Affichage des articles dont le libellé est zz2013. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est zz2013. Afficher tous les articles

23 déc. 2019


Les yeux des autres

Entretien entre Alexander Kluge et Vincent Pauval

Vincent Pauval : Comment avez-vous vécu l’année 1989 et le début
du grand « tournant » pour l’Allemagne entamé alors ?
Alexander Kluge : Plutôt passivement. Je suis originaire d’Halberstadt,
une ville qui se situe sur le territoire de la RDA et dans
laquelle mon père a vécu jusqu’en 1979. Pour ma part, j’avais quitté
cet endroit dès 1946. Par la suite, je suis devenu un citoyen de la
République Fédérale d’Allemagne à part entière. Au fond, l’idée
d’une « Allemagne réunifiée », à laquelle je n’étais plus habitué, me
paraissait improbable, au même titre que Berlin comme capitale. Je
suis donc un patriote de la RFA, mais de l’ancienne RFA avec pour
capitale Bonn, plus ancrée à l’ouest.
V.P. : Au moment de la parution de votre ouvrage Chronique des
sentiments4 en 2000, vous avez déclaré vous être remis à écrire de
plus belle après la réunification allemande. Comment vous l’expliquez-
vous ?
A.K. : En fait, ceci était moins lié à la réunification qu’à ce que la
période ayant suivi l’année 1991 et la fin de la Guerre froide m’a
semblée marquer un nouveau commencement. Pour mes enfants, je
voyais naître une nouvelle ère augustéenne, pour laquelle il valait la
peine de conserver les expériences antérieures. Il reste tout de même
l’expérience amère de la Seconde Guerre mondiale, l’expérience de
l’entre-deux guerres, et l’impression de la Guerre froide, avec toute
l’inquiétude qu’elle m’a inspiré : « Inquiétance du temps5 », voilà

4. — Alexander Kluge, Chronik der Gefühle, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp,
2000. Chef-d’oeuvre de Kluge, cet ouvrage d’environ 2000 pages compile l’ensemble des
textes narratifs parus en volumes individuels jusqu’à la fin des années 1970, augmenté
de centaines d’« histoires » que l’auteur avait rédigées depuis, sans néanmoins publier
de nouveau recueil pendant plus de vingt ans.
5. — Nous citons la traduction qu’a donnée Herbert Holl du titre d’un important
recueil d’Alexander Kluge : Neue Geschichten. Hefte 1 – 18 ›Unheimlichkeit der Zeit‹,
Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1977. Le recueil figure dans le second volume de Chronik der Gefühle, à laquelle il tient lieu de chapitre 8.


ce qu’elle était pour moi. Et nous voici tout d’un coup soulagés de
ce cauchemar. Cela tenait moins à la réunification allemande qu’à
la perspective évidente d’une détente politique à l’échelle mondiale,
perspective qu’à l’heure actuelle, en 2013, nous avons du reste déjà
gâchée.
V.P. : Il n’empêche que de nombreux auteurs ont vécu l’effondrement
du bloc de l’Est comme le déclin d’une utopie, le tarissement d’une
source de motivation voire d’inspiration.
A.K. : Je n’ai jamais ressenti le bloc de l’Est comme une utopie. Comme
Heiner Müller ou d’autres auteurs préoccupés par la question, le
recul émotionnel que je prends me fait remonter jusqu’à la fin de
la Première Guerre mondiale en 1917-1918. À cette époque la politique
en général, jugée trop molle, subissait une remise en cause.
Selon moi, le socialisme concerne avant tout la question de savoir
pourquoi la classe productive parmi les hommes ne parvient pas à
empêcher une telle catastrophe guerrière. Une politique et une classe
politique incapables d’éviter un 1er août 1914 y laissent leur autorité.
J’ai beaucoup réfléchi à cela, non pas l’enfant que j’étais, réfugié dans
un abri antiaérien pendant les bombardements de 1945, mais bien
pendant les années de 1977 à 1989, de l’automne allemand jusqu’à
la réunification.
V.P. : Après la parution du livre de Francis Fukuyama, on a voulu
croire soudain que la fin de l’histoire6 s’annonçait. Que pensez-vous
de cette idée ?
A.K. : Je parlerais plutôt d’un retour de l’histoire. Elle a fait défaut en
1914 pour finir en cauchemar, avec Auschwitz, et elle est de nouveau
au rendez-vous en 1989, comme elle l’est encore aujourd’hui. J’ai été
très étonné d’apprendre que les versements relatifs au Plan Young, qui
réglementait le paiement des réparations suite au Traité de Versailles,
n’ont été acquittés qu’en 1990. On mesure là toute l’étendue des
chaînes causales de l’histoire.
V.P. : En quoi l’histoire allemande vous intéressait-elle et en quoi
vous intéresse-t-elle de nos jours, à l’heure de la mondialisation ?
A.K. : L’histoire allemande a beaucoup perdu de son intérêt, mais elle
demeure un laboratoire de toutes les erreurs que je puis imaginer au
plan politique. C’est pourquoi j’ai le sentiment que le transfert aux

6. — Cf. Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, Paris,
Flammarion / Champs, 1993.


générations futures, le récit de l’expérience dans toute sa richesse,
est primordial. L’histoire allemande jusque dans ses racines est un
laboratoire du malheur. Et il faut raconter cette histoire malheureuse,
afin qu’elle ne concerne plus seulement l’Allemagne, car l’expérience
qu’elle renferme est universelle.
V.P. : Peu après la chute du Mur, votre ami Heiner Müller déclarait
que « l’Allemagne a constitué un sujet dramatique valable, jusqu’à
la réunification »7. De quelle manière commenteriez-vous cette affirmation
?
A.K. : Je ne suis pas dramaturge. Par conséquent, je ne considère pas
l’Allemagne qui a suivi la réunification ni celle qui l’a précédée sous
l’angle de sa valeur dramatique. Du point de vue épique et poétique,
dont la méthode m’est familière, je ne vois pas tellement de différence
entre l’avant et l’après. Il y a toujours des sujets comme les 500
années de la Réforme par exemple, ou encore la Guerre des Paysans
allemands, qui remonte à la même époque, et qui restent d’actualité
même s’ils ne jouent aucun rôle dans le champ de la realpolitik. Les
éléments du passé survivent à l’intérieur des individus. Ils forment
des prismes et des cristaux, comme dirait Walter Benjamin. J’ignore
s’il est possible de représenter cela sous forme de drame. Je sais en
revanche que s’il n’est pas matière à créer des événements théâtraux,
le sujet se prête à la recherche, c’est-à-dire au commentaire narratif.
V.P. : Parmi vos modèles favoris, vous évoquez souvent Heiner
Müller d’une seule traite avec Ovide, Tacite et Montaigne. Comment
associez-vous ces noms ?
A.K. : Les Métamorphoses d’Ovide représentent pour moi la forme
littéraire, voyez-vous. Elles enchaînent des variations qui forment
un réseau. Sauf que mon approche de l’Antiquité passe toujours
par quelqu’un que je perçois comme mon contemporain, à l’instar
d’Ossip Mandelstam qui apprécie Ovide tout autant, au point d’avoir
baptisé son oeuvre tardive Tristia8 d’après un titre d’Ovide, ou encore
de Heiner Müller, doué d’une compréhension très exacte de
l’oeuvre d’Ovide et avec qui je m’en suis beaucoup entretenu. C’est
ainsi qu’Ovide devient mon contemporain. Il en va de même avec
Montaigne qui, par ses commentaires, ses Essais, est à mes yeux le
représentant d’une forme littéraire demeurée inaccomplie en littéra-

7. — Heiner Müller, Krieg ohne Schlacht – Leben in zwei Diktaturen – Eine
Autobiographie, Cologne, Kiepenheuer & Witsch, 1992, p. 267 : « Deutschland war
ein gutes Material für Dramatik, bis zur Wiedervereinigung. »
8. — Cf. Ossip Mandelstam, Tristia et autres poèmes, Paris, Gallimard (coll.
« Poésie »), 2005.


ture. Je serais fier de pouvoir être identifiable comme son parent ou
son successeur dans sa manière d’écrire.
V.P. : Dans quelle mesure un poète de la RDA comme Heiner Müller
pouvait-il influer sur votre conception de la littérature ? Qu’est-ce
qui vous reliait ?
A.K. : Nous sommes apparentés poétiquement l’un à l’autre. Nous avons
tous deux des origines slaves à travers une partie de nos ancêtres.
Nous sommes capables chacun de parler comme on s’exprime aux
endroits où nous sommes nés. Nous sommes voisins par nos tempéraments.
Bien que les résultats poétiques soient très différents, nous
puisons à la même source.
V.P. : De 1987 à 1995, vous avez mené de nombreux entretiens avec
Heiner Müller dans le cadre de vos magazines télévisés9. En quoi ces
programmes se distinguent-ils d’entretiens d’auteur conventionnels ?
A.K. : Ils diffèrent déjà en ce qu’ils ne suivent pas les règles dictées par la
télévision. Car Heiner Müller ne répond pas à des questions typiques
de ce média, mais à celles d’un auteur. Au fond, je considère comme
une forme de littérature cette manière de conférer oralement tout en
enregistrant. Cette forme est selon moi souvent plus libre que l’écrit.
Chacun prête attention à l’autre. Dans bien des cas Heiner Müller ne
répond d’ailleurs pas directement, mais une demi-heure plus tard,
parlant d’autres sujets dans l’intervalle. Chacun se défait de l’armure
de son moi. Cela correspond à ce que dit Heinrich von Kleist à propos
de « l’élaboration progressive des idées par la parole »10.
V.P. : Mais la télévision saurait-elle passer pour une continuation de
la littérature ou du cinéma à proprement parler ? La télévision ne
tendrait-elle pas plutôt à écarter aussi bien l’un que l’autre ?
A.K. : Disons que cela est hors de sa portée, puisque la littérature reste
autonome par rapport à la télévision. D’une part, je n’ai jamais pu
découvrir la moindre oeuvre ou performance ni quelque forme littéraire
que ce soit à la télévision. D’autre part, celle-ci reste un média
dominant : lorsque arrive un événement inhabituel tel que les attentats
du 11 Septembre 2001, je me tourne instinctivement vers ce média,
un peu comme si de ma fenêtre je regardais la place du marché,

9. — L’intégralité de ces entretiens est disponible en ligne sur le site qui leur est
consacré par l’Université de Brême et la Cornell University Library : http://muller-kluge.
library.cornell.edu/de/index.php.
10. — Voir l’essai de Heinrich von Kleist, Über die allmähliche Verfertigung der
Gedanken beim Reden, in : Sämtliche Erzählungen und andere Prosa, Stuttgart, Reclam,
2000, p. 340-346.


comme on faisait jadis pour voir s’il s’y passe quelque chose. Un
média dominant détient la confiance des gens qui s’attendent à ce que
toute chose importante soit annoncée là en premier. Désormais, cela
n’est plus du tout vrai, car il serait nettement devancé par Internet,
mais cela reste une voie familière, comme le demeure aussi la place
du marché même lorsqu’elle ne donne plus lieu à aucun marché ni
à aucun attroupement. Il vaut la peine d’introduire au coeur d’un tel
média quelques traces du meilleur dont on dispose, c’est-à-dire la
musique et la littérature, sans le modifier ni l’adapter aux besoins
télévisuels, mais à la manière d’un corps étranger, comparable à un
bloc erratique, de ces rochers du Grand Nord que les glaciers ont
charriés vers la plaine, un milieu qui n’est pas leur décor naturel. La
poésie à la télévision ressemble un peu à cela, elle y devient possible
dans les coins reculés, le plus souvent la nuit.
V.P. : Et si les émissions ainsi produites débouchaient au contraire
sur de la littérature, quand par exemple lesdits entretiens sont publiés
sans images, sous forme de livres ? Quelle signification ou quelle
valeur accordez-vous à ce type de recueil11 ?
A.K. : Il s’agit-là de procès-verbaux. Mais il ne serait guère fortuit que
les versions écrites de ces entretiens soient ensuite représentées par
des comédiens, pourquoi pas de la Comédie Française. Cela rend
assez bien, c’est particulier, certes, et laisse une impression assez
étrange. Au fond, ces entretiens correspondent à une forme narrative
ancestrale qui repose sur l’oralité. Cette dernière ne consiste pas en
ce qu’un poète s’installe au milieu d’une salle pour y déclamer ses
textes, mais à ce que des réponses aient lieu. L’idéal est la ronde. Au
XIe siècle, une convention faisait qu’en Provence les gens se rassemblaient
la nuit, chantaient des chansons, puis racontaient une histoire,
chantaient d’autres chansons et se remettaient à raconter des histoires.
C’est là une forme littéraire ancestrale, celle de la chantefable, et qui
fut en même temps l’ancêtre de l’opéra.
V.P. : Dans quelle mesure le rôle que vous tenez ici est-il celui d’un
auteur, sachant qu’au cours de ces entretiens votre personne se positionne
le plus souvent en marge ?

