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24 juin 2020

Interprétation
de Michelstaedter






MASSIMO CACCIARI DRÂN




Dans la culture d'Europe Centrale du début de ce siècle, l'œuvre de Carlo Michelstaedter représente un des pôles ou plutôt une des lignes-frontière qui la circonscrivent entièrement. En effet, il ne s'agit pas d'une simple expérience dans le cadre de cette culture, mais précisément de son acmé : tout aussi profondément enracinée dans les problèmes qui la travaillent, qu'elle est extraordinaire par la forme et la radicalité avec laquelle elle affronte ces problèmes et les «combat». Une affinité profonde — presque une «harmonie cachée» — relie — au-delà des différences récurrentes de contenu et de méthode de recherche — toutes ces voix de la génération des années quatre-vingt qui, au cours de la décennie précèdant la Grande Guerre, s'expriment en des œuvres où se mêlent l'enthousiasme de la jeunesse, la géniale solitude dont elle est seule capable quelquefois, au douloureux désenchantement, à l'adieu, au renoncement propre à une maturité plus sobre et plus lucide. Ce «ton» suffirait déjà à expliquer leur prédilection commune pour cet archétype de toute «métaphysique de la jeunesse» contemporaine que représente Le Monde de Schopenhauer. Amitié, oui, philotès, de fait, entre l'Ibsen de Slataper et L'Ame et les formes de Lukács, entre Wittgenstein et Michelstaedter, mais aussi profonde inimitié, neikos ; sur une trame analogue de rapports, de références, et plus encore: sur la base d'un ethos commun, libre de tout compromis, de toute mesotès, se font jour des choix irréductibles, des positions théorétiques violemment contrastées (qui par elles seules suffiraient à liquider cette image d'opérette de la finis Austriae commercialisée au cours de ces dernières années par d'innombrables «spectacles»). Amitié, oui, mais amitié stellaire.
Trois œuvres, selon moi, émergent de ce contexte comme œuvres-frontière, capables d'en «orienter» l'interprétation globale: L'Ame et les formes du jeune Lukács, qui paraît à Budapest en 1910 et l'année suivante en traduction allemande à Berlin; La persuasion et la rhétorique de Michelstaedter, dont les appendices critiques furent achevées le 16 octobre 1910, la veille même du suicide de l'auteur; le Tractatus de Wittgenstein, terminé, comme on le sait, à Vienne en 1918, et publié seulement en 1922 (l'année même de la première édition complète de la Persuasion), mais dont les idées fondamentales semblent être définies dès 1912-1913. Années qui coïncident avec les premiers livres de Kafka. Commune, l'origine juive: un judaïsme qui, bien qu'«assimilé», pose encore problème, est encore interrogé, et n'apparaît pas comme une donnée biographique, mais plutôt comme une «puissance» de l'œuvre. Et comme on le verra, nous pouvons même déjà entrevoir à proximité, l'Étoile de la rédemption de Rosenzweig. OEuvres en tension, en opposition — mais qui justement grâce à une telle opposition réciproque peuvent être pleinement comprises dans leur irréductible individualité.
Commun, le refus de la «culture esthétique» que Lukács, en 1910, définit ainsi dans l'essai portant ce même titre: «Il existait un centre: le caractère périphérique du tout. Toute chose avait acquis une valeur symbolique: le fait même que rien n'était symbolique, que tout n'était que ce qu'il semblait être dans l'instant où il avait été vécu (...) rien en effet n'existait qui ne puisse s'élever au-delà des instants singulièrement vécus. Il existait un rapport entre les hommes: l'entière solitude, l'absence totale de tout rapport». L'unité de la «culture esthétique» consiste en son manque d'unité. Où qu'il porte le regard, l'esthète n'est frappé que par sa propre impression. Aucune chose n'est véritablement res pour lui, rien qui n'ait une existence propre, une vie propre. Pour l'esthète — tout comme pour la vana curiositas du spécialiste — le monde et le moi oscillent dans l'éternelle insecuritas de la Stimmung, de l'état d'âme, de l'Einfühlung. Dans l'idée de «culture esthétique» convergent des courants multiples et dominants de la culture européenne de cette fin de siècle: si l'impressionnisme s'avère en être quasiment l'origine (et Lukács, tout comme d'autres, opposera à l'impressionnisme, un Cézanne, un Van Gogh ou un Gauguin), trouvent place en son sein tant le psychologisme d'inspiration machienne (contre lequel réagira puissamment la phénoménologie de Husserl), que toute forme de «naturalisme de l'âme» (fût-elle de caractère symboliste ou, plus tard, expressionniste), et l'interminable cortège des déformations vitalistes de la dura lectio nietzschéenne. C'est surtout à ces dernières que semble se référer Michelstaedter lorsque, dans le Dialogue de la morale et de l'esthétique héroïque, il pose la «question esthétique»: devant la décadence glorifiant l'«élan éternel», «les forces vives de la nature», la «beauté» de l'«orgie dionysiaque», Michelstaedter prend le masque du «consciencieux employé de Dame raison» pour démontrer l'infranchissable aporie de cette prétendue «vie supérieure», de sa prétendue «autonomie» par rapport aux schémas éculés de la tradition. Dans le grand Dialogue de la santé (1910) le monde de l'esthétique apparaît comme le monde de l'insatiabilité et du manque: ce n'est pas toi qui possèdes les choses en lui, mais les choses (que tu crois avoir pleinement «consommé» dans ton impression, dans la puissance «dionysiaque» de ta vie) qui te possèdent. Constamment tu en dépends : tu t'affirmes seulement dans la mesure où insatiablement tu en fais consommation. Celui qui élève au statut de vérité l'absence de vérité et à celui de centre la disparition du centre; celui qui, sur aucune chose peut fixer son regard, et par aucune chose peut être regardé, n'est pas l'homme libre, mais l'esclave entre tous: il dépend à chaque instant du jeu des apparences et des événements dans leur être fugitif, il ne peut qu'en suivre les «insatiables» transformations. Un profond pathos de la vérité, le sens d'une responsabilité absolue de la pensée et de l'écriture, unissent Lukács, Michelstaedter et Wittgenstein. Comme l'Ibsen, ou le Tolstoï dont parle Michelstaedter (tout comme Slataper à cette même époque; sans oublier que Tolstoï est aussi l'«étoile fixe» de Wittgenstein), ils ne se contentent pas d'«exprimer les sensations superficielles de leur âme» mais crient au visage de la foule: «Vérité! Vérité!» (O., p. 653-654).
Mais quelle Vérité? A ce point, les voies divergent. Ici la «métaphysique de la jeunesse» s'avère complexio oppositorum; et surgit alors le caractère extraordinaire de l'œuvre de Michelstaedter. La réponse du jeune Lukács à la crise de toute Kultur unitaire se concentre sur le problème de la forme de l'essai. L'écrit qui lui est consacré — la fameuse «lettre» à son ami Leo Popper, écrite justement à Florence, l'année même de la mort de Michelstaedter — sert d'introduction au recueil de L'Ame et les formes. Nous pourrions définir l'essai lukácsien comme une version «trauerspiel», dramatico-douloureuse, de l'essai simmelien (théorisé en particulier dans le bref et lumineux écrit de 1909: Pont et porte): pour ce dernier, l'impossibilité de reconstituer le cadre d'une culture «symbolique» ressort encore, «positivement», dans la relativisation réciproque — et donc, l'inséparabilité — du moment de l'union et de celui de la dissolution ou de la «crise». L'essai simmelien est encore pensé dialectiquement, comme la forme contemporaine spécifique de la pensée dialectique, comme forme non systématique de cette même dialectique. Au contraire, l'inspiration fondamentale de l'essai lukácsien semble plutôt kantienne — pleine de cette paradoxale radicalisation de la dimension éthique, déjà dominante dans l'œuvre d'un Weininger, qu'il serait nécessaire d'intégrer au cadre de notre recherche. L'essai ne représente pas ici l'équilibre inquiet entre «solve» et «conjunge», mais la position de celui qui «possède» le centre sous la forme de l'éloignement infranchissable: l'essai qui «tourne» autour de son feu, le comprend dans la mesure même où il en est inexorablement séparé. La vérité c'est l'idée (justement au sens kantien) de l'essai. Il ne «simulera» pas pour autant une composition, une union, mais devra de manière accomplie montrer justement l'infranchissable distance qui sépare de la vérité — en se faisant, par cela même, le gardien de l'idée. L'essai ne s'apaise pas dans quelqu'impressionnisme ou relativisme que ce soit — il montre la vérité, mais précisément comme absence. L'essai ne «renonce» pas à ce qui lui est propre — mais justement parce qu'il l'aime absolument, il ne pourra jamais objectivement le posséder.
La position de Michelstaedter est, au contraire, métaphysiquement opposée à toute idée d'essai (et, de ce point de vue, elle est analogue à celle de Wittgenstein). Les raisons de cette opposition ne pourront s'éclairer qu'en avançant dans l'interprétation de la Persuasion et la Rhétorique, en ce qu'elles coïncident avec les fondements mêmes de la pensée de Michelstaedter. Par essence, l'essai, quelque forme d'essai que ce soit, est une interminable interprétation, jamais persuadée ; l'essai est éternelle «attente» du feu du texte, qu'il garde pourtant, mais jamais, en son temps, ne pourra se donner le kairos qui fait «demeurer stable», «résister» (PR, p. 70 [71]), le kairos11 de l'«actuelle possession» (PR, p. 71 [72]) du présent, «ergôn akmé» (selon les mots de Sophocle, cités par Michelstaedter, p. 72 [id.]): point culminant de toutes les œuvres et dans lequel tout dis-courir se tait.
