Grains De Pollen
NOVALIS
                
Amis, le sol est pauvre, il nous faut semer abondamment
Pour n’obtenir que de maigres récoltes.
1. Nous cherchons partout l’inconditionné et ne trouvons que des choses.
2. La désignation par des sons et des traits est une abstraction 
digne d’admiration. Quatre lettres me désignent Dieu ; quelques traits 
un million de choses. Comme l’emploi du monde devient ici aisé, comme la
 concentricité du monde des esprits devient évidente ! La théorie du 
langage est la dynamique de l’empire des esprits. Un mot d’ordre met en 
branle des armées ; le mot liberté des nations.
3. L’Etat mondial est le corps qu’anime le beau monde, le monde spirituel. C’est son organe nécessaire.
4. Les années d’apprentissage sont destinées au jeune poète, les 
années universitaires au jeune philosophe. L’Université devrait être un 
institut entièrement philosophique : une seule faculté dont toute 
l’organisation servirait à l’excitation et à l’exercice approprié de la 
capacité de penser.
5. Dans un sens supérieur, les années d’apprentissage sont les années
 d’apprentissage de l’art de vivre. C’est à travers des essais organisés
 de manière planifiée qu’on apprend ses principes fondamentaux et qu’on 
acquiert une habileté à opérer librement à partir de ces principes.
6. Nous ne nous comprendrons jamais totalement nous-mêmes, mais nous 
ferons et nous pourrons faire bien plus que nous comprendre.
7. Certaines interruptions ressemblent aux gestes d’un joueur de 
flûte qui, pour produire différents sons, bouche cette ouverture-ci ou 
celle-là, et semble enchaîner des ouvertures sourdes et sonores de 
manière arbitraire.
8. La différence entre l’illusion et la vérité tient à la différence 
de leurs fonctions vitales. L’illusion vit de la vérité ; la vérité vit 
sa vie en elle-même. On annihile l’illusion comme on annihile des 
maladies, et l’illusion n’est donc rien d’autre qu’une inflammation ou 
une extinction logique, exaltation ou philistinisme. La première ne 
laisse habituellement derrière elle qu’un manque apparent de faculté de 
penser qu’on ne peut supprimer qu’à travers une série décroissante 
d’incitations et de contraintes. La seconde se change souvent en une 
vivacité illusoire, dont les dangereux symptômes révolutionnaires ne 
peuvent être supprimés qu’à travers une série croissante de remèdes 
violents. Seules des cures chroniques rigoureusement suivies peuvent 
modifier ces deux dispositions.
9. Toute notre faculté de perception ressemble à l’œil. Les objets 
doivent passer à travers des foyers opposés pour apparaître correctement
 sur la pupille.
10. L’expérience est l’épreuve du rationnel, et inversement. 
L’insuffisance de la théorie dans l’application, souvent commentée par 
le praticien, se retrouve réciproquement dans l’application rationnelle 
de l’expérience pure, et est assez nettement perçue par les véritables 
philosophes, toutefois assez réservés quant à la nécessité de ce succès.
 C’est pourquoi le praticien rejette la pure théorie, sans soupçonner 
combien la réponse à cette question pourrait être problématique : « La 
théorie existe-t-elle pour l’application, ou l’application à cause de la
 théorie ? »
11. Le plus haut est le plus compréhensible, le plus proche, le plus nécessaire.
12. Les miracles et les lois naturelles sont dans une relation 
d’effet alterné : ils se limitent réciproquement et forment une 
totalité. Ils sont unis dans la mesure où ils se neutralisent 
mutuellement. Pas de miracle sans événement naturel et inversement.
13. La nature est l’ennemie des possessions éternelles. Elle détruit,
 en suivant des règles fixes, tous les signes de propriété, supprime 
tous les caractères de formation. La Terre appartient à toutes les 
espèces ; chacun a droit à la totalité. A la primogéniture n’est associé
 aucun privilège. – Le droit de propriété s’éteint à des époques 
déterminées. Les conditions de l’amélioration et la détérioration sont 
immuables. Mais si le corps est une propriété à travers laquelle 
j’acquiers seulement les droits d’un citoyen de la Terre actif, je ne 
peux me perdre moi-même en perdant cette propriété. Je ne perds rien 
d’autre que ce poste dans une école princière, et accède à une 
corporation supérieure où me suivent mes condisciples bien-aimés.
14. La vie est le début de la mort. La vie est à cause de la mort. La
 mort est à la fois achèvement et commencement, séparation et rapport 
plus intime à soi. La réduction s’accomplit par la mort.
15. La philosophie aussi a ses floraisons. Ce sont les pensées dont 
on ne sait jamais si on doit les qualifier de belles ou de spirituelles.
 [Friedrich Schlegel]
16. Par rapport à nous, l’imagination place le monde futur soit en 
hauteur, soit en profondeur, ou bien dans la métempsychose. Nous rêvons 
de voyages à travers l’univers, mais l’univers n’est-il pas en nous ? 
Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. – Le chemin 
mystérieux va vers l’intérieur. C’est en nous, ou nulle part, qu’est 
l’éternité avec ses mondes, le passé et le futur. Le monde extérieur est
 le monde de l’ombre, il projette son ombre dans l’empire de la lumière.
 L’intérieur nous paraît naturellement si sombre, si solitaire et 
informe, mais comme nous le percevrons différemment lorsque l’obscurité 
aura disparu et que les corps d’ombre auront été repoussés. Nous 
jouirons plus que jamais, car notre esprit aura été longtemps privé.
17. Darwin remarque que nous sommes moins éblouis par la lumière au 
réveil lorsque nous avons rêvé d’objets visibles. C’est un grand 
bienfait pour ceux qui, de ce côté, ont déjà rêvé de voir ! Ils pourront
 supporter la gloire de l’autre monde.
18. Comment un homme peut-il avoir du sens pour quelque chose s’il 
n’en n’a pas le germe en lui ? Ce que je dois comprendre doit se 
développer organiquement en moi ; et ce que j’ai l’air d’apprendre n’est
 que nourriture, incitation de l’organisme.
 
19. Le siège de l’âme se trouve là où le monde intérieur et le monde 
extérieur sont en contact. Là où ils se pénètrent, il est dans chaque 
point de l’interpénétration.
20. L’alternance de compréhension absolue et de non-compréhension 
absolue dans la communication des pensées peut être déjà qualifiée 
d’amitié philosophique. En est-il autrement lorsqu’il s’agit de nous ? 
