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5 févr. 2016

Le monde comme fantôme et comme matrice
                                                   Günther Anders
(1956)
       
I. Le monde livré à domicile 
1. Tout moyen est davantage qu’un moyen.
Il faut écarter une objection : radio et télévision ne seraient que des moyens techniques à notre disposition ; nous serions libres d’en user comme il nous sied. Cette division entre moyens et fins est une illusion barbare : elle consiste à se représenter notre vie comme un processus technique. « L’humanité véritable commence plutôt là où cette distinction perd son sens ». Les moyens « déterminent déjà, par leur structure et leur fonction, leur utilisation ainsi que le style de nos activités et de notre vie, bref, nous déterminent« .
2. La consommation de masse, aujourd’hui, est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l’homme de masse.
La convergence de la production de masse et de la consommation de masse n’était pas assurée par le cinéma, puisque d’innombrables consommateurs y jouissaient d’un exemplaire unique d’une marchandise. La radio et la télévision connaissent le succès parce qu’elles réalisent cette convergence : la masse est fractionnée en un nombre maximal d’acheteurs. Et on doit acheter, en plus de la marchandise, les instruments qu’exige sa consommation. Les individus n’ont plus à se déplacer, mais la même marchandise est livrée à domicile, dans chaque famille, pour chaque homme de masse. « Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites ».
Ainsi, de même que la production industrielle, d’abord centralisée, s’est disséminée, de même, la consommation se dissémine ; mais ceci correspond bien à une dissémination de la production … de l’homme de masse. En effet, l’homme étant ce qu’il mange, on produit des hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse. Pendant ses loisirs, l’homme est un travailleur à domicile (bénévole, et qui doit payer son instrument de travail) : il travaille à se transformer lui-même en homme de masse. C’est un progrès : du temps de Le Bon ou d’Hitler, il fallait réunir les hommes en masse pour produire l’homme de masse. Aujourd’hui, « l’effacement de la personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même que l’homme ne sorte de chez lui » et ils « réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu ».
3. La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale ; la famille devient un public en miniature.
La famille est « dissoute : car ce qui désormais règne à la maison grâce à la télévision, c’est le monde extérieur – réel ou fictif – qu’elle y retransmet ». Avant, la table massive de la salle à manger était le point de rassemblement de la famille, le lieu où se tramait le tissu familial. « Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran ». Ce n’est pas un simple changement d’objet : la table était centripète, l’écran est centrifuge. « En réalité, les membres de la famille sont, dans le meilleur des cas, aspirés simultanément (mais pourtant pas ensemble) par ce point de fuite qui leur ouvre le monde de l’irréel ou un monde qu’ils ne partagent, à proprement parler, avec personne (puisque eux-mêmes n’y participent pas vraiment) ».
4. En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs.
Devant la radio et la télévision nous nous parlons de moins en moins. Nous sommes un public à l’écoute d’un tiers, sans rapport autonome, intime. Nous ne faisons plus qu’écouter, et sommes privés de la parole : nous devenons des « êtres infantiles « . La langue de cet être qui n’a plus rien à dire s’appauvrit. « Mais ce qui s’appauvrit ici, (…) n’est pas seulement la subtilité de l’expression mais celle de l’homme lui-même ». « L’homme est articulé comme lui-même articule, et se désarticule quand il cesse d’articuler« .
5. Les événements viennent à nous, nous n’allons pas à eux.
Les événements réels — « du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et préparés pour nous être présentés comme une « réalité », ou tout simplement pour remplacer la réalité elle-même — sont fournis à domicile. C’est chez lui que l’homme peut connaître le monde. « Comment pourrait-il, à l’extérieur, dans le chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée infime, locale ? Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur ». L’enquête va maintenant s’attacher « aux altérations que subit l’homme, en tant qu’être auquel on fournit le monde comme on lui fournit gaz et électricité, et aux conséquences non moins singulières que cette livraison du monde à domicile entraîne pour le concept de monde et pour le monde lui-même ». Le monde n’est plus à l’extérieur, mais à l’intérieur, chez nous, et nous en disposons. C’est la conception idéaliste, « accomplie réellement et techniquement ».
6. Puisqu’on nous fournit le monde, nous n’avons pas à en faire l’expérience ; nous restons inexpérimentés.
Jusqu’alors, la vie était une exploration, on devait aventureusement s’y former. Puisque l’effigie du monde est maintenant livrée à domicile, ceci est devenu superflu. Les voyages et le tourisme ne constituent pas une objection : on y recherche la rapidité, le confort, contraires à toute véritable expérience.