Comment exprimer une telle acmé? C'est vers la parole de la sophia que Michelstaedter se tourne. Ce «retour» à la Grécité présente des traits extraordinaires — il est absolument aux antipodes de celui de l'idéalisme classique, mais apparaît aussi radicalement «polémique» au regard de la vision nietzschéenne du classique. Le premier a un «texte sacré» (l'expression est de Hegel): le Parménide de Platon, lequel est le texte «maudit» de Michelstaedter. Le second (qui maintient des rapports essentiels avec le premier: il suffirait de penser à l'interprétation presque commune de Héraclite) dissout dans la forme tragique de sa dialectique à la fois le problème de la Vérité et de la Persuasion. L'acmé de Michelstaedter s'exprime au nom d'une sophia parménidienne, dont la vérité contredit tragiquement la voie des mortels à deux têtes, des mortels qui dis-courent dans l'onomazein, qui dépendent de ce temps-chronos de la succession, celui-là même du discours et de ses noms. Il s'agit — je le répète — d'un «retour au classique» in-ouï pour la culture européenne de l'entre-deux siècles (et toto caelo différent de celui implicite dans l'essayisme, fut-il lukácsien, qui porte sur l'idée platonicienne d'Eros, et tient le Banquet pour son «texte» en propre). Ce qui chez Parménide «foudroie» Michelstaedter est l'affirmation nette, dépourvue de clair-obscur, immobile (»la nécessité pour les hommes est justement le déplacement: ni blanc, ni noir, mais gris, ils sont et ils ne sont pas, ils connaissent et ne connaissent pas: la pensée devient «. PR, p. 99 [102]), du caractère in-intentionnel de la vérité. Ceci distingue Michelstaedter aussi de la «Philosophie als strenge Wissenschaft» de Husserl (notons que le «programme» husserlien qui porte ce titre paraît dans «Logos» en 1910-1911), «remémorisation» radicale, par contre, de la tradition cartésienne. La rigueur de la philosophie ne peut être définie sur la base du fundamentum inconcussum du Cogito — car Cogito ne signifie pas je sais, mais «je cherche à savoir: autrement dit, le savoir me fait défaut: je ne sais pas « (PR, p. 99 [102]). Le Cogito caractérise l'être amphibie de la philosophie, en tant que devenir connaissance et donc toujours vide dans le présent, toujours attention du futur. Si Cogito est ce penser qui attend, qui est attentionné, qui ne possède vraiment aucun présent, je ne pourrai jamais en conclure, me fondant sur lui, que je suis (cogito, ergo sum), mais, tout au plus seulement que j'ai été ou que je serai. Le «fondement» du Cogito (sur lequel on prétend édifier une philosophie «rigoureuse») apparaît en réalité comme le processus même qui dis-trait dans le temps de la succession, où tout oscille entre être et non-être, où rien n'est véritablement présent.
Le nihilisme constitutif du Cogito est à la base de la dimension de la Rhétorique. Ceci doit être bien compris pour liquider les différentes interprétations simplement éthiques ou, a fortiori, littéraires de l'idée michelstaedterienne de rhétorique. Cette idée est rigoureusement philosophique: est rhétorique toute conception intentionnelle de la vérité, c'est-à-dire toute conception pour laquelle la vérité est réduite à l'ordre de l'interprétation, à la forme du discours, au problème de sa cohérence interne. Est rhétorique la prétention de posséder le savoir à travers la conventionnalité de l'onomazein, est rhétorique le fait de prétendre que la connaissance puisse être formée par un «système de noms» (PR, p. 98 [101]). L'idée de rhétorique ne reflète donc pas une simple phénoménologie des comportements, autrement dit, n'est en rien descriptive — mais entend attaquer la structure même du discours philosophique, tel qu'il émerge de la «grande crise», entre le Platon des derniers dialogues et Aristote. Ici la philosophie se transforme, pour Michelstaedter, en enquête sur les mots et les modes de la langue, en une cristallisation de ses termes: on simule une classification systématique des modes de parler qui soit la classification de la chose elle-même ; on simule une correspondance «naturelle» entre l'appellation et la chose — cette «voie» justement qui, pour Parménide, représente un délire radical hors du cœur qui ne tremble pas d'Alethèia.
Oeuvre époquale, œuvre qui détermine en grande mesure tout le développement successif de cette pensée «dé-lirante» de l'Occident, que le Parménide de Platon — où, pour Michelstaedter, un Parménide vieilli, qui a perdu ou oublié tout «enthousiasme» (cette divine mania qui l'avait ravi à la présence de l'auguste déesse), s'efforce par une monstrueuse intelligence de montrer dans les mots la connexion possible, la symplokè, le métaxy, entre la rhétorique du quotidien, du temps dis-courant et la Persuasion, la Vérité. Dans le Parménide, serait formulé le projet même de la pensée occidentale, en tant que volonté de compréhender-concevoir le devenir: à savoir volonté d'être-dans-le-temps, d'«appartenir» au devenir et en même temps de le «théoriser», de le dominer conceptuellement. Le concept de rhétorique chez Michelstaedter, compris selon son inspiration la plus radicale, désigne cette volonté de «confusion», de «compromis» (possible uniquement dans le jeu des mots) entre devenir-discourir (il est «nécessaire» de se le concilier — comme on dit) et le présent compos sui de la Persuasion. Il faut se forcer à identifier quels composants théorétiques fondamentaux alimentent cette critique désespérée michelstaedterienne de toute forme de dialectique (donc, aussi de cette forme de dialectique propre à l'essayisme — et qui aura à jouer un rôle tout à fait central dans le «style» de la pensée du xxe siècle). Ce que Michelstaedter entend par Philopsychia, par l'«amour» inauthentique pour la vie dissipée dans le temps où «panta reî», fille de Penia, toujours en attente, toujours déficiente, toujours en corrélation-dépendante, jamais déterminée — ne peut être rattaché, aussi facilement qu'on pourrait le croire, à ce «climat» culturel (auquel appartient certainement aussi le jeune Lukács) qui va de la crise des «fondements» du rationalisme positiviste du XIXe à Sein und Zeit. Les analogies entre le thème de la vie inauthentique, distraite dans le temps de la succession chrono-logique, développé dans la Persuasion et la Rhétorique, et dans certaines parties de l'analytique heideggérienne, sont sans aucun doute impressionnantes — mais la différence n'en apparaît que plus clairement. Il n'est pas qu'une forme du langage (celle du «On», du Man, de l'impersonnel: le langage présupposé, hérité, déjà-dit) qui soit inauthentique, radicalement, pour Michelstaedter, mais la constitution même du langage en tant que tel, qui ne peut correspondre au programme, déjà énoncé par Novalis, d'une parfaite émancipation par rapport à l'esthétique, par rapport à la dépendance du sens. Le langage ne peut pas ne pas servir à signifier — ne peut pas ne pas s'avérer, par effet de gravitation, être attiré vers un «autre» que soi. Pas une de ses logicisations, pas une de ses catharsis philosophiques, qui puisse le racheter de ce péché originel. La philosophie ne sera que la «mise en ordre» de ce langage, ainsi structuré, du devenir de ses modes et termes structurellement inadéquats pour toucher la chose même. La question de la Vérité et de la Persuasion ne peut donc pas se poser dans les termes de l'expression linguistico-discursive.
Cette idée rappelle fortement l'intuition-base de la critique brouwerienne des fondements de la théorie classique des ensembles et, plus généralement, de toute tentative de fondement logique de la mathématique. A la même époque, paraît la grande œuvre du mathématicien hollandais sur les Fondements (1907), précédée par un petit volume tout à fait négligé par les historiens de la pensée du xxe, Leven Kunst en Mystiek (1905), dans lequel, à travers une confrontation serrée avec les mêmes textes que Michelstaedter, Lukács ou Wittgenstein (De Schopenhauer à Eckhart — jusqu'à certaines influences de l'ancienne mystique indienne), au langage intrinsèquement expression de la philopsychia, instrument-véhicule de l'empaysement, de la domestication, de la communication-aliénation, s'oppose la forme persuadée en soi, l'ou-topia éradiquée de tout rapport de dépendance, de l'intuition mathématique et du grand art. Il ne me semble pas hasardeux d'affirmer que Michelstaedter, cherchant à montrer la dimension de la Persuasion, pense justement à ces formes. S'il retrouve surtout chez les poètes (des Tragiques grecs, à Pétrarque, à Leopardi), chez les grands «denkende Dichter», la dénonciation du «dieu que tous honorent» (PR, p. 56 [55]), à savoir celui de la philopsychia, c'est justement parce que dans l'art se montre au plus haut point cette vérité «qui soulève l'individu de ses racines et déchaîne en lui la question d'un présent plus rempli» (O., p. 157), c'est parce que l'art lui apparaît, parmi toutes les autres formes d'expression, celle la plus étrangère à toute «dis-cursivité» gratuite, libre du schéma de finalité et de projet qui domine les autres. C'est dans ce contexte que devront aussi être comprises les images continues, dans l'œuvre de Michelstaedter, de solitude et de désert; elles veulent indiquer l'ou-topia, littéralement: le non-lieu d'une expression qui ne discourt pas, qui ne «dépend» pas (ainsi, pour Brouwer, la mathématique est «sans mots aucun»). Il est certainement juste de saisir aussi dans ces images le sens de l'origine juive de Michelstaedter (persuadé est celui qui est «seul dans le désert», et ce n'est que dans une telle solitude qu'il «vit une vie d'une profondeur et d'une étendue vertigineuse» (PR, pp. 70, 87 [70, 88]) — que ce soit dans le désert, libéré de l'«esthétique» des relations particulières (PR, p. 81 [82]), que l'individu puisse s'affirmer dans sa plus profonde et invincible liberté, est une idée qui rappelle fortement le Moïse et Aaron de Schönberg) — mais il ne faut pas oublier que l'œuvre de Michelstaedter traite d'un problème éminemment philosophique (justement dans sa prétention à valoir comme critique radicale de la tradition philosophique) et ne peut donc être lue comme un ensemble de motifs disparates, tantôt théoriques, tantôt littéraires, tantôt religieux. Est solitaire «la possession de soi» — totalement déracinée du flux de l'onomazein, dont la philosophie n'est autre que la tentative récurrente de mise en ordre, de système; solitaire la «divine persuasion» de l'intuition unifiée à son propre «objet», de la pensée identique à l'être-pensé et qui, de fait, dans son exercice, ne tend pas à autre chose que soi, ne s'«aliène» pas, mais persiste dans son présent même, demeure. Est solitaire l'expression, épurée de toute mimesis, qui crée d'elle-même sa propre vie, qui est son propre monde, «maître et non esclave chez lui» (PR, p. 73 [75]) (chez Michelstaedter abondent des expressions qui pourraient rappeler de thèmes gnostiques — mais nous verrons bientôt comment ils sont absolument privés de leur dimension sotériologique originelle. En des termes analogues, des thèmes gnostiques affleurent chez Leopardi, véritable «auteur» de Michelstaedter).