Et la vie d’un homme qui pense est-elle autre chose qu’une continuelle 
symphilosophie intérieure ? [Friedrich Schlegel]
21. Le génie est la faculté de se servir d’objets imaginés comme 
s’ils étaient réels et de les traiter de la même manière. Le talent qui 
consiste à représenter, à observer avec précision, à décrire 
l’observation de manière appropriée est donc différente du génie. Sans 
ce talent, on ne voit qu’à moitié et on n’est qu’un demi-génie ; on peut
 avoir une disposition géniale qui, en l’absence de ce talent, ne se 
développera jamais.
22. Le préjugé le plus arbitraire est celui selon lequel l’homme 
serait privé de la faculté d’être hors de soi, d’être avec sa conscience
 au-delà des sens. L’homme a la capacité d’être à chaque instant un être
 suprasensible. Sans cela, il ne serait pas un citoyen du monde, mais un
 animal. A vrai dire, la réflexion et la quête de soi sont très 
difficiles dans cet état, l’homme étant continuellement et 
nécessairement lié au changement de nos autres états. Mais plus nous 
pouvons êtres conscients de cet état, et plus vivante, plus puissante et
 plus satisfaisante est la conviction qui en naît ; la foi en 
d’authentiques révélations de l’esprit. Ce n’est ni vision, ni audition,
 ni sensation ; c’est une association de ces trois activités, plus que 
ces trois-là : une sensation de certitude immédiate, une vision de ma 
vie la plus authentique et la plus intime. Les pensées se transforment 
en lois, les désirs en accomplissements. Pour le faible, la réalité de 
ce moment est un article de foi. Le phénomène est surtout frappant 
lorsqu’on voit certains corps et visages humains, plus particulièrement 
certains regards, certaines expressions, certains mouvements, lorsqu’on 
entend certains mots, lorsqu’on lit certains passages, lorsqu’on prend 
connaissance de certains aperçus sur la vie, le monde et le destin. De 
nombreux hasards, certains événements naturels, en particulier des 
moments de l’année ou de la journée, nous fournissent de telles 
expériences. Certains états d’âme sont particulièrement favorables à de 
telles révélations. La plupart sont instantanés, quelques-uns se 
prolongent, très peu demeurent. Il y a ici beaucoup de différences entre
 les hommes. L’un est plus capable de révélation que l’autre. L’un a 
plus de sens, l’autre a plus d’entendement pour celle-ci. Ce dernier 
restera toujours dans sa douce lumière, alors que le premier  n’a que 
des illuminations changeantes, mais plus claires et plus diversifiées. 
Cette faculté est aussi sujette à maladie, dont les symptômes sont soit 
un excès de sens et un manque d’entendement, soit un excès d’entendement
 et un manque de sens.
23. La honte est bien un sentiment de profanation. L’amitié, l’amour 
et la piété devraient être traités de manière mystérieuse. On ne devrait
 en parler qu’à de rares moments de confiance,  s’accorder en silence à 
ce sujet. De nombreuses choses sont trop fragiles pour qu’on puisse les 
penser, plus encore pour qu’on puisse en parler.
24. Le dessaisissement de soi est la source de tout abaissement,  
comme au contraire le fondement de toute élévation authentique. Le 
premier pas est un regard vers l’intérieur, une contemplation isolant 
notre Soi. Celui qui s’arrête là n’est qu’à mi-chemin. Le deuxième pas 
doit être un regard efficace vers l’extérieur, une observation active et
 soutenue du monde extérieur.
25. Celui qui se contentera de représenter ses expériences, ses 
objets préférés et ne fera pas aussi l’effort d’étudier avec application
 et de représenter avec nécessité un objet qui lui est totalement 
étranger et ne l’intéresse absolument pas, celui-là ne produira jamais 
rien de supérieur dans la représentation. Le spécialiste en 
représentation doit pouvoir et vouloir tout représenter. De cela naît le
 grand style de la représentation, que l’on admire tant – et à juste 
titre – chez Goethe.
26. Est-on passionné par l’absolu au point de ne pouvoir s’en 
passer : alors on n’a pas d’autre solution que de se contredire sans 
cesse soi-même et de relier des extrêmes opposés. C’en est 
inévitablement fini du principe de contradiction, et l’on a le choix 
entre deux alternatives : ou bien en souffrir, ou bien ennoblir la 
nécessité par la reconnaissance d’une action libre. [Friedrich Schlegel]
27. On remarque chez Goethe une particularité singulière qui consiste
 à relier des incidents mineurs et insignifiants avec des événements 
plus importants. Il semble par là ne pas être animé par un autre 
objectif que celui d’occuper poétiquement l’imagination avec un jeu 
mystérieux. L’étrange génie a là aussi suivi la nature à la trace et en a
 été marqué d’un gracieux tour de main. La vie quotidienne est pleine de
 pareils hasards. Ceux-ci forment un jeu qui, comme tout jeu, aboutit à 
la surprise et à l’illusion. 
Plusieurs dictons de la vie ordinaire reposent sur une remarque concernant ce rapport inversé. Ainsi par exemple les cauchemars signifient du bonheur ; des paroles morbides une longue vie ; un lapin qui traverse un chemin, du malheur. Quasiment toutes les superstitions du peuple reposent sur des interprétations de ce jeu.
Plusieurs dictons de la vie ordinaire reposent sur une remarque concernant ce rapport inversé. Ainsi par exemple les cauchemars signifient du bonheur ; des paroles morbides une longue vie ; un lapin qui traverse un chemin, du malheur. Quasiment toutes les superstitions du peuple reposent sur des interprétations de ce jeu.
28. La plus haute tâche de la formation est de se rendre maître de 
son soi transcendantal, d’être en même temps le moi de son moi. D’autant
 moins étrange est le manque complet de sens et d’entendement pour les 
autres. On n’apprendra jamais à comprendre véritablement les autres sans
 une parfaite compréhension de soi-même.
29. L’humour est une manière adoptée arbitrairement. L’arbitraire est
 ce qu’il y a de piquant en l’espèce : l’humour est le résultat d’une 
libre mélange du conditionné et de l’inconditionné. Par l’humour ce qui 
est proprement conditionné devient intéressant de manière universelle et
 acquiert une valeur objective. Le Witz naît là où l’imagination et la 
faculté de juger sont en contact ; l’humour, là où la raison et 
l’arbitraire s’accouplent. Le persiflage fait partie de l’humour, mais 
un degré en-dessous : il n’est plus purement artistique, et beaucoup 
plus limité. Ce que Schlegel caractérise comme ironie n’est selon moi 
rien d’autre que la conséquence, que le caractère de la réflexion, du 
présent véritable de l’esprit. L’ironie de Schlegel me paraît être 
l’humour authentique. Plusieurs noms favorisent une idée.