7. Le monde livré est d’abord « familiarisé ».
(NB : « entfremden [aliéner] ne devrait pas signifier « rendre étranger », mais, au contraire, « débarasser de tout caractère étranger ». (…) Nous remplacerons donc à partir de maintenant l’ambigu « entfremden » par « verfremden« [distancier], que Brecht a introduit pour décrire un effet théâtral bien précis ».)
Alors que nous vivons de façon aliénée, « dans un monde distancié », on nous présente ce monde comme si nous étions intimes avec lui : c’est la « familiarisation » du monde (ainsi : la bombe à hydrogène nommée « Pépé »). Ainsi, les stars, nous sont présentées de façon intime, quand nous ne connaissons pas notre voisin de palier ; le Président vient discuter auprès de la cheminée. « En fait, toute retransmission comporte cette dimension de tutoiement, tout ce qui est livré à domicile invite au tutoiement ». C’est une modalité exacerbée de l’anthropocentrisme : « nous nous représentons n’importe quel être à notre image » : ainsi les martiens viennent nous voir en soucoupe volante. Le rapport au passé est aussi concerné : Socrate appelé « un sacré type », les grands hommes considérés comme des provinciaux, puisqu’ils n’avaient pas l’électricité… « L’effet de cette méthode prétendument destinée à rapprocher l’objet consiste précisément à le dissimuler (…) voire à l’abolir (…). Car le passé considéré sous le seul angle de la possibilité d’y trouver des copains est aboli en tant qu’histoire« .
8. Les sources de la familiarisation : l’univers démocratique ; familiarisation et marchandise ; familiarisation et science.
Il y a trois causes secondaires de la familiarisation. — La « démocratisation de l’univers ». On applique à l’univers « les principes (issus de la morale et de la politique) de l’égalité des droits et de la tolérance universelle » ; le lointain comme le proche ont alors même accès à mon intimité ; « à toute préférence s’attache déjà le caractère odieux d’un privilège ». — La marchandisation du monde. La qualité d’une marchandise tient à sa maniabilité, à son adéquation à nos besoins. De même, l’émission de radio ou de télévision « doit être familiarisée, dénoyautée et rendue assimilable ». Tout travail consiste à s’approprier le monde, et est digne en ce sens, mais ici il y a tromperie, puisqu’on veut masquer que ce qui nous apparaît est fabriqué. Le monde familiarisé « est un monde travesti – puisque le monde est l’inconfort même -, et ce produit a néanmoins l’audace ou la naïveté de prétendre être le monde ». — L’attitude scientifique. L’ascèse scientifique conduit à neutraliser le point de vue subjectif, le critère du proche et du lointain mais ce n’est certes pas une attitude valable pour la vie normale. Et cette confusion ne conduit pas l’homme à « accorder à chaque phénomène un droit égal à être connu de lui, mais un droit égal à être pour lui objet de jouissance ».
9. La « familiarisation » est une forme raffinée de camouflage de la distanciation.
« La cause principale de la familiarisation est la distanciation elle-même. (…) En réalité, sa principale réussite est d’avoir dissimulé les causes et les symptômes de la distanciation, tout comme le malheur que celle-ci avait entraîné ; d’avoir ôté à l’homme, que l’on a aliéné de son monde et auquel on a aliéné son monde, la capacité de prendre connaissance de ce fait. (…) Sur les blessures de l’aliénation que l’une des mains provoque, l’autre verse le baume de la familiarité. Quand ce n’est pas tout simplement la même main qui blesse et qui guérit ». En un geste anti-socratique, il faut « maintenir l’homme privé de monde dans l’illusion qu’il en a toujours un« . La familiarisation, aussi bien que la distanciation, nous prive de notre être-au-monde, qui suppose des cercles concentriques aux valeurs affectives différentes. « Que l’on rende le proche lointain, comme le fait la distanciation, ou le lointain intime, comme le fait la familiarisation, l’effet de neutralisation est le même« . Les exemples sont innombrables de ces personnes vivant davantage en compagnie des fantômes de la télévision que de leur entourage.
10. L’aliénation est-elle encore un processus ?
Nous en sommes peut-être déjà à un stade où il ne reste aucun véritable « moi » à aliéner. « Car supposer que nous, hommes d’aujourd’hui, exclusivement nourris de succédanés, de stéréotypes et de fantômes, nous serions encore des « moi » ayant un « soi », et que ce serait ce régime alimentaire qui nous empêcherait d’être « nous-mêmes », ce serait faire preuve d’un optimisme qui n’est peut-être plus de mise. (…) Peut-on encore aliéner l’homme de masse à lui-même ? ». Ainsi, les psychologies réductionnistes, malgré nos railleries sentimentalistes, avaient peut-être raison d’étudier les hommes de notre époque comme des robots.
