24 juin 2020

Interprétation
de Michelstaedter






MASSIMO CACCIARI DRÂN




Dans la culture d'Europe Centrale du début de ce siècle, l'œuvre de Carlo Michelstaedter représente un des pôles ou plutôt une des lignes-frontière qui la circonscrivent entièrement. En effet, il ne s'agit pas d'une simple expérience dans le cadre de cette culture, mais précisément de son acmé : tout aussi profondément enracinée dans les problèmes qui la travaillent, qu'elle est extraordinaire par la forme et la radicalité avec laquelle elle affronte ces problèmes et les «combat». Une affinité profonde — presque une «harmonie cachée» — relie — au-delà des différences récurrentes de contenu et de méthode de recherche — toutes ces voix de la génération des années quatre-vingt qui, au cours de la décennie précèdant la Grande Guerre, s'expriment en des œuvres où se mêlent l'enthousiasme de la jeunesse, la géniale solitude dont elle est seule capable quelquefois, au douloureux désenchantement, à l'adieu, au renoncement propre à une maturité plus sobre et plus lucide. Ce «ton» suffirait déjà à expliquer leur prédilection commune pour cet archétype de toute «métaphysique de la jeunesse» contemporaine que représente Le Monde de Schopenhauer. Amitié, oui, philotès, de fait, entre l'Ibsen de Slataper et L'Ame et les formes de Lukács, entre Wittgenstein et Michelstaedter, mais aussi profonde inimitié, neikos ; sur une trame analogue de rapports, de références, et plus encore: sur la base d'un ethos commun, libre de tout compromis, de toute mesotès, se font jour des choix irréductibles, des positions théorétiques violemment contrastées (qui par elles seules suffiraient à liquider cette image d'opérette de la finis Austriae commercialisée au cours de ces dernières années par d'innombrables «spectacles»). Amitié, oui, mais amitié stellaire.
Trois œuvres, selon moi, émergent de ce contexte comme œuvres-frontière, capables d'en «orienter» l'interprétation globale: L'Ame et les formes du jeune Lukács, qui paraît à Budapest en 1910 et l'année suivante en traduction allemande à Berlin; La persuasion et la rhétorique de Michelstaedter, dont les appendices critiques furent achevées le 16 octobre 1910, la veille même du suicide de l'auteur; le Tractatus de Wittgenstein, terminé, comme on le sait, à Vienne en 1918, et publié seulement en 1922 (l'année même de la première édition complète de la Persuasion), mais dont les idées fondamentales semblent être définies dès 1912-1913. Années qui coïncident avec les premiers livres de Kafka. Commune, l'origine juive: un judaïsme qui, bien qu'«assimilé», pose encore problème, est encore interrogé, et n'apparaît pas comme une donnée biographique, mais plutôt comme une «puissance» de l'œuvre. Et comme on le verra, nous pouvons même déjà entrevoir à proximité, l'Étoile de la rédemption de Rosenzweig. OEuvres en tension, en opposition — mais qui justement grâce à une telle opposition réciproque peuvent être pleinement comprises dans leur irréductible individualité.
Commun, le refus de la «culture esthétique» que Lukács, en 1910, définit ainsi dans l'essai portant ce même titre: «Il existait un centre: le caractère périphérique du tout. Toute chose avait acquis une valeur symbolique: le fait même que rien n'était symbolique, que tout n'était que ce qu'il semblait être dans l'instant où il avait été vécu (...) rien en effet n'existait qui ne puisse s'élever au-delà des instants singulièrement vécus. Il existait un rapport entre les hommes: l'entière solitude, l'absence totale de tout rapport». L'unité de la «culture esthétique» consiste en son manque d'unité. Où qu'il porte le regard, l'esthète n'est frappé que par sa propre impression. Aucune chose n'est véritablement res pour lui, rien qui n'ait une existence propre, une vie propre. Pour l'esthète — tout comme pour la vana curiositas du spécialiste — le monde et le moi oscillent dans l'éternelle insecuritas de la Stimmung, de l'état d'âme, de l'Einfühlung. Dans l'idée de «culture esthétique» convergent des courants multiples et dominants de la culture européenne de cette fin de siècle: si l'impressionnisme s'avère en être quasiment l'origine (et Lukács, tout comme d'autres, opposera à l'impressionnisme, un Cézanne, un Van Gogh ou un Gauguin), trouvent place en son sein tant le psychologisme d'inspiration machienne (contre lequel réagira puissamment la phénoménologie de Husserl), que toute forme de «naturalisme de l'âme» (fût-elle de caractère symboliste ou, plus tard, expressionniste), et l'interminable cortège des déformations vitalistes de la dura lectio nietzschéenne. C'est surtout à ces dernières que semble se référer Michelstaedter lorsque, dans le Dialogue de la morale et de l'esthétique héroïque, il pose la «question esthétique»: devant la décadence glorifiant l'«élan éternel», «les forces vives de la nature», la «beauté» de l'«orgie dionysiaque», Michelstaedter prend le masque du «consciencieux employé de Dame raison» pour démontrer l'infranchissable aporie de cette prétendue «vie supérieure», de sa prétendue «autonomie» par rapport aux schémas éculés de la tradition. Dans le grand Dialogue de la santé (1910) le monde de l'esthétique apparaît comme le monde de l'insatiabilité et du manque: ce n'est pas toi qui possèdes les choses en lui, mais les choses (que tu crois avoir pleinement «consommé» dans ton impression, dans la puissance «dionysiaque» de ta vie) qui te possèdent. Constamment tu en dépends : tu t'affirmes seulement dans la mesure où insatiablement tu en fais consommation. Celui qui élève au statut de vérité l'absence de vérité et à celui de centre la disparition du centre; celui qui, sur aucune chose peut fixer son regard, et par aucune chose peut être regardé, n'est pas l'homme libre, mais l'esclave entre tous: il dépend à chaque instant du jeu des apparences et des événements dans leur être fugitif, il ne peut qu'en suivre les «insatiables» transformations. Un profond pathos de la vérité, le sens d'une responsabilité absolue de la pensée et de l'écriture, unissent Lukács, Michelstaedter et Wittgenstein. Comme l'Ibsen, ou le Tolstoï dont parle Michelstaedter (tout comme Slataper à cette même époque; sans oublier que Tolstoï est aussi l'«étoile fixe» de Wittgenstein), ils ne se contentent pas d'«exprimer les sensations superficielles de leur âme» mais crient au visage de la foule: «Vérité! Vérité!» (O., p. 653-654).