30. L’insignifiant, le commun, le fruste, le laid, le non civilisé ne
 sont rendus sociables qu’à travers le Witz. Ils n’existent pour ainsi 
dire que pour le Witz : leur finalité est le Witz.
31. Pour traiter du commun, lorsqu’on ne l’est pas soi-même, avec la 
force et la légèreté d’où jaillit la grâce, il ne faut rien trouver de 
plus étrange que le commun et avoir du sens pour l’étrange, y chercher 
et y deviner beaucoup. De cette manière, un homme qui vit dans de tout 
autres sphères peut satisfaire des natures ordinaires, de telle sorte 
qu’elles n’éprouvent aucune méchanceté à son égard et le considèrent 
pour rien d’autre que ce qu’elles trouvent aimable entre 
elles.[Friedrich Schlegel]
32. Nous avons une mission : nous sommes appelés à la formation de la Terre.
33. Si un esprit nous apparaissait, nous deviendrions aussitôt 
maîtres de notre spiritualité : nous serions inspirés en même temps par 
nous-mêmes et par l’esprit. Sans inspiration pas d’apparition 
spirituelle. L’inspiration est en même temps apparition et 
contre-apparition, appropriation et transmission.
34. L’homme vit, continue à agir dans l’idée, dans le souvenir de son
 existence. Pour les esprits, il n’y a pas d’autres moyens d’action sur 
ce monde. C’est pour cela que penser aux morts est un devoir. Il s’agit 
de la seule manière de rester en communion avec eux. Pareillement, nous 
ne ressentons l’action de Dieu que parce que nous croyons en lui.
35. L’intérêt est participation à l’affection et à l’activité d’un 
être. Une chose m’intéresse lorsque cette chose est capable de me 
pousser à la participation. Aucun intérêt n’est plus intéressant que 
celui qu’on prend à soi-même ; pareillement, la raison d’une amitié ou 
d’un amour remarquable consiste dans la participation à laquelle 
m’éveille un homme qui est occupé avec lui-même, et qui m’invite, pour 
ainsi dire, à travers sa communication à prendre part à ses activités.
36. Qui peut bien avoir inventé le Witz ? Toute qualité portée à la 
réflexion, chaque façon d’agir de notre esprit est, au sens propre, un 
nouveau monde découvert.
37. L’esprit n’apparaît jamais que sous une forme étrangère et aérienne.
38. Aujourd’hui, l’esprit ne s’anime que ça et là : quand l’esprit 
s’animera-t-il totalement ? Quand l’humanité commencera-t-elle à se 
penser elle-même en masse ?
39. L’homme existe dans la vérité. S’il sacrifie la vérité, il se 
sacrifie lui-même. Qui trahit la vérité se trahit lui-même. Il n’est pas
 question ici du mensonge, mais d’agir contre ses convictions.
40. Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est 
l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence 
de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a
 le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le 
désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig.
41. Nous n’en avons jamais entendu assez, nous n’en avons jamais 
assez parlé lorsqu’il s’agit d’un objet digne d’amour. Nous nous 
réjouissons de chaque mot nouveau, juste le glorifiant. Qu’il ne puisse 
être l’objet des objets, ce n’est pas de notre faute.
42. Nous retenons une matière sans vie en raison de ses relations, de
 ses formes. Nous aimons la matière dans la mesure où elle appartient à 
un être aimé, porte sa trace, ou bien a une ressemblance avec lui.
43. Un véritable club est un mélange d’institut et de société. Il a 
un but, comme l’institut ; mais pas un but déterminé, mais un but 
indéterminé, libre : l’humanité en général. Tout but est sérieux ; la 
société est tout à fait joyeuse.
44. Les objets de la conversation en société ne sont rien d’autre que
 des moyens de vivifier. Cela détermine leur choix, leur changement, 
leur traitement. La société n’est que vie en communauté : une personne 
indivisible qui pense et ressent. Chaque homme est une petite société.
45. Revenir en soi signifie, chez nous, s’abstraire du monde 
extérieur. De manière analogue, la vie terrestre correspond chez les 
esprits à une contemplation intérieure, à retour en soi-même, à un agir 
immanent. Ainsi surgit la vie terrestre d’une réflexion originelle, d’un
 retour en soi-même initial, d’un rassemblement en soi-même aussi libre 
que notre réflexion. Inversement, la vie spirituelle en ce monde surgit 
d’une rupture de cette réflexion originelle. L’esprit se déploie une 
nouvelle fois, sort à nouveau de lui-même, à nouveau dépasse en partie 
cette réflexion, et à cet instant il dit pour la première fois je. On 
voit ici combien les actions consistant à sortir de soi-même ou à 
retourner en soi-même sont relatives. Ce que nous appelons retourner en 
soi-même est en vérité sortir, une reprise de cette figure initiale.
46. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose à dire en faveur des 
hommes ordinaires, si maltraités dernièrement ? La force la plus grande 
n’est-elle pas du côté de la médiocrité opiniâtre ? Et est-ce que 
l’homme doit être davantage qu’un homme du peuple ?
47. Là où domine un véritable penchant à la réflexion, et pas 
simplement à penser telle ou telle pensée, il y a progressivité. 
Beaucoup de savants ne possèdent pas ce penchant. Ils ont appris à 
conclure et à déduire, comme un cordonnier a appris à fabriquer des 
chaussures, sans jamais faire la découverte d’une idée, ou sans faire 
l’effort de trouver le fondement des pensées. Le salut ne se trouve 
pourtant pas sur un autre chemin. Chez beaucoup, ce penchant ne dure 
qu’un temps. Il augmente et puis décroît, très souvent avec les années, 
souvent avec la découverte d’un système qu’ils ne cherchaient que pour 
se libérer un peu plus du labeur de la réflexion.
48. L’erreur et le préjugé sont des fardeaux, des excitants indirects
 pour l’être actif autonome, à la hauteur de chaque fardeau. Pour le 
faible, ce sont des agents positivement affaiblissant.
49. Le peuple est une idée. Nous devons devenir un peuple. Un homme 
parfait est un petit peuple. La vraie popularité est le but supérieur de
 l’homme.