II. Le fantôme.
« Le monde nous est livré à domicile. (…) Nous nous demanderons donc : selon quel mode d’être les événements retransmis sont-ils chez le destinataire ? »
11. Le rapport entre l’homme et le monde devient unilatéral. Le monde, ni présent ni absent, devient un fantôme.
Le statut de ce qui se présente à nous est ambigu. On pourrait dire que cela nous aliène : nous subissons le monde entier chez nous, sans pouvoir réagir ; on pourrait à l’inverse dire que c’est une grande liberté que de pouvoir jouir du monde sans le craindre. Mais la retransmission ne se réduit pas à une « apparence esthétique » : « celui qui écoute un match de football le fait en supporter excité, il le perçoit comme ayant réellement lieu, il ignore tout du « comme si » de l’art ». Nous dirons que l’ambiguïté ontologique des événements, à la fois présents et absents, réels et apparents, en fait des « fantômes« .
12. A la télévision, l’image et ce qu’elle représente sont synchrones. La synchronie est la forme appauvrie du présent.
Traditionnellement, l’image a toujours eu un statut de copie, ou de modèle, impliquant « un « décalage temporel » par rapport à l’objet représenté ». Or à la télévision, les « images sont simultanées et synchrones par rapport aux événements qu’elles représentent ; elles montrent, tout comme le télescope, ce qui est présent « , elles sont « un pur présent« . Le mot « présent » a deux sens :
« la présence concrète« , la situation où l’homme entre en contact avec le monde, la rencontre ;
« la simple simultanéité formelle« , l’appartenance à un même instant du monde. Cette double signification se fonde « sur l’impossibilité de tracer avec précision la limite à partir de laquelle un événement ou un élément du monde nous concerne si peu qu’il ne nous est plus « présent » qu’au sens de la simultanéité ». Or, au principe de la retransmission, il y a ce fait « qu’elle nous offre, comme s’il était vraiment présent, un événement qui a lieu en même temps ou presque« . La télévision nous procure un sentiment illusoire de présence au monde. Nous rendre réellement présent le monde serait positif ; mais la télévision ne le fait pas réellement, et au contraire nous éloigne de ce qui est notre véritable présent.
13. Digression : coup d’œil rétrospectif sur une passion consumée. L’homme dispersé n’habite que dans l’instant. Les postes de radio et de télévision engendrent une schizophrénie artificielle. L’individu devient un « dividu ».
Des poètes, dont Apollinaire, ont voulu réunir la multiplicité du monde en « invoquant la qualité d’omniprésence du « maintenant ». Ils aspiraient ainsi à faire de l’instant une arme magique contre l’espace considéré comme principe d’individuation « . Les techniques de distraction, elles, n’utilisent l’instant que pour favoriser davantage la dispersion de l’homme, sa délocalisation, sa désindividualisation. L’homme exténué par son travail s’abandonne aux distractions télévisées, qui lui offrent un repos occupé. Il s’agit d’éviter l’effort, mais aussi l’angoisse du vide, par l’évasion passive qu’apportent les programmes. Cela va plus loin : l’homme se déstructure, et doit accorder à chaque organe l’occupation factice qui le sauvera du désœuvrement. « L’homme qui prend un bain de soleil, par exemple, fait bronzer son dos pendant que ses yeux parcourent un magazine, que ses oreilles suivent un match et que ses mâchoires mastiquent un chewing-gum. Cette figure d’homme-orchestre passif et de paresseux hyperactif est un phénomène quotidien et international ». « Jusqu’à maintenant, la critique de la culture n’a voulu voir la destruction de l’homme que dans sa standardisation, c’est-à-dire dans le fait qu’il n’était plus laissé à l’individu, devenu un être de série, qu’une individualité numérique. Aujourd’hui, même cette individualité numérique est perdue. Le résultat de la division est à son tour « divisé ». L’individu a été transformé en un « dividu », il est désormais une pluralité de fonctions. La destruction de l’homme ne peut manifestement pas aller plus loin ».
14. Tout ce qui est réel devient fantomatique, tout ce qui est fictif devient réel. Les grands-mères abusées tricotent pour des fantômes et sont transformées en idolâtres par la télévision.