Que le langage reste inexorablement en-deçà d'une telle solitude, et donc d'une telle vie — et qu'en même temps, la philosophie ne soit essentiellement que classification-logicisation des termes du langage, et donc essentiellement inadéquate à «toucher» la vie — tel est le trait qui rapproche véritablement Michelstaedter de Wittgenstein. Pas seulement du Wittgenstein du Tractatus, puisque la conscience du caractère arbitraire des limites de la signification, de la différence métaphysique entre le signifier et le fait de «donner la raison» (O., pp. 294-295), accompagne Wittgenstein au cours de toute son œuvre. Son long travail tout entier, tout comme la flamme instantanée de celui de Michelstaedter, résonnent comme une critique radicale de l'illusion du sujet parlant de s'ériger comme Sujet absolu, et donc de simuler [fingere] que ses propres mots soient le mouvement même de la vie, autrement dit que les limites de la puissance des mots coïncident avec les limites de la réalité (O., p. 143). Cette critique fonde le refus commun et intransigeant de toute forme d'idéalisme (qu'on se reporte, chez Michelstaedter, aux traits «féroces» sur Croce, par exemple).
Que la philosophie — en tant qu'«organisme syntaxique», en tant qu'elle est fondée sur la valeur des relations et des «dépendances» réciproques — ne puisse avoir l'intuition de la chose elle-même, ne puisse posséder une parole vivante pour exprimer ce que l'homme a «à cœur» dans sa vie, et donc n'ait aucun pouvoir de persuasion authentique (O., p. 287) — que son argumentation puisse seulement «vaincre», mais non pas «convaincre» — c'est exactement le contenu des dernières propositions du Tractatus. Une «haine» identique à l'égard des mots qui prétendent être la vie, les anime tous deux — un même sens désespéré de la limite tautologique de l'argumentation philosophique (O., p. 236) (mais qu'on y prenne garde: de l'argumentation philosophique rigoureuse). Toutefois Wittgenstein ne risque pas un mot au-delà de cette limite: le seul moyen de désigner ce qui la dépasse — la vie — c'est le silence. La position de Michelstaedter défie, au contraire, le paradoxe: il cherche le chemin des mots dans lesquels résonne aussi le timbre de la persuasion. Qu'il soit bien conscient du caractère plus que paradoxal, antinomique, de sa tentative, est évident si l'on en juge par la Préface à la Persuasion et la rhétorique: «Moi je sais que je parle parce que je parle, mais que je ne persuaderai personne: et c'est une malhonnêteté — mais la rhétorique anankazei me tauta drân bia — [me contraint à faire cela...] « (Sophocle). Donc la Persuasion et la rhétorique aussi est rhétorique! Puisque, comme nous l'avons vu, la rhétorique n'est pas une forme du langage, mais le langage dans son essence. Toute tentative de «parler» de la persuasion se révèle intrinsèquement antinomique. Et pourtant cela doit être fait: drân, faire, — verbe tragique, par excellence, qui indique non pas le faire dans sa dis-cursivité quotidienne, mais l'instant, l'acmé suprême de la décision, le comble de l'action, où le caractère du héros émerge pleinement, irréversiblement. Cela doit être fait, malgré tout : soulever le langage de l'intérieur en le forçant, bia, à sortir de soi, comme s'il pouvait se dépasser. Ou, pour paraphraser Wittgenstein: cela doit être fait: se taper la tête contre ses limites, contre sa cage, jusqu'à ce que ça saigne. Ce faire-malgré-tout marque la tonalité tragique de l'œuvre de Michelstaedter et la différencie en cela nettement du Tractatus. Le logos de la Persuasion et la Rhétorique est «double»: rhétorique qui veut se supprimer (et en sait l'impossibilité), rhétorique «infidèle» à l'égard d'elle-même — infidélité sacrée, pourrions-nous dire avec Hölderlin, comme celle qui anime le héros tragique à l'égard du monde divin. Durant toute sa vie Wittgenstein lutte contre le démon de la tragédie — réussit à «lui survivre» — mais sans jamais s'en consoler, sans jamais le croire vaincu, sans jamais véritablement s'apprivoiser dans la rhétorique. A l'honnêteté ascétique de Wittgenstein s'«oppose» la «malhonnêteté» tragique de Michelstaedter.
Mais le caractère tragique de la pensée de Michelstaedter contraste aussi avec la position de Brouwer, qui voit dans l'intuition mathématique, opposée à la discursivité logique justement le dépassement accompli de la forme tragique. (Dans l'idée de la mathématique comme absoute [assoluta] du langage, Brouwer est aussi, évidement, aux antipodes du «second» Wittgenstein). Pas même la «persuasion mathématique» (étant admis que la forme mathématique puisse apparaître en elle-même persuadée — ce que Wittgenstein niera) ne peut représenter la vie persuadée. Son «jeu sérieux» se fonde même, tout comme l'intuitionnisme de Brouwer le démontre, sur l'a priori du temps: la possibilité transcendantale du jeu mathématique consiste dans la bissection originelle de l'unité: l'un, en se disant, est deux, est uni-duité. Mais ceci n'est pas autre chose que le mouvement fondamental du Parménide de Platon! Un désespoir analogue à l'égard de la parole unit donc la mania philosophique de ces trois auteurs (et, en cela, ils apparaissent véritablement tous trois comme l'expression du Lord Chandos hofmannsthalien). Ils vivent avec la même intensité — mais pour les raisons que nous venons d'exposer, et non à cause d'une vague Stimmung ! — la condition des sans-patrie dans cette «antique demeure du langage» krausienne. Mais Brouwer pense à l'intuition mathématique comme réelle ou-topia par rapport à cette demeure; Wittgenstein, au contraire, s'y installe, s'interdisant toute image «dépassante», mais s'y installe, insistant toujours sur le fait que ce qui véritablement compte, ne peut être affirmé dans ses limites, il s'y installe, en vérité, comme une «âme étrangère» ; Michelstaedter tente la voie — certainement «malhonnête» aux yeux d'un Brouwer ou d'un Wittgenstein — du «double logos», du discours tragique qui, en se disant, se nie presque en tant que tel, de la rhétorique qui s'acharne contre elle-même, qui «implose». Et par ce fait il rencontre l'aporie de la «voie intérieure» schopenhauerienne: l'aporie de la volonté qui veut le non-vouloir, de la volonté qui devrait se retourner contre elle-même — mais, qui ne se voulant pas, en cela se réaffirme elle-même justement. L'aporie du « deseando nada» de Saint Jean de la Croix.