11. — Ces entretiens ont été réunis et, pour une grande partie, publiés par Alexander
Kluge en deux recueils : « Ich schulde der Welt einen Toten » (Berlin, Rotbuch, 1995)
et « Ich bin ein Landvermesser » (Berlin, Rotbuch, 1996). Les deux volumes sont
respectivement parus en langue française sous les titres Esprit, pouvoir et castration
(1997) et Profession arpenteur (2000) aux éditions Théâtrales (traduits de l’allemand
pas Eleonora Rossi et Jean-Pierre Morel).


A.K. : Mon rôle équivaut à celui d’un esprit invisible et bienveillant. Car
ces entretiens procèdent suivant le mode animiste. Ce qui veut dire
que les gens commencent à raconter des histoires lorsqu’ils partagent
un enthousiasme. Lorsqu’ils sont dans la détresse et que celle-ci leur
donne un moment de répit, ils se mettent aussi à raconter. Et quand
ils en réchappent, ils remettent cela encore. Shéhérazade en constitue
la base, une forme dont le principe est comparable à celui de la
chantefable, en plus développé, l’Orient ayant eu plus de temps pour
élaborer ce genre de choses. Mais il n’y a pas que la Shéhérazade du
Bagdad des Contes des mille et une nuits, puisqu’il existe un recueil
des musulmans occidentaux, issu de la grande culture de Cordoue en
Espagne, qu’est celui des Cent et une nuits, une compilation apparentée
à la précédente, et dont les histoires paraissent contées d’une
façon encore plus rudimentaire, plus orale encore que dans les fameux
Contes des mille et une nuits. Les Cent et une nuits sont un emblème
de la littérature, un livre collectif, une compilation née de sources
musulmanes occidentales de l’Espagne, par opposition au recueil
persan.
V.P. : L’auteur que vous êtes ne s’exprime-t-il pas davantage désormais
comme écrivain ?
A.K. : Si vous le dites ainsi, je constate en effet que j’écris nettement
plus depuis l’an 2000 à peu près, et que je progresse plus hardiment
sur ce terrain-là où j’expérimente davantage qu’en d’autres médias.
J’attribue cela à l’immense pression du réel émanant des médias,
qui stimule et lance ses défis, mais qui exerce aussi une influence
paralysante, m’incitant plus fortement à me réfugier dans l’« oasis »
du livre. Je recherche donc intuitivement une caverne, une oasis, un
cadre assez solide pour résister à cette entreprise monstrueuse qui
détruit aussi des cadres. Le média en soi n’est pas en cause, mais
ce qu’il implique en termes de forces participantes, ses usagers aux
appétits voraces et cannibales.
V.P. : Il vous arrive aussi de désigner la production de dialogues
authentiques, dont vous donnez par ailleurs des variations fictives
dans votre oeuvre littéraire, comme des oeuvres « filmiques », et c’est
comme « films » que vos entretiens avec Heiner Müller ont été présentés
à la Cinémathèque de Paris. Comment faut-il entendre cela ?
A.K. : En regardant mes films, vous allez trouver en miniature le même
type de dialogue, y compris parmi les choses que la caméra observe
pendant que le texte fournit un commentaire. On voit à l’image par
exemple une flaque d’eau et la surface de cette eau frémissant au
vent. Cette image se suffit à elle-même. Et le commentaire indique :
cette flaque possède tout son temps. Pendant ce temps, l’action se
précipite vers un état de guerre. Voilà ma façon de faire, ma définition
de ce qu’est un film. On peut la rapprocher du spectacle offert par
deux individus qui se prêtent attention réciproquement et de manière
prolongée. Il s’agit là d’une section de film au même titre que si je
montais une scène d’amour. Pour celle-ci j’éviterais d’ailleurs tout
autant de fournir des dialogues ou quelque indication que ce soit pour
le jeu d’acteur. Au contraire, je bâtirais un cadre permettant aux deux
acteurs de se sentir authentiques et de ressentir réellement de l’amour.
Il suffit qu’ils se souviennent.
V.P. : L’aspect de la fiction serait donc secondaire par rapport à
l’authenticité ?
A.K. : Le fait qu’une chose soit authentique ne dépend pas, en effet,
de ce que celle-ci soit inventée de toutes pièces et soit le résultat
d’un désir ou d’une transformation subjective, ou de sa dimension
objective, c’est-à-dire tangible. Les termes comme « fictionnel » ou
« véritable » correspondent à un ordre purement gestionnaire, à des
rubriques. Cela dit, il n’est pas indifférent d’écrire par exemple des
dialogues auxquels les acteurs donneront forme et prêteront voix, ou
de les investir d’un rôle en permettant qu’ils improvisent. Mais les
deux approches se valent, car les enjeux du cinéma et de la littérature
ne sont pas de chercher une « Vérité » ni de distinguer le vrai du
faux, mais résident dans les tensions, les équilibres, les courants, les
champs de perception avec lesquels nous devons composer. Ainsi,
je ne vois pas de distinction entre le fictionnel et le documentaire. Il
est possible, en revanche, de vérifier l’immédiateté et l’authenticité
d’une expérience, d’où la validité du principe d’authenticité. Sans
cela un dialogue ne vaut rien.
V.P. : Votre récit Production filmique d’un texte12 illustre comment le
dialogue d’un film peut devenir littérature. Vous y relatez la manière
dont a été réalisée l’une des scènes les plus célèbres de votre premier
long métrage Anita G., où l’héroïne se dispute avec sa logeuse…
A.K. : … qui met Anita G. à la porte parce que celle-ci ne peut pas régler
son loyer. Le dialogue engagé entre ces deux femmes, c’est-à-dire
ma soeur dans le rôle d’Anita G.13 et la propriétaire aisée qu’est cette
logeuse francfortoise, ces deux personnes l’inventent dans le feu de

12. — Voir le recueil d’Alexander Kluge, Geschichten vom Kino, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 2007, p. 267-269.
13. — Alexandra Kluge, soeur d’Alexander, a assumé plusieurs premiers rôles dans
les premiers longs métrages de son frère, dont celui de l’héroïne éponyme d’Anita G.
(Abschied von Gestern, 1965).


leur énervement comme j’aurais peine à le faire par l’écriture. En tant
qu’auteur, je me contente donc de créer une situation qui permet aux
personnages de s’énerver. Ceci n’est pas faisable artificiellement. Il
se passe quelque chose entre les individus qu’à vrai dire le film est
seul capable de retenir. Un écrivain serait en mesure de le réécrire,
mais on ne saurait l’imiter ou l’inventer. En un tout autre lieu, ma
soeur avait déjà une fois été mise à la porte de son appartement et, en
tous cas, elle comprend ce que cela signifie que d’être mis à la rue.
Sa partenaire, la logeuse, a eu affaire au fil des ans à une vingtaine de
locataires malhonnêtes. Toute sa colère ainsi accumulée pénètre cette
scène. Dans ce creuset d’alchimiste qu’on appelle une scène, quelque
chose s’articule qui n’a aucune existence véritable à cet instant. Un tel
moment scénique est aussi créateur et permet autant de concentration
que le cerveau de l’auteur littéraire, sauf que cela se passe en dehors
de sa tête, car en l’occurrence l’auteur ne peut fixer qu’un cadre.
V.P. : Ce que vous décrivez-là correspond en fait à ce que Bakhtine
a montré à partir de la poétique de Dostoïevski14 en théorisant la
notion de dialogisme : des discours et des formulations antérieures
à la situation sont actualisés et réactivés à travers elle.
A.K. : Tout à fait ! Et dans ce film j’instaure des conditions qu’on ne
trouve pas dans la vraie vie. Dans la vraie vie il n’y aurait pas d’équipe
de tournage, pas plus qu’il y aurait d’autres scènes qui précèdent
l’événement ou en découlent. Mais la concentration que je crée de
la sorte donne à cette femme qui, d’habitude, ne se focalise pas sur
l’intégralité de sa colère et qui ne se fâche qu’à un degré « normal »,
la capacité de faire entrer dans son jeu un concentré de colère, c’est-à-
dire d’en donner la représentation. Ceci vaut également pour ma
soeur, qui ne court pas le monde en rouspétant. D’une nature aimable,
elle devient pourtant capable ici de s’emporter au point de répliquer
presque avec hargne. Et voici comment une réplique appelle la suivante.
Le ton monte progressivement entre les deux, puis se maintient
à son niveau le plus élevé, avant que la scène soit ponctuée par la
mise à la porte. C’est là une façon de générer de l’authenticité – peu
importe qu’elle soit littéraire ou filmique – qui ne se fonde pas sur
les conceptions d’usage ou sur un scénario, c’est-à-dire sur des textes
composés dans un bureau, car il n’est pas possible de produire cela
dans un atelier. La méthode est empruntée à la Nouvelle Vague.
V.P. : Mais ne serait-il pas justifié de nos jours d’affirmer que l’auteur
réalisateur qui suivait le modèle de la Nouvelle vague française

14. — Cf. Mikhaïl M. Bakhtine, Problèmes de la poétique de Dostoïevski, Lausanne,
L’Âge d’Homme (coll. « Slavica »), 1970.


durant les années 1960 est entre-temps devenu un producteur de
films qui place le collectif au centre, faisant disparaître pour ainsi
dire l’auteur Kluge en mettant la coopération au premier plan ?
A.K. : Vous avez raison de le souligner. Cette méthode, qui au fond ne
date pas d’hier, vous la trouvez annoncée dans le cinéma révolutionnaire
russe, par Poudovkine15 et Tretiakov16. Jean-Luc Godard17 lui
aussi doit non seulement beaucoup au cinéma muet, mais également
au cinéma russe.
V.P. : Votre récent film Nouvelles de l’antiquité idéologique18 constitue
un exemple assez éloquent de l’application du principe de coopération.
Peut-on parler, ne serait-ce qu’au plan formel, d’une continuité
par rapport aux films collectifs, très engagés également, que vous
avez produits durant les années 1970 et 1980 ?
A.K. : L’Allemagne en automne19 définit déjà le cadre formel, un cadre
nouveau d’ailleurs, puisqu’il s’agit d’un film collectif né d’une incitation
politique particulière. Nouvelles de l’antiquité idéologique en
serait pour ainsi dire la continuation avec d’autres moyens, sachant
qu’en l’occurrence je dispose d’un atout majeur, puisque j’ai la possibilité
de travailler dans l’optique d’Eisenstein20. Car on peut voir un
homme qu’on vénère autant que je vénère Eisenstein comme une lentille
de caméra à travers laquelle on regarde, une caméra imaginaire
avec laquelle il est possible d’enregistrer. C’est ce qu’on aura appris
de notre collaboration autour des films collectifs des années 1970
et 1980, mais il est possible d’en étendre l’application, comme c’est
ici le cas. Il n’est donc pas fortuit que Tom Tykwer21 ait apporté à

