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28 mai 2018

LOUISE LECLERCQ
Paul Verlaine




CHAPITRE I

Il n'y a guère de mélancolie plus épaisse, de tristesse plus lourde
que la pensée de vivre dans ces énormes maisons de plâtre, à cinq
et six étages, avec leurs innombrables volets gris, comme des poitrines
de squelettes à plat sur le blanc sale du mur, de l’ancienne banlieue
parisienne. Je parle plus spécialement des quartiers paisibles, honnêtes,
où la bâtisse a prospéré grâce aux locataires bons payeurs, où ont pu se
former de très longues rues sans air et sans soleil. Le petit rentier qui
rente si magnifiquement le possesseur de ces hideux phalanstères a bien
raison d’être pour la plupart du temps un imbécile, car qui pourrait, à
un certain âge, le temps du repos venu, finir sa vie, non pas même heureusement,
mais tranquillement, dans de pareilles conditions d’insalubre
laideur et de platitude vénéneuse ? L’homme jeune, le ménage qui a sa
fortune à faire ou son pain à gagner sur la vie de tous les jours, peut à
la rigueur admettre cette hygiène absurde, s’y faire, la supporter, — au
prix de quel ennui méchant, toutefois, de quelles sensations perverses, de
quelles envies de briser à jamais ce cadre noir et d’en sortir pour quelles
fuites ! Et combien de lamentables culpabilités de quelque ordre que ce
soit pourraient s’expliquer, sinon s’excuser, par ces motifs tortueux, inavoués,
insoupçonnés, de milieux analogues ou pareils ?
La rue des Dames, aux Batignolles, peut servir de type à ces mornes
enfilades de bâtisses à suer les revenus. . . et la santé des braves bourgeois
qu’engouffre et pressure l’immense spéculation moderne sur les
immeubles. Relativement passante et très commerçante à proportion, elle
présente assez de vie normale et de mouvement nécessaire pour ne pas
entrer logiquement dans la catégorie de ce que l’on a appelé des coins d’idylle
parisienne. Du reste, le quartier lui-même des Batignolles ne prête
pas le moins du monde à ces galantes ou sinistres suggestions, tout entier
bâti qu’il est pour la location en masse, sans presque de jardins, ni de
murs surmontés de branches, ni de ces terrains à gazon, théâtres de bien
des scènes qui ne sont pas toujours polissonnes : l’aspect général y est
mesquinement bourgeois, cossu pauvrement, rangé, chiche, mais propre
autant que possible en dépit des ruisseaux taris, des bouches d’égoûts insuffisamment
étroites, et des bornes-fontaines ridiculement rares. Les magasins,
sinon beaux, du moins assez bien fournis et point trop mal décorés
à l’étalage, nouveautés, merceries, boucheries quasi-coquettes et charcuteries
essayant de rire un brin, foisonnent dans la rue des Dames. Des bureaux
de tabac, quelques libraires et plusieurs cafés très anciens mêlent
leur superflu bien modeste, au confortable qui fait la gloire des ménagères
et la sécurité bourgeoise des habitants de cette étroite, humide, interminable
artère principale des Batignolles proprement dites. De nombreuses
crémeries à l’usage des employés pauvres et des ouvriers célibataires du
quartier, complètent cette physionomie qu’on voudrait croire provinciale,
n’étaient telle lacune dans la bonhomie, tel manque de naïveté forte, telle
négligence, telle brutalité, telle ignorance bien faubourienne, comme une
enseigne prise à un roman qui fut à la mode, comme l’affichage d’une ordure
de plume ou de crayon dont Paris seul encore ne rougit point, comme
ce je ne sais quoi de trivial et de provisoire qui gâte à Paris et dans ses
environs immédiats toute installation de modeste importance.
Au coin de la rue des Dames et d’une des rues qui aboutissent sur le
boulevard des Batignolles se trouve une assez grande épicerie. Le maga-
sin s’ouvre à l’angle même de la maison dont l’entrée pour les locataires
donne sur la rue transversale. Les boiseries extérieures sont peintes en
jaune foncé rehaussé de filets bruns ; le mot « denrées » en gros caractères
noirs surmonte la partie du magasin située sur la rue des Dames,
les syllabes « colo » continuent cette enseigne au-dessus de la porte vitrée
d’entre les deux rues, et la désinence « niales » l’achève dans la rue
transversale. La raison sociale « Eugène Costeaux, Leclercq successeur »,
s’étalait il y a un peu plus de deux ans en deux lignes de lettres rouges
imitant l’écriture anglaise sur les baants vitrés de la porte d’entrée du
magasin. Le nom « Leclercq » était répété, seul cette fois, sur la dalle de
marbre blanc et bleu du seuil étroit qui s’allonge entre deux hauts vitrages
grillés à hauteur d’homme. Un paillasson précède immédiatement la porte
dont le battant resté libre s’ouvre en dedans. Le magasin est bas de plafond.
Son plancher reste poussiéreux bien que balayé plusieurs fois par
jour et arrosé tous les matins abondamment, mais il vient tant de monde
et la rue est si sale !
A l’époque dont il s’agit, deux garçons revêtus de la longue blouse
grise de l’emploi, faisaient le service sous la direction très active du patron
et de la patronne. Ceux-ci, de bien braves gens quelconques, tout à leur
magasin qu’ils tenaient d’un oncle au mari, mort sans enfants, il y avait
une vingtaine d’années, étaient originaires de Saint-Denis, où leurs ascendants
avaient vécu de père en fils du même commerce d’épiceries, exercé
en tout petit. C’étaient donc des Parisiens de race et d’habitudes, qui ne
sortaient jamais, la femme et la fille, que pour aller à une messe basse le
Dimanche, le ménage qu’aux jours de réjouissance nationale ou de telles
grandes fêtes parisiennes comme l’Assomption et Noël, pour voir les illuminations
ou les baraques du boulevard, ou faire hors des fortifications,
jusqu’aux premières maisons de Clichy et de Saint-Ouen, un tour dans ce
qu’on appelle la campagne chez les petites gens de Paris. Le Spectacle, si
cher à tout ce qui provient de la grande ville ou qui vit d’elle, leur était
pour ainsi dire inconnu, ainsi qu’il arrive (arrrive) d’ailleurs très souvent
aux boutiquiers besoigneux ou simplement sérieux, comme on dit dans
ce monde-là. Mais ils devaient à leur origine parisienne comme à l’obstination
de leur vie dans ce pourtour de la capitale, de partager avec leurs
concitoyens le préjugé, presque la vénération du Théâtre, de ses choses
et de ses hommes. Ils recevaient le Petit Journal et en collectionnaient les
feuilletons qu’ils prêtaient à des voisins et qui ne rentraient pas toujours
aussi exactement qu’il eût fallu pour bien faire. L’épargne la plus stricte
sans trop d’exagération toutefois présidait à leurs dépenses de ménage.
Une nourriture très simple, boeuf et légumes de la saison, peu de mouton,
du veau rarement et presque jamais de charcuterie, le tout arrosé de vin
au litre, — égayé de dessert et de café tous les dimanches sans faute et
parfois un jour de la semaine, selon le caprice du père, un peu despote, —
leur bilan était très simple, comme vous voyez, et peu de nature à nuire
en quoi que ce fût à la mise de côté comme au sûr placement des bénéfices
réalisés chaque année, de trois mille cinq cents à quatre mille francs en
bonnes espèces sonnantes et qui ne devaient rien à personne.
M. Leclercq pouvait avoir dans les quarante-cinq et sa femme dans
les quarante ans ; leur fille Louise en avait vingt-deux. Elle tenait surtout
de sa mère au physique, beaucoup de fraîcheur sans grande beauté : un
nez un peu long, bien modelé, avec une tendance à paraître pointu, de
fort beaux yeux bleus et des cheveux châtain-foncé à reflets blonds formaient
un ensemble assez agréable que complétaient un front bas et large
d’une belle ligne bien précise, et des tempes où le sang jeune épanouissait
des veines pâles en deux fleurs d’un violet rose si délicat que l’on eût
cru parfois pouvoir s’attendre à voir couler la vie par les pores exquis
de cette peau littéralement diaphane. La taille moyenne encore frêle, elle
marchait non sans grâce, gesticulait peu mais cependant en vraie parisienne
de Paris ; de longues mains blanches aux doigts des mieux faits,
des pieds presque mignons ajoutaient à la distinction naturelle de cette
fille charmante en somme. La simplicité vraie, absolue, qui est très souvent
le partage heureux, l’élégance et l’honneur de ces classes inférieures
du commerce en détail, le parfum de ces âmes humbles, régnait dans toute
sa personne, souverainement. Son accent légèrement précieux et flûté, —
mais née de parents parisiens et n’ayant jamais vécu qu’aux Batignolles,
comment voulez-vous qu’elle ne chantât pas, qu’elle ne traînât pas un tantinet
en parlant ? — son accent prêtait à sa parole toujours sobre, juste
et bienveillante, une musique qui la rendait délicieuse. Ses parents l’avaient
beaucoup mieux élevée qu’on n’eût été en droit de l’attendre de
gens en apparence si bornés et que leur trafic semblait devoir absorber
tout entiers. C’est ainsi qu’elle avait été recommandée à la maîtresse de
l’externat de la rue Lemercier pour des travaux d’aiguille et des notions
de ménage de préférence à toutes les autres matières enseignées. Bien
qu’elle eût montré dès son enfance des dispositions pour le dessin et la
musique, ces deux arts d’agrément avaient été rayés de son programme
d’études de par un bon sens dont donne trop peu d’exemples notre petite
bourgeoisie parisienne d’aujourd’hui, si superficielle en tout autre chose
qu’en le travail pour le pain quotidien, où elle est admirable, par exemple,
de prévoyance, d’économie et d’honnête savoir-faire. Elle avait aussi, sur
l’insistance de ces bonnes gens, suivi un an de plus qu’il n’était d’usage
dans l’institution Brodeau le précieux catéchisme de persévérance de M.
l’abbé de Guimard, le second vicaire si malheureusement enlevé l’année
dernière par les suites d’une bronchite contractée au confessionnal pendant
l’effroyable hiver de 1879, à l’affection de son vénérable supérieur,
de ses dignes confrères et de tous les paroissiens de Sainte-Marie des Batignolles.
Par un sentiment exquis des délicatesses d’une âme de jeune fille,
par un tact presque instinctif, infiniment supérieur à leurs habitudes de
vie et de raisonnement, les Leclercq avaient compris qu’il fallait à Louise
une atmosphère intellectuelle et morale qui fût autre que la leur, moins
épaisse, moins saturée d’odeurs mercantiles. De la boutique paternelle
elle ne connaissait en quelque sorte que la quintessence, l’expression abstraite
seule, la résultante intellectuelle, l’esprit, je veux dire la comptabilité,
que ses parents n’eussent pu tenir et dont ils se félicitaient chaque
jour de l’avoir chargée en remplacement d’une mercenaire, tant elle s’en
acquittait avec zèle et vaillance. Une poésie s’en dégageait pour elle, mêlée
aux senteurs prédominantes de l’épicerie, les plus fines ensemble et
les plus fortes, les plus intelligentes si l’on peut ainsi parler, cannelles
et vinaigres, cires et fruits confits, oranges et citrons, qui lui arrivaient
par bouffées vagues, à travers la porte souvent entrebâillée de l’arrière-
boutique, où elle se tenait la plupart du temps.
Cette arrière-boutique se composait d’une pièce principale qui servait
de chambre à coucher aux époux Leclercq et de salle à manger, et d’un
cabinet ne prenant un peu de lumière que par une lucarne percée sur la
première pièce. Louise avait son lit dans ce cabinet. Dès le matin la pièce
principale perdait l’aspect d’une chambre à coucher, grâce à une alcôve
(alcove) fermée à deux battants par une porte de chêne peinte en blanc,
à ferrures d’armoire ancienne. La jeune fille, après avoir fait son lit et celui
de ses parents, mettait minutieusement en ordre la pièce où ceux-ci
avaient passé la nuit. Comme c’était là qu’elle restait dans la journée, occupée
à sa comptabilité et aux travaux d’aiguille de la maison, elle avait
l’endroit en prédilection, changeait souvent les rideaux de la fenêtre, laquelle
donnait sur la rue transversale à la rue des Dames, frottait la haute
glace de dessus la cheminée, ainsi que le globe de la pendule et ceux des
flambeaux de composition argentée qui se faisaient pendant à droite et à
gauche du Léonidas mourant pour Lacédémone, à cheval sur un cadran
signé Lepaute à Paris. La table ronde à rallonges qui servait aux repas de
famille, recouverte d’une étoffe rouge et noire, garnissait le milieu de la
pièce que meublaient deux fauteuils dans des housses pour les époux Leclercq
et six chaises d’acajou à siège de velours épinglé violet. Le parquet,
soigneusement ciré et frotté tous les trois jours par le plus jeune des garçons
de boutique, disparaissait presque sous un tapis un peu criard d’étoffe
à bon marché, grand luxe de petite bourgeoisie justifié en l’occasion
par une cruelle disposition du père Leclercq au froid aux pieds.
Louise ne lisait jamais : le même bon sens dont il a été question plus
haut avait détourné ses parents de l’habitude parisienne de laisser traîner
livres et journaux sous les yeux des enfants petits ou grands. D’abord,
de livres, il n’y en avait pas un seul chez eux en dehors du paroissien
romain de Mme Leclercq, du livre de messe de Louise et des quelques
ouvrages classiques qui lui avaient servi à l’école ; quand au Petit Journal
mentionné tout à l’heure, Monsieur le lisait au soir, après la fermeture
du magasin ; Madame se tenait au courant du feuilleton qu’elle coupait
aussitôt après lecture faite et serrait dans un placard à linge dont elle
seule avait la clef ; le reste du journal, mis à part dans un coin spécial de
la boutique, servait à l’empaquetage des menus objets de vente. On avait
dès le principe accoutumé « la petite » à ne pas toucher au journal de peur
qu’il pût se perdre ou se salir.
L’enfant en grandissant continua de porter le même respect à la chose
imprimée, n’en conçut jamais la curiosité, et, n’en ayant pas goûté la douceur,
y restait dès lors absolument indifférente.
Les Leclercq profitèrent tout naturellement, mais, il faut y insister,
avec un tact bien rare dans leur classe, de cette heureuse disposition de
leur fille et s’arrangèrent pour qu’il parût aller de soi, pour qu’il fût à la
fois entendu et sous-entendu que toute lecture oiseuse resterait étrangère
à la Ménagère, à la Demoiselle qu’elle était. N’échappaient à cette prohibition
tacite et tacitement consentie que les seuls fascicules des Annales
de la Propagation de la foi, dont Louise était zélatrice. Ce merveilleux recueil,
écrit simplement, rondement, par des hommes d’action dans le plus
haut sens du mot, lettrés sans être littérateurs, quelque chose comme les
commentaires de César autrement plus militants, inestimable trésor historique
et géographique, qui formera plus tard le livre certainement le
plus important à tous égards de ce siècle, paraissait aux Leclercq, qui en
feuilletaient souvent les livraisons avec le plus naïf et le plus sincère intérêt,
tout à fait en rapport avec l’instruction supérieure à la leur de Louise
et son éducation religieuse relativement forte : ces excellentes gens, qui
participaient largement, on l’a vu et on le verra, aux ignorances de leur
caste, à ses préjugés de toute catégorie et de toute saison, à ses entêtements
dans la palinodie périodique, du moins n’étaient pas devenus irréligieux,
au milieu de la dégringolade morale de ces dernières années
dans ces régions peu intellectuelles. Sans jamais avoir pratiqué depuis
ses quinze ou seize ans sonnés, — pareil en cette chose à tant d’autres
français, — le père Leclercq ne s’était pas laissé gagner à la très basse, très
crapuleuse, mais d’autant plus formidable corruption actuelle, oeuvre réciproque
de la presse et des moeurs, logique, dès longtemps prévue, prédite
et. . . point assez combattue par qui de droit, et dont le trait dominant
est le reniement brutal de Dieu, la mort sans phrase à toute idée spiritualiste.
Son esprit droit d’origine, solidement trempé pour la bataille des
principes de fond dans un long exercice de la probité commerciale la plus
scrupuleuse, aiguisé et affiné sur la roue de ce gagne-petit, le commerce
en détail, le mettait en garde contre de pareils dangers, — même attaquant
de biais, même insinués tortueusement par telle feuille doucereuse. Il approuvait
donc ce qu’il appelait « la dévotion » de « ces dames », tout en
les plaisantant quelquefois à ce sujet ; mais si peu ! — (« à la Voltaire »,
comme il disait, croyant dire « spirituellement », — sans quoi eût-il été
parfaitement épicier ?) Il revenait très vite d’ailleurs sur ces échappées de
la toute petite incrédulité qui était en lui, et qui ne prenaient aussi bien
guère place que les jours « d’extra », après le pousse-café bu, en compagnie
de souvenirs de jeunesse et de récits gazés, frasques d’adolescent,
fredaines d’avant le mariage (bien peu nombreuses en tout cas, car il s’était
marié si tôt ! — « trop tôt », ajoutait-il dans ces occasions-là). Mais,
en somme, et à part ces bêtises d’un esprit droit mais de très court vol,
son langage était respectueux de la religion et de la morale, et des plus
convenables, des plus plausibles, généralement. Quant à la pratique de la
religion, lorsque sa femme lui reprochait d’être inconséquent dans son
abstention comparée à ses paroles, « il faut de la religion, même pour les
hommes, peut-être même surtout pour eux », il répondait avec une entière
bonne foi, — terrible et lamentable au fond : — Que veux-tu, ma
bonne, ce diable de commerce !. . . Quand je serai retiré, certainement.
Mais Mᵐᵉ Leclercq était la reine des femmes douces ; son portrait sera
parfait quand on saura, qu’elle joignait à une grande indulgence pour les
autres une sagacité sociale des plus remarquables.
Louise avait donc en somme une destinée heureuse que beaucoup
d’autres plus riches ou d’une naissance plus haute eussent pu envier. Aimée
de ses parents, estimée d’eux, et mise spontanément par eux à la place
sinon supérieure, du moins très honorablement spéciale que ses mérites
et son acquis lui assignaient à côté d’eux, rien n’eût paru lui manquer, rien
à coup sûr ne paraissait à elle-même lui manquer sur cette terre de demibonheurs
et dans cette peu récréative rue des Dames aux Batignolles.
Cependant à certains jours, quand il pleuvait, par exemple, que la fenêtre
de la pièce du rez-de-chaussée où elle travaillait soit de la plume,
soit de l’aiguille, ruisselait ou dégouttait, ou simplement ne laissait passer
qu’un jour sale au lieu du jour jamais bien chaud ni clair mais du
moins net et doux des beaux temps, l’ennui la prenait, un ennui vague
et dont elle n’eût su constater seulement l’existence, loin de pouvoir le
définir. Cette fille occupée à des travaux rationnellement équilibrés où
l’intelligence et le corps avaient leur juste part, était en outre trop dégagée
de toute phrase de roman, de toute conversation pointue, de tout
entortillage, de toute chinoiserie de la pensée, pour devoir admettre, fût-ce
un instant, fût-ce par surprise, que quelque chose comme un « ennui
vague » pût se glisser dans l’active régularité de sa vie. Elle avait bien eu
parfois des chagrins plus ou moins vifs, des contrariétés comme tout le
monde est appelé à en subir et dont elle se souvenait très nettement, moralisant
en elle-même à leur propos, tirant de ces minimes catastrophes la
somme d’expériences qu’elles étaient susceptibles de contenir, exploitant
jusqu’au souvenir du déplaisir souffert, s’en faisant un cuisant prétexte
pour éviter, fuir, ou repousser l’occasion même la plus plausible (en dehors
d’un devoir à remplir, bien entendu) de s’y exposer à nouveau ; —
mais d’ennui, de cette chose molle, pénétrante, inconsistante comme le
brouillard, comme un mauvais air, non, elle n’aurait pu parler d’un phénomène
analogue par rapport à elle-même, elle aurait au contraire pu
sans mentir nier qu’elle en eût jamais eu conscience.
Et pourtant elle s’ennuyait parfois. Surtout ces jours de pluie dont il
a été parlé ; vers le soir aussi principalement en été, quand il fait encore
assez clair pour travailler et déjà suffisamment obscur pour allumer la
lampe ou les bougies. L’hiver la nuit tombe sans presque de transition, le
feu d’ailleurs vit à côté de vous, lumineux et bruyant, cause avec vous,
voudrait-on croire, vous envoie sa chaude haleine, vous regarde de ses
mille yeux familiers ; mais Ventre-chien-et-loup des fins d’après-midi de
la belle saison est vraiment redoutable aux organisations tant soit peu
délicates : tout s’efface, s’estompe, semble se désoler, vous laisser seul
entre quatre murs d’ombre à tout instant épaissie. C’est alors qu’à l’insu
de sa fierté de fourmi qui eût bien envoyé chanter et danser toute idée de
vapeurs, de langueur, et autre forme plus ou moins actuelle de l’immortel
Ennui, tombait sur elle, lui pesait sur les tempes, s’appuyait à ses épaules
cet on ne sait quoi qui trouble le dessein, émousse la volonté du jour
et de l’heure, rend le coeur vague, la tête vide, la chair et le sang et les
nerfs prépondérants sur l’esprit, et le temps si long, si lourd, si sottement
insupportable !
Cela durait peu, quelquefois une minute ou deux, rarement quatre
ou cinq ; bien vite les yeux errants, vacants, revenaient sur le surget commencé,
sur le total à reporter, — la main pendante ou qui caressait le front
du bout d’un doigt sans but, prenait à nouveau la plume ou l’aiguille, — la
sage Louise, pratique, sérieuse, pareille à elle-même, descendait de l’hippogriffe,
fermait le château en Espagne, se retrouvait aux Batignolles, rue
des Dames, dans l’arrière-boutique de son père, M. Leclercq, marchand
épicier, successeur de Costeaux, — et comme elle s’y plaisait, toute rassu-
rée, toute chez elle !
Sa mère avait surpris cette presque imperceptible assomption sur la
Chimère d’une pensée rendue un instant incapable de lest. Du reste elle
n’en parlait pas à Louise, thésaurisant ses observations pour les dépenser
au besoin en utiles conseils, en reproches modérés : mais cette rigueur
se trouverait-elle jamais nécessaire vis-à-vis d’une enfant aussi sensée,
aussi bonne ? On ne savait, pensait Mᵐᵉ Leclercq, qui pouvait répondre ?
Et sans s’alarmer elle s’inquiétait un peu.
Louise, on le sait, était entrée dans sa vingt-troisième année. Sans
précisément s’occuper d’un établissement pour elle, ses parents ne pouvaient
s’empêcher d’y penser quelquefois. A deux ou trois reprises même,
à des mois d’intervalle, ils s’en étaient parlé en cette année 188. . . Dame,
ils n’étaient plus tout à fait jeunes, bien qu’encore dans l’âge du commerce
actif. Avec l’extrême intelligence de Louise, ses qualités solides, et
son bon caractère, il serait évidemment avantageux de lui faire épouser
un garçon sérieux, de quelque dot bien entendu, connaissant la partie,
dans les vingt-cinq vingt-six ans, fils de commerçants retirés après cession
de leur établissement à des tiers, qui reprendrait le magasin avec
Louise comme comptable ; celle-ci pourrait aider un peu son mari dans la
vente, à l’exemple de Mᵐᵉ Leclercq, — à condition toutefois que cela plût
à la chère enfant et ne la dérangeât pas trop des soins du ménage. Eux
autres ils se retireraient à Saint-Denis, chez un jardinier de leurs parents
qui leur louerait le rez-de-chaussée de sa maison avec un bon coin de son
potager qu’ils pourraient cultiver à leur gré ou transformer en pur jardin
de fleurs : ils viendraient voir les enfants de temps en temps, les enfants
aux grands jours les visiteraient, et tous les et coetera de cet ordre d’idées.
Mais, mais,. . . c’était plutôt madame que monsieur qui disait ces maislà
ou les accueillait le plus attentivement quand ils se produisaient dans
la conversation. — Et le plus important de ces mais pouvait se développer
en ceci : Louise aimerait-elle à se marier ?
Mᵐᵉ Leclercq répondait que non, le craignant, car elle eût bien voulu,
elle, d’un mariage au plus tôt. — « Pourquoi donc ? — Une idée comme
çà ! — Que le diable soit des femmes avec leurs idées qu’elles ne veulent
pas dire ! »
En vérité, sans rien redouter de positif, Mᵐᵉ Leclercq pressentait un malheur.




CHAPITRE II

D'abord Louise s'ennuyait parfois (ceci, comme il a été dit, Mᵐᵉ
Leclercq le gardait pour elle).
Ensuite il y avait un jeune homme.
Le premier jeune homme venu, joli garçon, tout jeune, employé de commerce,
suffisamment éduqué dans le chic et dans le toc, qui s’appelait
Léon Doucet, et mangeait régulièrement dans la crémerie contiguë à la
boutique des époux Leclercq.
Il venait souvent chez ceux-ci acheter des allumettes et une bougie,
s’attardant quelquefois à causer, accoudé au comptoir, politique ou « affaires
» avec le père, intérieur et popote avec la mère, et chiffons, avec
la fille, quand celle-ci devait, le soir, à l’heure du dîner, suppléer pour
quelques instants ses parents occupés à la table et à la cave, — car il était
dans les Docks du Blanc, les grands magasins d’en face, l’un des préposés
aux articles pour dames et pouvait causer des mille riens de la lingerie
féminine en toute connaissance de cause.
Mᵐᵉ Leclercq, avec son oeil de mère, de femme, et de négociant parisien
— (au fond c’était elle, comme tant de femmes françaises, qui avait
l’initiative dans les affaires de la maison) Mᵐᵉ Leclercq avait pénétré au
fond du creux de ce garçon. Elle avait comparé ce vide avec le vide actuel
de coeur, de tête, et de sens de Louise. La beauté réelle, substantielle, du
commis des Docks du Blanc l’effrayait, mère, l’indignait, femme, et commerçant,
la dégoûtait.
Un beau jour elle découvrit un immense amour de sa fille pour cette
poupée imberbe, et ce quelle pleura ! Sa tête s’y serait perdue sans l’affection
maternelle. Son mari, lui, naturellement, ne vit, n’entrevit rien de
rien. Les hommes, les pères dans ces questions !
Et Mᵐᵉ Leclercq avait raison. . . L’amour a souvent été comparé à un
aigle. A tort. Parbleu, de l’aigle, il a la rapidité, mais c’est tout. Il n’aime pas
le grand jour, d’abord. Ceci dans tous les cas. Puis il ne tue que les faibles,
et s’il s’attaque à d’autres par mégarde, ce qui lui arrive souvent, il a lieu de
s’en repentir presque toujours. Non, c’est le hibou qu’il rappelle plutôt. Il a
l’obliquité, le plumage élastique du hibou ; — et ses serres ! Il a les grands
beaux yeux fixes, les belles ailes emphatiques et muettes du hibou, son
doux cri sinistre, son élan d’ouate sur la proie jamais manquée, puis, la
proie dévorée, le renvoi sourd devers la tour ou le chaume noirs dans la
nuit charmante. Mais quelles serres et quel bec ils ont donc, l’amour et le
hibou ?
La pauvre Louise, victime dévouée, l’éprouvait, cette fatalité, et devait
l’éprouver en tous sens, contre elle, pour elle, par elle !
Doucet ne s’aperçut tout d’abord pas de l’amour insensé de Louise
pour lui. Habitué qu’il était aux seules anecdotes de bal public ou de canotage,
l’idée ne lui serait jamais venue, il faut lui rendre cette justice, qu’une
jeune fille de bonne famille et d’éducation sévère dût jamais prendre garde
à sa « pomme » toute destinée rien qu’aux beautés faciles de la brasserie
et de l’atelier. Il ne se serait par conséquent jamais mis dans sa petite
tête pas méchante au fond, de faire une cour pour le mauvais motif (il se
croyait trop jeune et se sentait trop pauvre pour même rêver à du sérieux
dans cet ordre d’idées) chez des gens calés comme les Leclercq. D’ailleurs
le genre de charme de Louise n’était pas pour l’attirer. La jeunesse moins
piquante que délicate de Mˡˡᵉ Leclercq, sa modestie un peu hautaine et l’-
habitude chaste de toute sa démarche ne disaient rien aux sens naïfs de
cet adolescent trivial.
A la fin pourtant, à force d’avoir ses regards croisés par ceux de Louise
aussitôt éteints sous des palpitements de cils, et de remarquer sur son
visage ce va-et-vient des couleurs qui décèle encore plus la passion que
la pudeur, il lui fallait bien se rendre à l’évidence et reconnaître ce qui
l’effraya tout d’abord. Mais de ces frayeurs-là, on s’en remet vite à vingt
ans, et dès qu’il se vit aimé, sans aimer il désira, et dès lors sans plus y
réfléchir, il manoeuvra au-devant de la marche en avant de Louise.
La pauvre fille fut vite « perdue ».
Comment arriva la catastrophe, c’est ce qu’il est inutile de préciser :
la vie parisienne de ces régions a tant de coins et de recoins, d’allées et
de venues, de carrés d’ombre et d’occasions pour quelqu’un de très pur
ou de très brutal, qu’on serait surpris de compter tous les malheurs dans
ce genre qui s’y préparent et s’y installent. Louise tomba victime de cette
malice des choses autant que de leur ennui intrinsèque, cet ennui qui la
déprimait depuis son enfance, à son insu, malgré son héroïsme inconscient
et la simplicité presque virile de ses vertus.
Pendant quelques jours ce fut pour la chère enfant un délice énorme,
un vertige de joie. Son innocence gardée en dépit de la faute, ou plutôt
l’ignorance de son innocence envolée (où ? qu’en savait-elle ?) la faisait
à son tour désirer et se complaire à l’assouvissement du désir. . . Hélas
! le sang et les nerfs l’emportaient sur les pauvres principes, sur l’âme
vaillante mais faible, sur la raison, sur l’amour filial, sur le juste orgueil,
sur tout ! Et que celle qui fut sans faiblesse lui jette la première pierre !
Puis l’effroi vint avec l’excès. Car ils avaient mille ruses pour se voir
trop longtemps, et Louise n’était pas la plus malhabile ni la moins ardente
à trouver de ces rendez-vous instantanés, en quelque sorte sous l’oeil et
loin des regards de ses parents.
Maintenant que faire ? Elle ne pouvait plus rester. Sa franchise répugnait
à ces cachotteries d’ailleurs si graves, puis disons tout, d’ailleurs
ici la vérité s’impose cruellement quoique nous en ayons, il fallait plus de
champ à sa passion qu’elle avait besoin de place et d’espace pour satisfaire
bien, pour assouvir comme il fallait, car la flamme du sang grandissait
avec les jours écoulés et c’était toute la luxure, pour parler franc, qui pos-
sédait l’innocente, nous maintenons le mot — la luxure bestiale, l’immortelle
démangeaison, le besoin impérieux du mâle, non pas l’hystérie, saine
et robuste qu’elle était, vierge forte qu’elle sortait d’être, femme qu’elle
se sentait depuis quinze jours, femme normale, bon instrument bien manié
; car de son côté Doucet était bâti pour l’amour physique, ardent et
caresseur et rieur, souple, d’attaque et de riposte, gai dans l’expansion,
allègre après et persévérant sans plus d’effort que cela. Chose naturelle !
lui aussi avait subi une transformation. Et de même que le corps chez
Louise s’était magnifié, que sa taille, sa poitrine, ses membres, prenaient
de jour en jour plus d’autorité en quelque sorte et de beauté définitive, que
ses yeux hardis plus grand ouverts sur les choses brillaient de la lumière
nette qui sied à la compagne heureuse d’un homme heureux et jeune et
vigoureux, que sa voix avait des notes décidées, graves presque, et doucement,
mais pas trop, impératives, — de même ce beau garçon, sans se
féminiser au contraire, avait au contact d’une nature distinguée, infiniment
supérieure à la sienne (artificiel produit du gamin gentil de Paris un
peu formé par la pratique de clientes bien élevées et l’élégance relativement
moins calicotière de son genre d’emploi), contracté quelque chose
de simple, de bien, dans ses allures. Ses sens glorifiés dans cet amour qui
l’élevait, donnaient à sa tenue générale et aux détails de sa beauté un tour
plus sympathique vraiment. Son regard brun s’approfondissait en restant
vif et toujours un peu luron, le geste devenait sobre et juste, le teint assez
haut se nuançait mieux et sa bouche rouge et forte prenait un pli tout
à fait viril en même temps que plus avenant, l’esprit aussi se dégourdissait.
Plus de niaiseries rapportées du rayon, plus de jeux aisés ou non de
mots. Convenance, discrétion, égalité de manières et en somme de l’amabilité
sincère. C’est que l’amour l’avait investi à la longue. Une immense
reconnaissance, la satisfaction, le bonheur complet, la fierté d’avoir une
telle maîtresse, fierté plausible qui était encore de l’hommage, et toute
bonne volonté devers Louise complétaient la dangereuse métamorphose
de Doucet. Est-il besoin de dire que des deux amants c’était Louise qui
dominait, et son sérieux quand ils étaient bien entendu, de sang rassis,
sa parole calme mais définitivement formulée faisait plier Doucet comme
un roseau. Il tremblait de la contrarier, et par suite, de la perdre, et puis
ce lui était délicieux de lui obéir !
― Non. Pour toutes les raisons possibles elle ne pouvait, elle ne voulait
rester. Elle partirait avec Doucet pour toujours et voici ce qu’elle lui
proposa autant dire lui ordonna dans la troisième semaine de leur liaison :
Faire une bourse. Il gagnait deux mille francs et avait une somme de
deux cents francs de côté. Elle avait plus encore d’étrennes du dernier
jour de l’an et de ses espèces d’appointements comme comptable. Il possédait
une chaîne et une montre d’or, elle aussi, plus quelques bijoux, qu’ils
pourraient vendre ou engager. Il avait un parent à Bruxelles. Ils iraient
là. Elle se placerait comme comptable ou quelque chose d’approchant, lui
dans un grand magasin de blanc. On aimait les Français et surtout les
Parisiens là-bas. C’était entendu ?
Oui, et la bourse fut faite en huit jours.. Le lendemain ils se réunissaient
à une heure convenue de l’après-midi à la gare du Nord.
Elle avait quitté ses parents sans un mot d’adieu, rien, rien et rien !
Ce n’était ni une fuite ni un départ. C’était une destinée qui allait où elle
devait aller. Tout sentiment autre que l’amour était aboli pour elle. Son
action n’était pas de la révolte même instinctive, mais bel et bien la vie qui
passait, la tirant à sa suite. Avec cela le plus grand sang-froid. Valise pleine
d’objets utiles adroitement expédiée en secret à la consigne sous un faux
nom vraisemblable, sa comptabilité en ordre jusqu’au dernier guillemet
et durant toute cette période de préparatifs, comme du reste depuis le jour
de sa chute, la même fille docile, soumise, travailleuse et doucement gaie
absolument qu’auparavant. Mᵐᵉ Leclercq n’y vit que du feu cette fois.
Il était deux heures de l’après-midi. Le train ne partait qu’à six. Ils allèrent
dans un hôtel voisin où ils mangèrent, après quoi Louise demanda
une chambre pour la nuit. Ils signèrent M. et Mᵐᵉ Doucet sur le livre de
police. Louise avait écrit la première. Doucet était un peu surpris de cette
remise du voyage au lendemain, mais il eut tôt compris et certes il ne songeait
pas à se plaindre. Le soir Doucet sur son désir la mena dans un café-concert
où il était sûr de ne pas rencontrer de camarades. Ce spectacle lui
plut beaucoup comme il doit plaire, en dépit des sots, à tout spectateur
neuf, par sa franchise et sa variété, de même qu’il plaît aux dégoûtés de
la musique et de la littérature courantes par son outrance.
Rentrés à l’hôtel et couchés, comme Louise avait joui de toute cette
intimité du linge dernier, du lit à deux, de l’entrée à corps perdu dans
les bras, sur le sein, dans tout l’être l’un de l’autre ! Doucet bien qu’assez
habitué à des fêtes analogues mais qu’incomparables ! n’en revenait
franchement pas de ce qu’il aurait pu appeler sa gloire. Par moments il
se pressait le front dans une main et accoudé sur les oreillers, regardait
un gros moment Louise, puis le plongeait sous l’épaule d’elle, aux longs
cheveux d’ombre d’or. La bougie s’éteignit. Ils s’en passèrent et le petit
jour les retrouva joyeux et plus réveillés que lui.
Deux heures après, tout en s’habillant sous mille baisers et caresses
partout, au cou, sur le dos, au long des reins et des jambes, sur les pieds et
au bout de chaque doigt, de l’endiablé Doucet, Louise écrivit au crayon,
vite et mal, comme pour se débarrasser d’une corvée, le mot suivant à ses
parents :
Je pars. Rassurez-vous. Je suis et serai heureuse. Prenez pour
les écritures Mlle Moreau. C’est une bonne femme qui me remplacera
avantageusement.
Votre fille qui vous embrasse.
Louise.
D’autre part Doucet avait assuré ses derrières et sur l’avis de Louise,
pour le cas où ils échoueraient à Bruxelles, s’était ménagé une rentrée
aux Docks. Un ou deux confortables mensonges réglaient au mieux ses
affaires partout jusque chez sa mère, infirme et gâteau qui même lui avait
donné deux billets de 50 francs en lui recommandant l’économie. De la
sorte ils se voyaient quelque pain sur la planche et un bon mois libre à
partir de ce jour.
A Bruxelles tout leur réussit. Le cousin de Doucet fut charmant, comprit
à demi-mot la situation des jeunes gens, apprécia tout ce qu’il y avait
de sûr et de solide dans Louise, alla jusqu’à la trouver un trésor pour le
« petit » comme il disait en parlant de Doucet qui au bout de deux jours
fut placé aussi avantageusement qu’à Paris et avec plus de chances d’avenir.
Louise trouva aussi quelque chose, mi-éducation, mi-tenue de livres,
de très sortable.
Ils louèrent une belle chambre garnie où ils furent heureux sans
nuage. Louise était d’une résolution mais d’une grâce parfaites ; attirante,
séduisante, épouse et maîtresse au point que jamais la moindre idée d’une
autre femme ne se dressa durant ce temps paradisiaque dans les sens ni
même dans l’idée de son amant, que, jamais lui, habitué aux longues soirées
de bals ou de cafés et aux « rentrages » tard, ne sortit qu’avec elle au
bras, ne faisant pas de camarades tout en se maintenant cordial avec ses
entours. Louise s’enfonçait de plus en plus dans son bonheur. Elle aimait
son beau Léon tant et tant ! Sa tendresse, sa bonne humeur, ses petits
soins et son obéissance l’enveloppaient, comme son amour toujours en
éveil d’ardent gamin promu tendre amoureux la pénétrait. Elle ne pouvait
se lasser de le contempler, d’entendre sa voix forte et douce qui ne
proférait plus maintenant de vulgarités. Elle se pâmait à ces yeux plutôt
petits mais si vifs et voluptueusement fendus que voilait d’une légère
humidité le frisson des minutes adorables, à ce nez fin un peu relevé de
l’extrême bout, juste assez long, aux ailes vivantes, à cette bouche forte
dont la lèvre supérieure un peu surplombante sombrait d’une petite ligne
de soie noire qui était une moustache, cette bouche à tant de sourires,
à tant de baisers savants, ingénus, fous ! Des cheveux courts avec une
petite disposition à friser folâtraient en mèches noires sur un beau front
blanc moyen, et le menton et la joue et le cou d’une belle carnation un
peu vive et de magnifiques dents contribuaient à l’aspect sensuel et irrésistiblement
gentil de cette tête tant baisée, caressée à deux mains, bercée
sur l’épaule et dans les bras et sur les seins et dans les seins ! dans tous
les sens.
Un matin, elle lui dit : je suis enceinte.
Ce fut une joie !
Doucet voyait son couronnement dans ce fait, l’apogée et le définitif
de sa jeunesse qui lui semblait être et qui était en fait la plus heureuse
qu’on pût rêver.
Louise plus profonde, d’une imagination moins fleurie, sentait là une
consommation, une consécration, et son bonheur n’en existait que davantage.
Huit ou dix jours passèrent d’enfantillages délicieux. Serait-ce une
fille ou un garçon ? Et tous les projets bêtas mais si gentils d’usage. Et un
redoublement d’amour et d’amours !
Un matin la pensée de ses parents frappa Louise, tout d’abord à l’endroit
sensible. . .
Les pauvres gens, eux aussi, avaient goûté ce délice quand elle fut
conçue, et maintenant !
Et les visions du coeur ! Leur désespoir, peut-être quelque malheur
cérébral ou encore pire. Et les réflexions d’après. Ils avaient été si bons
pour elle, elle enfant unique, leur joie ! Les avoir quittés si sèchement !
Sans doute, certes, elle referait ce qu’elle avait fait, avouaient ses manières
de remords : Léon avant tout, et Léon le verrait ! Mais maintenant, — ici la
chrétienne reparaissait, — le devoir aussi, un devoir doux, revoir ces gens
qu’elle avait désolés et qu’elle consolerait, ne sacrifier qu’elle-même, faire
une part magnifique à Léon — et plaire à Dieu.
Comme Léon, selon son habitude après leur lever, se tenait à genoux
les deux coudes sur les genoux d’elle éprise, leurs yeux perdus dans leurs
visages, elle lui dit lui passant la main sur les cheveux lentement, s’arrêtant
quelquefois :
― Mon Léon, tu sais que je t’aime plus que moi-même et que tout au
monde. Je suis toute à toi, donnée et prise. Tu m’as conquise absolument.
Ton sang coule dans mes veines et ta chair respire dans mon sein. Mais,
homme chéri, il faut penser à toi. Je ne puis plus faire ton bonheur que
loin de toi désormais. Loin de toi par l’espace, car je serai toujours là par
le désir et par toutes mes actions et par toutes mes pensées, qui ne seront
que pour toi. J’ai des parents que j’ai laissés, il faut que j’aille les retrouver
et consoler les derniers jours que je leur aurai tant avancés. Tu resteras
ici où tu seras mieux qu’à Paris. Je t’écrirai tous les jours. Et puis je le
veux, tout ton bonheur est dans ma volonté accomplie. Tu verras qu’il y
a autant de plaisir dans la privation comme ça que dans la satisfaction. . .
Tout cela moins bien dit, plus délayé, plus à la portée du pauvre garçon
ébahi mais que, par degrés, cette parole accoutumée ramena au calme et
qui finit par dire oui, oui, et par s’en aller à son magasin tout en pleurant
après avoir promis d’être sage.
D’ailleurs, dit-elle, je ne pars pas encore. A ce soir, cinq heures.
Elle lui donna une nuit qui les mena, ravis, extasiés, exténués, jusqua
midi. A deux heures elle prenait le train de Paris, le laissant triste à mourir,
mais calme et comme vaguement espérant.





CHAPITRE III

Il y a, dans l'église dartreuse de Sainte-Marie des Batignolles, à
droite en entrant par le bas côté, un Christ en croix, grandeur naturelle,
effroyable et merveilleux, quelque débris d’un couvent espagnol
pillé sous le premier Empire, retrouvé chez un marchand de bric-à-brac,
respectueusement restauré, repeint et réédifié contre un mur chargé
d’ex-voto tout flamboyant, dans l’éclat d’innombrables petits cierges votifs,
d’un large ruban d’or formant gloire, qui serpente autour de l’image
sainte. Cette statue est de bois, d’une belle anatomie. La tête très grosse en
raison évidemment de l’élévation énorme où ce crucifix devait se trouver
dans la chapelle conventuelle (espagnole, ne pas l’oublier) crie penchée,
et sa convulsion épouvante dès d’abord, puis touche infiniment, tant il
y a de douceur restée, d’esprit de miséricorde et de pensée vraiment catholique
dans ce visage en avant qui se meurt et qui meurt pour tous. En
bas, au-dessus d’un tronc, ces mots : cinq pater et cinq ave. J’aime pour
ma part cet appel à la munificence des fidèles pour l’entretien glorieux du
Simulacre et ce rappel aux prières efficaces de surérogation.
A six heures juste, comme on ouvrait l’église, Louise qui avait couché
à l’hôtel entrait se prosterner aux pieds du douloureux Symbole. Elle
y resta longtemps ; son industrie catholique lui suggérait de n’aller pas
plus haut d’abord et de déposer, en ce lieu humble et par devant la seule
représentation sensible des saints mystères de l’autel, le fardeau de ses
péchés si griefs pour ensuite, humiliée et toute encore, par le péché mortel
non remis, dans la main de son Sauveur et de son Juge, mais assouplie,
la langue purifiée par la prière vocale, — elle avait récité plusieurs chapelets
de pure supplication et non les cinq pater et cinq ave prescrits en
vue d’indulgences qui ne peuvent s’obtenir qu’en état de grâce, — pour
le porter ensuite au confessionnal. Ses aveux furent courts. L’absolution
obtenue, elle assista à l’une des messes célébrées à l’autel de la Sainte
Vierge, au bout de ce même bas côté, puis communia.
Rentrée rue des Dames, elle trouva au comptoir le plus âgé des garçons
qui lui apprit que son père était mort il y avait six semaines d’une attaque
d’apoplexie foudroyante en sortant de déjeuner, et que sa mère ne valait
pas beaucoup mieux, ayant été prise ce même jour d’un tremblement par
tout son corps. Depuis ce temps elle n’avait pas quitté le lit. Le médecin
ne lui donnait pas un an à vivre. La tête y était pourtant encore et dès le
commencement Mᵐᵉ Leclercq avait fait venir Mˡˡᵉ Moreau qui tenait les
comptes et servait les clients alternativement avec lui, Ernest. Tout ceci
raconté d’une voix tremblée par le jeune homme en longue toile grise.
Louise, immobile dans sa toilette sombre, accueillit d’un lent soupir ces
nouvelles dont elle se doutait puis alla voir sa mère. Elle la trouva yeux
grands ouverts qui se laissa baiser sur les joues et ne lui dit que ces deux
mots : — ô Louise ! A quoi celle-ci répondit : maman, je suis rentrée pour
toujours, ne vous inquiétez de rien. Tout ira pour le mieux. Prions pour
mon père et pour votre santé. Dieu sera bon.
Elle parlait d’autorité. Rien d’inutile dans son discours ni dans son
verbe. Une décision absolue la dirigeait, une conviction inébranlable, la
certitude même. Sa mère subit tout de suite cette volonté raisonnable,
froide, douce et qu’elle sentait réparatrice. Elle ne revint jamais sur le
passé. Mˡˡᵉ Moreau et Louise gouvernaient la maison. La première arrivait
à huit heures, prenait ses repas chez Mˡˡᵉ Leclercq et ne repartait que
quand on fermait. Les garçons couchaient dans une mansarde de la maison.
Ces jeunes gens étaient bien convenables, comme disait le pauvre M.
Leclercq. Quoique âgés de dix-huit et seize ans, les deux frères se montraient
dévoués, actifs, probes et comme des enfants de la maison. S’ils
avaient quelque amourette là-haut, où logeaient les bonnes, il n’y paraissait
ni à leur exactitude ni à leurs dépenses ni à leur langage, qui était
toujours des plus respectueux.
Louise tint parole à Léon et lui écrivait tous les jours. Ses lettres plus
maternelles encore que conjugales faisaient le meilleur effet sur le bon
garçon. Elle le mit au courant de la situation, — lui promettant, et Léon
savait bien que promettre pour Louise c’était tenir, — de se marier avec
lui aussitôt que serait morte sa mère malheureusement condamnée par les
médecins. Ils vivraient à Bruxelles de sa place à lui et de la petite fortune
qu’elle réaliserait par la vente du fonds d’épicerie en outre des économies
du ménage Leclercq.
Léon se résignait, se tenait sage, sourd aux grosses tentations belges,
tout à Louise et à l’avenir en elle.
Ce fut patiemment donc en somme qu’il attendit. Il avait fait part de
son changement à sa mère avec laquelle il garda de bons rapports et dont
il pouvait attendre quelques mille francs. La mort de Mᵐᵉ Leclercq (Leclerq)
prit place deux mois après le retour de sa fille qui l’avait soignée
divinement. La vente du magasin s’opéra dans les meilleures conditions
et le mariage put avoir lieu avant la naissance de Léonie Doucet, que celle
d’un Louis suivit à un intervalle d’un an.
Le ménage est heureux. Léon est devenu un homme intelligent. Il reste
enjoué, de bonne composition et pour toujours reconnaissant à sa femme.
Elle, c’est la bonne chrétienne, la mère par excellence, l’épouse aimante
et la femme forte, en un mot l’unième sur mille.