Les événements retransmis sont fantômatiques, mais ne se réduisent pas à une apparence esthétique. Les fantômes s’emparent de nous. Nous ne distinguons plus le futile et le sérieux. La panique provoquée par La Guerre des mondes d’Orson Welles en est le modèle, repris tous les jours par l’implication absolue des vieilles dames dans la vie de leurs héros de feuilletons, s’inquiétant plus du sort du héros que de celui de leur mari sur le front, submergeant les stations de radio sous les paquets de lingerie pour bébé quand un nouveau fantôme doit arriver. « Ces victimes des fantômes sont trompées dans leur humanité même, puisque leur subjectivité et le monde sont deux choses désormais définitivement coupées l’une de l’autre« . Deux rapprochements assez cruels sont possibles :
« Les brassières qui s’empilent dans les stations de radio à l’intention d’enfants qui n’existent pas ressemblent beaucoup aux offrandes qui s’accumulaient autrefois sur les marches des autels consacrés aux idoles ».
« Comme chacun sait, on ne mène plus aujourd’hui les taureaux aux vaches, mais on leur fait monter ce qu’on appelle en anglais des « dummies » et en allemand des « Attrappen », c’est-à-dire des leurres. Si l’on procède ainsi, c’est parce que leur pulsion, aussi longtemps qu’elle restait à l’état naturel, ne donnait lieu qu’au plus extrême gaspillage (…). C’est maintenant au tour des sentiments de l’être humain, jusqu’ici « gaspillés », d’être mis au service de l’industrie ».
15. Les histoires de fantôme d’aujourd’hui : le monde fantôme et le monde réel entrent en collision. On menace un fantôme.
Les grands-mères mystifiées sont peut-être un exemple trop parfait. Mais la situation la plus fréquente n’est pas moins grave : c’est celle d’une confusion et un combat entre le monde des fantômes et le monde réel. Un fait divers a ainsi révélé le drame d’un couple, dont la femme était devenue amoureuse d’un fantôme. Le mari méprisé et négligé comparaissait devant le tribunal pour avoir menacé l’acteur. Mais si la confusion reste souvent inaperçue, c’est surtout « parce que nombre d’habitants du monde réel ont déjà été définitivement vaincus par les fantômes et sont déjà des reproductions de fantômes », comme ces « innombrables girls réelles [qui] se sont donné l’apparence d’images de cinéma et courent ça et là comme des reproductions de reproductions « .
16. Grâce au petit format de son écran, la télévision transforme tout événement en bibelot.
Si la télévision rend le futile sérieux, elle rend aussi le sérieux futile, en le familiarisant. Le petit format de l’écran permet de « transformer chaque événement du monde en un bibelot « . Il nous fait croire à la possibilité d’une vue d’ensemble sur l’événement, et à son caractère finalement anodin. « Il y a, à côté du sensationnalisme, certes caractéristique, un anti-sensationnalisme qui lui est étroitement lié et n’est pas moins dangereux ».
III. La nouvelle.
Nous avons dit que ce qui nous arrive par la télévision, c’est la chose sous forme de fantôme, c’est-à-dire ni la chose elle-même, ni une simple image. N’est-ce pas le statut d’une information ou d’une nouvelle ?
17. Une théorie pragmatique du jugement. Celui qu’on informe est libre, puisque ce qui est absent est à sa disposition ; il n’est pas libre, puisque au lieu de la chose même, il n’a droit qu’à son prédicat.
« Tout discours est animé de l’intention de rendre présent ce qui est absent » (sans quoi ce serait un simple bavardage), et de permettre ainsi au destinataire d’agir. Il reçoit par le prédicat ce qui est important dans l’objet pour motiver son action. Cependant, ceci signifie aussi que l’individu ne reçoit qu’une partie de l’objet absent. « Tout prédicat est déjà un préjugé « . Mais d’ordinaire, on fait clairement la distinction entre ce qu’on connaît par soi-même, et les faits, les nouvelles qui nous sont rapportées avec un tel « préjugement ».
18. Les émissions effacent la différence entre la nouvelle et son objet. Elles sont des jugements apprêtés.
Devant la radio ou la télévision, on ne sait plus si on a affaire à un objet ou à un fait. En effet, « la transportabilité, propriété auparavant caractéristique des faits, semble avoir contaminé les objets eux-mêmes. Ne les a-t-elle pas ainsi transformés en faits ? ». C’est bien le cas, même si « le jugement transformé en image renonce à sa forme de jugement afin de faire croire au consommateur qu’on ne veut rien lui faire croire « . C’est ainsi une facette seulement de sa personnalité qu’un individu nous montrera à la télévision, nous serons alors non pas devant l’individu Smith, mais devant l’information : Smith est dynamique, ou compétent, ou courageux…
19. Les marchandises sont des jugements camouflés. Les fantômes sont des marchandises. Les fantômes sont donc des jugements camouflés.