Mais quelle Vérité? A ce point, les voies divergent. Ici la «métaphysique de la jeunesse» s'avère complexio oppositorum; et surgit alors le caractère extraordinaire de l'œuvre de Michelstaedter. La réponse du jeune Lukács à la crise de toute Kultur unitaire se concentre sur le problème de la forme de l'essai. L'écrit qui lui est consacré — la fameuse «lettre» à son ami Leo Popper, écrite justement à Florence, l'année même de la mort de Michelstaedter — sert d'introduction au recueil de L'Ame et les formes. Nous pourrions définir l'essai lukácsien comme une version «trauerspiel», dramatico-douloureuse, de l'essai simmelien (théorisé en particulier dans le bref et lumineux écrit de 1909: Pont et porte): pour ce dernier, l'impossibilité de reconstituer le cadre d'une culture «symbolique» ressort encore, «positivement», dans la relativisation réciproque — et donc, l'inséparabilité — du moment de l'union et de celui de la dissolution ou de la «crise». L'essai simmelien est encore pensé dialectiquement, comme la forme contemporaine spécifique de la pensée dialectique, comme forme non systématique de cette même dialectique. Au contraire, l'inspiration fondamentale de l'essai lukácsien semble plutôt kantienne — pleine de cette paradoxale radicalisation de la dimension éthique, déjà dominante dans l'œuvre d'un Weininger, qu'il serait nécessaire d'intégrer au cadre de notre recherche. L'essai ne représente pas ici l'équilibre inquiet entre «solve» et «conjunge», mais la position de celui qui «possède» le centre sous la forme de l'éloignement infranchissable: l'essai qui «tourne» autour de son feu, le comprend dans la mesure même où il en est inexorablement séparé. La vérité c'est l'idée (justement au sens kantien) de l'essai. Il ne «simulera» pas pour autant une composition, une union, mais devra de manière accomplie montrer justement l'infranchissable distance qui sépare de la vérité — en se faisant, par cela même, le gardien de l'idée. L'essai ne s'apaise pas dans quelqu'impressionnisme ou relativisme que ce soit — il montre la vérité, mais précisément comme absence. L'essai ne «renonce» pas à ce qui lui est propre — mais justement parce qu'il l'aime absolument, il ne pourra jamais objectivement le posséder.
La position de Michelstaedter est, au contraire, métaphysiquement opposée à toute idée d'essai (et, de ce point de vue, elle est analogue à celle de Wittgenstein). Les raisons de cette opposition ne pourront s'éclairer qu'en avançant dans l'interprétation de la Persuasion et la Rhétorique, en ce qu'elles coïncident avec les fondements mêmes de la pensée de Michelstaedter. Par essence, l'essai, quelque forme d'essai que ce soit, est une interminable interprétation, jamais persuadée ; l'essai est éternelle «attente» du feu du texte, qu'il garde pourtant, mais jamais, en son temps, ne pourra se donner le kairos qui fait «demeurer stable», «résister» (PR, p. 70 [71]), le kairos11 de l'«actuelle possession» (PR, p. 71 [72]) du présent, «ergôn akmé» (selon les mots de Sophocle, cités par Michelstaedter, p. 72 [id.]): point culminant de toutes les œuvres et dans lequel tout dis-courir se tait.