15. — Vsevolod Poudovkine (1893-1953).
16. — Sergueï Tretiakov (1892-1937).
17. — Jean-Luc Godard (*1930) reste une référence importante pour Kluge, qui
se plaît à citer À bout de souffle (1960) comme l’un de ses films préférés. Il existe
aussi un entretien mémorable de Kluge avec Godard (« Blinde Liebe ») disponible en
supplément sur le dvd n°15 de l’édition complète de ses longs métrages : Sämtliche
Kinofilme, Francfort-sur-le-Main, Zweitausendeins, 2007.
18. — Alexander Kluge, Nachrichten aus der ideologischen Antike. Marx –
Eisenstein – Das Kapital, Berlin, Filmedition Suhrkamp, 2008.
19. — Cf. Alexander Kluge, Sämtliche Kinofilme, dvd n°9 (Deutschland im Herbst,
1978).
20. — Sergueï M. Eisenstein (1898-1948), réalisateur soviétique, auteur de films
tels que Le Cuirassé « Potemkine » (1925), Octobre : dix jours qui secouèrent le monde
(1928) ou encore Ivan le Terrible (1944).
21. — Tom Tykwer (*1965), réalisateur allemand, connu auprès du grand public
notamment pour des films comme Cours, Lola, cours (Lola rennt, 1998) ou Le Parfum,
histoire d’un meurtrier (Das Parfum : Die Geschichte eines Mörders, 2006) d’après le
célèbre roman de Patrick Süskind. Sur le rôle de Kluge pour la « relève » du cinéma
allemand des années 1980 à nos jours, voir l’essai de Pierre Gras : Good bye Fassbinder !
Le cinéma allemand depuis la réunification, Arles, Jacqueline Chambon (coll. « Rayon
Art »), 2011, p. 255-297.


ce film les dix minutes d’une passionnante contribution au sujet du
fétichisme de la marchandise selon Marx. Ce qu’il a fait est brillant.
Ce n’est pas un choix courant pour un sujet de film. Ainsi le principe
de coopération traverse tout le film. Prenez encore la contribution de
Werner Schroeter dans ce même ensemble filmique. Dans sa mise en
scène de Tristan et Iseult de Richard Wagner, les chanteurs sont habillés
comme les marins du Cuirassé Potemkine d’Eisenstein : comme
le suggère ce film, l’ardeur révolutionnaire trouve son pendant dans
l’ardent amour que thématise l’opéra de Wagner. Cette contribution à
son tour se rapporte exactement à la dimension coopérative. Schroeter
est mort, hélas, mais je continue à travailler avec lui autant que de
son vivant. De même que Heiner Müller reste toujours présent pour
moi, bien qu’il soit mort. À mon sens, la permanence des monstres
sacrés de la littérature et du cinéma est consubstantielle à la notion
d’auteur. Ils constituent l’arsenal des optiques poétiques à côté des
optiques traditionnelles dont le cinéma dispose. Sauf que ces dernières
n’en sont que les outils techniques. Les vrais instruments, ce sont les
yeux des autres.
V.P. : Vos anciens films collectifs avaient la durée normale d’un long métrage.
Vu les proportions de Nouvelles de l’antiquité idéologique,
qui s’étend sur près de neuf heures, quels avantages aurait d’après
vous le dvd ?
A.K. : Le dvd rend possible une forme qui va de toute manière s’imposer
notamment grâce à Internet, une forme qui permet le développement
d’ensembles filmiques selon des dimensions conformes au sujet traité.
L’année prochaine, nous connaîtrons par exemple les cent ans du
déclenchement de la Première Guerre mondiale. À mon avis, on ne
peut représenter celle-ci qu’à partir d’une approche prismatique. Il
faut croiser les regards qu’on lui porte depuis la France, l’Allemagne,
l’Angleterre, les Balkans, Istanbul et Jérusalem. Par exemple, je suis
très touché par l’affliction, lors de la nuit de la Saint-Sylvestre 1918,
des soldats et des Parisiens pour les quantités de morts dans leur pays
et l’étendue des calamités endurées. Les vainqueurs sont en deuil. Au
même moment, à Berlin, les vaincus accumulent du ressentiment au
fond de leurs coeurs et s’abandonnent à la distraction par des films de
divertissement. On s’aperçoit qu’en réalité il n’existe encore aucun
récit de la Première Guerre mondiale. Et il est impossible d’y pourvoir
en quatre-vingt-dix minutes. Cela est possible en une minute ou
en une dizaine, voire une trentaine d’heures, mais pas à l’aide d’une
intrigue de quatre-vingt-dix minutes. C’est en quoi le dvd comporte
des avantages décisifs. Pour naviguer sur les eaux de l’expérience,
vous pouvez prendre le bateau à vapeur, ou bien vous construisez un
radeau. Avec un radeau, vous pouvez descendre le Mississipi, aller
du Missouri jusqu’à la Nouvelle Orléans, et même un peu plus loin.
Vous pouvez à votre guise agrandir ou réduire les dimensions d’un
radeau, principe robuste même s’il n’aboutit pas à une construction
aussi parfaite que celle d’un bateau. L’usage du dvd ressemble à cela.
C’est un média de transition, qui permet de conserver des données
en attendant qu’émane de l’esprit Internet un moyen de concentration
similaire. De même qu’il y a dans toute métropole un opéra,
un lieu de concentration musicale. Si cela manquait, si chacun dans
son immeuble ou à la bourse se contentait de chantonner, l’opéra
n’existerait pas.
V.P. : Plus généralement, il semble que dans Nouvelles de l’antiquité
idéologique, qui inclut d’ailleurs des passages d’opéras, les moyens
artistiques font l’objet d’une méditation beaucoup plus directe et
exhaustive que ceci était le cas dans vos oeuvres moins récentes. Il y
est notamment question d’un projet esquissé par Eisenstein en 1929
de « cinéfier » le Capital de Marx : que nous dit ce projet ?
A.K. : Il est certain qu’on ne saurait porter à l’écran l’ouvrage de Karl
Marx, en revanche on peut traduire certains de ses éléments par des
scènes si provocatrices qu’elles suscitent une curiosité pour Marx. Par
exemple, si vous prenez le concept du caractère fétiche de la marchandise
et que vous le restituez par la formule « Tous les objets sont des
hommes transformés », qui signifie que chaque objet produit de main
d’homme contient une part de travail et de vie humaine – c’est ce en
quoi Marx voyait la dimension spirituelle et essentielle du monde de
la marchandise –, alors vous pouvez donner une représentation stupéfiante
de cette analyse à partir de menus détails. Vous pouvez aussi
représenter les réactions humaines par rapport à cela, comme dans
cette scène que j’ai consacrée à une idée d’Eisenstein : il y est question
des concierges de Paris, ces gardiennes d’immeuble qui existent
depuis la Révolution française, qui ont longtemps porté la bannière
de la révolution, et sans lesquelles rien ne va dans Paris. Du temps
de l’empire du Tsar, celles-ci ont mis toutes leurs économies dans le
Transsibérien, et plus tard le gouvernement bolchévique déclarera que
ces emprunts russes ne seront pas remboursés. Par la suite aucun parti
marxiste ne sortit plus vainqueur d’élections parisiennes, ce qui était
dû à l’action des concierges de Paris. Cette histoire n’est pas de moi,
mais c’est une idée d’Eisenstein qu’il voulait porter à l’écran. Que
ceci lui fût interdit ne m’empêche pas de faire figurer la scène parmi
l’ensemble de mes films. Je trouve fort intéressante une perspective
pareille qui nous en dévoile une seconde, car bien souvent la lecture
du Capital de Marx ne s’effectue pas sans difficulté. Il est possible
néanmoins de voir à l’oeuvre l’écrivain politique brossant le tableau
de la guerre de Crimée, la plus exacte description d’une guerre que
je connaisse. Dans ces rapports quotidiens rédigés pour un journal
américain, il retrace comment le régime du Tsar émet une obligation
qui sera vendue par des banquiers belges, français et britanniques pour
financer les obus russes qui seront d’abord dirigés contre l’expédition
armée de Crimée menée par des Français, des Italiens, des Turcs et
des Anglais, ce qui constitue des liens extrêmement intéressants et
une métaphore permettant de mieux comprendre le caractère abstrait
des flux de marchandises et d’argent (la mondialisation financière,
alors que la guerre reste locale).
V.P. : En somme, la question est de savoir comment changer en images
des notions philosophiques parfois arides, voire poussiéreuses.
A.K. : Ceci est faisable. Du moins est-ce l’exigence qu’en tant que
fouilleurs, archéologues de la littérature, du cinéma et de l’histoire
nous devons avoir aujourd’hui. La modernité s’est accomplie depuis
longtemps. Bien des choses sont déjà relatées, mais sans être suffisamment
mises en relation. Cette qualité de l’archéologue, que tout
poète conscient de lui-même devrait avoir de nos jours, peut s’exercer
en déterrant, transcrivant, transformant, exposant et corrélant.
V.P. : Un peu comme vous le faites lorsqu’au départ de l’actuelle crise
financière vous entamez une coopération virtuelle avec le Sergueï
Eisenstein de 1929 et du début de la crise des années 1930 afin de
faire revivre l’oeuvre de Karl Marx : en ce sens, n’y aurait-il pas
lieu d’interpréter Nouvelles de l’antiquité idéologique comme une
proposition contre la théorie de Fukuyama ?
A.K. : En fait, je ne pensais pas à Fukuyama que je situe assez loin de
mes préoccupations. D’ailleurs, je ne fais pas d’ouvrages à thèse,
c’est-à-dire des livres de combat, car je n’écris pas sur le mode discursif.
Mais ce procédé qui consiste à s’attacher par induction au détail,
de manière à permettre ensuite la compréhension de l’ensemble, et
dont les résultats ne conduisent pas non plus aux thèses de Fukuyama,
représente quelque chose d’essentiel, une méthode qu’à mon tour je
tiens de Montaigne, lequel ne part jamais d’une conception générale
afin de déterminer d’après une théorie globale où est le bien, où le
mal, mais ne retient l’attention qu’à l’aide d’une approche inductive
et détaillée, nourrie toutefois par l’intégralité des sources antiques.
En tant que station-relais de l’Antiquité, Montaigne est une Oasis
de l’attention. Et c’est ce dont Internet a besoin aujourd’hui : des
centres de gravité, des champs de force, des champs gravitationnels de
l’attention. Au fond, c’est cela que nous faisons, sans qu’il nous faille
échafauder des thèses que les hommes conçoivent d’eux-mêmes. Si
maintenant vous placez Fukuyama dans ce laboratoire d’alchimie
et le plongez, pour ainsi dire, dans un bain d’acide, vous verrez que
c’est là tout sauf de l’or.
V.P. : Puisque vous revenez aux Essais de Montaigne, Eisenstein affirmait
lui aussi ne pouvoir se passer des notions génériques propres
à la littérature pour les appliquer au septième art encore jeune à
l’époque : en l’occurrence, son approche doit beaucoup à Joyce22.
Comment voyez-vous aujourd’hui le rapport entre ces deux arts ?
A.K. : Il demeure complètement inchangé. Si Joyce et Eisenstein se
rencontrent à Paris en 1929 durant la même semaine que celle du
Jeudi noir, pour imaginer ensemble comment faire un film sur le
Capital de Marx, c’est que leur rapport est très proche. Un James
Joyce quasiment aveugle, peu à même sans doute de voir les images
et les esquisses que lui présente Eisenstein, donne à ce dernier le
courage d’opter pour une forme de narration libre et non linéaire.
Voici donc que la littérature enrichit considérablement le cinéma,
lequel demeure quant à lui un moyen de traduire par des scènes ce
que Joyce ne pourrait évoquer que de façon cryptée par le verbe. La
combinaison des programmatiques de Joyce et d’Eisenstein garderait
en 2014 toute l’actualité et la modernité qui fut déjà la sienne en 1929.
V.P. : Dans votre film, quel est le rôle qui revient à la figure d’Ovide,
qui résume et assemble toutes les métamorphoses dans son chef-d’oeuvre
du même nom ? Par quel chemin la tisseuse Arachné rejoint-
elle la toile de cinéma ?
A.K. : Arachné tissant sa toile est pour moi le symbole du réseau Internet.
Cette femme fabrique des habits (des textes) où elle dessine toute
l’histoire du monde. Si je recouvre ma peau de quelque chose comme
d’un vêtement, cela me fait comme une seconde peau. Et sur cette
seconde peau elle déploie des micro-récits. Elle l’emporte sur la
déesse Athéna qui tente de faire de même, mais compose avec des
principes au lieu de raconter. Ainsi, cette tisseuse supplante Athéna.
Pour la punir, la déesse la transforme en araignée. L’Arachné d’Ovide
est en quelque sorte la déesse patronne d’Internet, des rapports pré-

22. — Voir l’article de Tobias V. Powald, « L’antique, l’authentique : Alexander
Kluge ou les métamorphoses d’Hermès », in : Germanica, n°45, Université Charles de
Gaulle – Lille III, 2009, p. 125-141. L’article est désormais disponible en ligne : http://
germanica.revues.org/832.


sents dans un film ou à l’intérieur d’Internet, en supposant que ces
rapports existent dans ce réseau-là. En tout cas, il doit bien exister un
Dieu capable de voir et de déchiffrer ces relations. En tant qu’individus,
nous ne le pourrions pas, car tout cela nous dépasse un peu.
Cependant, il nous reste la représentation, c’est-à-dire le prisme. Pour
revenir à l’une des questions précédentes : où sur le Net se trouve
ce lieu que l’opéra occupe dans une grande ville ? Si je m’exprime
par des métaphores lorsque je dis qu’il convient de creuser des puits,
créer des oasis quand il y a trop de silice, trop de désert alentour,
et que lorsqu’on ne peut nager en mer, d’une rive à l’autre, entre
l’Irlande et les États-Unis – la distance étant un peu trop longue pour
un simple nageur –, nous devons prendre un véhicule, que ce soit un
bateau, un radeau, voire un dirigeable ou encore un sous-marin, bref,
il faut comprendre que les formes ainsi figurées sont à peine en train
d’émerger. Cela dit, il me semble que les voies de l’esprit développent
des effets gravitationnels et finissent par être découvertes, mais seulement
au bout d’un certain temps, tel un message dans sa bouteille.
La qualité requise pour ce genre d’oasis sur le Web défie en réalité
la poétique. J’imagine Honoré de Balzac, qui fut un entrepreneur,
travaillant avec nous aujourd’hui. Il dirait sûrement que nous devons
éviter d’ajouter de nouveaux ensembles romanesques aux nombreux
romans qui existent déjà, et défendrait l’idée du Roman sur internet.
Ces concentrés n’appartiendraient à personne. Le complément
approprié d’Edward Snowden serait un Balzac tissant de la narration
sur Internet.
V.P. : Dans votre film Nouvelles de l’antiquité idéologique on a également
beaucoup affaire à des écrits, textes lus à haute voix par
les acteurs, textes à lire par les spectateurs, textes chantés, récités,
discutés et expliqués. En quoi est-ce « filmique » et quel est l’effet
escompté ?
A.K. : Tout d’abord, j’ai repris ce procédé du cinéma muet, car celui-ci
connaissait les intertitres. Dans le Docteur Mabuse de Fritz Lang23,
l’intrigue est exclusivement véhiculée par les intertitres, donnant libre
cours à l’improvisation filmique d’un intertitre à l’autre, pour les
paraphraser, à la création de scènes qui ne soient pas encombrées de
dialogue informel. Cela peut s’écarter considérablement du théâtre,
23. — Fritz Lang (1890-1976), réalisateur du célèbre Metropolis (1927), est d’une
certaine manière à l’origine de la carrière cinématographique d’Alexander Kluge qui, sur
la recommandation de Theodor W. Adorno, assista au tournage du diptyque composé du
Tigre du Bengale (Der Tiger von Eschnapur, 1958) et du Tombeau hindou (Das indische
Grabmal, 1959). Docteur Mabuse le joueur (Doktor Mabuse, der Spieler), que Kluge
évoque ici, date de l’année 1922.


étant donné que le texte écrit domine. Et j’emprunte ce moyen-là au
cinéma muet, car il me paraît évident qu’un mot écrit contient une
image au même titre qu’une illustration. Si nous avons affaire de nos
jours à un surcroît d’images, notamment parce que la force de persuasion
publicitaire vient s’ajouter à toutes les images qui, en quête de
succès, défilent à la télévision, ces images-là sont aujourd’hui, pour
ainsi dire, usées jusqu’à la corde. Dans un environnement pareil, je
suis iconoclaste. Les bons films ont d’ailleurs la propriété de détruire
des images : ils remplacent les mauvaises images par des images
rares et bonnes.
V.P. : Il n’est pas rare de voir dans votre oeuvre cinématographique
d’importants passages scripturaux, voire des récits entiers qui
demandent à être lus à l’écran, et où vous assumez très radicalement
cette complémentarité des effets du cinéma et de la littérature.
Pourquoi cette forme ?
A.K. : C’est tout simplement la seule solution, dès lors qu’il m’est difficile
de convaincre par l’image. Quand je dois préparer une image,
ou encore en isoler une par rapport à d’autres, je peux le faire en
alternant avec des séquences écrites qui demandent à être lues et à
ce qu’on se fasse son idée. Au demeurant, cela n’est pas uniquement
une affaire d’écriture, puisque celle-ci y est accompagnée de musique
et émaillée d’images. On mesure l’intensité avec laquelle ces images
insérées dans la représentation écrite restent en mémoire. Nous pourrions
maintenant faire le test, seulement, si j’observe cette démarche,
ce n’est pas pour des raisons scientifiques, mais narratives, parce
que je suis absolument certain qu’il s’agit-là d’une forme narrative
moderne et nécessaire.
V.P. : De telles oeuvres ne montrent-elles pas combien le montage,
aussi bien comme moyen essentiel du cinéma qu’en tant que procédé
littéraire, si l’on pense notamment au mouvement Dada, puisse leur
tenir lieu de dénominateur commun ?
A.K. : Notez qu’avec Christoph Marthaler et d’autres, nous avons produit
un film d’environ six heures sur Dada. Et vous dites vrai, car en réalité
Dada fait partie du cinéma. En fait, la distinction entre le cinéma et
le mot n’existe pas dans les arts du XXe siècle, car la littérature du XXe et XXIe siècle n’est pas tout à fait identique à celle qui a précédé.
Ulysse de Joyce renvoie certes à Homère et à l’Antiquité, mais en
même temps, il s’agit-là d’une chose entièrement inédite et innovante
qu’Homère n’aurait jamais faite, et de ce point de vue l’Avant-garde
des années 1920 et 1930 constitue en fait un héritage que nous ne
continuons pas en le niant, mais en le stabilisant et en retournant à
ses racines. Nous creusons nos puits dans le champ de la modernité,
pour nous rendre compte avec étonnement que la modernité n’a rien
de nouveau, que l’idée existait déjà dans l’Antiquité, bien avant d’être
synthétisée en tant que telle. Et voici qu’au XXIe siècle, une situation
urgente se présente, du fait que sept milliards d’humains vivent
désormais sur terre, dont un grand nombre participe aux réseaux, et
que d’avides multinationales sont à même de rassembler ces masses
humaines comme aux temps des Congrès du Reich, de manière à
réunir un même soir pour une heure cette foule composée de millions
de spectateurs autour des structures télévisuelles : une autoroute de
l’esprit pas si facile à traverser pour une simple tortue. Où même des
renards se font happer. Quoi que vous fassiez en tant qu’individu
ou auteur, vous demeurez d’abord impuissant face au déferlement
organisé de cette masse immense, sans le moindre pouvoir contre ce
Congrès du Reich du divertissement.
V.P. : En quoi justement le recours au montage s’avère-t-il décisif
pour un auteur dans pareil contexte ?
A.K. : Nous savons nous servir du montage, contrairement à eux. C’est
nous qui sommes en possession des moyens artistiques. Le montage
importe bien davantage que l’image proprement dite. Ainsi vous pouvez
monter des édifices de pensée ou des ensembles émotionnels.
La trame est extrêmement riche en réalité, ce qui se traduit par sa
dimension prismatique et d’autant mieux que vous saisirez l’effet
de montage comme une forme de la richesse, de la diversité, de la
polyphonie des images, des significations, des pauses entre les significations,
de la restitution de l’autonomie à des objets isolés même
dépourvus de signification, comme la capacité, en quelque sorte, de
générer du sens et de pallier la Faim De Sens, mais aussi de développer
par ailleurs l’autonomie et la Liberté de toute contrainte de
sens. Ces moyens très subtils et très fins, jamais grossiers, forment
tous ensemble une richesse.
V.P. : Comment distingueriez-vous le montage de la citation, celle-ci
étant plus couramment associée à la littérature ?
A.K. : La citation est l’un des procédés du montage. Elle réfère toujours
à quelque chose et ne demeure jamais sans contexte. Car il ne s’agit
pas de reprendre quelque chose, mais de l’extraire pour l’insérer dans
un nouveau contexte, où cela se transforme.
V.P. : Qualifieriez-vous Nouvelles de l’antiquité idéologique de film
de montage ou plutôt de film-essai, pour en revenir à une catégorie
littéraire par son origine ?
A.K. : Sans doute en jugeriez-vous mieux que moi-même, qui ne suis
pas critique de profession. J’y verrais tout aussi bien une chronique.
Peut-être n’est-ce pas un essai, vu les nombreuses scènes prises sur le
vif qui s’y trouvent intégrées. Aussi, l’argumentation ne s’y effectue
pas sur le mode de l’essai. Mais je ne contesterais pas non plus la
désignation d’« essai ». Si vous l’entendez au sens de Montaigne,
vous pouvez l’utiliser sans problème.
V.P. : En littérature comme au cinéma, le montage est censé, selon
vous, produire des contrastes, susciter même l’épiphanie, afin que
l’art de distinguer opère. Pourriez-vous expliciter cette idée ?
A.K. : Je crois que tout ce dont nous soyons capables en tant qu’auteurs,
qu’il soit question de cinéma, de musique ou de littérature, tend à
stabiliser et à aiguiser la capacité de distinguer, c’est-à-dire à collectionner
les différences. L’épiphanie quant à elle consiste à faire
émerger au travers d’objets une seconde image intérieure qui renvoie
à quelque chose d’essentiel. Chez Theodor W. Adorno et Walter
Benjamin, l’équivalent du concept théologique de l’épiphanie est
celui de l’« image dialectique ». La capacité de distinguer spécifique
à l’oeuvre ici se joue entre l’image extérieure visible et une image
intérieure, l’épiphanie justement.
V.P. : En fin de compte, l’enjeu est de recueillir du matériau destiné à
stimuler l’imagination du lecteur ou du spectateur, à rendre possible
l’expérience intérieure, ce qu’Eisenstein entendait faire lorsqu’il
trouva dans le monologue intérieur joycien un moyen de traduire la
pensée conceptuelle en pensée émotionnelle et sensuelle…
A.K. : Ces trois choses se font en même temps, comme si vous superposiez
trois cartes, de manière à obtenir une sorte de configuration, un
champ contextuel ou narratif. Cet espace narratif ne s’ouvre jamais
de façon unidimensionnelle, seulement par des lettres, des images,
des concepts, des émotions ou par du sensuel à tout va. Tous ces
niveaux se parlent entre eux, au même titre que les notes d’un air de
musique polyphonique luttent, créent des tensions, communiquent :
le tout forme la trame narrative.
V.P. : Mais si la littérature et le cinéma naissent « dans la tête » du
récepteur, comme il vous arrive d’affirmer, ceci ne signifie-t-il pas
que cela repose justement sur des expériences élémentaires plus que
sur les techniques qui les encouragent ?
A.K. : Les différences sont d’ordre élémentaire en même temps qu’elles
définissent un rapport. L’un n’exclut pas l’autre. Partons du principe
qu’en tant qu’animaux à sang chaud, nous les êtres humains avons
d’abord appris de nos ancêtres cette distinction élémentaire entre le
chaud et le froid. Cela est vital pour nous, parce qu’il ne doit faire ni
trop chaud ni trop froid, qu’il nous faut trouver un milieu de vie, etc.,
ce dont nos ancêtres se sont acquittés avec beaucoup d’habileté. Sur
cette distinction élémentaire entre chaud et froid reposent toutes les
distinctions plus complexes : proche/éloigné, vénéneux/bénéfique,
bon/méchant. Les distinctions plus complexes requièrent un niveau
de discernement assez élevé. Il est nécessaire de les ramener en permanence
à leur dimension élémentaire. Les distinctions morales à
leur tour se fondent sur le simple fait que la majorité de l’espèce
humaine n’a pu survivre à l’évolution qu’en raison de sa bonté naturelle,
autrement dit grâce à la coopération sociale. Ces qualités sont
particulièrement fiables, ce qui ne vaut pas forcément pour les préceptes
moraux. Et faire la part entre toutes ces choses-là me paraît
plus facile en français que dans ma propre langue, car les langues
latines sont attachées aux différences. Un livre de Claude Lévi-Strauss
est pour ainsi dire une compilation de cette aptitude à distinguer. En
ce sens, les films de Jean-Luc Godard sont eux aussi des compilations
du discernement visuel, sensuel et mental.
V.P. : En son temps, Robert Musil était lui aussi très conscient de
l’impact possible de l’expérience surtout visuelle du cinéma de son
époque, dont cependant il attribuait la signification avant tout à
l’effet symbolique des images24. Partageriez-vous cette opinion ?
A.K. : Pour commencer, j’hésiterais, puisque l’effet symbolique des
images ne crée pas d’images nouvelles et gêne plutôt le discernement.
Il vaudrait mieux en tous cas regarder un film exempt de substance
symbolique, donc dépourvu de sens : un film burlesque, par exemple,
se regarde sans qu’il faille être attentif au sens. Dans les films d’Ernst
Lubitsch, la narration ne procède souvent d’aucune contrainte liée au
sens. Ceci m’intéresse davantage que de le voir s’engager dans un
film instructif tel que Jeux dangereux25, dont l’intrigue renvoie symboliquement
à Hitler et dont les images deviennent très vite lourdes
de signification.
V.P. : L’intrigue de L’Homme sans qualités de Robert Musil nous fait
remonter à l’année 1913, où l’art cinématographique était encore à
ses débuts qu’on qualifiera de primitive diversity, à laquelle vous vous

24. — Voir l’essai de Robert Musil, « Remarques sur la dramaturgie du cinéma »
(1925), in : Daniel Banda/ José Moure (Éds.) : Le cinéma : l’art d’une civilisation, Paris,
Flammarion/Champs (coll. « arts »), 2011, p. 94-98.
25. — Jeux dangereux (To be or not to be) d’Ernst Lubitsch (1892-1947) est sorti
dans les salles en 1942.


référez. En quoi est-elle d’actualité cent ans plus tard et comment
cette forme populaire s’accomplit-elle de nos jours ?
A.K. : La notion de primitive diversity renvoie à la forme ancestrale du
cinéma, avant que d’astucieux producteurs ne se mirent à lui imposer
le modèle théâtral, prévoyant ainsi des drames en trois actes, du
divertissement et des effets. De par sa tendance à l’expérimentation, le
cinéma de la première heure présente quelque chose de passionnant :
la simplicité dans la diversité. De la sorte paraissent des images que
vous n’avez jamais vues, ce qui est très rare au cinéma, car pour un
film hollywoodien normal ou tout autre film d’usage, il vous faut
quantité d’images qui, grâce à leur sens et leur substance symbolique,
peuvent se comprendre et se décrypter immédiatement. Un film de
cette espèce ressemble à de l’espéranto. Mais un vrai film fait se
succéder les surprises, car tout ce que la caméra peut enregistrer
spontanément, sans que l’entendement humain ne s’immisce, a pour
vertu de surprendre. Si vous filmez un fourré, soigneusement, avec
les acariens et tout ce qu’on pourrait y voir, vous auriez-là un univers
inconnu et vous vous retrouveriez comme sur une autre planète. Le
cinéma est un moyen radical qui crée de lui-même une distance,
cette distanciation allant de pair avec l’exploration. Par là-même on
s’aperçoit que les rapports réels diffèrent des significations qu’on
leur donne.
V.P. : Dans l’une de vos histoires qui traite d’un projet d’adaptation
de L’Homme sans qualités, l’aspect d’un « Film sans qualité » est discuté,
en référence au célèbre roman « sans qualités » tout empreint
d’essayisme qu’est celui de Robert Musil. Dans quelle mesure cette
solution vous paraît-elle adéquate ?
A.K. : Robert Musil concentre toutes ces formes. Tout ce que nous
venons d’évoquer, nous le trouverions chez Musil. Si j’avais maintenant
la mission de décrire ce XXIe siècle avec le regard de Musil,
c’est-à-dire dans la perspective d’une journée du mois d’août 1913,
je partirais de la seconde partie inachevée de L’Homme sans qualités.
Résidant à Genève d’où il observe les événements de l’année 1941 en
Europe, Musil lui-même le suggérait à la fin de son immense ouvrage,
lorsqu’il déclare dans un fragment d’une dizaine de lignes qu’Ulrich
devrait décrire la Seconde Guerre mondiale avec le regard de 1913.
V.P. : De quelle manière faudrait-il s’y prendre, afin d’adapter ce
roman au cinéma ?
A.K. : Je le découperais en fragments, puisqu’il est de toute façon un
fragment et qu’il m’importe justement de prendre Musil au sérieux.
Mieux vaut porter à l’écran un simple paragraphe que l’intégralité
du roman, lequel ne procède d’aucune intrigue dont vous puissiez
tirer un scénario. Plutôt que dans la relation d’Ulrich avec sa soeur,
l’essentiel réside dans cette journée d’été où il pleuvait des fleurs et
qui reste gravée dans leur mémoire. Le vrai sujet est celui-là, et non
les rapports incestueux entre le frère et la soeur. En revanche, cette
scène me séduit notamment pour deux raisons très différentes, la
première étant qu’on y voit l’auteur brosser le tableau d’une journée
d’été avec une maîtrise qui, ma foi, n’aurait rien à envier à celle de
Gerhard Richter26. La seconde est le reflet qu’elle donne de toutes les
journées d’été d’avant-guerre. Pour moi, tout grand jour d’été magnifiquement
ensoleillé n’a rien d’un sujet pour un poème de Rilke, mais
témoigne de l’inquiétude avec laquelle on s’attendait qu’à l’issue
de l’été 1914 la guerre vienne à éclater. J’ai vécu la même chose en
1939 quand j’étais enfant. Et je viens de constater qu’à la période la
plus dangereuse de la Guerre froide, l’été souriait à l’heureux père
d’une petite fille âgée de cinq mois que j’étais, alors que je présentais
un film au Festival de Venise. C’était la belle saison, et me voilà
installé avec mon épouse et cet enfant dans une cabane de plage
du Lido, heureux, me laissant prendre en photo par un photographe
des Cahiers du Cinéma. En 2013, j’apprends qu’à ce moment idyllique
nous avons vécu la semaine la plus tendue de la Guerre froide,
durant laquelle un funeste malentendu s’était produit entre les Russes
(Andropov) et les Américains (Reagan). À la différence de la situation
actuelle en Syrie, l’un des deux camps n’avait même pas réalisé ce
qui affolait l’autre. Sur les écrans de contrôle détraqués de la défense
anti-missile, on avait observé des signaux qui semblaient indiquer
que des missiles traversaient le Pôle Nord pour une frappe destinée
à décapiter le commandement russe. La suite allait montrer qu’on
faisait erreur. Mais il s’en est fallu de peu qu’en cette fin d’été de
1983 on passe d’une Guerre froide à une Guerre chaude. Les beaux
jours et le danger suprême, l’idylle et l’abîme sont proches, et c’est
ainsi qu’à travers l’expérience de ce siècle la scène estivale extraite
de l’oeuvre de Musil se mue en une perspective qui n’a plus rien à
voir avec le moment décrit par lui. Dans le même temps son roman,
qui traite de la Forme du possible, offre carrément l’incitation et le
cadre qui permettent d’associer de tels éléments.
V.P. : Comment faut-il interpréter le malentendu qui oppose l’auteurréalisateur
et le producteur dans le dialogue de votre texte L’Homme
sans qualités, qui emprunte son titre à Musil ?
A.K. : D’une certaine manière, il s’agit-là d’une histoire autobiographique,
dont j’ai juste un peu forcé le trait. Une attitude comme celle
de ce jeune réalisateur signifie à mes yeux la possibilité de faire des
films audacieux, modernes, neufs, surprenants. Il est vrai aussi qu’ils
ne risquent pas de s’adresser à une majorité, étant donné que la propagande
des diffuseurs et les habitudes prises vont dans l’autre sens.
Raison pour laquelle à la télévision nous tendons des « pièges » à
ceux qui zappent. Comme à la télévision le samedi soir tout semble
assez uniforme, les spectateurs zappent, voient cette uniformité en y
cherchant ce qui les intéresse le plus. S’il passe alors quelque chose
d’inconnu, où rien de ce qui se passe généralement à la télévision ne
se produit, ils se retrouvent soudain à écouter deux personnes, deux
Directeurs d’Institut Max Planck d’astrophysique, qui se racontent
des choses à propos de trous noirs ou de galaxies se situant à trois
cents années-lumière à peine du commencement de l’univers. Comme
ils y vont de leur façon de synthétiser, avec le langage scientifique
qu’ils se sont forgés, cela paraît parfaitement abscons au premier
abord, mais vous serez étonné de voir qu’en piégeant les zappeurs
vous êtes en mesure de réunir toute une foule de jeunes gens, c’est-à-
dire une majorité momentanée et véritable au sein du groupe-cible.
Ils voient quelque chose d’inconnu qui les intéresse davantage que
la somme de tout ce qui est connu et attrayant. C’est en quoi le poète
dispose d’un allié en chaque individu conscient de soi.






Traduction : Vincent PAUVAL 

13 juin 2016


Giorgio Agamben
pour ou vers une théorie de la puissance destituante








Le titre des réflexions que je vais partager avec vous serait « pour ou vers une théorie de la puissance destituante ».
Avant d’en venir à ce problème, je crois qu’il me faut un peu revenir en arrière, pour interroger l’itinéraire qui m’avait amené à poser ce problème.
Si je devais me poser à moi-même la question : qu’est-ce que j’ai voulu faire quand j’ai entrepris cette espèce de longue archéologie du politique qui se met sous le titre Homo sacer ?
Je crois qu’il ne s’agissait pas pour moi de corriger ou de réviser, de critiquer des concepts ou des institutions de la politique occidentale ; ça peut être important, mais mon but était plutôt celui de déplacer les lieux même du politique, et pour cela, avant tout, d’en dévoiler les lieux et l’enjeu véritable.
Je vais aller très vite pour résumer ces points.
Il m’est apparu que le lieu originaire du politique, dans la politique occidentale, c’est quelque chose comme une opération sur la vie, ou une opération qui consiste à diviser et capturer la vie par son exclusion même, c’est-à-dire à inclure la vie dans le système par son exclusion. Et là, le concept d’exception était utile.
« Exception » signifie étymologiquement prendre quelque chose au-dehors, c’est-à-dire exclure quelque chose et l’inclure par son exclusion même. Il me semble que l’opération originaire du politique est de cet ordre-là et la vie est quelque chose de non politique, d’impolitique qui doit être exclu de la cité, du politique et par cette exclusion elle va être inclue et politisée.
C’est une impression complexe et étrange, c’est-à-dire que la vie n’est pas politique en elle-même mais elle va être politisée. Il faut qu’elle soit politisée et de cette façon elle va devenir le fondement même du système.
Vous voyez là qu’on peut dire que, dès le début, la politique occidentale est une biopolitique parce qu’elle se fonde sur cette étrange opération d’exclure la vie comme impolitique et en même temps de l’inclure par ce geste même. Voilà, ça veut dire que le lieu du politique est quand même la vie mais à travers une opération de division, d’exclusion, d’articulation, d’inclusion etc.
Donc le politique c’est quand même la vie capturée sous une certaine modalité. Je vais essayer de définir cette structure d’exception.
Ce qui m’était apparu, c’est que par cette opération, la vie est divisée d’elle-même et elle se présente sous la forme de la vie nue, c’est à dire d’une vie qui est séparée de sa forme. Mais la stratégie il me semble, est toujours la même, on retrouve cette stratégie partout : par exemple, j’avais essayé de l’éclaircir chez Aristote.
Aristote ne va jamais définir la vie et depuis toujours c’est comme ça et même aujourd’hui. La vie n’est jamais définie mais par contre ce qui n’est pas défini est divisé et articulé, vous savez bien : vie végétative, vie sensible, vie des relations. On ne sait pas ce qu’est la vie mais on sait très bien la diviser, et comme vous savez, par la technique aujourd’hui même, produire cette division, réaliser cette division.
C’est dans ce sens que dans le premier volume du livre, je disais que l’opération fondamentale et souterraine du pouvoir est justement cette articulation de la vie, cette production de la vie nue en tant qu’élément politique originaire. Parce que ce qui résulte de cette opération finalement, c’est la production de cette étrange chose qu’il ne faut pas du tout confondre avec la vie naturelle.
La vie nue n’est pas du tout la vie naturelle, c’est la vie en tant qu’elle a été divisée et incluse de cette façon dans le système.
Là, on peut essayer de montrer aussi d’autres aspects de cette opération plus étroitement liés à l’histoire de la politique. Par exemple, les travaux sur le rôle de la guerre civile dans cette perspective dans la Grèce ancienne, dans l’Athènes classique. Christian Meier et d’autres historiens ont montré qu’au Vesiècle en Grèce, il se passe une chose très singulière : on assiste à une tout autre façon de définir l’appartenance sociale des individus.
Jusqu’à ce moment-là, cet historien montre que l’inclusion dans la cité, dans la polis, se faisait par des états et des conditions sociales. Il y avait des nobles, des membres de communautés cultuelles, des marchands, des paysans, des riches. Et donc l’inclusion était définie par cette pluralité des conditions.
Ce qui se passe au Ve siècle, c’est l’apparition du concept de citoyenneté comme le concept qui va définir l’appartenance sociale des individus à la ville. Il appelle ça une politisation, c’est à dire que par ce concept de citoyenneté que nous avons (malheureusement) hérité de la Grèce classique, la vie politique va se définir par la condition et le statut pas seulement formel ou juridique mais qui définit l’action même du citoyen. C’est à dire que le critère du politique va être la citoyenneté et la polis, la cité va se définir par la condition, l’action, le statut des citoyens.
C’est une chose qui nous apparaît tout à fait claire, même triviale, mais c’est à ce moment-là que ce concept est apparu en tant que seuil de politisation de la vie. C’est-à-dire que la vie des citoyens va s’inscrire dans la cité par ce concept qui est donc un seuil, qui définit un seuil de politisation.
La polis, la cité devient donc un domaine qui définit la condition des citoyens en tant que clairement opposé et distingué de la maison. Polis et oïkos : la maison (qui définit la condition de la vie du règne de la nécessité, de la vie reproductive etc.) est clairement, par le concept de citoyenneté, séparée de la cité. Et là, c’est un point important, on retrouve cette même division dont j’avais parlé avant entre la vie naturelle, la zôè et le bios, la vie politique. Là on le retrouve par l’opposition de la maison, la famille, l’oïkos, l’économie et la polis, le politique.
Mais vous voyez que si je parle d’un seuil de politisation, c’est que vraiment le politique apparaît dans cette dimension comme un champ de tension défini par des pôles opposés, la zôè (la vie naturelle) et le bios (la vie politique) ; la maison (l’oïkos) et la polis (la cité). Ce n’est pas quelque chose de substantiel, c’est un champ de tension entre ces deux pôles.
Et là, on voit bien le rôle que la guerre civile va jouer dans ce champ de tension. Là j’étais parti des recherches de Nicole Loraux sur la guerre civile, stasis, à Athènes. Loraux dit que la guerre civile est une guerre dans la famille, c’est une guerre dont le lieu originaire est justement la maison, la famille, une guerre entre frères ou entre fils et pères, etc. Mais ce qui m’est apparu en prolongeant ces recherches, c’est que la guerre civile fonctionne en Grèce, et notamment à Athènes, comme un seuil qui va définir ce champ de force dont les deux pôles extrêmes sont la famille, la maison et la cité.
Et en traversant cette espèce de seuil, ce qui n’est pas politique se politise et ce qui est politique se dépolitise. C’est seulement si on voit la guerre civile dans cette perspective qu’on comprend des choses qui nous apparaîtraient étranges. Comme la loi de Solon qui dit que si, quand il y a une guerre civile, un citoyen ne prend pas les armes pour un des deux partis, il est infâme, il est exclu des droits politiques. Cette chose nous apparaît bizarre et chez Platon, on trouve des tas de discours du même ordre.
La guerre civile c’est le moment où les frères deviennent ennemis et l’ennemi devient frère donc de la confusion entre ces deux champs (la maison et la cité, la zôè et la polis). On a un seuil entre les deux et en le traversant il y a une politisation de la vie ou une dépolitisation de la cité.
Ça ne veut pas dire que les grecs considéraient que la stasis, la guerre civile, était quelque chose de bien, mais ils voyaient en elle justement une espèce de seuil de politisation : un cas extrême où ce qui n’est pas politique va devenir politique et ce qui est politique va s’indéterminer dans la maison.
Voilà, à la base de ma recherche, il y avait cette espèce d’hypothèse que le politique était un champ de tension entre ces deux pôles et qu’entre les deux, il y a des seuils qu’il faut traverser. Donc ça c’était le premier déplacement quand je disais un déplacement du lieu du politique, c’était une sorte de première étape dans ce déplacement.
Il y avait aussi après d’autres aspects qui s’étaient révélés tout à fait importants pour moi : la politique dans notre tradition de la philosophie politique a toujours été définie au fond sur des concepts qui sont la production et la praxis, la production et l’action. On a toujours pensé : il y a du politique là où il y a poiesis, production et praxis, action. Et encore chez Hannah Arendt c’est comme ça, les concepts fondamentaux restent ces deux-là.
Là aussi, il me semblait nécessaire d’opérer un déplacement et les deux concepts qui me sont apparus à la place comme tout à fait importants pour définir une nouvelle idée du politique ce sont au contraire (des concepts que je vais nommer rapidement) : d’une part l’usage et de l’autre quelque chose qu’en français on pourrait traduire par désœuvrement à condition de l’entendre au sens actif, c’est à dire une action qui désœuvre, qui rend inopérant quelque chose.
Je vais très vite vous dire quelque chose sur ces deux concepts qui me paraissent importants.
D’abord le concept d’usage. J’avais rencontré ce concept depuis longtemps dans beaucoup de domaines mais tout à coup, c’était en lisant la Politique d’Aristote. Vous savez qu’au début de la Politique d’Aristote, il y a cette chose quand même assez étrange : le traité sur la politique commence par un petit traité sur l’esclavage, les 30 premières pages de la politique d’Aristote sont un traité sur l’esclavage, sur la relation maître/esclave.
Mais ce qui avait attiré mon attention c’est que dans ce contexte, donc avant de définir l’objet du politique, Aristote définit l’esclave comme un Homme, un être humain (il ne fait pas de doute pour Aristote que l’esclave est un être humain) dont l’œuvre propre (ergon en grec) est l’usage du corps. Il n’explique pas cela et en effet les historiens ne s’y sont pas arrêtés mais ça me semblait très intéressant.
Qu’est que ça veut dire « usage du corps » ? J’ai donc un peu travaillé, d’abord pour comprendre d’un point de vue sémantique, immédiat et je suis tombé sur ce fait linguistique que les verbes grecs et latins que nous traduisons par user, utiliser, faire usage (kresteï en grec et uti en latin) n’ont pas de signification propre. Ce sont des verbes qui tirent leur signification du mot qui les suit, qui n’est pas à l’accusatif mais au datif ou au génitif. J’ai pris des exemples très simples parce que c’est important.
Par exemple : le grec kresteï theon, littéralement faire usage du dieu mais la signification exacte c’est consulter un oracle, kresteï nostou, faire usage du retour qui signifie éprouver de la nostalgie, kresteï symphora, faire usage du malheur qui veut dire être malheureux, kresteï polei, faire usage de la cité veut dire participer à la vie politique, agir politiquement, kresteï gynaïki, faire usage d’une femme qui veut dire faire l’amour avec une femme et kresteï keïri, faire usage de la main qui est donner un coup de poing.
Et en latin c’est la même chose, on voit qu’il n’a pas de signification propre mais la reçoit par son complément (qui n’est pas à l’accusatif mais au datif). On se donne à cette chose, si on se donne à cette chose, on en fait usage.
On voit bien une chose qu’il ne faut jamais oublier : les analyses grammaticales sont des analyses philosophiques et métaphysiques même. On ne peut pas comprendre une chose si on ne comprend pas que la grammaire contient en elle-même toute une métaphysique qui s’est cristallisée dans le langage.
Il y a des analyses de ce très grand linguiste qu’est Benveniste qui montrent que les verbes de ce genre sont des verbes qu’on a classifié dans la grammaire comme des moyens, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni actifs ni passifs. Et donc là, Benveniste essaye d’éclaircir la signification de ces verbes qui ne sont ni actifs ni passifs. Il dit que, tandis que normalement (par exemple dans l’actif), le procès, l’action, sont extérieurs au sujet et qu’il y a un sujet actif qui agit au-dehors de lui-même, dans ces verbes-là, les moyens, le verbe, indiquent un processus qui a lieu dans le sujet.
C’est-à-dire que le sujet est intérieur au processus. Le grec gignomaï ou le latin nascor (naître) ou bien morior (mourir), ou bien patior (souffrir), etc. Ce sont des verbes où le sujet est intérieur à l’action et l’action est intérieure au sujet, indétermination absolue non seulement entre actif et passif mais aussi entre sujet et objet.
Benveniste essaye de définir encore mieux et à un moment il donne cette définition qui était pour moi très éclairante. Il s’agit, dit-il, chaque fois de situer le sujet par rapport au processus selon qu’il est extérieur, comme dans l’actif, ou intérieur, et de qualifier l’agent selon que dans l’actif il effectue une action et que dans les moyens il effectue en s’affectant. C’est-à-dire en agissant, en effectuant une action, il va en être affecté lui-même.
Cette formule de « il effectue en s’affectant » est très importante pour moi. On voit bien qu’avec ces moyens donc ce n’est ni actif/passif, ni sujet, ni objet, on pourrait dire que par exemple le verbe kresteï, faire usage, exprime la relation qu’on a avec soi, l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec autre. Faire usage du retour (éprouver de la nostalgie) : c’est l’affection qu’on reçoit en tant qu’on est en relation avec le retour.
Le sujet est créé par l’affection qu’il reçoit par sa relation à autre chose. Ça change complètement la notion de sujet, il n’y a plus de sujet ni d’objet ni actif ni passif, c’est vraiment tout une autre ontologie, l’ontologie au moyen.
Et donc si on revient à cette idée de l’usage du corps qui est devenue pour moi très importante pour définir le politique, on pourrait imaginer cette expression kresteï somatos, faire usage du corps, et cela voudrait dire l’affection que l’on reçoit en tant qu’on a un rapport avec des corps. A mon avis, c’est la vie en tant que lieu véritable du politique. S’il y avait un sujet du politique, ce serait celui qui est affecté par sa relation avec des corps.
C’est pour ça que ce concept d’usage m’apparaissait très important et si on l’emploie comme ça, il devient vraiment la catégorie centrale qui va substituer le concept d’action, de praxis. Un concept dont je ne vais pas du tout faire la critique, qui est très important et qui a eu une histoire fondamentale dans la politique occidentale, dans l’éthique, etc. Mais c’est un concept à l’actif ou au passif et donc il reste emprisonné dans cette dialectique tandis que là, dans cette ontologie, cette politique aux moyens, on a un tiers qui n’est ni actif ni passif, c’est encore une action mais qui en même temps est un être affecté par son action ou par sa passion.
Le deuxième concept était celui du désœuvrement : il faut l’entendre comme s’il existait un verbe actif œuvrer ou ouvrer (qui existait en ancien français). Désœuvrer serait donc rendre inopérant, désactiver une œuvre. Ce n’est pas du tout une inertie, ne rien faire (ce qui est aussi important) mais par contre une forme encore d’action, de praxis ou d’œuvre, une opération qui consiste à désœuvrer les œuvres.
Ce que je voulais faire entendre par cela, c’est que d’abord, il y a un passage dans l’Ethique d’Aristote qui m’a toujours semblé important, où Aristote essaye de définir la Science politique (episteme politike) en tant qu’elle a son but dans le bonheur etc. Et à ce moment-là, il pose une question qui lui apparait quand même absurde mais qu’il pose très sérieusement.
Il dit au sujet du concept d’œuvre (ergon, qui définit l’activité propre, le but propre, l’énergie propre de chaque être) : on parle d’œuvre pour les menuisiers. Pour les joueurs de flûte, il y a bien sûr une œuvre (jouer de la flûte), pour les sculpteurs aussi (faire des statues) mais est ce qu’il y a une œuvre pour l’homme en tant que tel comme on le définit pour les menuisiers, sculpteurs, chanteurs, architectes etc ?
Et à ce moment, il dit : ou bien doit-on penser que l’homme en tant que tel est argos  ? C’est-à-dire sans ergon : désoeuvré, sans œuvre. Est-ce que l’homme en tant que tel n’a pas un ergon propre, une œuvre propre, un but propre, une vocation propre, une définition possible, etc ? Bien sûr, Aristote pose cette question mais la laisse tomber, parce que lui par contre a une réponse. Il va dire que l’ergon de l’homme, c’est l’activité selon le logos, etc.
Mais moi par contre, j’avais été frappé par cette possibilité et je m’intéressais plutôt à cette chose qu’il avait posé comme une hypothèse un peu étrange, c’est-à-dire l’idée que par contre il faut le prendre au sérieux, que l’homme est un être qui manque d’un ergon propre.
L’homme en tant que tel n’a aucune vocation biologique, sociale, religieuse ou de n’importe quelle nature qui puisse le définir essentiellement. L’homme n’a pas d’œuvre, est un être désœuvré dans ce sens. On pourrait aussi dire, un être de puissances, qui n’a pas d’actes ou d’ergon propre, mais justement il me semblait que c’est cela qui peut permettre de définir pourquoi il y a de la politique.
Si l’homme avait un ergon propre prédéterminé par la nature, la biologie, le destin, il me semble qu’il n’y aurait ni éthique ni politique possible parce qu’on ne devrait qu’exécuter des tâches. L’action la plus misérable que l’homme puisse faire : exécuter des tâches.
Voilà, j’avais essayé de définir ce concept. Le désœuvrement d’abord n’est pas une suspension de l’activité mais une forme particulière d’activité et deuxièmement, j’avais immédiatement vu que dans l’histoire de la pensée occidentale, c’était justement un problème qu’on n’avait jamais posé.
L’idée de toute inactivité, l’idée, surtout dans le monde moderne à partir du christianisme par exemple, que Dieu puisse être un être oisif est quelque chose qui répugne les théologiens. Dieu non seulement a créé le monde mais ne cesse de le créer et ne cesse d’agir, ne cesse de le gouverner, la création est continue et l’idée qu’un dieu puisse être inactif ou désœuvré et une chose monstrueuse pour les théologiens et je crois que toute la tradition de la modernité se fonde sur le refoulement du désœuvrement.
Un des lieux où ce problème a été pensé, c’est le problème de la fête. C’est un des lieux où dans notre tradition, on essaye de donner une place au désœuvrement.
Et dans notre société moderne, c’est un peu calqué sur le concept du shabbat, c’est-à-dire la suspension de l’activité. La fête consisterait à suspendre l’activité, ce serait donc une suspension provisoire des activités productives. On voit que en même temps c’est un problème perçu mais en même temps qui est bien limité, dans des limites qui excluent, qui rendent impossibles de le penser véritablement.
Mais si on réfléchit à la fête même, on voit bien que ce n’est pas du tout la définition de la fête, la suspension du travail, parce que dans la fête, même si dans le shabbat toute activité productive est interdite, on fait des choses : on fait des repas et dans les fêtes on s’échange des dons.
On fait des choses mais toutes les choses qu’on fait sont soustraites à leur économie propre, sont destituées de leur économie propre. C’est-à-dire que si on mange ce n’est pas pour se nourrir mais être ensemble, faire l’expérience d’une festivité, si on s’habille ce n’est pas pour se protéger du froid, c’est là aussi pour autre chose, pour un autre usage et surtout si on s’échange des choses ou des dons, ce n’est pas par un échange économique.
La fête est définie non pas simplement par une action mais par un genre particulier d’opération. C’est-à-dire que les activités humaines sont soustraites à leur économie propre et par cela ouvertes à un autre usage possible.
Les folklores sont remplis de ces choses, la fête des morts dans le folklore sicilien, qu’on retrouve dans les pays anglo-saxons, dans Halloween. Dans Halloween, les enfants sont les morts qui réapparaissent et prennent ou volent même les choses qui sont dans une certaine économie et en les soustrayant à l’économie, on les ouvre à cette chose qu’on appelle l’étrenne, le cadeau, etc.
Donc c’était pour vous montrer tout simplement qu’on peut très bien penser une activité comme celle qu’on fait dans la fête, qui ne se limite pas à suspendre une économie, une action, une œuvre mais aussi en fait un autre usage.
Mais cet élément destitutif de la fête me paraît très important : c’est toujours soustraire une chose à son économie propre, pour la désœuvrer, pour en faire un autre usage.
Par exemple, les anciens disaient qu’il n’y a pas de fête sans danse. Mais qu’est-ce que la danse si ce n’est une libération des gestes et des mouvements du corps de leur économie propre ? Si ce n’est soustraire les gestes à une certaine utilité économique, une certaine direction et l’exhiber en tant que telle, en la désœuvrant.
Et les masques c’est la même chose. Que sont les masques si ce n’est une neutralisation du visage ? Le masque va rendre inopérant le visage, va désœuvrer le visage, mais en cela, il en montre ou en expose quelque chose même de plus vrai.
Un autre exemple qui me semble tout à fait clair, pour comprendre ce qu’est le désœuvrement : qu’est-ce qu’un poème ? C’est une opération linguistique qui a lieu dans le langage comme toute autre, il n’y a pas d’autre lieu pour le poème. Le poème est une opération langagière, dans le langage.
Alors qu’est-ce qu’il se passe ? Là encore, on voit que le langage est désactivé de sa fonction informationnelle, communicative etc. Et par ce désœuvrement, il est ouvert à un autre usage, ce que l’on appelle poésie. Ce n’est pas facile de dire ce que c’est, mais une définition très simple c’est soustraire le langage à son économie informationnelle, communicationnelle et cela va faire cet autre usage du langage qu’on appelle poésie.
Là c’est quelque chose qui fait partie presque anthropologiquement de la condition humaine.
Par exemple la bouche est une partie de l’appareil digestif de l’homme, c’est même le premier élément du système digestif. Que fait l’homme ? L’homme détourne la bouche de cette fonction pour en faire le lieu du langage. Et donc toutes les dents qui servent à mâcher vont servir à faire les dentales, etc.
Vous voyez, l’homme marche par désœuvrement même des fonctions biologiques. Même les fonctions biologiques du corps sont ouvertes à un autre usage. Le baiser c’est la même chose, il prend cet élément digestif et en fait un autre usage.
Donc le désœuvrement est une activité propre de l’homme qui consiste à désœuvrer les œuvres économique, biologique, religieuses, juridiques sans simplement les abolir. Le langage n’est pas aboli. Qu’est-ce que ça pourrait être un désœuvrement de la loi ? On va le voir, la loi n’est pas simplement abolie mais soustraite à son horrible économie et on peut en faire peut-être un autre usage.
Et là je peux enfin en venir à mon problème de la puissance destituante.
Parce que si on met au centre de la politique non plus la poiesis et la praxis, c’est-à-dire la production et l’action mais l’usage et le désœuvrement, alors tout change dans la stratégie politique.
Notre tradition a hérité ce concept de pouvoir constituant de la Révolution française. Mais ici, on doit penser quelque chose comme une puissance destituante. Parce que justement le pouvoir constituant est solidaire de ce mécanisme qui va faire que tout pouvoir constituant va fonder un nouveau pouvoir constitué.
C’est ce qu’on a toujours vu, les révolutions se passent comme ça : on a une violence qui va constituer les droits, un nouveau droit, et après on aura un nouveau pouvoir constitué qui va se mettre en place. Tandis que si on était capable de penser un pouvoir purement destituant, pas un pouvoir mais justement je dirais pour cela une puissance purement destituante, on arriverait peut-être à briser cette dialectique entre pouvoir constituant et pouvoir constitué qui a été, comme vous le savez, la tragédie de la Révolution.
C’est ça qui s’est passé et on le voit partout même maintenant, par exemple dans la révolution du Printemps arabe. Immédiatement, on a fait des assemblées constituantes et ça a été suivi par quelque chose de pire que ce qu’il y avait avant. Et le nouveau pouvoir constitué qui s’est mis en place par ce mécanisme diabolique du pouvoir constituant devient un pouvoir constitué.
Donc à mon avis ce sont des concepts qu’il faut avoir le courage d’abandonner : en finir avec le pouvoir constituant. Negri ne serait pas d’accord mais il faut penser un pouvoir ou plutôt une puissance qui ait la force de rester destituante.
Ça nous engage à élaborer une tout autre stratégie. Par exemple, si on pense une violence, cette violence doit être purement destituante. Il faut faire attention, si c’est une violence qui va constituer un nouveau droit, on a perdu.
Donc il faut penser les concepts de révolution, d’insurrection, d’une toute autre façon ce qui n’est pas facile.
Là je voulais donc uniquement quelques repères. C’est tout un travail à faire que vous devez faire aussi, que j’ai essayé de faire moi aussi. Mais pour l’instant, comme c’est un travail en cours, je voulais uniquement vous donner quelques éléments du moment où il me semble que dans notre tradition, on a essayé de penser cela.
La première chose qui me vient immédiatement à l’esprit, c’est l’essai de Walter Benjamin sur la critique de la violence. C’est un essai qui, si on le lit dans cette perspective, a vraiment cela au centre.
Dans cet essai, Benjamin essaye de penser ce qu’il appelle « une violence pure », c’est-à-dire une violence qui ne va jamais poser un nouveau droit. C’est-à-dire une violence qui serait capable de briser ce qu’il appelle « la dialectique entre la violence qui pose les droits et la violence qui les conserve ». Notre système politique, ce qu’on avait appelé avant le pouvoir constituant, le pouvoir constitué, c’est ça.
Notre système politique se fonde sur cette idée. Par exemple quand il y a des révolutions, des changements, on a une violence qui fonde un nouveau droit et immédiatement après, cela se traduit dans une violence qui va le conserver.
Et Benjamin dit que c’est ce mécanisme qu’il faut briser et donc il essaye dans ce texte de penser ce qu’il va appeler une « violence pure », une violence divine, peut-importe. Et il va le définir justement comme une violence qui va entsetzen (il emploie le verbe allemand) : qui va déposer le droit, sans fonder un nouveau droit.
