’électricité. Cette conception m’avait très tôt conduit à envisager la possibilité de la télépathie ou de la communication mentale au moyen d’appareils appropriés, et j’avais dès l’université conçu un ensemble d’instruments d’émission et réception en gros similaires aux embarrassants systèmes utilisés dans la télégraphie sans fil dans cette rudimentaire époque d’avant la radio. Je les avais essayés avec un de mes camarades étudiants ; mais ne parvenant pas à un résultat, je les eus bientôt remisés avec d’autres curiosités scientifiques pour un éventuel usage futur. Maintenant, dans mon intense souhait d’expérimenter la vie côté rêve de Joe Slater, je redéballai mes appareils ; et passai plusieurs jours à les remettre en état. Une fois de nouveau complets, je ne voulus pas manquer l’occasion de les tester. À chacune des violentes crises de Slater, je reliais l’émetteur à son front, et le récepteur au mien ; et je tentais de multiples et délicats réglages pour différentes et hypothétiques longueurs d’onde de l’énergie mentale. Je n’avais qu’une mince idée de ce que cette pensée à distance, si transmises avec succès, créerait comme impressions ou réponse intelligente dans mon cerveau ; mais j’étais certain que je pourrais et les détecter et les interpréter. En conséquence de quoi, et sans parler à personne de leur nature, je continuai mes expérimentations.
C’est le 21 février 1901 que la chose finalement se produisit. En regardant en arrière à travers toutes ces années je réalise comme cela semble irréel ; et quelquefois ne m’étonne qu’à moitié que le vieux Dr Fenton n’avait pas raison de tout attribuer à mon imagination échauffée. Je me souviens qu’il écouta avec beaucoup de patience et d’aménité ce que j’avais à lui dire, mais ensuite me prescrivit un calmant pour les nerfs et m’obtint ce congé de six mois dont je bénéficiai dès la semaine suivante. Cette nuit fatidique j’étais agité et perturbé grandement, parce qu’en dépit des meilleurs soins que nous lui prodiguions, Joe Slater était manifestement en train de mourir. Peut-être était-ce la liberté de la montagne dont il était privé, ou bien l’agitation de son cerveau grandie dans proportions trop aiguës pour une complexion physique trop molle ; mais en tout cas la flamme de la vitalité baissait dangereusement dans son corps amoindri. Il somnolait en permanence, et quand se faisait l’obscurité il tombait dans un sommeil agité. Je ne bouclai pas la camisole de force comme d’accoutumée quand il dormait, tant je constatais qu’il était trop faible pour être dangereux, même s’il se réveillait une fois de plus en plein désordre mental avant de s’éteindre. Mais je plaçai sur sa tête et la mienne les deux extrémités de ma « radio » cosmique ; espérant même sans espoir un premier et dernier message depuis le monde du rêve dans le bref temps qui lui restait. Il y avait un infirmier avec nous dans la cellule, une personne médiocre qui ne comprit pas l’utilité des appareils, ni ne pensa à me demander ce que je comptais en faire. Comme les heures s’écoulaient je vis sa tête s’affaisser inconfortablement dans le sommeil, mais je ne le dérangeai pas. Moi-même, bercé par les respirations rythmiques, l’une en pleine santé, l’autre mourante, ai dû somnoler un peu plus tard.
Je baignais dans une mélodie lyrique et sauvage. Des accords, des vibrations, des harmonies extatiques renvoyaient passionnément leurs échos de chaque côté ; tandis que pour ma vue ravie s’épanouissait le spectacle stupéfiant de la beauté ultime. Des murs, des colonnes, des architraves d’un feu vivant scintillaient autour du lieu où il me semblait flotter dans les airs ; et s’amplifiaient vers le haut jusqu’à la haute voûte d’un dôme d’une splendeur indescriptible. Se mêlant à ce spectacle d’une magnificence de palais, ou plutôt la supplantant par instants dans une rotation kaléidoscopique, surgissaient par éclats de grandes plaines et de gracieuses vallées, de hautes montagnes et des grottes tentantes ; et tout ce que l’œil avait plaisir à rêver on le découvrait dans le paysage, mais formant une entité globale brillante, éthérée, plastique, dont la consistance participait aussi bien du spirituel que du matériel. Comme j’admirais, je découvris que mon propre cerveau était la clé de ces métamorphoses enchantées ; et que chaque nouvelle vue qui apparaissait était celle que mentalement je souhaitais le plus découvrir. Et dans ce royaume élyséen je n’étais pas un étranger, puisque chaque vue et chaque son m’étaient par avance familiers ; exactement comme tout cela existait depuis des innombrables empilements d’éternités en amont, et durerait à l’identique pour les éternités à venir.