« Tout fantôme n’est pas l’exhibition d’un prédicat, nous objectera-t-on. Tout fantôme n’est pas une réclame ». C’est pourtant bien en tant que marchandise, en tant que livrés à domicile, que les fantômes sont des jugements. Comme toute nouvelle, marchandise et fantômes sont des préjugés, qui comportent en eux-même la façon dont on doit les contempler, et qui ont intérêt à ce qu’on ne s’en rende pas compte. « Ce que nous consommons, en écoutant la radio ou face à l’écran de télévision, ce n’est pas la scène elle-même mais la version apprêtée qu’on veut bien nous en donner, ce n’est pas la prétendue chose (S), ce sont ses prédicats (p). C’est un préjugé apparaissant sous forme d’image qui, comme tout préjugé, dissimule son caractère de jugement mais — puisqu’il reste secrètement un jugement — épargne au consommateur l’effort d’avoir à juger par lui-même. En fait, cette idée ne lui vient même pas à l’esprit, pas plus que face à d’autres marchandises déjà conditionnées comme, par exemple, une boite de conserve contenant des fruits déjà cuits qu’il achète afin de ne pas avoir à les cuire lui-même ».
IV. La matrice.
20. Le Tout est moins vrai que la somme des vérités partielles qu’il contient. Le camouflage réaliste des stéréotypes vise à faire de l’expérience un stéréotype.
L’image du monde qu’on nous présente prétend correspondre adéquatement au monde, et rendre inconcevable l’idée même d’un décalage. De plus, la vocation de cette image n’est pas essentiellement théorique mais pragmatique : elle est un instrument destiné à modeler notre nature et notre comportement. Nous vivons ainsi dans les stéréotypes, et nous y habituons, et en redemandons. Ces stéréotypes masquent le réel, et pour cela recherchent le plus réel qui soit, à commencer par le sensationnel, qui fait ainsi notre quotidien. Petit à petit, nous ne voyons plus dans le monde que ce qu’on nous y a appris à voir. Les stéréotypes constituent ainsi les formes-conditions a priori de notre entendement, de nos sentiments, de notre comportement et de nos actes. « C’est à la mise en place de ces matrices et à la réalisation de ce conditionnement que sont destinées les émissions. Mais puisque, comme nous l’avons vu, la forme des matrices ne doit pas révéler qu’elles sont des matrices, les conditions doivent se présenter sous la forme de choses, et les matrices comme des fragments du monde« . Nous pouvons ainsi préciser deux points :
Les « fantômes » sont ces « formes qui apparaissent comme des choses ».
L’idéalisme actuel n’est pas celui où le monde serait mien parce que je le fais mien (comme l’animal qui se nourrit chez Hegel). C’est celui où je suis contraint de ressentir le monde tel qu’on me l’impose. « Beaucoup de choses peuvent être « miennes » : jusqu’au matricule tatoué sur le bras du déporté. Si, comme nous l’avons écrit, le monde est livré à l’homme de masse sous la forme d’une totalité de stéréotypes, c’est une totalité de représentations qui prend alors la place du monde, une totalité qui n’est la « sienne » que parce qu’elle a été imprimée dans son esprit ».
21. Le conditionnement des besoins.
Les offres de la marchandise sont les commandements d’aujourd’hui. Les marchandises ont soif, et nous avec elles.
Le conditionnement le plus efficace est le plus invisible, celui qui ne nous pèse pas plus que l’océan pour les poissons. Le mieux est que ce conditionnement soit désiré. « Parmi les tâches actuelles de la standardisation et même de la production, il n’y a donc pas seulement la standardisation des produits mais aussi celle des besoins (il faut que les consommateurs aient soif de produits standardisés) ». Deux forces participent à produire cela :
Pour combler le fossé entre le produit offert et le besoin, on mobilise la force de la morale, le commandement de la marchandise. Celui qui ne désire pas ce qu’on lui offre est immoral. « Ce que nous devons faire ou renoncer à faire aujourd’hui, si l’on met de côté le peu qu’il subsiste des mœurs des époques antérieures, est défini par ce que nous devons acheter. » Qui tente de se soustraire à certains achats considérés comme des musts sera perçu comme « non-conforme », moralement et politiquement suspect. Le refus d’acheter est « une menace pour les légitimes exigences de la marchandise », qui est pire que le vol. En effet le voleur respecte la morale de la marchandise. « Au contraire, « le simple fait de ne pas posséder de voiture et de pouvoir, par conséquent, être pris en flagrant délit de non-achat, ou plutôt de non-besoin » a conduit l’auteur, au cours d’une promenade à pied (sans but économique, et sans voiture), à être réprimandé et menacé par un policier. On comprend ainsi pourquoi « même ceux qui ne peuvent pas se le permettre achètent les marchandises offertes ». A cet égard, « rien peut-être ne joue un rôle plus fondamental dans la vie spirituelle de l’homme d’aujourd’hui que la contradiction entre ce qu’il ne peut pas se permettre d’acheter et ce qu’il ne peut pas se permettre de ne pas avoir « . Et si l’on finit par céder c’est pour être alors absolument esclave de la marchandise : « il n’est bien sûr moralement pas question de l’avoir sans profiter au maximum de ce qu’elle peut offrir ». « C’est donc aussi pour des raisons morales que nous acceptons de subir en permanence ce que nous livrent et nous offrent les postes de radio et de télévision, qui peuvent ainsi nous conditionner en permanence ».
La morale n’est cependant qu’une « force auxiliaire ». La force essentielle est entretenue automatiquement : un phénomène d’accoutumance fait qu’on finit par avoir besoin de ce qu’on a, plutôt que l’inverse. Ainsi, le produit fait naître lui-même le besoin qu’il comble. De plus, il fait naître le besoin d’autre produits. « Qui a besoin de A doit aussi avoir besoin de B, et qui a besoin de B doit aussi avoir besoin de C. (…) A chaque achat, il se vend : chaque achat le fait en quelque sorte entrer par alliance dans une famille de marchandises qui s’accumulent, se reproduisent aussi vite que des lapins et exigent qu’il les entretiennent financièrement ». C’est « la garantie d’une certaine tranquillité » pour l’individu, qui sait à chaque nouvelle étape quel doit être son prochain désir. Inutile de vouloir limiter cette emprise des marchandises : elles constituent un système solidaire qui est notre monde. « La réussite de la matrice est totale quand toute marchandise, dont l’offre était déjà un « commandement » auquel nous nous sommes pliés, recèle de nouveaux besoins qui deviennent à leur tour nos besoins. Car nos besoins ne sont désormais plus que l’empreinte ou la reproduction des besoins des marchandises elles-mêmes « .
22. Premier axiome de l’ontologie de l’économie : ce qui n’a lieu qu’une fois n’est pas.
Digression sur la photographie.
La matrice ne conditionne pas que nous, mais aussi le monde lui même. « Le mensonge devient vrai », « le réel devient le reflet de son image « . Expliquons-le. Ce qui nous est livré à domicile par la télévision, ce sont, par définition, des marchandises de masse. Ce qui importe, dans ce système, ce qui a de la valeur, ce n’est pas l’événement réel unique, mais la série de ses reproductions. Cet axiome de l’économie moderne peut sembler paradoxal, nous l’avons pourtant dans le sang. Ce qui le montre parfaitement, c’est la réaction des touristes face à un monument. Ils ne mettront un terme à la gêne première qu’une fois l’objet unique photographié, c’est-à-dire reproduit et possédé.
23. Second axiome de l’ontologie de l’économie : ce qui n’est pas exploitable n’est pas.
Le monde, la nature, n’ont une valeur que s’ils sont exploitables, si on peut les intégrer dans le système de la marchandise. Il s’agit d’un « anthropocentrisme honteux d’une nouvelle espèce », affirmant non pas « que le monde est là pour l’homme mais, à l’inverse, que l’homme est là pour le monde « . « Ce qui se contente d’être n’existe pas. Ce qui se contente d’être est gaspillé. Si l’on veut qu’il existe, il faut le récolter. Cette récolte, la récolte des événements et de l’histoire, a lieu en grande partie dans les émissions de radio et de télévision ».
24. Les fantômes ne sont pas seulement des matrices de l’expérience du monde ; ils sont aussi des matrices du monde lui-même. Le réel comme reproduction de ses reproductions.