Comment exprimer une telle acmé? C'est vers la parole de la sophia que Michelstaedter se tourne. Ce «retour» à la Grécité présente des traits extraordinaires — il est absolument aux antipodes de celui de l'idéalisme classique, mais apparaît aussi radicalement «polémique» au regard de la vision nietzschéenne du classique. Le premier a un «texte sacré» (l'expression est de Hegel): le Parménide de Platon, lequel est le texte «maudit» de Michelstaedter. Le second (qui maintient des rapports essentiels avec le premier: il suffirait de penser à l'interprétation presque commune de Héraclite) dissout dans la forme tragique de sa dialectique à la fois le problème de la Vérité et de la Persuasion. L'acmé de Michelstaedter s'exprime au nom d'une sophia parménidienne, dont la vérité contredit tragiquement la voie des mortels à deux têtes, des mortels qui dis-courent dans l'onomazein, qui dépendent de ce temps-chronos de la succession, celui-là même du discours et de ses noms. Il s'agit — je le répète — d'un «retour au classique» in-ouï pour la culture européenne de l'entre-deux siècles (et toto caelo différent de celui implicite dans l'essayisme, fut-il lukácsien, qui porte sur l'idée platonicienne d'Eros, et tient le Banquet pour son «texte» en propre). Ce qui chez Parménide «foudroie» Michelstaedter est l'affirmation nette, dépourvue de clair-obscur, immobile (»la nécessité pour les hommes est justement le déplacement: ni blanc, ni noir, mais gris, ils sont et ils ne sont pas, ils connaissent et ne connaissent pas: la pensée devient «. PR, p. 99 [102]), du caractère in-intentionnel de la vérité. Ceci distingue Michelstaedter aussi de la «Philosophie als strenge Wissenschaft» de Husserl (notons que le «programme» husserlien qui porte ce titre paraît dans «Logos» en 1910-1911), «remémorisation» radicale, par contre, de la tradition cartésienne. La rigueur de la philosophie ne peut être définie sur la base du fundamentum inconcussum du Cogito — car Cogito ne signifie pas je sais, mais «je cherche à savoir: autrement dit, le savoir me fait défaut: je ne sais pas « (PR, p. 99 [102]). Le Cogito caractérise l'être amphibie de la philosophie, en tant que devenir connaissance et donc toujours vide dans le présent, toujours attention du futur. Si Cogito est ce penser qui attend, qui est attentionné, qui ne possède vraiment aucun présent, je ne pourrai jamais en conclure, me fondant sur lui, que je suis (cogito, ergo sum), mais, tout au plus seulement que j'ai été ou que je serai. Le «fondement» du Cogito (sur lequel on prétend édifier une philosophie «rigoureuse») apparaît en réalité comme le processus même qui dis-trait dans le temps de la succession, où tout oscille entre être et non-être, où rien n'est véritablement présent.
Le nihilisme constitutif du Cogito est à la base de la dimension de la Rhétorique. Ceci doit être bien compris pour liquider les différentes interprétations simplement éthiques ou, a fortiori, littéraires de l'idée michelstaedterienne de rhétorique. Cette idée est rigoureusement philosophique: est rhétorique toute conception intentionnelle de la vérité, c'est-à-dire toute conception pour laquelle la vérité est réduite à l'ordre de l'interprétation, à la forme du discours, au problème de sa cohérence interne. Est rhétorique la prétention de posséder le savoir à travers la conventionnalité de l'onomazein, est rhétorique le fait de prétendre que la connaissance puisse être formée par un «système de noms» (PR, p. 98 [101]). L'idée de rhétorique ne reflète donc pas une simple phénoménologie des comportements, autrement dit, n'est en rien descriptive — mais entend attaquer la structure même du discours philosophique, tel qu'il émerge de la «grande crise», entre le Platon des derniers dialogues et Aristote. Ici la philosophie se transforme, pour Michelstaedter, en enquête sur les mots et les modes de la langue, en une cristallisation de ses termes: on simule une classification systématique des modes de parler qui soit la classification de la chose elle-même ; on simule une correspondance «naturelle» entre l'appellation et la chose — cette «voie» justement qui, pour Parménide, représente un délire radical hors du cœur qui ne tremble pas d'Alethèia.