50. Chaque niveau de la formation commence par l’enfance. C’est 
pourquoi l’homme terrestre le plus formé ressemble tant à l’enfant.
51. Tout objet aimé est le centre d’un paradis.
52. Ce qui est intéressant est ce qui me met en mouvement, non pas 
pour moi-même, mais seulement en tant que moyen, en tant que membre. Le 
classique ne me dérange pas du tout ; il ne m’affecte que de manière 
indirecte, à travers moi-même. Il n’est pas là pour moi comme classique,
 si je ne le pose pas en tant que chose qui ne m’affecterait pas, si je 
ne me stimulais pas, ne me déterminais pas à le produire pour moi-même ;
 si je ne m’arrachais pas un morceau de moi-même et ne laissais pas ce 
germe se développer d’une manière propre devant mes yeux. Un 
développement qui ne nécessite souvent qu’un instant et qui coïncide 
avec la perception sensible de l’objet, de telle façon que je vois un 
objet devant moi dans lequel l’objet ordinaire et l’idéal, se traversant
 l’un l’autre, forment un seul merveilleux individu.
53. Trouver des formules pour des individus artistes, formules grâce 
auxquelles ceux-ci sont pour la première fois véritablement compris, 
voilà la tâche du critique d’art, dont les travaux préparent l’histoire 
de l’art.
54. Plus un homme a l’esprit confus – on appelle souvent un tel homme
 un idiot –, plus l’étude appliquée de soi-même peut faire de lui 
quelqu’un ; au contraire, les têtes ordonnées doivent faire de grands 
efforts pour devenir de vrais savants, de profonds encyclopédistes. Les 
hommes à l’esprit confus doivent commencer par lutter contre de grandes 
difficultés, ils progressent très lentement dans la matière, ils 
apprennent avec peine à travailler : mais ensuite ils sont seigneurs et 
maîtres pour toujours. L’esprit ordonné progresse très vite dans son 
domaine, mais en sort aussi très vite. Il atteint bientôt le second 
niveau : mais il y reste habituellement bloqué. Les derniers pas sont 
pénibles pour lui, et il est rare qu’il arrive, à un certain degré de 
maîtrise, à se remettre dans la peau d’un débutant. La confusion 
équivaut à un excès de force et de faculté, mais à un manque de 
rapports ; l’ordre aux bons rapports, mais à une insuffisance de faculté
 et de force. C’est pour cela que l’homme à l’esprit confus est si 
progressif, si perfectible, alors que l’homme à l’esprit ordonné 
s’arrête si tôt comme philistin. L’ordre et la précision ne font pas à 
eux seuls la clarté. A travers un travail sur soi, l’homme confus accède
 à cette clairvoyance céleste, à cette illumination de soi qu’atteint 
rarement l’homme à l’esprit ordonné. Le vrai génie relie ces extrêmes. 
Il partage la rapidité avec le dernier et la complétude avec le premier.
55. Seul l’individu est intéressant, c’est pour cela tout ce qui est classique n’est pas individuel.
56. Par nature la véritable lettre est poétique.
57. Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la 
menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et 
cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et 
hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite
 infiniment.
58. L’homme apparaît dans toute sa majesté lorsque sa première impression est celle d’une idée absolument witzig,
 c’est-à-dire être à la fois esprit et individu déterminé. Un esprit 
doit pour ainsi dire flotter à travers un homme supérieur, esprit 
parodiant idéalement le phénomène visible. Chez certains hommes, c’est 
comme si cet esprit du phénomène visible taillait un visage.
59. La pulsion à former une société est une pulsion organisatrice. A travers
 cette assimilation intellectuelle naît, à partir d’éléments communs, 
une bonne société autour d’un homme chargé d’esprit.
60. L’intéressant est la matière qui se meut autour de la beauté. Là où sont
 esprit et beauté, ce qu’il y a de meilleur dans toutes les natures se 
rassemble en oscillations concentriques.
61. L’Allemand a joué pendant longtemps le personnage de l’ignorant. Mais il
 pourrait bien être d’ici peu le savant de tous les savants. Il lui 
arrive ce qui arrive à beaucoup d’enfants sots : il vivra et sera 
intelligent, alors que ses frères et sœurs précoces seront décomposés 
depuis longtemps, et il sera le seul maître à la maison.
62. Le meilleur des sciences est leur ingrédient philosophique, comme il en est de la vie dans les corps organiques. Qu’on déphilosophise les sciences : que reste-t-il ? Terre, air et eau.
63. L’humanité est un rôle humoristique.
64. Notre ancienne nationalité était, me semble-t-il, authentiquement 
romaine. Naturellement, parce que nous sommes nés justement de la même 
manière que les Romains ; et ainsi le nom d’Empire romain serait en 
vérité un hasard sage et plein de sens. L’Allemagne est Rome en tant que
 pays. Un pays est un vaste lieu avec ses jardins. On pourrait peut-être
 définir le Capitole d’après les cris des oies face aux Gaulois. La 
politique universelle en tant qu’instinct et la tendance propre aux 
Romains sont aussi présentes chez le peuple allemand. Ce que les 
Français ont gagné de meilleur à travers la Révolution, c’est une 
portion de germanité.
65. Les tribunaux, le théâtre, la Cour, l’Eglise, le gouvernement, les 
assemblées publiques, les académies, les collèges, etc. sont pour ainsi 
dire les organes spéciaux et internes de l’individu d’Etat mystique.
66. Tous les hasards de notre vie sont des matériaux dont nous pouvons faire
 ce que nous voulons. Qui a beaucoup d’esprit fait beaucoup de sa vie. 
Chaque nouvelle rencontre, chaque événement serait pour un homme ayant 
totalement développé son esprit le premier membre d’une série infinie, 
le commencement d’un roman infini.
67. Le noble esprit commercial, le véritable commerce en gros n’ont fleuri 
qu’au Moyen Âge et particulièrement au temps de la Hanse allemande. Les 
Médicis, les Fugger étaient des marchands comme ils devaient l’être. La 
totalité de nos marchands, les plus grands inclus, ne sont rien d’autre 
que des épiciers.