Les critiques qui reconnaissent chez Michelstaedter la présence «victorieuse» de la volonté dans la dimension même de la Persuasion ont donc certainement de bonnes raisons pour cela. Et si la volonté implique — comme justement déjà chez Schopenhauer — la volonté-de-la-vie, si volonté signifie représentation, alors un lien inextricable en relie la dimension à celle de la rhétorique. L'aporie se manifeste jusque dans l'écriture de Michelstaedter: il parle de « s'approprier le présent», de devoir perdurer, résister, «être maître « (PR, pp. 69 sqq., [n.s.]). Un impératif insistant scande le monde de la Persuasion (cf. O., pp. 149-150). Mais comment un présent authentique, accompli, peut-il naître des formes du vouloir, du devoir, de l'impératif? Comment distinguer cette appropriation (du présent) des formes du pro-jet, de l'en-à-venir [infuturamento], de l'«esprit vagabond, jusqu'en fin toujours à jeun» ? Les critiques ont raison, certes — mais jamais comme en ce cas n'a été vraie la boutade qui dit que rien au monde n'est en vente à meilleur prix que le fait d'«avoir raison». Comme le montrent ces mots déjà cités de la Préface à la Persuasion et la Rhétorique, Michelstaedter est parfaitement conscient du caractère antinomique constitutif de son œuvre. Mais littéralement anti-nomique, c'est-à-dire opposée au nomos du langage discursif, à la loi qui domine tous les «sujets» de la communication et de la relation, telle est cette expression qui cherche à persuader «l'humaine existence», les «misérables mortels», «tout à fait malades» du «il est» seul, du présent. Anti-nomique, par rapport au nomos de la dialectique qui veut «vaincre» l'autre, «s'approprier» ses mots, telle est l'expression qui l'«aime» et veut le constituer en tant que personne (O., p. 297). Une vie persuadée ne peut être donnée dans les limites du langage, et pourtant justement l'affrontement absolument désespéré contre de telles limites, est un signe anti-nomique: il est un signe irréductible par rapport à ce système de signes qui informent du monde «commun». Il ne dit pas, comme ces derniers — mais n'est pas pour autant simple silence, non-dire négatif. Il se montre, dans le naufrage même du dire «commun», quand il prétend dire la vie. La «poésie pensante», que Michelstaedter interprète comme unique témoignage de la persuasion, est ce faire-signe: en elle justement le désespoir du dire, le désespoir qui saisit le dire à son acmé, indique, «montre» la vie indicible — la vie libérée de la volonté «en aucun point satisfaite» (PR, p. 42 [43]), la vie non plus «survie», non plus simple «crainte de la mort» (PR, p. 69 [id.]). Car c'est justement à la vie que doit mener le chemin ascendant du bouleversement désespéré de la rhétorique. Chez Wittgenstein, prenons-y garde, il n'y «conduit» point — au terme du Tractatus, il n'est pas vrai que nous soyons plus «proches» de la vie qu'au début. Chez Schopenhauer, le problème se pose en des termes précisément opposés: la volonté qui se tourne contre elle-même, se tourne contre la vie qu'elle reproduit continûment. Depuis la mort, au contraire, depuis la peur de la mort, qui pousse l'homme à vouloir continuer, depuis l'impersonnelle philopsychia qui fait survivre, justement dans la mesure où elle nous manifeste continûment «déjà morts dans le présent» (PR, p. 69 [id.]), le semainein paradoxal-antinomique de Michelstaedter veut «conduire» à la vie. Ce qu'aucun dire, aucune imagination [fantasia], fût-elle «haute», ne peut véritablement toucher-comprendre-intuitivement, ce dont aucune «puissance» [possa] du langage ne peut être vérité (dans le sens de l'alethèuein : du dévoilement), c'est la vie même. La voie de Rosenzweig a une forme identique: vom Tode ... zum Leben: de la mort ... à la vie» — c'est là, «parvenus» à la vie, que le livre se tait. Mais la vie de Rosenzweig est intrinsèquement connotée par l'être-là effectif du peuple juif — c'est la vie du judaïsme qui, dans son déroulement dans le temps, est plus que temporelle. Chez Michelstaedter, au contraire, c'est la parfaite ou-topia de la vie persuadée, de l'idée de Persuasion en général. Mais l'absence de toute racine — fût-elle même cette racine «errante» qui constitue la vie d'Israël — ne produit, dans le langage paradoxal-antinomique conscient de Michelstaedter, aucun pessimisme. Tous les auteurs à l'aune desquels nous avons affronté le «problème Michelstaedter» sont parfaitement étrangers à l'aura pesante du pessimisme — mais Michelstaedter (précisément lui, qui se suicide à vingt-trois ans) l'est avec plus de force, avec plus de conviction. Tout pessimisme déclaré (telle est la thèse fondamentale du Dialogue de la Santé) n'est qu'un pessimisme imparfait. Si la vie est (au sens schopenhauerien) volonté de vie, et donc déficience et douleur, il faut «porter tout le poids de la douleur et tirer de ce poids la joie et la vie». La «parole joyeuse de la santé» n'est pas prononcée ici, comme ce peut être le cas chez Schopenhauer, en opposition à la vie, elle n'est pas la parole de la négation de la vie, mais s'affirme comme la force parfaite pour en porter le poids, sans vanité, sans illusion et sans flatterie. Les parfaits pessimistes sont ceux qui en ont déjà dépassé le signe: ils ne demandent pas à la vie de dépasser la douleur qui lui est inhérente, ni ne s'en lamentent (ni n'accusent, ni ne pleurent) mais demeurent en elle, établissent en elle leur œuvre, sont en-ergoi dans la douleur et demeurent en-arghia précisément dans son embrassement. La vie persuadée n'apparaît pas abstraitement autre par rapport à celle «malade» de l'attendre et du prétendre, mais comme la coïncidence en acte entre l'être-là de la personne et l'endurance radicale de la douleur liée à l'exister. Le présent de la persuasion signifie l'être en-arghia dans la douleur, non au-delà d'elle. C'est donc la possibilité de cette vie, persuadée, autonome, pacifiée dans le présent de son propre «mal» (n'aspirant à aucune dimension transcendante de salut — ce qui justement en annulerait le présent et nous ferait replonger dans le nihilisme de la rhétorique), qui constitue l'ou-topia indicible de la parole de Michelstaedter.
Cet aspect est essentiel à la compréhension de l'œuvre de Michelstaedter. La dimension de la persuasion n'annule pas la douleur — en tant qu'idée marquée par une intention radicalement anti-nihiliste, elle ne peut se présenter non plus comme négation de la douleur. C'est la rhétorique qui cherche en vain à tromper, illusionner [in-ludere] ou se jouer de la douleur. C'est la philosophie — comme le dira Rosenzweig — qui veut se donner l'illusion de «jouer», par ses mots qui prétendent se faire vie, l'angoisse de l'individu devant la mort (»Abschaffung des Todes»). La persuasion ne vaut pas comme un énième «refoulement» — mais comme l'acceptation parfaite d'une telle angoisse. N'est pas persuadée, la vie qui la «dépasse» (la figure de dépassement est la quintessence du nihilisme, comme nous l'apprendra Canetti), mais la vie qui en elle demeure et, demeurant en elle, agit — la vie, en somme, maîtresse de son propre présent, là où tout semblerait inciter à un en-à-venir, à la recherche de salut dans l'«ailleurs», ou à la simple résignation du «weiterleben». La vie persuadée n'est pas ek-statique par rapport au devenir, au dis-courir du temps et du logos, mais constitue en quelque sorte l'instant qui les interrompt, l'instant de leur arrêt. Telle est la vraie «pensée abyssale» de Michelstaedter (et la citation nietzschéenne, comme nous le verrons, n'est point due au hasard: là véritablement Michelstaedter rencontre le Nietzsche encore parfaitement «inactuel», le Nietzsche posthume — pour lequel non pas le cercle, non pas l'anneau de l'éternel retour, est une figure de la négation de l'«esprit de gravité», mais l'instant, l'Augenblick, qui suspend la domination de Chronos, qui en dé-cide le continuum. Tel est le présent dont parle Michelstaedter): dans le temps-chronos peut s'ouvrir l'instant de la décision, l'instant qui met en crise radicalement l'aller-au-delà, le flux, l'anxieuse attente d'un futur qui annule le présent. La vie persuadée se concentre dans le feu de l'instant: elle ne voit pas dans son présent le non-plus du passé, le non-encore du futur, elle ne saisit pas son présent comme un point indifférent dans la succession des nyn (sur le fond, nous retrouverons dans Etre et Temps de Heidegger une critique de la conception aristotélicienne du temps, parfaitement analogue), mais voit chaque présent comme le dernier (PR, pp. 69-70 [id.]).
La persuasion ne se donne que dans l'instant; l'idée de persuasion coïncide avec l'a-discursivité et in-intentionnalité de l'instant, compris eschatologiquement. A la lumière d'une telle idée semblent «s'éteindre» ces possessifs-impératifs connotés qui imprègnent aussi de nécessité tout vouloir signifier la Persuasion. Dans l'instant, opposé au simple moment-nyn, dans l'instant comme présent extrême, arrêtant toute volonté de pro-jet, toute forme d'en-à-venir, règne la pure Justice. Gerechtigkeit — dirait-on avec Nietzsche — non das Recht. Le droit appartient à la rhétorique de l'échange, de la communication, du survivre: dans le règne du droit «tous ont raison, personne n'est juste» (PR, p. 76 [77]). C'est le règne des droits et des devoirs, du recevoir et du donner, de la demande réciproque. Dans la persuasion, dans l'instant de la vie persuadée, rien ne se demande ou ne s'attend; la pensée acquérante-impositive ne trouve pas, littéralement, espace dans l'instant. La vie persuadée est pur don, absolue dépense (on peut trouver des images et des motifs analogues dans quelques-unes des œuvres les plus intenses du jeune Lukács, comme le dialogue Sur la pauvreté d'esprit). L'affirmation n'admet pas de pluriel: « tout donner et ne rien demander, tel est le devoir — mais où sont les devoirs et où sont les droits, moi je ne le sais pas» (PR, p. 79 [80]).
Violence de la rhétorique et du droit. Est violent le nomos qui oblige au langage et au temps communs. Violent l'arrachement pro-jetant, l'idée d'interminable dépassement que ce logos «commun» exprime. Violente la nature la plus intime du Cogito, comme co(a)giter des mots et des termes pour réduire la vie à eux, pour la subsumer en eux. La persuasion, au contraire, est en paix, en-arghia — elle est l'énergie actuelle qui déracine la violence, en tant qu'ici-maintenant-entière (PR, p. 80 [80-81]) elle n'attend rien, elle ne prétend à rien. Dans la rhétorique «l'enjeu est un savoir subordonné à la puissance» (pour vaincre l'adversaire-interlocuteur), dans la Persuasion il n'y a pas de course, ni de «prix» (O., p. 365): ce en quoi elle consiste instantanément ne «vainc» rien — l'hallucination de la puissance s'est ici dissoute comme brume au soleil. Pour celui qui ne demande pas la vie et ne craint pas la mort, vie et mort sont «sans armes» (O., p. 366). Et c'est cela le bonheur et la santé.
Mais c'est aussi bien l'impossible. La voie de la Persuasion (qui n'en est pas une, puisque sont «voies» le flux et la contradiction des choses et des mots) n'est pas ardue ou difficile ou encore, comme nous l'avons dit jusqu'à présent, «inimaginable» dans la parole. Elle est aplòs, impossible. Se sauver de l'«agonisme» du logos, consister dans l'instant de la persuasion est l'impossible au sens propre, rigoureusement: car toute la dimension du possible appartient à ce qui est donné (PR, p. 81 [id.]). Entre ce que l'on affirme «possible» (même dans la plus grand improbabilité) et ce qui, de fait, existe, il n'y a aucune différence de principe. On dit qu'est possible ce qui peut être réel, et donc ce qui appartient principalement à la timé de la philopsychia. Seul l'absolument impossible s'y soustrait. «Le possible ce sont les besoins, les nécessités de la continuation, ce qui appartient à la puissance limitée vouée à la continuation, à la peur de la mort» — si la persuasion est un radical arrêt de cela, la persuasion est l'impossible. Impossible la pure Justice du donner-pour-donner, la parfaite gratuité du donner; impossible la «parole vivante» qui persuade sans vaincre, qui donne la vie persuadée sans trace de violence; impossible l'amour exempt de toute philopsychia que ces images évoquent. Affirmer que cela est impossible ne signifie pas décréter la faillite de l'idée de persuasion, mais en indiquer, à l'opposé, la dimension propre. On ne peut faire-signe véritablement d'une telle idée, si l'on n'en saisit pas l'impossibilité. Et bien évidemment: pour celui qui connaît seulement le possible, aucune persuasion n'est «possible». La persuasion est un fruit du jardin de l'impossible et de l'inutile.
La «passion» pour cet impossible domine, d'un bout à l'autre, les pages de Michelstaedter. Sa solitude, son désert n'expriment que cet impossible. C'est celui-là même qui «se montre» à la fin du Tractatus. Celui qui ne sent pas dans le silence de Wittgenstein ce tenter-de-dire désespéré de Michelstaedter (et Augustin n'était il pas un auteur de Wittgenstein lui-même?) mériterait véritablement un monument équestre dans cette «philosophie des universités» sur la porte de laquelle est gravé l'adage: «ici il est interdit de penser».



   éditions de l'éclat

28 avr. 2015


Il n'a pas franchement tort, ce gamin qui n'a pas 25 ans, de citer, en exergue de ce qui fut son génial mémoire de maîtrise, le propos de l’Électre de Sophocle à sa mère Clytemnestre : «Je comprends que mes façons ne répondent ni à mon âge, ni à mon rang» (vers 617-8), comme un coup de pied au cul de tous les professeurs, présents ou futurs, tout comme il a bien fait, dans sa Préface, de poursuivre en affirmant : «Moi je sais que je parle parce que je parle mais que je ne persuaderai personne», ajoutant «Et pourtant ce que je dis a été dit tant de fois et avec tant de vigueur qu'il semble impossible que le monde ait encore continué après qu'eurent résonné ces mots» (1).
Pourtant, il a continué, et il y a fort à craindre que le monde ne se laisse jamais arrêter par des paroles, mêmes les plus hautes. Après tout, le monde a-t-il cessé d'exister après les paroles de Moïse, d'Isaïe, de Job ou du Christ ?
Quels sont les auteurs de ces paroles qui, une fois prononcées ou bien écrites, auraient dû rendre caduques toutes les autres ? La liste en est aussi courte que remarquable : Parménide, Héraclite, Empédocle, Socrate, l'Ecclésiaste, le Christ, Eschyle, Sophocle, Simonide, Pétrarque, Leopardi, Ibsen et enfin Beethoven, voilà selon l'auteur la poignée de grandes âmes dont les paroles n'ont été considérées que comme de beaux vers, des genres littéraires, des systèmes après tout réfutables, de grandes œuvres musicales, bref, autant de façons de refuser de les considérer comme des injonctions brûlantes à se transformer et transformer le monde, des commandements bien davantage que des sujets de dissertation. La peur, que nous retrouverons tout au long de ce livre qui porte à l'incandescence la puissance du langage, qui semble presque concrétiser le livre des vieux mages et des récents linguistes : quand dire, c'est faire. Ces quelques lignes, à la fois désolantes de lucidité et ironiques, qui accueillent le lecteur et lui demandent, d'une façon imagée, d'abandonner là leur espérance, auraient dû apprendre aux lecteurs de Carlo Michelstaedter que ce dernier n'aurait jamais accepté de devenir un de ces vieux professeurs pontifiants, répétant chaque année à ses élèves des truismes sur des auteurs considérés un peu comme des insectes curieux et pulvérulents punaisés derrière une vitrine, soigneusement étiquetés, inoffensifs, rédacteurs de livres pénibles constitués d'un assemblage de fiches de cours barbantes. 
Si Carlo Michelstaedter, le 17 octobre 1910, très exactement à 14 heures, s'est tué quelques heures après avoir terminé d'écrire son livre, c'est parce qu'il était du côté de la vie, de la vraie vie qui n'est absente que pour celles et ceux qui ne veulent pas s'ouvrir à elle, la vraie vie qui est persuasion.
La persuasion est du côté de la vérité, mais n'est pas la vérité. La persuasion est la vie droite, quelque chose comme la sprezzatura, peut-être, de Cristina Campo, en tout cas une vie sans artifice qui n'est pas contrainte, comme un poids, de chuter indéfiniment, car «il ne lui est pas donné de se satisfaire», autrement dit : «Le poids ne peut jamais être persuadé» (p. 42, l'auteur souligne). La persuasion est donc la liberté essentielle qui n'est pas donnée à l'homme, puisque ce dernier doit la conquérir :La persuasion ne vit pas en celui qui ne vit pas uniquement de soi-même : mais est fils et père, esclave et maître de ce qui l'entoure, de ce qu'il y a avait avant, de ce qui doit venir après : chose parmi les choses» (p. 43, l'auteur souligne). Celui qui ne vit pas dans la persuasion vit dans la dépossession, synonyme de la rhétorique, car «chacun tourne autour de son pivot, qui n'est pas le sien, et le pain qu'il n'a pas, il ne peut le donner aux autres», étant persuadé «celui qui a en soi sa vie», «l'âme nue dans les îles des Bienheureux», peut-être (p. 44, l'auteur souligne). 
Vivant dans la dépossession, les hommes qui refusent la persuasion se cachent la sordide vérité de leur état, qui n'est autre que : la peur de la douleur. Carlo Emilio Gadda a-t-il lu Carlo Michelstaedter ? Je ne le sais pas, mais après tout, pourquoi pas, tant est manifeste, de La Connaissance de la douleur l'évidence que ce texte n'a pas été écrit pour rire ? L'homme persuadé est un homme libre, l'homme qui n'est pas persuadé est un esclave car, écoutez ce secret, peut-être le plus manifeste et pourtant le mieux caché du monde, l'homme n'est esclave que de sa propre peur : «Les hommes ont peur de la douleur et pour lui échapper ils lui appliquent en guise d'emplâtre la foi en un pouvoir conforme à l'infinité de la puissance qu'ils ne connaissent pas et la chargent du poids de la douleur qu'ils ne savent pas porter. Le dieu qu'ils honorent, auquel ils abandonnent tout [...] c'est le plaisir; tel est leur dieu familier, le cher, l'affable, le connu» (pp. 56-7).
La liberté fait peur, et il faut imaginer que, désireux de briser les chaînes qui le maintiennent dans l'esclavage, l'homme, avant de pouvoir se prétendre (à nul autre qu'à lui-même, la persuasion ne souffrant pas une quelconque publicité) persuadé, risque de traverser une période très difficile où, ayant renoncé aux consolations faciles, ses «projets pour le lendemain et le surlendemain» s'arrêteront : alors, «l'homme est à nouveau sans prénom, sans nom, sans réponse et sans parents, désœuvré, sans habits, seul, nu, les yeux ouverts à regarder l'obscurité» (p. 59). Autrement dit, s'enfonçant, volontairement, dans la profondeur qui seule importe, l'homme renonce à la docilité, à la bonté, «ou même supériorité ou science du monde», autant de termes synonymes désignant «la superficialité de celui qui n'avait pas en soi la raison de ce qu'il faisait, mais se trouvait à le faire, ne sachant pas pourquoi il voulait ces choses-mêmes qu'il voulait», n'ayant donc pas «en soi la puissance de ces choses ni la force suffisante pour s'opposer à ce qui pouvait les lui retirer», mais se trouvant néanmoins «à puiser sa petite vie en elles» (p. 66). 
La «voie vers la persuasion» (le titre de la troisième partie de notre livre) est non seulement ardue mais périlleuse, car nul ne revient de cette voie une fois qu'il s'est engagé dessus, qui mènera l'homme persuadé à retrouver, en lui-même, le centre perdu qu'évoquera plus tard Zissimos Lorentzatos. Comme tous les grands maîtres (nous verrons plus loin qu'il nous faut rester prudent sur ce terme), et qu'importe l'âge qui fut celui de ce jeune homme au moment où il écrivit son livre le plus fameux, Michelstaedter nous apprend à voir de quoi il en retourne vraiment, nous mène jusqu'au sommet de la montagne, nous demande de contempler le vide, puis de nous y jeter. Il n'est pas question d'affirmer que cette influence serait perverse ou même diabolique : Carlo Michelstaedter ne nous tente pas, il ne nous éprouve pas davantage. Il nous presse de nous plonger en nous-même, afin de nous débarrasser des derniers expédients grâce auxquels nous nous berçons d'illusions et, littéralement, nous voilons la face et, surtout, il ne cesse de nous redire que, sur le chemin de la persuasion, nulle halte n'est permise ni même possible (cf. p. 82) : «Es-tu ou non persuadé de ce que tu fais ? Tu as besoin que telle chose advienne ou n'advienne pas pour faire ce que tu fais, que les corrélations coïncident sans cesse, car la fin, aussi vaste et éloignée soit-elle, n'est jamais dans ce que tu fais, mais est toujours ta continuation. Tu dis que tu es persuadé de ce que tu fais, et advienne que pourra ? – Oui ? – Alors moi je te dis : demain tu seras certainement mort : peu importe ? tu penses à ta réputation ? tu penses à ta famille ? mais ta mémoire est morte avec toi, avec toi ta famille est morte; – tu penses à tes idéaux ? tu veux faire ton testament ? tu veux une pierre tombale ? mais demain ils seront morts, morts eux aussi; les hommes meurent tous avec toi – ta mort est une comète infaillible; tu t'adresses à dieu ? – il n'y a pas de dieu, dieu meurt avec toi; le règne des cieux s'écroule avec toi, demain tu seras mort, mort; demain tout est fini; ton corps, ta famille, tes amis, ta patrie, ce que tu fais, ce que tu peux encore faire, le bien, le mal, le vrai, le faux, tes idées, ton rôle, dieu et son règne, le paradis, l'enfer, tout, tout, demain, tout est fini – dans 24 heures c'est la mort» (pp. 67-8). L'homme persuadé, ainsi, ne craint pas de mourir, car «Qui craint la mort est déjà mort» (p. 69, l'auteur souligne), alors que celui qui au contraire «veut fortement sa vie, ne se contente pas, de peur de souffrir, de ce vain plaisir qui fait écran à sa douleur, pour que celle-ci continue au tréfonds, aveugle, muette, insaisissable; mais il assume au contraire la personne de cette douleur», ce qui lui permet de se «créer soi-même afin d'acquérir la valeur individuelle, qui ne se meut pas contrairement aux choses qui vont et viennent, mais est en soi persuadé» (p. 71, l'auteur souligne).
Difficile, peut-être même impossible à emprunter, est la voie, disais-je, l'unique voie du salut, et il est certain que la majorité d'entre nous préférera, toujours, consolider ses maigres assurances, continuer de dormir plutôt que se réveiller : «Mais les hommes sont comme celui qui rêve de se lever et qui s'apercevant qu'il est encore couché, ne se lève pas mais se remet à rêver qu'il se lève», alors qu'ainsi, poursuit Michelstaedter, «sans se lever et sans cesser de rêver, il continue à souffrir de l'image vive qui trouble la paix de son sommeil et de l'immobilité qui rend vaine l'action dont il rêve» (p. 72).
Et l'auteur de poursuivre, ne laissant pas en paix celui auquel il s'adresse, imaginant bien que les hommes, presque tous les hommes, ne manqueront pas de lui opposer une multitude d'arguments qui sont autant de cris trahissant leur peur, la peur de la mort qui les poussent à vivre sans persuasion (cf. p. 77) : «mes jambes flageolent, et ton chemin est impraticable», et à ceux-là il répond : «Il y a les boiteux et les valides – mais l'homme doit se fortifier de lui-même les jarrets pour marcher – et avancer là où il n'y a pas de route. Par les voies habituelles les hommes cheminent dans un cercle qui n'a ni commencement ni fin; ils vont, ils viennent, ils rivalisent, se pressent, affairés comme des fourmis – sans doute se confondent-ils les uns les autres, – certes quand bien même ils marchent, ils sont toujours là où ils étaient, car tous les endroits se valent, dans la vallée sans issue. L'homme doit se frayer un chemin pour parvenir à la vie et non pour se mouvoir parmi les autres, pour entraîner les autres avec lui et non pour réclamer les récompenses qui ne sont pas sur le chemin des hommes» (p. 73).
Carlo Michelstaedter sait bien qu'à l'impossible nous sommes tous tenus, et que ce qu'il appelle le «droit de vivre» (p. 78) ne s'arrache qu'au prix d'un travail constant, infini à vrai dire : «Car de même que l'hyperbole se rapproche à l'infini de l'asymptote, l'homme qui, en vivant, veut être en possession de sa vie, s'approche à l'infini de la ligne droite de la justice; et de même que la courbe, si petite soit la distance d'un point de l'hyperbole à l'asymptote, doit infiniment se prolonger pour atteindre le contact, le devoir d'un homme envers la justice, aussi modeste soit ce qu'il demande comme juste pour soi dans sa vie, demeure infini» (pp. 77-8).
Il est frappant de constater que Carlo Michelstaedter ne craint pas d'adopter, bien davantage qu'une position de maître, fût-il éminent comme Aristote qu'il déteste par-dessus tout (2), une véritable attitude christique, comme plusieurs passages le prouvent : «Il ne s'agit pas d'apporter un soutien aux hommes soumis à la peur de la mort, mais de leur ôter cette peur; il ne s'agit pas de leur donner la vie illusoire et les moyens pour que sans cesse ils la demandent encore, mais de leur donner la vie maintenant, ici, dans sa totalité, afin qu'ils n'aient pas besoin de demander : telle est l'activité qui coupe la violence à sa racine» (p. 80, l'auteur souligne).
Il serait peut-être dès lors tentant d'analyser le suicide de l'auteur comme une forme profane de mort, volontaire, sur la croix de la connaissance plutôt que sur celle de la charité, mais je pense que, bien davantage que cette tentative, avortée, blasphématoire et même, peut-être, hermétiquement close sur elle-même, il ne faut voir dans le geste terrible, mais logique, de Carlo Michelstaedter que son assurance ultime, sa compréhension profonde de ce qui ne pouvait être que son échec. Vivant, Michelstaedter a peut-être estimé qu'il faisait lui aussi partie de cette catégorie d'êtres sans épaisseur, vivants dans le divertissement, comme certaines de ses lettres peuvent nous le laisser penser (3), lui qui écrit : «Si vous êtes en ce monde et n'êtes pas en ce monde», si «vous prenez les choses et ne les possédez pas, si vous mangez et restez affamés, si vous dormez et êtes fatigués, si vous aimez et vous faites violence, si vous êtes vous et n'êtes pas vous» (ibid.). Vivant et bien vivant, mais ne parvenant toutefois pas à vivre dans l'instant et ainsi coïncider pleinement avec le présent de la persuasion (4), Carlo Michelstaedter a peut-être préféré ne plus vivre dans le mensonge commun et, par son geste, mettre fin à son insomnie métaphysique : «L’absolu je ne l’ai jamais rencontré, mais je le connais comme celui qui souffre d’insomnie connaît le sommeil, comme celui qui regarde l’obscurité connaît la lumière» (p. 93). Il est aussi vrai que Carlo Michelstaedter a pu vouloir, à son tour, tenter de comprendre ce que le personnage de Gilliatt desTravailleurs de la mer de Victor Hugo a compris au moment de mourir, mais de cette expérience, nous ne pouvons strictement rien savoir. 
Seul l'homme persuadé peut estimer avoir trouvé la paix : «Ainsi l’homme sur la voie de la persuasion maintient en chaque point l’équilibre de sa personne; il ne se débat pas, n’éprouve aucune incertitude, aucune fatigue, s’il ne craint pas la douleur mais en a assumé honnêtement la personne», de nouveau cette symbolique éminemment christique qui se poursuit ainsi : «Il vit cette douleur en tout point. Et de même que cette douleur réunit toutes les choses, les choses vivent en lui non comme le corrélatif d'un nombre restreint de relations mais par de vastes et profondes relations» (p. 85).
Et Carlo Michelstaedter, de conclure logiquement la première partie de son ouvrage, en évoquant directement le Christ : «C'est pourquoi dans sa présence, dans ses actes, dans ses paroles se révèle, éclot lumineusement, se rapproche et devient concrète, une vie qui transcende la myopie des hommes : c'est pourquoi le Christ a une auréole, les pierres se transforment en pains, les malades guérissent, les lâches deviennent des martyrs et les hommes crient au miracle» (p. 86).
S'approcher du Verbe, soit, ce qui ne signifie pas l'imiter, mais le suivre, comme Carlo Michelstaedter s'en explique, non sans une pointe d'ironie : «Les premiers Chrétiens faisaient le signe du poisson et se croyaient sauvés; ils auraient pris plus de poisson et se seraient véritablement sauvés, s'ils avaient admis que le Christ s'est sauvé lui-même parce qu'il a su, par sa vie mortelle, créer le dieu : l'individu; mais personne n'est sauvé par lui s'il ne suit sa vie : mais suivre ce n'est pasimiter, se placer avec sa propre valeur quelconque dans les modes, dans les mots de la voie de la persuasion, avec l'espoir d'y trouver la vérité» (pp. 100-1, l'auteur souligne). La parenté avec Kierkegaard est ici étonnante, et une étude existe peut-être entre les liens qui unissent la persuasion selon Michelstaedter et ce que le philosophe danois nommait la réduplication, à savoir une forme de répétition qui serait totalement incarnée dans les actes, et ne se contenterait pas seulement d'évaluer la pertinence d'un montage dialectique, strictement raisonnable, purement intellectuel, vain. En somme, rédupliquer, c'est être ce qu'on dit (je cite de mémoire), une problématique nous le constatons essentielle aux yeux de Carlo Michelstaedter qui écrit : «La voie de la persuasion n'est pas un trajet «d'omnibus», elle ne comporte aucun signe, aucune indication qui puissent être communiquées, étudiées, répétées. Mais chacun a en soi le besoin de la trouver, et dans sa propre douleur, son indice, chacun doit se frayer soi-même de nouveau la voie, car chacun est seul et ne peut espérer d'aide que de soi-même : la voie de la persuasion ne comporte que cette indication : ne t'adapte pas à ce qui t'est donné comme suffisant. Les rares hommes qui l'ont parcourue avec honnêteté, se sont ensuite retrouvés au même point, et pour ceux qui les comprennent, ils apparaissent par différentes voies, sur la même voie lumineuse. La voie de la santé n'est perçue que par l’œil sain» (p. 101).
C'est le moment, après nous être approchés du Verbe, c'est-à-dire du plus parfait exemple de persuasion, d'évoquer la rhétorique : «De même qu’un enfant crie dans l’obscurité pour se donner un signe de sa personne qu’il sent défaillir dans sa peur infinie : de même les hommes qui, dans la solitude du vide de leur âme, se sentent défaillir s’affirment inadéquatement en s’imaginant être le signe de la personne qu’ils n’ont pas, en imaginant le savoir comme s’il était déjà entre leurs mains» (p. 96). Le règne de la rhétorique a partie liée avec la peur, mais en tentant de la masquer, elle contribue à créer un univers totalement fallacieux dans lequel l'homme croira s'être mis à l'abri des entreprises de l'âme, de la nécessité de vivre dans le présent plein, dans la réelle présence de la persuasion : «De sorte que n’ayant rien et ne pouvant rien donner, ils s’abandonnent à des mots qui simulent la communication : puisque chacun ne saurait faire en sorte que son monde soit le monde des autres, ils imaginent des mots qui contiennent le monde absolu, et ils nourrissent de mots leur ennui, ils confectionnent un baume de mots contre la douleur» (p. 97). Puis la rhétorique elle-même semble nous faciliter le travail, car elle nous captive autant qu'elle nous capture, «Donne un doigt au diable et il te prendra le bras», rappelle l'adage populaire que cite Carlo Michelstaedter : «Puis la rhétorique «entourbillonne» tel le courant d’un fleuve grossi, dont on ne peut approcher la berge sans qu’il ne vous entraîne au cœur même de ses eaux» (p. 98).
La rhétorique, chez Michelstaedter, dépasse largement l'acception traditionnelle à laquelle le mot renvoie, et il est ainsi juste d'affirmer qu'elle entourbillonne et nous charrie là où nous n'avons même plus l'impression de vouloir aller puisque, littéralement, elle est notre présent. La rhétorique, diraient les modernes, est un arraisonnement, une espèce de mauvais rêve bernanosien qui nous détache de notre être véritable. Les rhétoriciens, comme nous pourrions les appeler, par opposition aux rares hommes persuadés, constituent le gros du troupeau : «Leur conscience n'est plus un organisme vivant, une présence des choses dans l'actualité de leur propre personne [autrement dit, la persuasion], mais une mémoire : un agrégat inorganique de noms lié à l'organisme fictif du système. De sorte que l'homme par sa rhétorique, non seulement n'avance pas mais régresse dans l'échelle des organismes et réduit sa personne à l'inorganique. Il est moins vivant que n'importe quel animal. Bienheureuses les bêtes qui n'ont pas d'«âme immortelle» qui les précipite dans le chaos de l'impuissance rhétorique, mais se maintiennent dans la sphère saine de leur quelconque puissance» (p. 104, l'auteur souligne).
Le persuadé, soit «celui qui a en lui toutes les choses (p. 117, l'auteur souligne) est aussi celui qui, selon Michelstaedter, peut, tel le Gilliatt de Victor Hugo, se laisser mourir, «assis sur un rocher, submergé par l'eau qui monte», et qui ainsi parviendra à trancher dans le vif «et s'affirmera fini dans cet infini où les autres sont déchirés par la peur» (p. 121), sachant, par cette expérience extrême puisque c'est celle de la mort, ce qu'est la vie et ne pouvant, bien sûr, la dire. La persuasion est le chemin que l'Individu seul peut emprunter, alors que la porte de la rhétorique, elle, n'est franchement pas du tout étroite.
Pour rien au monde le rhétoricien, c'est-à-dire, tout bonnement, l'homme moderne, l'homme des foules et de l'usine, du travail abrutissant derrière un écran, ne désirera tenter une telle expérience qui coïncidera fâcheusement avec sa propre mort, car la rhétorique est là pour le protéger, tout comme, déclare l'auteur, la virtuosité qui est selon lui synonyme de spécialité : «je répète, j'amplifie, j'accomplis jusqu'à la démesure un geste donné, une série de gestes donnés – et j'ai déjà une personne considérable. J'ai formé en moi une machine exceptionnelle» (p. 123).
Le «règne de la rhétorique» (p. 136) est celui de la fausse sécurité qu'apportent les directives auxquelles il faut bien obéir et les foules, dans lesquelles il faut bien s'inclure, sous peine d'être un paria. C'est aussi le règne des machines car toute «substitution par des machines du travail manuel abêtit d'autant les mains de l'homme : car elles avaient été formées en vue d'un savoir-faire par une pensée tournée vers des besoins déterminés, et rendues inutiles par le mécanisme dans lequel s'est cristallisée une fois pour toutes cette pensée, elles perdent maintenant l'intelligence de ce besoin» (p. 148).
Carlo Michelstaedter ne craint pas de se faire prophète, affirmant que cette réification de l'homme aboutira à sa complète désagrégation, à son corps devenu marchandise : «Les yeux finiront pas ne plus voir ce qu'ils verraient inutilement. Les oreilles par ne plus entendre ce qu'elles entendraient inutilement – le corps de l'homme se désagrégera... et se dissoudra» (p. 149). L'homme social qui s'incline, attend, transige «pour ne pas s'engager à fond au risque de compromettre tout son avenir en un seul point, oublieux et irresponsable» (p. 151), tout bardé de concepts qu'il est, n'en saisit pourtant plus aucun (cf. p. 156) et, d'individualité spécifique se transforme en «partes materiales» (p. 157) interchangeables à loisir puisque l'homme qui vit sans persuasion, «sans jamais oser vouloir celle-ci, n'a pas en sa puissance une fin» (p. 158) et, à terme affirme Carlo Michelstaedter, n'aura même plus besoin de posséder une langue autre que strictement fonctionnelle, la lange de l'esclavage : «Si quelqu'un se satisfait des modes de vie qu'offre la société, il peut se contenter de signifier pour ses besoins les choses convenues dans des modes convenus et se laisser aller à répéter sans comprendre ce que les autres disent dans ces cas-là, afin d'être compris pareillement par d'autres initiés» au même langage devenu simple outil d'accomplissement des tâches. «Ainsi poursuit l'auteur, il peut même avoir un «style», une «langue» parfaits et pourtant ne jamais rien dire», et il est alors en effet «aveugle, sans patrie, misérable s'il s'abandonne aux phrases toutes faites» (p. 159), conclut Michelstaedter en citant Les Héros de Thomas Carlyle. Carlo Michelstaedter en a presque fini, et son assurance fait froid dans le dos, puisque son assurance est tout simplement notre présent : «Il est inutile de remuer davantage ces misères : pourvu que l'on convienne que la perspective linguistique consistant entièrement dans la profondeur de la vision actuelle, la vie organique de la langue, qui palpite d'un même rythme dans chaque mot et dans chaque groupe de mots – en tant que fonction de la vie individuelle, chez l'homme, se désagrège et s'abêtit lorsque celui-ci se trouve réduit par la sûreté sociale – quant à sa prévision organisée (sûreté individuelle) – au point et à l'instant» (p. 159).
L'abrutissement de l'homme bien au chaud dans la rhétorique et ses vains prestiges est, de manière évidente, logique mais pas moins troublante, un abrutissement, un abêtissement (Abêtissez-vous !) de la langue : «Et les mots, parce qu’ils demeurent obscurs et vagues dans le discours, perdent la possibilité d’une plénitude de références en vertu de laquelle ils sont clairs autrement. De corps vivants qui peuvent se relier et se déterminer en reliant et en déterminant depuis tant de lieux et en tant de modes, ils deviennent une matière qui n’a la fonction de se référer que dans un seul mode et qui parfois dans cette union reste cristallisée» (pp. 156-7). L'homme, jadis, naguère même, était un homme, il n'en est plus un désormais aujourd'hui, passons à autre chose, c'est fini : «Ainsi depuis l’homme qui tout d’une pièce sur le cheval qu’il a dompté puis dressé à cet étrange langage fait de minuscules tressaillements musculaires dans les jambes, traverse des territoires inconnus, conscient des dangers et prêt à réagir de manière appropriée [...] jusqu’au voyageur qui s’ennuie, confiné dans un wagon qui le transporte en le bringuebalant à travers les fleuves, les monts et les plaines, tandis qu'il s'étire et baille ou parle d'horaires en profonde connaissance de cause ou discute avec le conducteur […] depuis le marin qui tient en main la voile et le gouvernail – et qui est lui-même la raison de son équilibre à travers vents et marées; qui sent sur son visage la direction et la force du vent et évalue d'un œil sûr la bordée, qui lutte contre l'ouragan à la vie à la mort – jusqu’au voyageur d’un transatlantique – qui, entassé dans la cale comme une marchandise, ou menant high life sur le pont, se tord sous l'effet du mal de mer […] ce que je voulais dire – c’est qu’entre ceux-ci et ceux-là il y a la même distance qu’entre la vie organique et la vie minérale» (pp. 146-8).
Ainsi, tout comme l'homme devenu partie interchangeable et anonyme de la Machine, tout comme le langage ayant perdu sa beauté et n'étant réduit qu'au novlangue strictement fonctionnel de l'homme réifié, unidimensionnel, «la rhétorique organisée en système, alimentée par l’effort constant des siècles – fleurit au soleil, porte ses fruits et profite à ses fidèles. – Et dans l’avenir elle en portera d’autres. Et on verra chaque homme préoccupé uniquement de sa vie» (p. 160), et cette unique préoccupation sera consacrée par l'argent, «le moyen actuel de communication de la violence sociale en vertu duquel chacun est maître du travail d'autrui», et cette unique préoccupation sera sanctifiée par la langue morte, qui parviendra «à la limite de la persuasivité [et non la persuasion] absolue, ce que le prophète atteint par le miracle, – elle parviendra au silence lorsque chaque acte aura une efficacité absolue», et alors, vision de fin du monde : «Avant d’atteindre le règne du silence chaque mot sera un [ornement de l’obscurité, Gorgias, 492c] : apparence absolue, efficacité immédiate d’un mot qui n’aura pour tout contenu que le plus infime et obscur instinct de vie. Tous les mots seront des termes techniques lorsque l’obscurité sera voilée pour tous de la même façon, les hommes étant tous dressés de la même façon. Les mots se référeront à des relations déterminées pour tous selon un même mode» (p. 161), et alors c'est à bon droit que nous pourrons prétendre que «Les hommes parleront mais [ils ne diront rien]» ils sauront tout du Christ mais ils ne comprendront pas réellement la portée de ses paroles (cf. p. 175 et dernière), et alors, puisque «L’homme trouve déjà aujourd’hui ce qui lui est nécessaire sous une forme préétablie», il croira «connaître la vie lorsqu’il a[ura] appris les normes de cette forme et qu’il obtien[dra] sans danger ce dont il a[ura] besoin» (p. 162), car «ils sont absorbés par les relations convenues et avec la voix obscure de celles-ci ils conversent et se consolent de leur vie. – Ils ne demandent rien d'autre. Et ils veulent continuer ainsi tels qu'ils sont puisqu'ils croient être des personnes vivantes : leur science de la vie leur est suffisante. Telle est leur sûreté et leur paix, leur conscience et leur joie – tel est leur regard confiant tourné vers l'avenir» (p. 163), et alors l'homme sans parole ni langage, fondu dans la «clique des malfaisants» (p. 167), alors le «petit homme» ne tirant aucun plaisir de son compagnon «lorsque celui-ci grandit sain et robuste et sûr selon sa nature, mais en le mutilant avec l'arme de la société il le façonne afin qu'il lui fournisse les choses dont son corps a besoin» (p. 172), alors ce petit homme sera enfin devenu un bourreau, «qui ne pense pas quand il tue un homme, que lui, un homme tue l'un de ses semblables, ne sachant pas pourquoi il le tue. Afin qu'il ne voie jamais dans tout ceci autre chose que cet office indifférent dont on ne discute pas mais qui lui donne les moyens de vivre, et qu'il soit un instrument inconscient» (p. 174).
Voici ce qu'écrivait Carlo Michelstaedter à l'un de ses amis, quelques jours seulement avant de se suicider, après avoir achevé ce qui allait devenir son ouvrage le plus célèbre, et l'un des livres les plus profondément marquants qu'il m'a été donné de lire, La Persuasion et la Rhétorique : «Quand j’ai reçu ta lettre, j’étais dans le désert de la maison vide, loin de tous les amis, en train de hurler sur le papier les mots de la vérité jusqu’où pouvait porter toute la voix que j’avais» (5).




 (1) Carlo Michelstaedter, La Persuasion et la Rhétorique (traduction de l'italien par Marilène Raiola, présentation par Sergio Campailla, Éditions de l'Éclat, coll. Philosophie imaginaire, n°13, 1998), pp. 35 et 37. Superbe travail, comme toujours, d'un courageux et excellent petit éditeur. Michel Valensi a fait paraître dans sa collection de poche un volume épais regroupant La Persuasion et la Rhétorique ainsi que ses Appendices critiques, jusqu'alors édités séparément en raison, selon l'expression convenue, des aléas de l'édition (il se cache bien des choses, derrière ceux-ci, notamment le nom d'un imposteur, qui ne figure plus dans cette édition de poche !). Ce travail colossal (je parle des traductions elles-mêmes bien sûr, mais aussi de tout le travail d'harmonisation de ces dernières) nous permet en tout cas de pouvoir lire dans sa cohérence l’œuvre de Carlo Michelstaedter, «intacte, avec sa puissance et sa fragilité de roseau, et nous pouvons parcourir ce chemin de la persuasion ouvert par Michelstaedter, bien conscients du fait qu'il fut tracé jusqu'à son extrême limite» (Michel Valensi souligne, préface à l'édition de poche, 2015, p. 9). 
(2) Carlo Michelstaedter oppose Platon et Aristote, ce dernier ayant trahi le premier, dans des pages magnifiques qu'il faudrait citer intégralement : «Tout le monde accourait vers lui pour s’emparer de la marchandise en provenance de l’absolu; lui qui était un esprit pratique prenait la marchandise la plus en vogue et qui s’accordait le mieux à la vue, aux besoins, aux goûts du public, puis il y apposait la marque de fabrique avec l’emblème de la légèreté» (p. 112).
(3) Ainsi écrit-il, dans une lettre à Gaetano Chiavacci du 4 août 1908 : «Certes, ce que n’a pas la mer, je l’ai : le tourment ininterrompu des intentions passées et du travail futur, de mes différentes aspirations insatisfaites; la conscience de ma nullité en ce monde qui vit autant par l’action que par la pensée et l’art; la conscience de ma vie qui se consume dans on ne sait quelle attente. Dans l’illusion d’une formation progressive qui n’existe pas, d’une accumulation qui ne se produit pas sinon comme celle du sable que les flots charrient et dispersent de nouveau», Épistolaire(traduction de l’italien et préface par Gilles A. Tiberghien, Éditions de l’Éclat, 1990), p. 109. Il est clair que ces lignes s'enfoncent bien plus profondément que d'autres, qui se contentent de pointer les transformations socio-économiques d'une époque donnée, celle où le jeune Carlo dut faire ses preuves : «Une part m’est propre, mais une part aussi correspond à la maladie de l’époque pour ce qui est de l’équilibre moral parce que nous nous trouvons justement à une époque de transition sociale, au moment où tous les liens semblent se défaire, où une tradition d’intérêts communs se perd, où, dans chaque milieu, les chemins de l’existence ne sont plus nettement tracés vers un point culminant mais où tous se confondent et disparaissent; il revient alors à l’initiative individuelle de se frayer, à travers le chaos universel, un chemin lumineux» (in ibid., lettre à Paula M., 9 décembre 1906, p. 46). Peut-être la raison de son suicide tient-elle à de tout autres raisons, comme en témoignent certaines très belles lettres envoyées à de jeunes femmes qui furent les amies du jeune prodige, où nous croyons lire quelque point secret éminemment kierkegaardien, tristesse inconsolable ou bien mélancolie incurable, certitude d'être différent, et qui doit être tu : «Qui veut être lié à moi doit renoncer à tout, sans ambitions, sans gloire, pour se vouer à un rêve profond» (à Iolanda De Blasi, av. 1-2 mai 1907, p. 60), à laquelle il écrira aussi : «Iolanda, encore une fois et sans vouloir en rien t’offenser, Iolanda, te sens-tu capable de m’aimer non pas pour mes rires, ma joie, mes succès, non pas pour ma foi et pour la vie, mais pour cette lutte qui est dans mon cœur, pour ma tristesse et pour l’anéantissement, te sens-tu capable de m’aimer pour ce qui en moi est hostile et rebelle, de m’aimer jusque dans la défaite, de m’aimer par-delà la vie, par-delà les limites humaines ? De m’aimer tel que je suis dans mon devenir et non tel que je devrais être et… tel que je ne serai peut-être jamais, d’aimer donc ma vie sous le signe de cette lutte, même si celle-ci m’écarte du chemin normal et heureux, et pas seulement sous le signe d’une paix déjà trouvée ?» (lettre à la même du 6 mai 1907, p. 63). Ailleurs pourtant, Carlo Michelstaedter présente l'aboutissement de son travail comme le premier pas de la liberté, nouvel indice nous rappelant que le suicide reste un mystère impénétrable, quelles que soient la multitude des raisons pouvant non pas le circonscrire ni même l'expliquer, mais en suggérer la cohérence : «Déjà j’ai pris du retard pendant ce long moment gâché pour arriver à faire entendre ma voix pour la première fois – bien que je ne l’ai fait ni comme je l’aurais voulu, ni où j’aurais voulu le faire; non pas en tant qu’homme libre à l’égard de tous les hommes, mais au cours d’une année d’inertie […], et non pas directement à tous mais indirectement devant une commission de professeurs. Mais c’est la voix qui convient au chemin que jusqu’alors j’ai parcouru, c’est la réponse et la conclusion, c’est le prix de la liberté» (lettre à Emma M., 10 septembre 1910, p. 196).
(4) Hypothèse étayée par les lettres de l'auteur à l'un de ses amis, Enrico Mreule : «Car tu ne demandes rien. Et de même que tu ne tiens pas compte du temps parce que tu es, toi, tout entier dans le moment où tu agis, de même en chacun de tes mots, on a l’image concrète de ta vie» (lettre du 29 juin 1910, p. 186). L'auteur poursuit : «Mais écrire sans conviction des mots vides pour pouvoir exhiber du papier couvert d’écriture, cela m’est encore impossible. Et dans ce triste cercle je me suis débattu ces derniers mois, l’âme malade et la paresse au corps, réussissant parfois à me récupérer et à rassembler en moi avec sa vivacité et sa concrétude, tout ce qui sans elles ne me procure qu’un obscur tourment; d’autres fois et le plus souvent, vaincu par l’inertie, dispersant mes forces à la faveur de ce qui, ici et là, semblait me tirer de l’ennui, et d’autant plus vivement me livrait à la dure nécessité» (ibid., p. 187). Michelstaedter n'aura de cesse d'opposer la vie pleine de son ami à la sienne, fausse, irréelle, tout entière incapable d'être persuadée : «[…] depuis lors, combien tu as agi ! comme tes paroles se sont faites action ! je me nourris en revanche encore de mots et j’en ai honte» (ibid., p. 188). 
(5) Épistolaire, op. cit., lettre à Emilio M., 2-3 septembre 1910, p. 191.