C’est-à-dire une violence qui brise son rapport avec le droit. Il essaye de trouver des exemples dans la mythologie grecque et surtout dans l’idée de Sorel de grève générale prolétaire. Il y voit une forme de violence pure dans le sens où elle ne va pas constituer de droit, elle n’est pas dirigée à obtenir et constituer un nouveau droit. C’est une violence qui reste purement destitutive par rapport au droit existant.
C’est un exemple qui me semble important parce qu’il a bien vu justement que le problème c’est de briser ce rapport.
Un autre exemple qui me vient à l’esprit c’est ce que Paul (l’apôtre) essaye de faire dans ses lettres. C’est-à-dire qu’il va définir les rapports entre le Messie et la Torah (la loi juive) par le verbe grec katargeïn qui veut dire rendre argos,rendre inopérant, désactiver.
Ce qu’il dit en fait, c’est : nous sommes des juifs et bien sûr on ne va pas détruire la loi, on ne va pas détruire la Torah, mais on va la rendre inopérante, argos, la désœuvrer.
Et donc le Messie n’est pas quelqu’un qui simplement abolit la loi, c’est quelqu’un qui la désœuvre. Qu’est-ce que ça veut dire ? C’est vraiment son problème : penser un rapport à la loi qui, sans tout simplement la nier, l’éliminer, nie le fait qu’on doit exécuter des commandements, tout autre rapport à la loi.
C’est un trait du messianisme juif qui va jusqu’aux formes qu’il a pris au XVIIesiècle dans le sens que l’accomplissement de la loi est sa transgression, comme dit Sabbataï Tsevi. Donc dans le messianisme il y avait ce problème : penser un rapport à la loi qui ne soit pas son exécution, son application.
C’est très intéressant : est-il possible de penser un rapport à la loi qui la désactive, qui la rende inopérante en tant que commandement et en permet un autre usage ? C’est ce que c’était au début pour Paul et qui après est devenu le christianisme, qui a complètement trahi cette chose.
Mais il y a une chose par exemple qui peut être utile dans cette perspective. Paul a dit une chose à un certain moment pour comprendre ce que pourrait être ce rapport à la loi qui ne l’exécute pas sans l’abolir. Il dit, pour exprimer la condition messianique, que la condition maintenant c’est que ceux qui ont une femme comme s’ils n’en avaient pas, ceux qui pleurent comme s’ils ne pleuraient pas, ceux qui se réjouissent comme s’ils ne se réjouissaient pas, ceux qui achètent une maison comme s’ils ne la possédaient pas etc.
Par exemple, tu es né dans une certaine condition sociale, tu es esclave, fais-en usage. Et il emploie cette expression du verbe kresteï.
C’est-à-dire que le problème n’est pas tout simplement : je suis esclave et je vais devenir libre, d’abord fais-en usage. Apprendre à faire usage de sa condition, c’est-à-dire à la désactiver, à la rendre inopérante par rapport à soi-même et en cela ça devient une possibilité proprement désœuvrante qui va rendre possible un autre usage de ta condition.
Ce n’étaient que des exemples, je ne suis pas en train de dire que c’est ça qu’il faut faire, c’était juste pour vous montrer que dans certains moments de notre tradition de pensée on a quand même ce problème.
Et là, c’est une chose qui me semble aussi importante, il me semble que c’est cette puissance destituante que la pensée du XXe siècle a essayé de penser, sans y réussir vraiment.
Ce qu’Heidegger pense comme destruction de la tradition, ce que Schürmann pense comme déconstruction de l’arché, ce que Foucault pense comme archéologie philosophique, c’est-à-dire remonter à un certain arché, un certain a priori historique et essayer de le neutraliser.
Il me semble que ce sont des essais qui vont dans cette direction (et c’est ce que moi-même j’ai essayé de faire) sans peut-être vraiment y arriver. Mais c’est cela, c’est la destitution des œuvres du pouvoir, pas simplement l’abolition.
C’est quelque chose d’évidemment très difficile parce qu’aussi on ne peut pas la réaliser uniquement par une praxis. C’est-à-dire que le problème n’est pas quelle forme d’action va-t-on trouver pour destituer le pouvoir, parce-que ce qui va destituer le pouvoir n’est pas une forme d’action mais uniquement une forme-de-vie.
Ce n’est que par une forme-de-vie que le pouvoir destituant peut s’affirmer donc ne n’est par cette activité-là, cette praxis-là, c’est par la construction d’une forme-de-vie.
Vous voyez pourquoi c’est difficile puisqu’il ne s’agit pas de telle action, on va faire ci, on va faire ça. Ça ne suffit pas. Il faut d’abord constituer une forme-de-vie.
Et là on peut revenir à pourquoi il est si difficile de faire cela. Pourquoi par exemple est-il difficile de penser des choses comme l’anarchie (l’absence de commandement, de pouvoir), l’anomie (l’absence de loi) ? Pourquoi est-ce si difficile de penser ce concept qui pourtant semble contenir quelque chose ?
Benjamin dit une fois que la véritable anarchie est l’anarchie de l’ordre bourgeois et dans le film Salo de Pasolini, il y a un fasciste qui dit à un moment que la véritable anarchie est l’anarchie du pouvoir. C’est quelque chose qu’il faut prendre à la lettre.
Donc le pouvoir marche par capture de l’anarchie, le pouvoir qu’on a en face n’est fonction que parce qu’il a reçu, inclus (toujours ce processus de l’exclusion incluante) l’anarchie.
Même chose avec l’anomie, c’est évident avec l’état d’exception : notre pouvoir marche en étant capable d’inclure, de capturer l’anomie. L’état d’exception est une absence de loi tout simplement, mais une absence de loi qui va devenir intérieure au pouvoir, à la loi.
C’est cela qui est compliqué. On ne peut pas accéder à l’anarchie, on ne peut pas accéder à l’anomie. Et on pourrait continuer, notre pouvoir dit démocratique se fonde en fait sur l’absence du peuple, on pourrait dire « adémie » (dèmos, le peuple). La démocratie qu’on a en face c’est quelque chose qu’on a par le mécanisme ridicule de la représentation qui a capturé l’adémie, l’absence de peuple, en son centre.
Voilà, mais c’est justement cela qui rend si compliqué l’essai d’accéder à l’anarchie, d’accéder à l’anomie. On ne peut pas y accéder immédiatement parce que d’abord il faut désactiver, désœuvrer, destituer l’anarchie du pouvoir.
C’est-à-dire que la véritable anarchie n’est rien d’autre que la destitution de l’anarchie du pouvoir. Et c’est pour ça qu’on ne peut pas la penser parce que si on essaye de penser l’anarchie, on a en face ce que le pouvoir en a fait, c’est-à-dire la guerre de tous contre tous, le désordre…
Si on essaye de penser l’anomie, on a cette chose absurde : le manque de loi, le chaos où chacun fait ce qu’il veut. Mais c’est faux, ça c’est l’image que la capture de l‘anarchie, la capture de l’anomie, nous laissent en face. Si d’abord on arrive à désactiver l’anarchie et l’anomie capturées par le pouvoir, peut-être alors que la véritable anarchie peut réapparaître.
C’est pour ça que des travaux comme ceux des anthropologues Clastres et Sigrist sont importants. Ils montrent très clairement que ce n’est pas du tout vrai. Si on regarde les sociétés primitives, on voit l’anarchie mais ce n’est pas du tout ce que notre tradition politique nous présente. Par exemple, dans le livre de Sigrist, il emploie la formule « anarchie contrôlée ». C’est pour dire que c’est une absence de pouvoir mais pas du tout la guerre de tous contre tous, le chaos, ce sont des formes différentes. C’est aussi ce qu’Illich a essayé de penser par ce concept de « vernaculaire ». Ce n’est pas l’anarchie que l’on croit.
C’est cette chose-là qui me semblait importante : on ne pourra pas accéder à une véritable pensée de l’anarchie si on ne neutralise pas d’abord l’anarchie que le pouvoir contient en son centre.
Je vous avais dit que ce n’est pas une tâche théorique mais que cela ne sera possible, cette opération de destitution du pouvoir, que par une forme-de-vie. Donc ce n’est pas tout simplement trouver la bonne action mais constituer des formes-de-vie. Je dirais même qu’une forme-de-vie c’est justement là où on rejoint quelque chose qui d’elle-même va être destituante.
J’avais essayé de définir ce concept de forme-de-vie au début de ma recherche comme une vie qui ne peut pas être séparée de sa forme.
C’est-à-dire une vie pour laquelle, dans son mode de vie, est en jeu la vie même : une vie pour laquelle sa vie même est en jeu dans sa façon de vivre. Vous voyez là donc qu’il ne s’agit pas simplement d’un mode de vie différent. Ce sont des modes de vie qui ne sont pas simplement des choses factuelles mais des possibilités.
Tiqqun avait développé cette définition de façon très intéressante dans trois thèses que je vous lis et qui sont dans le n°2 de la revue : « 1- L’unité humaine n’est pas le corps ou l’individu, c’est la forme-de-vie. 2- Chaque corps est affecté par sa forme-de-vie comme par un clinamen, une attraction, un goût. 3- Ma forme-de-vie ne se rapporte pas à ce que je suis mais à comment je suis ce que je suis. »
Donc d’abord, la forme-de-vie est quelque chose comme un goût, une passion, un clinamen : c’est quelque chose d’ontologique qui affecte un corps. Mais aussi je voudrais m’arrêter sur le dernier point : le concept du comment.
Ce n’est pas ce que je suis mais comment je suis ce que je suis. Dans la tradition de l’ontologie occidentale, ce serait ce qu’on a essayé parfois de penser comme une ontologie modale.
Vous connaissez peut-être la thèse de Spinoza : il n’y a que l’être, la substance et ses modes, ses modifications. Il n’y a que Dieu et ses modifications qui sont les êtres, les êtres singuliers. Les êtres singuliers ne sont que des modes, des modifications de la substance unique.
Mais là, je crois qu’il faut encore poursuivre, éclaircir. La substance, l’être n’est pas quelque chose qui précède le mode et existe indépendamment de ces modifications. L’être n’est rien d’autre que ce mode d’être, la substance n’est que ses modifications, n’est que son comment.
Et là vous voyez que c’est toute une autre ontologie qu’il faudra penser dans le sens que l’ontologie a toujours été définie par ces deux concepts : identité et différence. Donc on a essayé par exemple de penser le problème un et multiple par le concept identité et différence (différences ontologique etc.).
Et il me semble que ce qu’il faudrait penser, c’est un tiers qui va neutraliser ce couple identité/différence. Je veux dire par là que si on prend par exemple la thèse spinoziste qu’on a toujours qualifiée de panthéiste, c’est-à-dire deus sive natura, Dieu ou bien la nature, il ne faut pas croire que cela veut dire Dieu = nature parce que là on retombe dans identité /différence. Non, sive veut dire ou bien et exprime justement la modalisation, la modification, c’est-à-dire la neutralisation et l’élimination aussi bien de l’identité que des différences.
Divin n’est pas l’être en soi mais son « ou bien », son sive, ses modifications. Je ne sais pas si on pourrait dire : le fait de se « naturer » dans ce mode, naître dans ce mode.
Donc vous voyez la différence, toutes les critiques qu’on a fait au panthéisme dans le sens que c’est absurde de penser que être = mode, Dieu = nature, c’est faux. Ce n’est pas ça : Dieu se modalise, c’est la modalisation, la modification qui est importante. Dieu, le divin n’est que ce processus de modification.
Et là aussi, pour cela, il faudrait penser différemment le rapport entre la puissance et l’acte. La modification n’est pas une opération par laquelle quelque chose qui était en puissance, l’être ou Dieu, s’actualise, se réalise, s’épuise en cela.
Ce qui aussi bien dans le panthéisme que dans le cas d’une forme-de-vie va désactiver les œuvres est surtout une expérience de la puissance en tant que telle mais de la puissance en tant qu’habitus, cet usage habituel, on pourrait dire de la puissance qui va se manifester dans ce désœuvrement qui est aussi la forme chez Aristote d’une puissance du ne pas, ne pas être, ne pas faire, mais qui est surtout un habitus, un usage habituel : une forme-de-vie. Et une forme-de-vie, c’est un usage habituel de la puissance. Il ne faut pas penser : une puissance, je dois la mettre en acte, la réaliser. Non, c’est un habitus, un usage habituel.
Donc dans ce sens, tous les êtres vivants sont dans une forme-de-vie mais cela n’est pas équivalent à dire que tous les êtres vivants sont une forme-de-vie. Parce que justement une forme-de-vie est quelque-chose qui va rejoindre cet usage habituel de la puissance qui va désœuvrer les œuvres.
Bon, et je crois que j’en ai même trop dit.
Une chose qu’on avait discutée l’autre soir : tout cela implique aussi qu’il y a un autre concept politique dans notre tradition qu’il faut repenser. C’est celui d’organisation. Parce que vous comprenez que si la définition d’une forme-de-vie que je donne est correcte, la forme-de-vie n’est pas quelque chose que quelqu’un peut prétendre organiser. Elle est déjà en elle-même pour ainsi dire complètement organisée. Qui va organiser des formes-de-vie puisque la forme-de-vie est le moment où on a rejoint l’usage habituel d’une puissance ?
Et donc à mon avis le problème de l’organisation politique est l’un des problèmes majeurs de notre tradition politique et il faut le repenser.
Voilà, c’est tout.