68. Une traduction est soit grammaticale, soit 
transformante, soit mythique. Les traductions mythiques sont des 
traductions d’un style supérieur. Elles représentent le caractère pur et
 achevé de l’œuvre d’art individuelle. Elles ne nous rendent pas l’œuvre
 d’art réelle, mais l’idéal de celle-ci. Il n’existe encore, je crois, 
aucun modèle de cette traduction. On en trouve cependant quelques traces
 visibles dans l’esprit de certaines critiques et dans les descriptions 
d’œuvres d’art. Pour cela, il faut une tête dans laquelle l’esprit 
poétique et l’esprit philosophique se sont absolument mélangés. La 
mythologie grecque est en partie une telle traduction d’une religion 
nationale. La Madone moderne est aussi un mythe semblable.
Les traductions grammaticales sont les traductions au sens habituel 
du terme. Elle demandent beaucoup d’érudition, mais seulement des 
capacités discursives.
Pour que les traductions transformantes soient authentiques, il faut 
un esprit poétique supérieur. Elles sombrent facilement dans le 
travestissement, comme la traduction d’Homère en iambes par Bürger, 
l’Homère de Pope, et toutes les traductions françaises. Le véritable 
traducteur de cette espèce doit être en vérité l’artiste lui-même, et 
être capable de rendre à volonté l’idée de l’ensemble de telle ou telle 
manière. Il doit être le poète du poète et pouvoir le laisser s’exprimer
 en même temps selon sa propre idée et selon celle du poète. Le génie de
 l’humanité se trouve dans un rapport similaire avec chaque individu 
singulier.
Tout peut être traduit de ces trois façons, pas seulement les livres.
69. Une paralysie de la sensibilité se produit parfois lors de la douleur la
 plus extrême. L’âme se décompose. D’où le froid mortel, la pensée 
vaquante, le Witz terrassant continûment de cette espèce de désespoir. 
Toute aspiration a disparu ; l’homme reste seul, telle une puissance 
destructrice. Coupé du reste du monde, il se consume peu à peu lui-même,
 et il est, selon son principe, misanthrope et misothéiste.
70. Notre langue est soit mécanique, soit atomiste, soit dynamique. Mais la 
langue véritablement poétique doit être organique et vivante. Comme on 
sent la pauvreté des mots lorsqu’il faut trouver plusieurs idées d’un 
coup !
71. Le poète et le prêtre ne faisaient qu’un à l’origine, et ce sont 
seulement des époques tardives qui les ont séparés. Mais le véritable 
poète est toujours resté un prêtre, comme le véritable prêtre est 
toujours resté un poète. Et l’avenir ne devrait-il pas faire 
réapparaître l’ancien état des choses ?
72. Les écrits sont les pensées de l’Etat, les archives, sa mémoire.
73. Plus nos sens s’affinent, plus ils sont capables de distinguer les 
individus. Le sens supérieur serait la capacité de réception d’une 
nature particulière. Lui correspondrait le talent pour la fixation de 
l’individu, l’habileté et l’énergie de celui-ci étant relatives. Lorsque
 la volonté s’exprime en relation avec ce sens, des passions naissent 
pour ou contre des individualités : amour ou haine. On doit la maîtrise 
dans le jeu de son propre rôle à la direction de ce sens sur lui-même 
dans la domination de la raison.
74. Rien n’est plus indispensable à la vraie religion
 qu’un médiateur qui nous relie à la divinité. L’homme ne peut tout 
simplement pas être directement en rapport avec elle. Il doit être 
absolument libre dans le choix de ce médiateur. La moindre contrainte 
nuit à sa religion. Le choix est caractéristique, et les hommes éduqués 
choisissent à peu près les mêmes médiateurs, alors que l’homme sans 
éducation est déterminé habituellement par le hasard. Mais comme peu 
d’hommes sont en général capables d’un libre choix, certains médiateurs 
deviennent toujours plus communs, que ce soit dû au hasard, à une 
association ou à leur propre destinée. Des religions locales 
apparaissent de cette manière. Plus l’homme est autonome, plus la 
quantité de médiateurs diminue, la qualité s’affine, et ses relations 
avec eux se diversifient et se forment : fétiches, étoiles, animaux, 
héros, idoles, dieux, Un homme dieu. On voit bientôt combien ces choix 
sont relatifs, et l’on est conduit sans s’en rendre compte à cette idée 
que l’essence de la religion ne dépend pas de la nature du médiateur, 
mais simplement de la perception de celui-ci, des rapports entretenus 
avec lui.
Il s’agit d’une idolâtrie au sens large du terme lorsque je considère
 ce médiateur comme Dieu lui-même. C’est de l’irréligion lorsque je n’en
 admets absolument aucun ; et, dans cette mesure, la superstition et 
l’idolâtrie, l’incroyance et le théisme, que l’on peut aussi appeler 
judaïsme ancien, sont tous deux irréligion. En revanche, l’athéisme est 
la négation de toute religion en général, et n’a donc absolument rien à 
voir avec la religion. La vraie religion est celle qui admet ce 
médiateur en tant que tel, qui le considère pour ainsi dire comme un 
organe de la divinité, pour sa manifestation sensible. De ce point de 
vue, les Juifs, au temps de la captivité babylonienne, reçurent une 
authentique tendance religieuse, une espérance religieuse, une croyance 
en une religion à venir, croyance qui, d’une manière merveilleuse, les 
transforma en profondeur, pour les conserver jusqu’à nos jours dans la 
plus curieuse des permanences.
Mais si l’on examine les choses de plus près, la vraie religion 
semble de nouveau séparée de manière antinomique en panthéisme et 
monothéisme. Je m’autorise une licence en ce que je n’utilise pas le 
terme de panthéisme dans un sens habituel, entendant par là l’idée selon
 laquelle tout pourrait être organe de la divinité ou médiateur, dans la
 mesure où je l’élève à ce rang : tandis que le monothéisme, au 
contraire, désigne la croyance selon laquelle il n’y aurait qu’un seul 
organe de cette espèce au monde, qui seul serait approprié à l’idée d’un
 médiateur, à travers lequel Dieu seul serait perceptible, et qui me 
contraindrait à choisir par moi-même : sans quoi en effet le monothéisme
 ne serait pas une vraie religion.
Aussi inconciliables les deux puissent-ils paraître, il est toutefois
 possible de les réunir si l’on fait du médiateur monothéiste le 
médiateur du monde intermédiaire du panthéisme, et si, à travers lui, on
 centre pour ainsi dire ce monde intermédiaire, de telle sorte que tous 
les deux soient nécessaires l’un à l’autre, de manières diverses.
La prière ou la pensée religieuse consiste donc en une triple 
abstraction ou une action de poser sur un mode ascendant et indivisible.