Ce qui est vraiment, ce n’est pas la nature, mais le produit de série, voué à satisfaire des besoins standardisés. Pourtant, « il semble que tout produit ait honte — en un sens assurément grotesque — d’appartenir à la nature, comme l’âme a honte d’être enchaînée à un corps. L’idéal qu’il poursuit est de ramener ce reste corporel à un minimum infinitésimal, d’atteindre une existence en quelque sorte angélique ». Ceci vaut particulièrement pour les émissions télévisées, et les événements qu’elles diffusent. Ceux-ci doivent être préparés pour être le plus possible adéquats à la finalité qu’ils poursuivent, sans plus d’excroissance naturelle qui gênerait la satisfaction du consommateur, sans « plus de chemin à parcourir, plus d’efforts à fournir, plus de dangers à affronter ». « Les événements, tels qu’ils adviennent « naturellement », c’est-à-dire en tant qu’événements singuliers, ne valent rien. (…) Pour valoir quelque chose, ils doivent d’abord être multipliés, et puisqu’il serait absurde de multiplier de la matière première, ils doivent avant tout, en quelque sorte, « être passés », broyés à la moulinette, c’est-à-dire être filtrés ». « La perfection va si loin qu’il ne subsiste plus rien après la consommation, pas un pépin, pas un poil, pas un os. Il ne reste même plus le produit. (…) En dehors de l’invisible effet par lequel la marchandise a fait, une fois de plus, du consommateur un homme de masse, tout est exactement comme avant qu’on ait allumé la radio ou la télévision ». Mais, comme pour l’agriculture, la production essaie d’intervenir le plus en amont possible, et on cultive ainsi les événements « pour leur donner le plus tôt possible, voire dès l’origine, un caractère reproductible optimal « . « Le réel — le prétendu modèle — doit donc être créé sur mesure en vue de son éventuelle reproduction, à l’image de ses propres reproductions « . Ainsi des stars de cinéma, des matchs de football, des manifestations politiques. De nombreux événements « ne sont pas d’une importance telle qu’ils doivent être retransmis ; c’est plutôt parce qu’ils sont retransmis qu’ils deviennent importants ». « C’est à très grande échelle qu’aujourd’hui le « réel d’origine » n’est plus que le prétexte de ses copies. Prendre « réellement » part à de tels « événements originaux » intéresse aussi peu l’homme contemporain — qui est lui-même déjà devenu une copie — que le plomb qui a servi à imprimer les pages de son livre n’intéresse le lecteur ou que s’emparer de l’Idée n’intéresse le prisonnier de la caverne platonicienne ».
V. Plus généralement.
25. Cinq conséquences : le monde « nous va parfaitement » ; le monde disparaît ; le monde est postidéologique ; ceux qui sont conditionnés ont été préparés à l’être ; l’existence n’est pas libre dans ce monde.
Les matrices conditionnent les événements réels et les âmes des consommateurs ; il en résulte cinq conséquences. — « Le monde « va parfaitement » à l’homme et l’homme va parfaitement au monde ». Le monde, comme un vêtement, ne nous oppose plus de résistance. — Plus encore, le monde est comme un aliment, entièrement assimilable : « lorsqu’il tombe « tout rôti » dans nos yeux ou nos oreilles, il doit descendre « tout seul » en nous sans résistance, devenir nôtre, voire ne plus faire qu’un avec « nous-mêmes » ». — « Notre monde est « post-idéologique » (…). Mentir devient superflu quand le mensonge est devenu vrai « . Plus besoin d’imposer une fausse représentation du monde, puisque « le cours du monde lui-même est déjà un spectacle arrangé ». Comme le pain vendu en tranche, que nous ne pouvons plus cuire et découper, le monde « nous arrive déjà idéologiquement « pré-tranché », pré-interprété et pré-arrangé ». C’est précisément l’absence de résistance du monde qui nous interdit toute réinterprétation personnelle. Le monde est devenu une femme facile , « il se laisse si facilement aborder — puisqu’il s’est déjà donné à l’instant même où il est apparu —, que nous n’avons pas besoin de faire quoi que ce soit pour le « saisir » ou pour les séduire, lui et son sens ». — « Ceux qui sont conditionnés ont été préparés à l’être « . L’homme ne reçoit pas le monde comme une table rase : il est déjà préformé, pré-adapté au monde qu’on lui fait parvenir. La matrice a préparé les hommes à recevoir un monde préparé. — « Car l’existence, dans le monde du pays de cocagne post-idéologique, n’est absolument pas libre « . Les émissions ne nous livrent pas seulement des fantômes, mais aussi la façon dont nous devons y réagir (comme le montrent en particulier les applaudissements et rires pré-enregistrés). « Tout fantôme retransmis contient déjà en lui, en tant que partie intégrante et désormais inséparable de lui-même, sa propre « signification », c’est-à-dire ce que nous devons penser de lui et ce qu’il doit nous faire ressentir« . Que nous ne le remarquions même plus est le signe de notre parfaite aliénation.