Oeuvre époquale, œuvre qui détermine en grande mesure tout le développement successif de cette pensée «dé-lirante» de l'Occident, que le Parménide de Platon — où, pour Michelstaedter, un Parménide vieilli, qui a perdu ou oublié tout «enthousiasme» (cette divine mania qui l'avait ravi à la présence de l'auguste déesse), s'efforce par une monstrueuse intelligence de montrer dans les mots la connexion possible, la symplokè, le métaxy, entre la rhétorique du quotidien, du temps dis-courant et la Persuasion, la Vérité. Dans le Parménide, serait formulé le projet même de la pensée occidentale, en tant que volonté de compréhender-concevoir le devenir: à savoir volonté d'être-dans-le-temps, d'«appartenir» au devenir et en même temps de le «théoriser», de le dominer conceptuellement. Le concept de rhétorique chez Michelstaedter, compris selon son inspiration la plus radicale, désigne cette volonté de «confusion», de «compromis» (possible uniquement dans le jeu des mots) entre devenir-discourir (il est «nécessaire» de se le concilier — comme on dit) et le présent compos sui de la Persuasion. Il faut se forcer à identifier quels composants théorétiques fondamentaux alimentent cette critique désespérée michelstaedterienne de toute forme de dialectique (donc, aussi de cette forme de dialectique propre à l'essayisme — et qui aura à jouer un rôle tout à fait central dans le «style» de la pensée du xxe siècle). Ce que Michelstaedter entend par Philopsychia, par l'«amour» inauthentique pour la vie dissipée dans le temps où «panta reî», fille de Penia, toujours en attente, toujours déficiente, toujours en corrélation-dépendante, jamais déterminée — ne peut être rattaché, aussi facilement qu'on pourrait le croire, à ce «climat» culturel (auquel appartient certainement aussi le jeune Lukács) qui va de la crise des «fondements» du rationalisme positiviste du XIXe à Sein und Zeit. Les analogies entre le thème de la vie inauthentique, distraite dans le temps de la succession chrono-logique, développé dans la Persuasion et la Rhétorique, et dans certaines parties de l'analytique heideggérienne, sont sans aucun doute impressionnantes — mais la différence n'en apparaît que plus clairement. Il n'est pas qu'une forme du langage (celle du «On», du Man, de l'impersonnel: le langage présupposé, hérité, déjà-dit) qui soit inauthentique, radicalement, pour Michelstaedter, mais la constitution même du langage en tant que tel, qui ne peut correspondre au programme, déjà énoncé par Novalis, d'une parfaite émancipation par rapport à l'esthétique, par rapport à la dépendance du sens. Le langage ne peut pas ne pas servir à signifier — ne peut pas ne pas s'avérer, par effet de gravitation, être attiré vers un «autre» que soi. Pas une de ses logicisations, pas une de ses catharsis philosophiques, qui puisse le racheter de ce péché originel. La philosophie ne sera que la «mise en ordre» de ce langage, ainsi structuré, du devenir de ses modes et termes structurellement inadéquats pour toucher la chose même. La question de la Vérité et de la Persuasion ne peut donc pas se poser dans les termes de l'expression linguistico-discursive.
Cette idée rappelle fortement l'intuition-base de la critique brouwerienne des fondements de la théorie classique des ensembles et, plus généralement, de toute tentative de fondement logique de la mathématique. A la même époque, paraît la grande œuvre du mathématicien hollandais sur les Fondements (1907), précédée par un petit volume tout à fait négligé par les historiens de la pensée du xxe, Leven Kunst en Mystiek (1905), dans lequel, à travers une confrontation serrée avec les mêmes textes que Michelstaedter, Lukács ou Wittgenstein (De Schopenhauer à Eckhart — jusqu'à certaines influences de l'ancienne mystique indienne), au langage intrinsèquement expression de la philopsychia, instrument-véhicule de l'empaysement, de la domestication, de la communication-aliénation, s'oppose la forme persuadée en soi, l'ou-topia éradiquée de tout rapport de dépendance, de l'intuition mathématique et du grand art. Il ne me semble pas hasardeux d'affirmer que Michelstaedter, cherchant à montrer la dimension de la Persuasion, pense justement à ces formes. S'il retrouve surtout chez les poètes (des Tragiques grecs, à Pétrarque, à Leopardi), chez les grands «denkende Dichter», la dénonciation du «dieu que tous honorent» (PR, p. 56 [55]), à savoir celui de la philopsychia, c'est justement parce que dans l'art se montre au plus haut point cette vérité «qui soulève l'individu de ses racines et déchaîne en lui la question d'un présent plus rempli» (O., p. 157), c'est parce que l'art lui apparaît, parmi toutes les autres formes d'expression, celle la plus étrangère à toute «dis-cursivité» gratuite, libre du schéma de finalité et de projet qui domine les autres. C'est dans ce contexte que devront aussi être comprises les images continues, dans l'œuvre de Michelstaedter, de solitude et de désert; elles veulent indiquer l'ou-topia, littéralement: le non-lieu d'une expression qui ne discourt pas, qui ne «dépend» pas (ainsi, pour Brouwer, la mathématique est «sans mots aucun»). Il est certainement juste de saisir aussi dans ces images le sens de l'origine juive de Michelstaedter (persuadé est celui qui est «seul dans le désert», et ce n'est que dans une telle solitude qu'il «vit une vie d'une profondeur et d'une étendue vertigineuse» (PR, pp. 70, 87 [70, 88]) — que ce soit dans le désert, libéré de l'«esthétique» des relations particulières (PR, p. 81 [82]), que l'individu puisse s'affirmer dans sa plus profonde et invincible liberté, est une idée qui rappelle fortement le Moïse et Aaron de Schönberg) — mais il ne faut pas oublier que l'œuvre de Michelstaedter traite d'un problème éminemment philosophique (justement dans sa prétention à valoir comme critique radicale de la tradition philosophique) et ne peut donc être lue comme un ensemble de motifs disparates, tantôt théoriques, tantôt littéraires, tantôt religieux. Est solitaire «la possession de soi» — totalement déracinée du flux de l'onomazein, dont la philosophie n'est autre que la tentative récurrente de mise en ordre, de système; solitaire la «divine persuasion» de l'intuition unifiée à son propre «objet», de la pensée identique à l'être-pensé et qui, de fait, dans son exercice, ne tend pas à autre chose que soi, ne s'«aliène» pas, mais persiste dans son présent même, demeure. Est solitaire l'expression, épurée de toute mimesis, qui crée d'elle-même sa propre vie, qui est son propre monde, «maître et non esclave chez lui» (PR, p. 73 [75]) (chez Michelstaedter abondent des expressions qui pourraient rappeler de thèmes gnostiques — mais nous verrons bientôt comment ils sont absolument privés de leur dimension sotériologique originelle. En des termes analogues, des thèmes gnostiques affleurent chez Leopardi, véritable «auteur» de Michelstaedter).
Que le langage reste inexorablement en-deçà d'une telle solitude, et donc d'une telle vie — et qu'en même temps, la philosophie ne soit essentiellement que classification-logicisation des termes du langage, et donc essentiellement inadéquate à «toucher» la vie — tel est le trait qui rapproche véritablement Michelstaedter de Wittgenstein. Pas seulement du Wittgenstein du Tractatus, puisque la conscience du caractère arbitraire des limites de la signification, de la différence métaphysique entre le signifier et le fait de «donner la raison» (O., pp. 294-295), accompagne Wittgenstein au cours de toute son œuvre. Son long travail tout entier, tout comme la flamme instantanée de celui de Michelstaedter, résonnent comme une critique radicale de l'illusion du sujet parlant de s'ériger comme Sujet absolu, et donc de simuler [fingere] que ses propres mots soient le mouvement même de la vie, autrement dit que les limites de la puissance des mots coïncident avec les limites de la réalité (O., p. 143). Cette critique fonde le refus commun et intransigeant de toute forme d'idéalisme (qu'on se reporte, chez Michelstaedter, aux traits «féroces» sur Croce, par exemple).
Que la philosophie — en tant qu'«organisme syntaxique», en tant qu'elle est fondée sur la valeur des relations et des «dépendances» réciproques — ne puisse avoir l'intuition de la chose elle-même, ne puisse posséder une parole vivante pour exprimer ce que l'homme a «à cœur» dans sa vie, et donc n'ait aucun pouvoir de persuasion authentique (O., p. 287) — que son argumentation puisse seulement «vaincre», mais non pas «convaincre» — c'est exactement le contenu des dernières propositions du Tractatus. Une «haine» identique à l'égard des mots qui prétendent être la vie, les anime tous deux — un même sens désespéré de la limite tautologique de l'argumentation philosophique (O., p. 236) (mais qu'on y prenne garde: de l'argumentation philosophique rigoureuse). Toutefois Wittgenstein ne risque pas un mot au-delà de cette limite: le seul moyen de désigner ce qui la dépasse — la vie — c'est le silence. La position de Michelstaedter défie, au contraire, le paradoxe: il cherche le chemin des mots dans lesquels résonne aussi le timbre de la persuasion. Qu'il soit bien conscient du caractère plus que paradoxal, antinomique, de sa tentative, est évident si l'on en juge par la Préface à la Persuasion et la rhétorique: «Moi je sais que je parle parce que je parle, mais que je ne persuaderai personne: et c'est une malhonnêteté — mais la rhétorique anankazei me tauta drân bia — [me contraint à faire cela...] « (Sophocle). Donc la Persuasion et la rhétorique aussi est rhétorique! Puisque, comme nous l'avons vu, la rhétorique n'est pas une forme du langage, mais le langage dans son essence. Toute tentative de «parler» de la persuasion se révèle intrinsèquement antinomique. Et pourtant cela doit être fait: drân, faire, — verbe tragique, par excellence, qui indique non pas le faire dans sa dis-cursivité quotidienne, mais l'instant, l'acmé suprême de la décision, le comble de l'action, où le caractère du héros émerge pleinement, irréversiblement. Cela doit être fait, malgré tout : soulever le langage de l'intérieur en le forçant, bia, à sortir de soi, comme s'il pouvait se dépasser. Ou, pour paraphraser Wittgenstein: cela doit être fait: se taper la tête contre ses limites, contre sa cage, jusqu'à ce que ça saigne. Ce faire-malgré-tout marque la tonalité tragique de l'œuvre de Michelstaedter et la différencie en cela nettement du Tractatus. Le logos de la Persuasion et la Rhétorique est «double»: rhétorique qui veut se supprimer (et en sait l'impossibilité), rhétorique «infidèle» à l'égard d'elle-même — infidélité sacrée, pourrions-nous dire avec Hölderlin, comme celle qui anime le héros tragique à l'égard du monde divin. Durant toute sa vie Wittgenstein lutte contre le démon de la tragédie — réussit à «lui survivre» — mais sans jamais s'en consoler, sans jamais le croire vaincu, sans jamais véritablement s'apprivoiser dans la rhétorique. A l'honnêteté ascétique de Wittgenstein s'«oppose» la «malhonnêteté» tragique de Michelstaedter.
Mais le caractère tragique de la pensée de Michelstaedter contraste aussi avec la position de Brouwer, qui voit dans l'intuition mathématique, opposée à la discursivité logique justement le dépassement accompli de la forme tragique. (Dans l'idée de la mathématique comme absoute [assoluta] du langage, Brouwer est aussi, évidement, aux antipodes du «second» Wittgenstein). Pas même la «persuasion mathématique» (étant admis que la forme mathématique puisse apparaître en elle-même persuadée — ce que Wittgenstein niera) ne peut représenter la vie persuadée. Son «jeu sérieux» se fonde même, tout comme l'intuitionnisme de Brouwer le démontre, sur l'a priori du temps: la possibilité transcendantale du jeu mathématique consiste dans la bissection originelle de l'unité: l'un, en se disant, est deux, est uni-duité. Mais ceci n'est pas autre chose que le mouvement fondamental du Parménide de Platon! Un désespoir analogue à l'égard de la parole unit donc la mania philosophique de ces trois auteurs (et, en cela, ils apparaissent véritablement tous trois comme l'expression du Lord Chandos hofmannsthalien). Ils vivent avec la même intensité — mais pour les raisons que nous venons d'exposer, et non à cause d'une vague Stimmung ! — la condition des sans-patrie dans cette «antique demeure du langage» krausienne. Mais Brouwer pense à l'intuition mathématique comme réelle ou-topia par rapport à cette demeure; Wittgenstein, au contraire, s'y installe, s'interdisant toute image «dépassante», mais s'y installe, insistant toujours sur le fait que ce qui véritablement compte, ne peut être affirmé dans ses limites, il s'y installe, en vérité, comme une «âme étrangère» ; Michelstaedter tente la voie — certainement «malhonnête» aux yeux d'un Brouwer ou d'un Wittgenstein — du «double logos», du discours tragique qui, en se disant, se nie presque en tant que tel, de la rhétorique qui s'acharne contre elle-même, qui «implose». Et par ce fait il rencontre l'aporie de la «voie intérieure» schopenhauerienne: l'aporie de la volonté qui veut le non-vouloir, de la volonté qui devrait se retourner contre elle-même — mais, qui ne se voulant pas, en cela se réaffirme elle-même justement. L'aporie du « deseando nada» de Saint Jean de la Croix.
Les critiques qui reconnaissent chez Michelstaedter la présence «victorieuse» de la volonté dans la dimension même de la Persuasion ont donc certainement de bonnes raisons pour cela. Et si la volonté implique — comme justement déjà chez Schopenhauer — la volonté-de-la-vie, si volonté signifie représentation, alors un lien inextricable en relie la dimension à celle de la rhétorique. L'aporie se manifeste jusque dans l'écriture de Michelstaedter: il parle de « s'approprier le présent», de devoir perdurer, résister, «être maître « (PR, pp. 69 sqq., [n.s.]). Un impératif insistant scande le monde de la Persuasion (cf. O., pp. 149-150). Mais comment un présent authentique, accompli, peut-il naître des formes du vouloir, du devoir, de l'impératif? Comment distinguer cette appropriation (du présent) des formes du pro-jet, de l'en-à-venir [infuturamento], de l'«esprit vagabond, jusqu'en fin toujours à jeun» ? Les critiques ont raison, certes — mais jamais comme en ce cas n'a été vraie la boutade qui dit que rien au monde n'est en vente à meilleur prix que le fait d'«avoir raison». Comme le montrent ces mots déjà cités de la Préface à la Persuasion et la Rhétorique, Michelstaedter est parfaitement conscient du caractère antinomique constitutif de son œuvre. Mais littéralement anti-nomique, c'est-à-dire opposée au nomos du langage discursif, à la loi qui domine tous les «sujets» de la communication et de la relation, telle est cette expression qui cherche à persuader «l'humaine existence», les «misérables mortels», «tout à fait malades» du «il est» seul, du présent. Anti-nomique, par rapport au nomos de la dialectique qui veut «vaincre» l'autre, «s'approprier» ses mots, telle est l'expression qui l'«aime» et veut le constituer en tant que personne (O., p. 297). Une vie persuadée ne peut être donnée dans les limites du langage, et pourtant justement l'affrontement absolument désespéré contre de telles limites, est un signe anti-nomique: il est un signe irréductible par rapport à ce système de signes qui informent du monde «commun». Il ne dit pas, comme ces derniers — mais n'est pas pour autant simple silence, non-dire négatif. Il se montre, dans le naufrage même du dire «commun», quand il prétend dire la vie. La «poésie pensante», que Michelstaedter interprète comme unique témoignage de la persuasion, est ce faire-signe: en elle justement le désespoir du dire, le désespoir qui saisit le dire à son acmé, indique, «montre» la vie indicible — la vie libérée de la volonté «en aucun point satisfaite» (PR, p. 42 [43]), la vie non plus «survie», non plus simple «crainte de la mort» (PR, p. 69 [id.]). Car c'est justement à la vie que doit mener le chemin ascendant du bouleversement désespéré de la rhétorique. Chez Wittgenstein, prenons-y garde, il n'y «conduit» point — au terme du Tractatus, il n'est pas vrai que nous soyons plus «proches» de la vie qu'au début. Chez Schopenhauer, le problème se pose en des termes précisément opposés: la volonté qui se tourne contre elle-même, se tourne contre la vie qu'elle reproduit continûment. Depuis la mort, au contraire, depuis la peur de la mort, qui pousse l'homme à vouloir