 Pour l’esprit religieux, chaque objet peut être un temple au sens des 
Augures. L’esprit de ce temple est le grand prêtre omniprésent, le 
médiateur monothéiste, le seul à être dans un rapport direct avec la 
divinité.
75. La base de toute liaison éternelle est une tendance absolue dans toutes 
les directions. C’est là-dessus que repose le pouvoir de la hiérarchie, 
de la véritable Maçonnerie, et de l’alliance invisible de véritables 
penseurs. Et c’est ce qui rend possible une république universelle que 
les Romains, jusqu’aux empereurs, avaient commencé à réaliser. Auguste 
perdit d’abord la base, puis Hadrien la détruisit totalement.
76. On a presque toujours confondu le dirigeant, le 
premier fonctionnaire de l’Etat avec le représentant du génie de 
l’humanité, lequel est impliqué dans l’unité de la société et du peuple.
 Dans l’Etat, tout est scène théâtrale, la vie du peuple est spectacle ;
 et par conséquent l’esprit du peuple doit être visible. Cet esprit 
visible apparaît, comme c’est le cas dans l’empire millénaire, sans 
notre action, ou bien il est élu à l’unanimité avec notre accord tacite 
ou explicite.
C’est un fait incontestable que la plupart des princes n’étaient pas 
de véritables princes, mais plus ou moins des espèces de représentants 
du génie de leur temps, pendant que le gouvernement était en grande 
partie entre des mains subalternes.
Un parfait représentant du génie de l’humanité devrait être simplement le véritable prêtre et le poète kat exochin [par excellence].
77. Notre vie de tous les jours est composée de 
tâches continuelles et répétitives. Ce cercle d’habitudes n’est qu’un 
moyen au service d’un moyen supérieur, notre existence terrestre en 
général, qui est un mélange d’espèces multiples.
Les philistins ne vivent qu’une vie de tous les jours. Le moyen 
supérieur semble être leur seul but. Il semble, ce que confirment leurs 
paroles, qu’ils fassent tout en fonction de la vie terrestre. Ils n’y 
intègrent de la poésie qu’en cas de nécessité, parce qu’ils sont 
habitués à une certaine interruption ponctuelle de leur vie quotidienne.
 En règle générale, cette interruption se produit tous les sept jours, 
et pourrait s’appeler fièvre poétique septième. Dimanche, le travail 
s’arrête, ils vivent un peu mieux que d’habitude, et cette ivresse 
dominicale s’achève dans un sommeil un peu plus profond que d’habitude ;
 c’est aussi la raison pour laquelle la vie, chaque lundi, a un rythme 
encore plus animé. Leurs parties de plaisir doivent être conventionnelles, habituelles et à la mode, mais ils 
travaillent aussi leur plaisir, comme tout, de manière pesante et dans 
les formes.
Le philistin atteint le plus haut degré de son existence poétique 
lors d’un voyage, d’un mariage, d’un baptême, et à l’église. Ici ses 
attentes les plus intelligentes sont satisfaites et souvent dépassées.
Leur soi-disante religion agit simplement comme un opium : excitant, 
étourdissant, apaisant les souffrances de la faiblesse. Leurs prières du
 matin et du soir leur sont nécessaires comme le petit-déjeuner et le 
dîner. Ils ne peuvent s’en passer. Le philistin rustre se représente les
 joies célestes sous la forme d’une kermesse, d’un mariage, d’un voyage 
ou d’un bal : le plus sublime imagine le ciel comme une église 
somptueuse avec de la belle musique, beaucoup de faste, avec des chaises
 pour le parterre occupé par le peuple, et des chapelles et des églises à
 balcon pour les plus nobles.
Les plus mauvais parmi eux sont les philistins révolutionnaires, dont
 font aussi partie la lie des têtes progressistes, la race cupide.
L’égoïsme grossier est le résultat inévitable d’une misérable 
étroitesse. La sensation présente est la plus vive, la plus forte d’un 
pantouflard. Il ne connaît rien de supérieur à celle-ci. Rien d’étonnant
 à ce que l’entendement dressé par force par les relations extérieures ne soit que l’esclave rusé d’un maître 
aussi terne, et que les plaisirs de celui-ci soient sont seul objet de 
réflexion et de préoccupation.
78. Dans les premiers temps qui suivirent la 
découverte de la faculté de juger, chaque jugement était une trouvaille.
 Plus ce jugement était applicable et fécond, plus la valeur de la 
trouvaille augmentait. Aux sentences qui nous paraissent aujourd’hui 
très communes était jadis attaché un degré encore inhabituel de vie de 
l’entendement. On devait mobiliser génie et perspicacité pour trouver de
 nouvelles relations au moyen du nouvel outil. L’emploi de celui-ci sur 
les aspects les plus spécifiques, les plus intéressants et les plus 
généraux de l’humanité devait éveiller une admiration particulière et 
attirer l’attention de toutes les bonnes têtes sur lui. C’est ainsi 
qu’apparurent les masses gnomiques.
 qui furent tenus en haute estime à toutes les époques et chez tous les 
peuples. Il serait bien possible que les géniales découvertes de notre 
temps rencontrent un pareil destin au cours des siècles. Un temps 
pourrait venir où tout cela serait aussi commun que les sentences 
morales de nos jours, et où de nouvelles sublimes découvertes 
occuperaient l’esprit toujours actif des hommes.
79. Une loi est, par définition, efficace. Une loi inefficace n’est pas une 
loi. La loi est un concept causal, un mélange de force et de pensée. 
D’où le fait qu’on n’est jamais conscient d’une loi en tant que telle. 
Dans la mesure où l’on pense à une loi, il s’agit seulement d’un 
principe, c’est-à-dire d’une pensée liée à une faculté. Une pensée 
résistante et insistante est une pensée qui tend vers quelque chose et 
qui transmet la loi et la pure pensée.
80. Une trop grande capacité des organes  mettrait l’existence terrestre en 
péril. L’esprit dans son état actuel en ferait un usage destructeur. Une
 certaine pesanteur de l’organe l’empêche d’être actif de manière trop 
arbitraire et l’incite à une collaboration régulière, comme il convient 
pour le monde terrestre. Le fait que sa collaboration le lie de manière 
si exclusive à ce monde-ci s’explique par l’imperfection de cet organe. 
C’est pourquoi cette activité aura, par principe, un terme.