Alors l’aura resplendissante de mon frère de lumière se dressa tout auprès et vint dialoguer avec moi, d’esprit à esprit, dans un partage de pensée silencieux et parfait. L’heure était à l’approche du triomphe, est-ce que mon compagnon n’allait pas enfin échapper à ces entraves cycliques dégradantes ; s’échapper pour toujours, et se préparer à poursuivre l’oppresseur maudit jusque dans les ultimes confins de l’éther, pour ce qui bâtirait la vengeance cosmique enflammée qui ferait trembler les sphères ? Nous flottâmes ainsi pendant un bref moment, quand je vis les objets qui nous entouraient légèrement pâlir et se brouiller, comme si une force me rappelait à la Terre – là où je voulais le moins revenir. La forme auprès de moi semblait ressentir ce changement aussi, parce qu’elle mit fin à son discours et se prépara elle-même à sortir de la scène ; s’évanouissant de ma vue dans un mouvement moins rapide pourtant que les autres objets. Quelques pensées de plus échangées, et je sus que l’être lumineux et moi-même étions rappelés à nos entraves, et que pour mon frère de lumière ce serait la dernière fois. Son enveloppe de chagrin sur cette planète finirait avec la nuit, et dans moins d’une heure mon compagnon serait libre de poursuivre son oppresseur à travers la Voie Lactée et de passer les étoiles les plus lointaines pour tenter les plus ultimes percées de l’infini.
Un choc parfaitement ressenti coupa mon impression finale du décor de lumière pâlissant, et je m’éveillai en sursaut, ressentant une vague honte, me redressant sur ma chaise au même moment que sur sa couchette, se relevant avec hésitation, Joe Slater lui aussi se réveillait, probablement pour la dernière fois. En le regardant de plus près, je distinguai sur ses joues cireuses des taches de couleur que je n’y avais jamais constatées. Ses lèvres, aussi, me semblaient autres : comme légèrement tendues, manifestant la force d’un caractère plus fort que celui dont disposait Slater. Tout son visage continuait de se tendre, et la tête ballotait sans cesse, les yeux clos. Je ne réveillai pas l’infirmier endormi, mais réajustai les courroies de mes appareils de « radio » télépathique légèrement déplacées, pour tenter de saisir tout message que le rêveur pourrait avoir à émettre. Et d’un coup la tête se tourna en plein dans ma direction et ses yeux s’ouvrirent, tandis que je restai dans une muette stupéfaction de ce que je découvrais. L’homme qui avait été Joe Slater, le dégénéré des Catskill, me dévisageait maintenant avec deux yeux larges et lumineux, dont le bleu semblait subtilement approfondi. Aucune psychose maniaque ni arriération ne gênait ce regard, et je ressentis sans l’ombre d’un doute, que j’observais un visage dans lequel était un esprit actif et de la meilleure tenue.
À ce moment précis, mon cerveau devint conscient d’une influence externe conséquente opérant sur lui. Je fermai mes yeux pour me concentrer plus profondément, et fus récompensé par le savoir positif que mon message mental si longuement concocté était enfin parvenu. Chaque idée transmise se formait instantanément dans mon esprit, et bien qu’aucun langage connu ne fût nécessaire, ma capacité habituelle d’associer conception et expression était si agile qu’il me semblait recevoir le message en anglais ordinaire.
« Joe Slater est mort », dit la voix ou l’organisme qui me pétrifia, venue de par-delà le mur du sommeil. Mes yeux ouverts se portèrent sur la couche de douleur, mais les yeux bleus me regardaient toujours calmement, et leur contenance témoignait de même animation et intelligence. « Mieux vaut pour lui d’être mort, parce qu’il n’était pas apte à supporter l’intelligence infatigable d’une entité cosmique. Son corps grossier ne pouvait pas plus subir les nécessaires adaptations entre la vie dans l’éther et celle de la planète. Il était trop animal, pas assez homme ; et quand bien même c’est grâce à ses insuffisances que vous en êtes venu à me découvrir, parce que les esprits cosmiques et ceux de cette planète ne doivent jamais avoir à se croiser. Il a été ma prison et ma pénitence quotidienne pendant quarante-deux de vos années terrestres. Je suis une entité comme celle que vous devenez vous-même dans la liberté du sommeil sans rêve. Je suis votre frère de lumière, et j’ai flotté avec vous dans les vallées flamboyantes. Il ne m’est pas permis de dire ce qu’est le moi éveillé terrestre de votre être véritable, mais tous nous sommes les vagabonds de vastes espaces et les voyageurs de multiples âges. Dans un an je serai peut-être un habitant de la sombre Égypte que vous dites ancienne, ou dans le cruel empire Tsan-Chan qui surviendra dans trois mille ans d’ici. Vous et moi avons dérivé dans les mondes roulant autour de la rouge Arcturus, et vécu dans les corps des insectes-philosophes qui rampent fièrement sur la quatrième lune de Jupiter. Combien l’être terrestre en sait peu de la vie et de ses étendues ! Combien mieux vaut pour sa tranquillité qu’il en sache si peu ! De l’oppresseur je ne peux parler. Sur la Terre même vous avez involontairement senti sa présence à distance – vous qui sans rien savoir avez donné à son éclat clignotant le nom d’Algol, l’étoile du Démon. C’est d’affronter et vaincre l’oppresseur à quoi je m’efforce depuis l’éternité des temps, et pourquoi j’ai été enfermé dans les limites matérielles d’un corps. Cette nuit j’accomplirai la juste et terrifiante Nemesis d’une vengeance cataclysmique. Surveillez-moi dans le ciel près de l’étoile du Démon. Je ne peux pas parler plus longtemps, parce que le corps de Joe Slater devient froid et rigide, et ses neurones rudimentaires ne vibrent plus comme je le voudrais. Vous avez été mon ami dans le cosmos ; vous avez été mon seul ami sur cette planète – le seul esprit à me percevoir et me rechercher dans la répugnante coquille qui repose sur cette couche. Nous nous retrouverons – peut-être dans les brouillards lumineux de l’Épée d’Orion, peut-être sur un morne plateau de l’Asie préhistorique. Peut-être cette nuit, dans un rêve dont vous ne vous souviendrez pas ; peut-être dans quelque autre forme d’une éternité indéterminée, quand même le système solaire aura été balayé. »
Alors les ondes de pensée cessèrent brusquement, et les yeux pâles du rêveur – ou dois-je dire du mort ? – se firent glauques et fixes. Dans une demi-stupeur je me précipitai vers la couche et lui pris son poignet mais le trouvai glacé, raide, et sans pouls. Les joues cireuses étaient blêmes de nouveau, et les lèvres épaisses restaient entrebâillées, découvrant les dents pourries de Joe Slater l’arriéré. Je frissonnai, jetai une couverture sur l’affreux visage, et réveillai l’infirmier. Puis je quittai la cellule et regagnai silencieusement ma chambre. Je tombai dans un sommeil profond et maladif, inexplicable et dont je ne devrais me souvenir d’aucun de ses rêves.
Le fin du fin ? Quelle analyse scientifique pourrait se prévaloir clairement d’une telle rhétorique ? J’ai principalement rapporté un certain nombre de choses qui me sont apparues comme des faits, et à vous de les interpréter selon votre vouloir. Comme je l’ai déjà mentionné, mon supérieur, le vieux Dr Fenton, refuse toute réalité à l’ensemble de ce que j’ai rapporté. Il prétend que je me suis effondré à cause de ma tension nerveuse, en besoin urgent d’un congé conséquent, pour lequel il a généreusement maintenu ma pleine rémunération. Il me jure sur son honneur professionnel que Joe Slater était un psychotique de bas étage, dont les improvisations fantastiques ont dû provenir de rudimentaires légendes héréditairement transmises, qui circulent même dans les communautés les plus arriérées. Tout cela il me l’a dit – mais moi je ne peux pas oublier ce que j’ai vu dans le ciel, la nuit même suivant la mort de Slater. Et au cas que vous me considériez comme le moins impartial des témoins, je laisserai la plume d’un autre ajouter la déposition finale, qui pourra peut-être révéler ce fin du fin que vous demandez. Je mentionnerai le compte rendu suivant à propos de l’étoile Nova Persei, recopié du journal d’une autorité éminente de l’astronomie, le professeur Garrett P. Serviss :
« Le 22 février 1901, le Dr Anderson, d’Edimbourg, découvrit une nouvelle étoile merveilleuse, pas très éloignée d’Argol. Aucune étoile n’avait été visible auparavant dans cette région du ciel. En moins de vingt-quatre heures, l’étrangère devint si brillante qu’elle surpassa Capella. Une semaine ou deux plus tard elle avait visiblement pâli, et dans l’intervalle de quelques mois elle n’était plus que difficilement perceptible à l’œil nu. »