continuer, depuis l'impersonnelle philopsychia qui fait survivre, justement dans la mesure où elle nous manifeste continûment «déjà morts dans le présent» (PR, p. 69 [id.]), le semainein paradoxal-antinomique de Michelstaedter veut «conduire» à la vie. Ce qu'aucun dire, aucune imagination [fantasia], fût-elle «haute», ne peut véritablement toucher-comprendre-intuitivement, ce dont aucune «puissance» [possa] du langage ne peut être vérité (dans le sens de l'alethèuein : du dévoilement), c'est la vie même. La voie de Rosenzweig a une forme identique: vom Tode ... zum Leben: de la mort ... à la vie» — c'est là, «parvenus» à la vie, que le livre se tait. Mais la vie de Rosenzweig est intrinsèquement connotée par l'être-là effectif du peuple juif — c'est la vie du judaïsme qui, dans son déroulement dans le temps, est plus que temporelle. Chez Michelstaedter, au contraire, c'est la parfaite ou-topia de la vie persuadée, de l'idée de Persuasion en général. Mais l'absence de toute racine — fût-elle même cette racine «errante» qui constitue la vie d'Israël — ne produit, dans le langage paradoxal-antinomique conscient de Michelstaedter, aucun pessimisme. Tous les auteurs à l'aune desquels nous avons affronté le «problème Michelstaedter» sont parfaitement étrangers à l'aura pesante du pessimisme — mais Michelstaedter (précisément lui, qui se suicide à vingt-trois ans) l'est avec plus de force, avec plus de conviction. Tout pessimisme déclaré (telle est la thèse fondamentale du Dialogue de la Santé) n'est qu'un pessimisme imparfait. Si la vie est (au sens schopenhauerien) volonté de vie, et donc déficience et douleur, il faut «porter tout le poids de la douleur et tirer de ce poids la joie et la vie». La «parole joyeuse de la santé» n'est pas prononcée ici, comme ce peut être le cas chez Schopenhauer, en opposition à la vie, elle n'est pas la parole de la négation de la vie, mais s'affirme comme la force parfaite pour en porter le poids, sans vanité, sans illusion et sans flatterie. Les parfaits pessimistes sont ceux qui en ont déjà dépassé le signe: ils ne demandent pas à la vie de dépasser la douleur qui lui est inhérente, ni ne s'en lamentent (ni n'accusent, ni ne pleurent) mais demeurent en elle, établissent en elle leur œuvre, sont en-ergoi dans la douleur et demeurent en-arghia précisément dans son embrassement. La vie persuadée n'apparaît pas abstraitement autre par rapport à celle «malade» de l'attendre et du prétendre, mais comme la coïncidence en acte entre l'être-là de la personne et l'endurance radicale de la douleur liée à l'exister. Le présent de la persuasion signifie l'être en-arghia dans la douleur, non au-delà d'elle. C'est donc la possibilité de cette vie, persuadée, autonome, pacifiée dans le présent de son propre «mal» (n'aspirant à aucune dimension transcendante de salut — ce qui justement en annulerait le présent et nous ferait replonger dans le nihilisme de la rhétorique), qui constitue l'ou-topia indicible de la parole de Michelstaedter.
Cet aspect est essentiel à la compréhension de l'œuvre de Michelstaedter. La dimension de la persuasion n'annule pas la douleur — en tant qu'idée marquée par une intention radicalement anti-nihiliste, elle ne peut se présenter non plus comme négation de la douleur. C'est la rhétorique qui cherche en vain à tromper, illusionner [in-ludere] ou se jouer de la douleur. C'est la philosophie — comme le dira Rosenzweig — qui veut se donner l'illusion de «jouer», par ses mots qui prétendent se faire vie, l'angoisse de l'individu devant la mort (»Abschaffung des Todes»). La persuasion ne vaut pas comme un énième «refoulement» — mais comme l'acceptation parfaite d'une telle angoisse. N'est pas persuadée, la vie qui la «dépasse» (la figure de dépassement est la quintessence du nihilisme, comme nous l'apprendra Canetti), mais la vie qui en elle demeure et, demeurant en elle, agit — la vie, en somme, maîtresse de son propre présent, là où tout semblerait inciter à un en-à-venir, à la recherche de salut dans l'«ailleurs», ou à la simple résignation du «weiterleben». La vie persuadée n'est pas ek-statique par rapport au devenir, au dis-courir du temps et du logos, mais constitue en quelque sorte l'instant qui les interrompt, l'instant de leur arrêt. Telle est la vraie «pensée abyssale» de Michelstaedter (et la citation nietzschéenne, comme nous le verrons, n'est point due au hasard: là véritablement Michelstaedter rencontre le Nietzsche encore parfaitement «inactuel», le Nietzsche posthume — pour lequel non pas le cercle, non pas l'anneau de l'éternel retour, est une figure de la négation de l'«esprit de gravité», mais l'instant, l'Augenblick, qui suspend la domination de Chronos, qui en dé-cide le continuum. Tel est le présent dont parle Michelstaedter): dans le temps-chronos peut s'ouvrir l'instant de la décision, l'instant qui met en crise radicalement l'aller-au-delà, le flux, l'anxieuse attente d'un futur qui annule le présent. La vie persuadée se concentre dans le feu de l'instant: elle ne voit pas dans son présent le non-plus du passé, le non-encore du futur, elle ne saisit pas son présent comme un point indifférent dans la succession des nyn (sur le fond, nous retrouverons dans Etre et Temps de Heidegger une critique de la conception aristotélicienne du temps, parfaitement analogue), mais voit chaque présent comme le dernier (PR, pp. 69-70 [id.]).
La persuasion ne se donne que dans l'instant; l'idée de persuasion coïncide avec l'a-discursivité et in-intentionnalité de l'instant, compris eschatologiquement. A la lumière d'une telle idée semblent «s'éteindre» ces possessifs-impératifs connotés qui imprègnent aussi de nécessité tout vouloir signifier la Persuasion. Dans l'instant, opposé au simple moment-nyn, dans l'instant comme présent extrême, arrêtant toute volonté de pro-jet, toute forme d'en-à-venir, règne la pure Justice. Gerechtigkeit — dirait-on avec Nietzsche — non das Recht. Le droit appartient à la rhétorique de l'échange, de la communication, du survivre: dans le règne du droit «tous ont raison, personne n'est juste» (PR, p. 76 [77]). C'est le règne des droits et des devoirs, du recevoir et du donner, de la demande réciproque. Dans la persuasion, dans l'instant de la vie persuadée, rien ne se demande ou ne s'attend; la pensée acquérante-impositive ne trouve pas, littéralement, espace dans l'instant. La vie persuadée est pur don, absolue dépense (on peut trouver des images et des motifs analogues dans quelques-unes des œuvres les plus intenses du jeune Lukács, comme le dialogue Sur la pauvreté d'esprit). L'affirmation n'admet pas de pluriel: « tout donner et ne rien demander, tel est le devoir — mais où sont les devoirs et où sont les droits, moi je ne le sais pas» (PR, p. 79 [80]).
Violence de la rhétorique et du droit. Est violent le nomos qui oblige au langage et au temps communs. Violent l'arrachement pro-jetant, l'idée d'interminable dépassement que ce logos «commun» exprime. Violente la nature la plus intime du Cogito, comme co(a)giter des mots et des termes pour réduire la vie à eux, pour la subsumer en eux. La persuasion, au contraire, est en paix, en-arghia — elle est l'énergie actuelle qui déracine la violence, en tant qu'ici-maintenant-entière (PR, p. 80 [80-81]) elle n'attend rien, elle ne prétend à rien. Dans la rhétorique «l'enjeu est un savoir subordonné à la puissance» (pour vaincre l'adversaire-interlocuteur), dans la Persuasion il n'y a pas de course, ni de «prix» (O., p. 365): ce en quoi elle consiste instantanément ne «vainc» rien — l'hallucination de la puissance s'est ici dissoute comme brume au soleil. Pour celui qui ne demande pas la vie et ne craint pas la mort, vie et mort sont «sans armes» (O., p. 366). Et c'est cela le bonheur et la santé.
Mais c'est aussi bien l'impossible. La voie de la Persuasion (qui n'en est pas une, puisque sont «voies» le flux et la contradiction des choses et des mots) n'est pas ardue ou difficile ou encore, comme nous l'avons dit jusqu'à présent, «inimaginable» dans la parole. Elle est aplòs, impossible. Se sauver de l'«agonisme» du logos, consister dans l'instant de la persuasion est l'impossible au sens propre, rigoureusement: car toute la dimension du possible appartient à ce qui est donné (PR, p. 81 [id.]). Entre ce que l'on affirme «possible» (même dans la plus grand improbabilité) et ce qui, de fait, existe, il n'y a aucune différence de principe. On dit qu'est possible ce qui peut être réel, et donc ce qui appartient principalement à la timé de la philopsychia. Seul l'absolument impossible s'y soustrait. «Le possible ce sont les besoins, les nécessités de la continuation, ce qui appartient à la puissance limitée vouée à la continuation, à la peur de la mort» — si la persuasion est un radical arrêt de cela, la persuasion est l'impossible. Impossible la pure Justice du donner-pour-donner, la parfaite gratuité du donner; impossible la «parole vivante» qui persuade sans vaincre, qui donne la vie persuadée sans trace de violence; impossible l'amour exempt de toute philopsychia que ces images évoquent. Affirmer que cela est impossible ne signifie pas décréter la faillite de l'idée de persuasion, mais en indiquer, à l'opposé, la dimension propre. On ne peut faire-signe véritablement d'une telle idée, si l'on n'en saisit pas l'impossibilité. Et bien évidemment: pour celui qui connaît seulement le possible, aucune persuasion n'est «possible». La persuasion est un fruit du jardin de l'impossible et de l'inutile.
La «passion» pour cet impossible domine, d'un bout à l'autre, les pages de Michelstaedter. Sa solitude, son désert n'expriment que cet impossible. C'est celui-là même qui «se montre» à la fin du Tractatus. Celui qui ne sent pas dans le silence de Wittgenstein ce tenter-de-dire désespéré de Michelstaedter (et Augustin n'était il pas un auteur de Wittgenstein lui-même?) mériterait véritablement un monument équestre dans cette «philosophie des universités» sur la porte de laquelle est gravé l'adage: «ici il est interdit de penser».



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