81. Le droit correspond à la physiologie, la morale à la psychologie. 
Lorsqu’elles sont transformées en lois de la nature, les lois de la 
raison contenues dans le droit et la morale fournissent les principes de
 la physiologie et de la psychologie.
82. Fuite de l’esprit commun est mort.
83. Dans la plupart des systèmes religieux, nous sommes considérés comme des
 membres de la divinité qui, lorsqu’ils n’obéissent pas aux impulsions 
du Tout et n’agissent pas non plus de manière délibérée contre les lois 
du Tout, mais suivent leur propre voie et ne veulent pas être membres, 
sont traités médicalement par la divinité, et sont soit guéris en 
souffrant, soit sectionnés.
84. Chaque incitation spécifique révèle un sens spécifique. Plus elle est 
neuve et plus elle est rustique, donc plus forte ; plus elle devient 
déterminée, formée, diverse, plus elle est faible. Ainsi la première 
pensée ayant Dieu pour objet provoqua une intense émotion chez tout 
l’individu ; et de même avec la première idée concernant la philosophie,
 l’humanité, l’humanité, etc.
85. La communauté intime de toutes les connaissances, la république scientifique, tel est le but suprême du savant.
86. Ne devrait-on pas mesurer la distance d’une science particulière par 
rapport à une science générale, et ainsi le rang des sciences les unes 
par rapport aux autres, à partir du nombre de leurs principes ? Moins 
une science aurait de principes, plus elle serait élevée.
87. On comprend ordinairement mieux l’artificiel que le naturel. Il faut 
plus d’esprit pour le simple que pour le compliqué, mais moins de 
talent.
88. L’homme est équipé d’outils. On peut bien dire que l’homme sait créer un
 monde, il lui manque seulement un appareil approprié, l’armature qui 
serait adéquate à ses outils sensoriels. Tout commence là. Ainsi le 
principe d’un navire de guerre réside dans l’idée du constructeur qui 
est capable de réaliser cette pensée grâce à une masse d’hommes et les 
outils et matériaux nécessaires, dans la mesure où il devient lui-même 
pour ainsi dire une énorme machine. Ainsi l’idée d’un instant exigeait 
souvent d’immenses organes, d’immenses quantités de matériaux, et par 
conséquent l’homme est créateur, sinon en acte, du moins en puissance.
89. Dans chaque contact naît une substance dont l’effet dure aussi longtemps
 que le contact lui-même. Telle est la cause de toutes les modifications
 synthétiques de l’individu. Il y a cependant des contacts unilatéraux 
et réciproques. Ceux-là fondent ceux-ci.
90. Plus on est ignorant de nature, plus on a de disposition au savoir. 
Chaque nouvelle connaissance fait une impression bien plus profonde et 
vivante. C’est ce qui paraît évident lorsqu’on s’engage dans une 
science. D’où le fait qu’on perd beaucoup en capacité en étudiant trop. 
C’est une ignorance opposée à la première ignorance. Celle-ci est 
ignorance par manque, celle-là par excès de connaissances. Cette 
dernière affiche ordinairement les symptômes du scepticisme. Mais il 
s’agit d’un scepticisme inauthentique, par faiblesse indirecte de notre 
faculté de connaître. On n’est pas en état de pénétrer la masse et de 
l’animer parfaitement selon une forme déterminée : la force plastique 
n’est pas suffisante. C’est ainsi que l’esprit d’invention de jeunes 
têtes et des enthousiastes trouvent une explication, de même que la 
maîtrise heureuse du débutant plein d’esprit ou du profane.
91. Bâtir des mondes ne suffit pas à la pensée qui pénètre plus profond : 
Mais un cœur aimant rassasie l’esprit en quête.
92. Nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers, comme avec
 l’avenir et le passé. C’est à travers la direction et de la durée de 
notre attention que nous développons telle relation parmi beaucoup 
d’autres, celle qui doit être pour nous spécialement importante et 
effective. Une véritable méthode pour cette technique ne devrait pas 
être moins que cet art de l’invention, souhaité depuis si longtemps, et 
sans doute s’agit-il de quelque chose de supérieur à celui-ci. L’homme 
procédant continuellement en suivant ses lois, il est certain qu’on peut
 découvrir celles-ci à travers une géniale auto-observation.
93. L’historien organise les êtres historiques. Les données de l’histoire 
sont la masse à laquelle l’historien donne une forme par la 
vivification. Donc, l’histoire elle aussi dépend des principes de la 
vivification et de l’organisation en général, et avant que ces principes
 n’apparaissent, il n’y a pas d’œuvre d’art historique véritable, sinon 
ici et là des traces de vivifications contingentes, là où un génie 
instinctif a régné.
94. Chaque génie ou presque était jusqu’à maintenant unilatéral, résultat 
d’une constitution maladive. Une classe avait trop de sens externe, 
l’autre trop de sens interne. Il était rare que la nature parvînt à un 
équilibre entre les deux, à une constitution géniale aboutie. Une 
proportion parfaite apparaissait souvent suite à une série de hasards, 
mais elle ne pouvait jamais durer parce qu’elle n’était jamais saisie et
 fixée par l’esprit : cela restait d’heureux instants. Le premier génie 
qui se traversa lui-même trouva là le germe typique d’un monde 
incommensurable ; il fit une découverte qui devait être la plus curieuse
 dans l’histoire du monde, car avec elle commence une toute nouvelle 
époque de l’humanité, et c’est à ce stade qu’une véritable histoire de 
toute espèce devient seulement possible : car le chemin qui a été 
parcouru jusqu’à présent constitue désormais une totalité propre et 
entièrement explicable. Ce point hors du monde est donné, et Archimède 
peut à présent remplir sa promesse.
95. Avant l’abstraction tout est un, mais un comme le chaos ; après 
l’abstraction tout est à nouveau uni, mais cette union est une libre 
association d’êtres autonomes, autodéterminés. Une société est née d’un 
amas, le chaos s’est transformé en un monde divers.
96. Si le monde est pour ainsi dire un précipité de la nature humaine, alors
 le monde divin en est une sublimation. Les deux se produisent en un 
seul acte. Pas de précipité sans sublimation. Ce qui d’un côté est perdu
 en agilité, est gagné de l’autre côté.
97. Là où sont des enfants est un âge d’or.
98. Être sûr de soi-même et des puissances invisibles, telle fut la base des Etats spirituels jusqu’à aujourd’hui.