26. Résistance tragi-comique : l’homme contemporain se crée des difficultés artificielles comme objets de jouissance.
L’homme à qui on livre un monde sans résistance, éprouve le besoin de reconstituer artificiellement des occupations laborieuses. Il ne peut vivre sans divertissement, au sens pascalien. Or aujourd’hui tout le monde, y compris les ouvriers, appartient à la « classe de loisir » : « même le plus pauvre des cueilleurs de coton du sud des Etats-Unis achète aujourd’hui ses haricots en boite déjà cuisinés ». Notre vie « est doublement aliénée : elle n’est pas seulement faite de travail sans fruit mais aussi de fruits obtenus sans travail« . Alors l’homme contemporain « produit volontairement des résistances, ou plutôt les fait produire pour lui ». D’où, sur le modèle du sport, « qui n’a pas grandi par hasard en même temps que l’industrie », la prolifération des « hobbies » : bricolage, camping, peinture ou écriture « créatives »… Le comble est que, dialectiquement, la marchandise reprend l’avantage en offrant des produits nouveaux qui visent à « faciliter autant que faire se peut la tâche aux amateurs de hobbies avides de se créer eux-mêmes des difficultés et de les surmonter », et en enseignant « en masse, et même dans des émissions pédagogiques diffusées à la radio, comment « devenir créatif », et donc que les éléments de la créativité sont ainsi livrés usinés à domicile ».
27. Encore une fois le réel comme reflet de ses reflets. La métamorphose de l’actrice V. en reproduction de sa reproduction.
Un exemple peut nous montrer très concrètement comment le réel devient le reflet de ses reflets. V. a été refusée par un producteur après un bout d’essai, parce qu’elle n’était pas assez « photogénique ». « Ce qu’il voulait dire par-là, c’est : tant que tu n’auras pas utilisé avec plus de succès nos fantômes comme des matrices pour ton apparence réelle, tant que tu n’auras pas été conditionnée par leurs modèles, tu ne seras pas prise en compte comme un fantôme avec lequel iul faut compter ». V. a donc renoncé à sa beauté singulière, a sollicité l’argent de ses proches pour confier son corps aux spécialistes de cette transformation (salons de beauté et de massage, chirurgiens). Elle s’imposa ascétiquement l’abandon de son être singulier, pour se conformer au modèle voulu. « Je doute que les rites initiatiques auxquels doivent se soumettre les vierges pour être admises dans les temples védiques aient été plus cruels que ceux auxquels se contraignit V. afin d’être solennellement reçue dans le monde des fantômes ». Une fois devenue « un article comme « tous les autres » », V. ne fut pas reconnue par le producteur, qui l’engagea. (Comme toutes les postulantes ne peuvent devenir matrices, « des milliers de fantômes vivent en Californie. Plus rien ne trahit la vie qu’elles menaient auparavant ni l’apparence individuelle qu’elles avaient autrefois. Comme elles n’ont jamais eu la chance de devenir des matrices, elles occupent « en attendant » des jobs de drugstore girl ou de hop girl , ayant encore l’air, pour un temps, fantômatiques, et toujours dans l’illusion de pouvoir encore un jour servir d’illusion »).
28. Ce n’est pas celui qui tient compte d’elle qui compte pour celle qui compte.
V. n’était pas guidée par la « vanité » ou le « désir de gloire ». Vivant dans un monde d’images, où seuls les fantômes ont une importance réelle, elle souffrait d’un « manque de prestige ontologique « , de n’être qu’une non-image, tout comme un bourgeois d’autrefois pouvait se tourmenter de n’être qu’un roturier. Ce sentiment est pourtant historiquement sans précédent. « Ce ne sont plus nos semblables qui forment aujourd’hui un monde modèle intimidant pour ceux qui manquent d’assurance, mais des hommes-fantômes et des choses ». V. dit : « Mon Dieu, qu’étais-je auparavant ! ». Elle veut dire qu’elle n’avait pas réellement été, tant qu’elle n’avait pas été retravaillée, reproduite, tant qu’il « ne s’était pas trouvé une foule de consommateurs conditionnés pour certifier en masse son existence ». Quand je me moquais d’elle qui prétendait avoir gagné « une existence propre » au moment où elle avait abandonné renoncé à être elle-même, elle répondit : « « Toi, avec ton “moi“ ! Qui s’en soucie ? » En faisant de la demande l’échelle de la valeur et le critère de l’être, elle m’avait cloué le bec ». Aujourd’hui que les marchandises sont moins là pour nous, que nous « pour assurer, en tant qu’acheteurs et consommateurs, la continuation de leur production », « nous ne sommes plus que des moyens et, en tant que moyens, nous sommes ontologiquement subordonnés aux fins ». Il est normal que l’on se flatte de parvenir à être une fin en soi, à valoir réellement quelque chose, quand on parvient comme V. au statut de marchandise. 




 


<<...Considérations philosophiques sur la radio et la télévision >>, in L’obsolescence de l’homme (1956), éd. Ivréa, Paris, 2002, pp.117-241.