Julien Gracq
POUR GALVANISER L'URBANISME
Gêné
que je suis toujours, sur les lisières d'une ville où cependant il
serait pour nous d'une telle séduction de voir par exemple les beaux
chiendents des steppes friser au pied même de l'extravagante priapée des
gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière
interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses
auréoles, je rêve depuis peu d'une Ville qui s'ouvrît, tranchée net
comme par l'outil, et pour ainsi dire saignante d'un vif sang noir
d'asphalte à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus
abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. Que ne pourrait-on
espérer d'une ville, féminine entre toutes, qui consentît, sur l'autel
d'une solitaire préoccupation esthétique, le sacrifice de cet
embonpoint, moins pléthorique encore que gangreneux, où s'empêtre
perversement comme dans les bouffissures de l'enfance la beauté la plus
mûre et la plus glorieuse d'avoir été fatiguée par les siècles, le
visage d'une grande cité. Le papillon sorti du cocon brillant des
couleurs du rêve pour la plus courte, je le veux bien, la plus condamnée
des existences, c'est à peine s'il donnerait l'idée de cette
fantastique vision du vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour
un voyage au fond même du songe, et secouant avec la vermine de sa coque
le rémore inévitable, les câbles et les étais pourris des Servitudes
Economiques. Oui, même oubliée la salle où l'on projetait l'Age d'Or, il
pourrait être spécialement agréable, terminée la représentation de
quelque Vaisseau Fantôme, de poser sur le perron de l'Opéra un pied
distrait et pour une fois à peine surpris par la caresse de l'herbe
fraîche, d'écouter percer derrière les orages marins du théâtre la
cloche d'une vraie vache, et de ne s'étonner que vaguement qu'une
galopade rustique, commencée entre les piliers, soudain fasse rapetisser
à l'infini comme par un truc de scène des coursiers échevelés sur un
océan vert prairie plus réussi que nature.
Serais-je
le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce
choix du dépouillement dans le site où s'édifieront les constructions
les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs,
caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à glaciers,
où trouve à s'avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne
d'ironie et d'érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d'un
poème de Rimbaud, que sans doute j'interprète si mal — à ma manière : «
Ce soir, à Circeto des hautes glaces... » J'imagine, dans un décor
capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce
rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus
abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de
culmina-tions énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre
épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine »
au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l'effort une gracieuse
apparition, bras étendus, semble s'envoler sur la pointe d'un seul pied,
— ou plus encore comme à là lueur du jour la céleste Visitation des
neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une
lumière de Pentecôte, — l'œil dressé sous un angle impossible perçoit en
plein ciel d'hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes
de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le
long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la
blancheur incongrue d'une épaule énorme — et toutes pleines de jouets
somptueux, d'enfants calmes, de profondes fourrures, et se hâtant tout
au long des interminables et nobles façades des palais d'hiver vers la
Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces.
Le
souvenir charmant que j'ai gardé de cette ville où les feux de bengale
roses éclataient dans les collines de neige, où la jeunesse dorée des
quartiers riches, à minuit, s'amusait à jeter dans les précipices qui
ceinturent ce belvédère de glace des torches enflammées qui
rapetissaient mollement, régulièrement, dans la transparence noire,
jusqu'à ce que, le souffle coupé par une nausée vague, on relevât les
yeux vers la nuit piquetée d'étoiles froides, et qu'on sentît la planète
pivoter sur cette extrême pointe. Devant le perron du casino, deux
avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à
double évolution; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des
voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les
derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière
électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches,
je l'ai vue s'enrichir de sous-entendus d'au-delà, de magnifiques points
d'orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines
de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de
contrebande sous cet éclairage pestilentiel.
Mais,
à quatre heures du matin, dans l'air glacé, les immenses avenues vides
sous leurs lumières clignotantes ! Une brume vague montait des abîmes,
et, complice de la somnolence du froid extrême, mêlait les étoiles aux
lumières infimes de la vallée. Accoudé à un parapet de pierre, l'œil aux
gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma
rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces
avenues démesurées, on n'entendait plus que le bruissement des lampes à
arc et les craquements secs des glaciers tout proches, comme une bête
qui secoue sa chaîne dans la nuit. Parfois, au bout d'une perspective,
un ivrogne enjambait la rampe d'un boulevard extérieur comme un
bastingage.
Villes ! — trop mollement situées !
Et
pourtant, des villes réelles, une me toucherait encore jusqu'à
l'exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. Sur une terre basse,
balayée devant par la mer, minée derrière par les marais, elle n'est
guère, — jetées sur ce gazon ras qui fait valoir comme le poil lustré
d'une bête la membrure vigoureuse des côtes bretonnes, — qu'un troupeau
de maisons blanches et grises, maladroitement semées comme des moutons
sur la lande, mais plus denses au centre, et comme agglutinées par la
peur des grands coups de vent de mer. Assez tragique est l'abord de
cette ville, que je me suis toujours imaginée mal ancrée au sol, prête à
céder à je ne sais quelle dérive sournoise. Des boqueteaux de grues
géantes aux bras horizontaux se lèvent comme des pinèdes pardessus les
berges boueuses, en migration perpétuelle, de ce grand fleuve gris du
nord appelant comme une rédemption la blancheur des cygnes de légende
qu'est devenue dans un mélancolique avatar final la rivière lumineuse et
molle de la Touraine.
Par
la vitre du wagon, on songe aussi, pris dans le champ d'un périscope,
au camp d'atterrissage des géants martiens à tripodes de Wells.
Je
lui dus, par un bel été, la surprise d'une de ces poétiques collusions,
de ces drôles d'idées qui naissent parfois aux choses et laissent
soudain interdite la pire fantaisie. Pardessus les toits de ses maisons
basses, la ville, en moquerie profonde, je pense, de ses dérisoires
attaches terrestres, avait hissé en guise de nef de sa cathédrale
absente — haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de
Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du
paquebot « Normandie ». Ville glissant de partout à la mer comme sa
voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus
parfaitement, sur le vague boulevard de brumes qui domine le large,
entre les belles géographies sur l'asphalte d'une averse matinale et tôt
séchée, dériver comme la gabare sans mâts du poète sous son doux ciel
aventureux.
Mais
ce Saint-Nazaire que je rêve du fond de ma chambre existe-t-il encore ?
Lui et tant d'autres. Villes impossibles comme celles que bâtit
l'opium, aux lisses façades glaciales, aux pavés muets, aux frontons
perdus dans les nuages, villes de Quincey et de Baudelaire, Broadways du
rêve aux vertigineuses tranchées de granit — villes hypnotisées de
Chirico — bâties par la harpe d'Amphion, détruites par la trompette de
Jéricho — de tout temps ne fut-il pas inscrit dans la plus touchante des
fables que vos pierres, suspendues aux cordes de la lyre, n'attendaient
jamais, pour se mettre en mouvement, que les plus fragiles inspirations
de la poésie. C'est à ce mythe qui fait dépendre, avec combien de
lucidité, du souffle le plus pur de l'esprit la remise en question des
sujétions les plus accablantes de la pesanteur que je voudrais confier
les secrets espoirs que je continue à nourrir de n'être pas
éternellement prisonnier de telle sordide rue de boutiques qu'il m'est
donné (!) par exemple d'habiter en ce moment.
Pourquoi
ne m'accrocherais-je pas à de telles pensées pour me donner le cœur de
sourire parfois de leurs villes de pierres et de briques ? Libre à eux
de croire s'y loger. Le diable après tout n'y perd rien et, tout boiteux
qu'il est, paraît-il, comme la justice, n'aura jamais fini d'en faire
sauter les toits.
[JULIEN GRACQ, Liberté grande,
Librairie José Corti, 1946]