99. Le processus de l’approximation est composé de progressions et de 
régressions croissantes ; Les deux retardent, les deux accélèrent, les 
deux mènent au but. Ainsi, dans le roman, le poète semble tantôt 
s’approcher du jeu, tantôt s’en éloigner à nouveau, et il n’est jamais 
plus près que lorsqu’il semble en être le plus éloigné.
100. Un criminel ne peut pas se plaindre de l’injustice quand on le traite 
durement et de façon inhumaine. Son crime était une entrée dans l’empire
 de la violence, de la tyrannie. Il n’y a ni mesure ni proportion dans 
ce monde-là, c’est pourquoi la disproportion de la réaction ne doit pas 
l’étonner.
101. La mythologie contient l’histoire du monde archétypal, elle comprend le passé, le présent et l’avenir.
102. Si l’esprit sanctifie, alors tout livre véritable est Bible. Mais il est
 bien rare qu’un livre soit écrit en vue du Livre, et si l’esprit 
ressemble à un métal noble, alors la plupart des livres sont des 
Ephraïm. A vrai dire, chaque livre utile doit être fait dans un alliage 
pour le moins puissant. Le métal noble, dans sa pureté, ne convient pas 
pour les échanges commerciaux. Il en est de nombreux livres véritables 
comme des pépites en Irlande. Pendant de longues années, elles ne 
servent que de presse-papiers.
103. Certains livres sont plus longs qu’ils paraissent. Ils n’ont en vérité 
pas de fin. L’ennui qu’ils provoquent est véritablement absolu et 
infini. Messieurs Heydenreich, Jacob, Abicht et Pölitz ont réalisé des 
exemples parfaits de cette espèce. Voici une liste que chacun peut 
allonger de ses propres expériences en la matière.
104. On a écrit beaucoup de livres antirévolutionnaires en faveur de la 
Révolution. Mais Burke a écrit un livre révolutionnaire contre la 
Révolution.
105. La plupart des observateurs de la Révolution, en particulier ceux qui 
étaient intelligents et nobles, ont déclaré qu’elle était une maladie 
mortelle et contagieuse. Ils en sont restés aux symptômes et, après les 
avoir mélangés, les ont interprétés de différentes manières. Certains 
l’ont considérée comme un mal simplement local. Les adversaires les plus
 géniaux recommandèrent la castration. Ils virent bien que cette 
soi-disante maladie n’était rien d’autre qu’une crise initiale de la 
puberté.
106. Comme il est souhaitable d’être le contemporain d’un authentique grand 
homme ! La majorité actuelle des Allemands cultivés n’est pas de cet 
avis. Ils sont assez fins pour nier toute grandeur et suivent le système
 de planification. Si le système copernicien n’était pas si solidement 
installé, il leur conviendrait tout à fait de faire à nouveau du soleil 
et des étoiles des farfadets, et de la Terre l’univers. C’est pourquoi 
Goethe, qui est désormais le véritable gouverneur de l’esprit poétique 
sur terre, est traité de la manière la plus commune possible et 
considéré de façon odieuse, quand il ne satisfait pas les attentes du 
commerce habituel de l’époque, et met celle-ci un instant dans 
l’embarras vis-à-vis d’elle-même. Un symptôme intéressant de cette 
faiblesse directe de l’âme est l’accueil qui fut généralement réservé à Herrmann et Dorothée.
107. Les géognostes croient que le point de gravité physique se trouve à Fès au Maroc. En tant qu’anthropognoste, Goethe, dans le Meister, estime que le centre de gravité intellectuel se trouve dans la nation allemande.
108. Décrire des hommes a été impossible jusqu’à présent parce qu’on ne 
savait pas ce qu’était un homme. Quand on saura ce qu’est un homme, 
alors on pourra également décrire des individus de manière véritablement
 génétique.
109. Rien n’est plus poétique que le souvenir et l’anticipation ou la 
représentation de l’avenir. Les représentations du temps passé nous 
attirent vers la mort, vers la perdition. Les représentations de 
l’avenir nous poussent vers la vivification, vers l’incarnation, vers 
une activité d’assimilation. C’est pourquoi tout souvenir est 
mélancolique, et toute anticipation joyeuse. L’un limite la trop grande 
énergie vitale, l’autre intensifie une vie trop faible. Le présent 
ordinaire associe passé et avenir par limitation. Se produit une 
contigüité, une cristallisation par solidification. Il existe cependant 
un présent spirituel, qui identifie les deux par dissolution, et ce 
mélange est l’élément, l’atmosphère du poète.
110. Le monde humain est l’organe collectif des dieux. La poésie les rassemble, comme nous-mêmes.
111. Paraît absolument serein ce qui, du point de vue du monde extérieur, est
 absolument immobile. Aussi diverses puissent être ces modifications, 
cela, dans son rapport au monde extérieur, reste toujours serein. Ce 
principe concerne toutes les auto-modifications. C’est la raison pour 
laquelle le Beau paraît si calme. Toute beauté est un individu parfait 
qui vit de sa propre lumière.
112. Chaque figure humaine vivifie un germe individuel
 chez celui qui observe. C’est pour cela que l’observation devient 
infinie, liée qu’elle est au sentiment d’une force inépuisable, et pour 
cette raison absolument vivifiante. En nous observant nous-mêmes, nous 
nous vivifions nous-mêmes.
Nous ne pourrions penser véritablement sans cette immortalité que nous voyons et ressentons.
Cette incapacité que nous percevons de la figure corporelle terrestre
 à être l’expression et l’organe de l’esprit qui l’habite, voilà la 
pensée indéterminée et agissante à la base de toutes les véritables 
pensées, voilà ce qui provoque l’évolution de l’intelligence, ce qui 
nous oblige à accepter l’existence d’un monde intelligible et d’une 
série infinie d’expressions et d’organes de cet esprit, dont l’exposant ou la racine est son individualité.
113. Plus un système est borné, plus il plaira aux 
grands esprits. Ainsi ce sont le système des matérialistes, la doctrine 
de Helvétius et aussi celle de Locke qui ont été le plus acclamés par 
eux. Et, encore aujourd’hui, Kant trouvera toujours plus de partisans 
que Fichte.
114. L’art d’écrire des livres n’a pas encore été inventé. Mais il est sur le
 point de l’être. Des fragments comme ceux-ci sont des semences 
littéraires. Naturellement, il peut y avoir parmi eux de nombreux grains
 morts, mais qu’importe, pourvu que quelques-uns lèvent !
Traduction: