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22 août 2020


Hymnes à la nuit
Novalis

 
I
Quel vivant, quel être sensible, n’aime avant tous les
prodiges de l’espace s’élargissant autour de lui, la joie
universelle de la Lumière - avec ses couleurs, ses
rayons et ses vagues ; sa douce omniprésence dans le
jour qui éveille ? Âme la plus intime de la vie, elle est
le souffle du monde gigantesque des astres sans
repos, et il nage en dansant dans son flot bleu - elle
est le souffle de la pierre étincelante, éternellement
immobile, de la plante songeuse, suçant la sève et de
l’animal sauvage, ardent, aux formes variées - mais,
plus que d’eux tous, de l’Étranger superbe au regard
pénétrant, à la démarche ailée et aux lèvres
tendrement closes, riches de musique. Comme une
reine de la nature terrestre, elle appelle chaque force
à d’innombrables métamorphoses, noue et dénoue
des alliances infinies, enveloppe de sa céleste image
chaque créature terrestre. - Sa présence seule révèle
la prodigieuse splendeur des royaumes de ce monde.
Vers le bas je me tourne, vers la sainte, l’ineffable, la
mystérieuse Nuit. Le monde est loin - sombré en un
profond tombeau - déserte et solitaire est sa place.
Dans les fibres de mon coeur souffle une profonde
nostalgie. Je veux tomber en gouttes de rosée et me
mêler à la cendre. - Lointains du souvenir, souhaits
de la jeunesse, rêves de l’enfance, courtes joies et
vains espoirs de toute une longue vie viennent en
vêtements gris, comme des brouillards du soir après
le coucher du soleil. La Lumière a planté ailleurs les
pavillons de la joie. Ne doit-elle jamais revenir vers
ses enfants qui l’attendent avec la foi de l’innocence ?
Que jaillit-il soudain de si prémonitoire sous mon
coeur et qui absorbe le souffle douceâtre de la
nostalgie ? As-tu, toi aussi, un faible pour nous,
sombre Nuit ? Que portes-tu sous ton manteau qui,
avec une invisible force, me va à l’âme ? Un baume
précieux goutte de ta main, du bouquet de pavots.
Tu soulèves dans les airs les ailes alourdies du coeur.
Obscurément, ineffablement nous nous sentons
envahis par l’émoi - je vois, dans un joyeux effroi, un
visage grave, qui, doux et recueilli, se penche vers
moi, et sous des boucles infiniment emmêlées
montre la jeunesse chérie de la Mère. Que la Lumière
maintenant me semble pauvre et puérile - heureux et
béni l’adieu du jour ! - Ainsi c’est seulement parce
que la Nuit détourne de toi les fidèles, que tu as semé
dans les vastitudes de l’espace les globes lumineux,
pour proclamer ta toute-puissance - ton retour - aux
heures de ton éloignement. Plus célestes que ces
étoiles clignotantes, nous semblent les yeux infinis
que la Nuit a ouverts en nous. Ils voient plus loin
que les plus pâles d’entre ces innombrables armées
stellaires - sans avoir besoin de la Lumière ils
sondent les profondeurs d’un coeur aimant - ce qui
remplit d’une indicible extase un espace plus haut
encore. Louange à la reine de l’univers, à la haute
révélatrice de mondes sacrés, à la protectrice du
céleste amour - elle t’envoie vers moi - tendre Bien-
Aimée - aimable soleil de la Nuit, - maintenant je suis
éveillé - car je suis tien et mien - tu m’as révélé que la
Nuit est la vie - tu m’as fait homme - consume mon
corps avec le feu de l’esprit, afin que, devenu aérien,
je me mêle à toi de plus intime façon et qu’ainsi dure
éternellement la Nuit Nuptiale.
 
II
Le matin doit-il toujours revenir ? La puissance du
Terrestre ne prend-elle jamais fin ? Une malheureuse
turbulence dévore l’intuition céleste de la Nuit.
L’intime sacrifice de l’Amour ne brûlera-t-il jamais
éternellement ? Son temps a été mesuré, à la
Lumière ; mais sans espace ni temps est le règne de
la Nuit. - Éternelle est la durée du Sommeil. Sommeil
sacré - ne comble pas trop rarement ceux qui sont
voués à la Nuit en ce terrestre labeur quotidien. Seuls
les fous te méconnaissent et ne savent d’aucun
sommeil que l’ombre, que, compatissant, tu jettes sur
nous dans ce crépuscule de la vraie Nuit. Ils ne te
sentent pas dans le flot doré des grappes, - dans
l’huile merveilleuse de l’amandier et le suc brun du
pavot. Ils ne savent pas que c’est toi qui voltiges près
de la gorge de la tendre vierge et fais de ce sein le
paradis - ils ne pressentent pas qu’issu des anciennes
légendes tu viens vers nous en ouvrant le ciel et que
tu portes la clef pour les demeures des bienheureux,
muet messager de mystères infinis.
 
III
Un jour que je laissais couler des larmes amères, que
mon espérance, décomposée, s’anéantissait en
douleur et que je me tenais solitaire près du tertre
aride qui dérobait en son étroite et sombre
dimension la Figure de ma vie - solitaire comme nul
solitaire encore ne le fut, étreint par une angoisse
indicible - sans force, n’étant plus qu’une pensée de
détresse. - Comme je cherchais une aide des yeux,
que je ne pouvais ni avancer ni reculer, et que je
m’agrippais avec un regret infini à la vie fuyante qui
s’éteignait : - alors m’arriva des lointains bleutés - des
hauteurs de mon bonheur passé, un frisson
crépusculaire - et d’un seul coup se rompit le lien, le
cordon natal - la chaîne de la Lumière. Disparut la
splendeur terrestre et mon deuil avec elle - la
nostalgie s’épancha en un monde nouveau,
insondable - toi, ferveur de la Nuit, sommeil céleste,
tu vins sur moi - le paysage s’éleva doucement dans
les airs ; au-dessus du paysage planait mon esprit
libéré, renaissant. Le tertre devint nuage de poussière
- à travers le nuage je vis les traits radieux de la Bien-
Aimée. Dans ses yeux reposait l’Éternité - je lui pris
les mains et nos larmes devinrent un lien étincelant,
indestructible. Des millénaires disparurent dans les
lointains comme des orages. À son cou, je pleurai sur
la vie nouvelle des larmes enthousiastes. - Ce fut le
premier, l’unique rêve - et c’est alors que je vouai une
foi éternelle, immuable au ciel de la Nuit et à sa
lumière, la Bien-Aimée.
 
IV
Maintenant je sais quand sera le dernier matin -
quand la Lumière ne chasse plus la Nuit et l’Amour -
quand le sommeil ne sera plus qu’un rêve d’une
éternelle et insondable Unité. Je sens en moi une
céleste langueur. - Long et épuisant fut pour moi le
pèlerinage au saint Sépulcre, accablante la croix.
L’eau cristalline, insaisissable aux sens vulgaires, qui
jaillit au sein obscur du tertre au pied duquel se brise
le flux terrestre - qui l’a goûtée, qui s’est tenu haut
sur les crêtes-frontières du monde et a vu au-delà le
pays nouveau, séjour de la Nuit - en vérité il ne
retourne pas au tourbillon du monde, au pays où
habite la Lumière dans un perpétuel tourment.
Là-haut il dresse ses tentes, tentes de paix ;
nostalgique et aimant, il regarde au-delà, jusqu’à ce
que la mieux venue d’entre toutes les heures le tire
en bas vers le bassin de la source - le Terrestre y nage
en surface, ramené par les tempêtes, mais ce qui a été
sanctifié au contact de l’Amour, s’écoule, fluidifié,
par des voies secrètes vers le règne de l’au-delà où il
se mêle, comme des parfums, au sommeil des Bien-
Aimés. Tu éveilles encore, fraîche Lumière, l’homme
de fatigue pour le travail - tu insinues en moi la joie
de la vie - mais tu ne m’écartes pas de la pierre
moussue du souvenir. Je veux bien mouvoir mes
mains laborieuses, chercher de tous côtés la place
que tu m’assignes - exalter la toute splendeur de ton
éclat - poursuivre infatigablement le beau principe
unificateur de ton oeuvre d’art - je veux bien
examiner la marche pleine de sens de ta puissante et
étincelante horlogerie - scruter la régularité des
forces et les lois du jeu prodigieux des espaces
innombrables et de leurs temporalités. Mais mon
coeur en son intimité reste fidèle à la Nuit et à
l’Amour créateur, son enfant. Peux-tu me montrer
un coeur éternellement fidèle ? Ton soleil a-t-il des
yeux pleins d’amitié qui me reconnaissent ? Tes
étoiles prennent-elles ma main suppliante ? Me
rendent-elles mon affectueuse pression et ma parole
caressante ? As-tu embelli la Nuit de couleurs et de
vaporeux contours - ou est-ce Elle qui donna un
sens plus élevé, plus aimable à ta beauté ? Quelle
extase, quelle volupté offre ta vie, qui compense les
délices de la mort ? Tout ce qui nous exalte ne porte-t-
il pas les couleurs de la Nuit ? Elle te porte
maternellement et tu lui dois toute ta majesté. Tu
disparaîtrais en toi-même - tu te disperserais dans
l’espace infini si elle ne te tenait pas, ne t’enchaînait
pas afin que tu t’échauffes et que tu engendres le
monde par ton feu. En vérité j’étais avant que tu ne
fusses ! - la Mère m’envoya avec mes frères et soeurs
pour habiter ton monde, pour le sanctifier par
l’Amour, afin qu’il devînt un mémorial voué à une
éternelle contemplation - pour le semer d’inaltérables
fleurs. Elles n’ont pas encore mûri ces divines
pensées. - Il y a encore peu de traces de notre
révélation. - Qu’un jour ton horlogerie marque la fin
du temps, et alors tu deviens pareille à nous, et pleine
de regret et de douleur tu t’éteins et meurs. En moi
je sens s’épuiser ta turbulence - céleste liberté, retour
bienheureux. À travers mes âpres souffrances
j’éprouve la distance qui te sépare de notre patrie, et
ta résistance au splendide ciel ancien. Ta fureur et ta
rage ne servent à rien. Insensible au feu se dresse la
croix, victorieux étendard de notre espèce.
Je vais vers l’au-delà,
Et toute peine
Sera un jour un aiguillon
De l’extase.
Encore quelques temps
Et une fois délivré,
Je gis, enivré
Dans le sein de l’Amour.
La vie infinie
Coule puissamment en moi.
Je regarde d’en haut
Vers toi en bas.
Près de ce tertre
S’éteint ton éclat -
Une ombre apporte
La fraîche couronne
O ! aspire-moi, Bien-Aimée,
Avec force vers toi,
Que je m’endorme
Et puisse aimer.
Je sens de la mort
Le flux rajeunissant.
Mon sang se change
En baume et en éther.
Je vis des jours
Pleins de foi et de courage
Et je meurs pendant les nuits
Dans un embrasement sacré.

V
Sur les races humaines au loin éparpillées, régnait, il y
a longtemps, un Destin de fer avec une muette
vigueur. Un noir et lourd bandeau enserrait leur âme
angoissée. - Sans bornes était la terre - séjour des
Dieux et leur patrie. Depuis des éternités se dressait
leur mystérieuse demeure. Au-delà des rouges
montagnes du matin, dans le sein sacré de la mer
habitait le Soleil, la Lumière vivante embrasant toutes
choses. Un vieux géant portait le monde
bienheureux. Entravés sous les monts gisaient les
premiers fils de la Terre-Mère. Impuissants dans leur
fureur destructrice contre la nouvelle et splendide
race des Dieux et leurs parents, les heureux humains.
Les profondeurs vert-sombre de la mer étaient le
sein d’une déesse. Dans les grottes cristallines
s’ébattait un peuple folâtre. Fleuves, arbres, fleurs et
animaux avaient un sens humain. Le vin offert par la
plénitude même de la jeunesse paraissait plus doux -
il y avait un Dieu dans les grappes - une Déesse
aimante et maternelle, croissait dans les fortes gerbes
d’or - l’ivresse sacrée de l’Amour était un doux culte
rendu à la plus belle des Déesses - une éternelle fête
bariolée des enfants du ciel et des habitants de la
terre, tel bruissait le cours de la vie, comme un
printemps s’étendant sur des siècles. - Toutes les
races révéraient filialement la douce flamme aux
mille formes comme ce qu’il y avait de plus haut
dans le monde. Seulement il y avait une pensée, une
épouvantable image de cauchemar,
Qui effrayante abordait les joyeuses tablées
Et étreignait le coeur d’une terreur sauvage.
A cela les Dieux mêmes ne connaissaient pas de
remède
Qui pût rassurer les poitrines oppressées.
Impénétrables étaient les voies de ce monstre,
Aucune prière, aucune offrande n’en apaisait la rage.
C’était la Mort qui interrompait cette orgie
Par l’angoisse, la douleur et les sanglots.
Désormais privé pour l’éternité de tout
Ce qu’ici-bas le coeur goûte de douce volupté,
Séparé des Bien-Aimés que sur cette terre
Un vain regret, un long deuil tourmentent -
Le rêve semblait bien pâle, sommaire simplement,
Au mort qui ne lui livrait qu’un impuissant combat.
Les vagues de la jouissance s’étaient brisées
Sur le roc de l’infinie frustration.
Avec un esprit hardi et un noble embrasement des
sens
L’homme s’embellissait l’affreux fantôme :
Un doux jeune homme souffle la lumière et repose,
Douce vient la fin comme un soupir de harpe.
Le souvenir se fond en un fleuve ombreux et frais ;
Ainsi le chant incantait-il la triste nécessité.
Mais l’éternelle Nuit demeurait indéchiffrable,
Signe austère d’une étrangère puissance.
Le monde ancien touchait à sa fin. Le paradis de la
jeune espèce humaine se flétrissait - les hommes
sortis de l’enfance et encore en croissance,
cherchaient à atteindre plus haut l’espace plus libre et
désert. Les Dieux disparurent avec leur cortège -
Solitaire et sans vie demeura la Nature. Le Nombre
aride et la stricte Mesure la lièrent avec une chaîne de
fer. Comme en poussière et en courants d’air, se
dissémina en mots obscurs l’inestimable fleur de la
vie. Disparues, la Foi évocatrice et l’Alliée du ciel qui
tout transforme et tout marie, l’Imagination. Avec
hostilité un glacial vent du Nord souffla sur la
campagne pétrifiée, et la merveilleuse patrie pétrifiée
se fondit dans l’éther. Les lointains célestes se
remplirent de mondes étincelants. L’âme du Monde
se retira avec ses forces dans un sanctuaire plus
obscur, dans un espace plus élevé du coeur - afin d’y
régner jusqu’au commencement d’un jour nouveau
dans la splendeur du Monde. La Lumière ne fut plus
ni séjour des Dieux, ni signe céleste - ils jetèrent sur
eux le voile de la Nuit. La Nuit devint le sein
puissant des révélations - en lui les Dieux firent
retour - ils s’y endormirent, pour se répandre un jour
sous de nouvelles et plus belles formes dans le
monde transfiguré. Dans un peuple qui avait été plus
que tous méprisé, mûr trop tôt et fièrement étranger
à la bienheureuse innocence de la jeunesse, apparut,
sous un visage encore jamais vu, le Monde Nouveau.
- Sous le poétique abri de l’indigence - un fils de la
première Vierge-Mère - fruit infini d’une mystérieuse
étreinte. La sagacité fleurie et prophétique de l’Orient
reconnut la première le commencement des Temps
Nouveaux. - Jusqu’à l’humble berceau du Roi, une
étoile leur montra le chemin. Avec les noms mêmes
du lointain avenir, ils lui rendirent hommage par
l’éclat et le parfum, les plus hauts prodiges de la
Nature. Solitaire s’épanouit le coeur céleste comme
une corolle de l’Amour tout-puissant - tournée vers
le haut visage du Père et reposant sur le sein plein de
pressentiment de la Mère aimablement grave. Avec
une ferveur divinisante l’oeil prophétique de l’enfant
en fleur voyait les jours de l’avenir et ses préférés, les
rejetons de sa souche divine, insoucieux des jours de
son destin terrestre. Bientôt se rassemblèrent les
coeurs les plus candides, miraculeusement saisis d’un
intime Amour, autour de lui. Comme naissant des
fleurs, une vie nouvelle, étrangère, germa dans ses
parages. D’inépuisables paroles et la plus heureuse
des nouvelles tombaient de ses aimables lèvres
comme les étincelles d’un esprit divin. Venu d’une
côte lointaine, né sous le ciel lumineux de l’Hellade,
un Chanteur arriva en Palestine et se voua de tout
son coeur à l’Enfant du miracle :
Tu es l’Enfant qui depuis longtemps se tient
Sur nos tombeaux dans un profond recueillement,
Un signe consolateur dans la ténèbre -
Heureux commencement d’une plus haute humanité.
Ce qui nous plongeait dans une profonde tristesse,
Nous attire maintenant vers l’au-delà avec une douce
aspiration,
Dans la Mort se révèle la vie éternelle,
Tu es la Mort et déjà tu nous guéris.
Le Chanteur s’en fut plein de joie vers l’Hindoustan -
le coeur ivre de doux amour ; et il l’épancha en chants
de feu sous ce ciel clément, si bien que des milliers
de coeurs vinrent à lui et que l’heureuse nouvelle se
mit à croître en milliers de surgeons. Peu après
l’adieu du Chanteur, la précieuse Vie fut victime de la
profonde bassesse humaine. - Il mourut en pleine
jeunesse, arraché au monde aimé, à sa mère en pleurs
et à ses amis ébranlés. L’aimable bouche vida le
sombre calice des souffrances indicibles. - Dans une
épouvantable angoisse approchait l’heure même de la
naissance du Monde Nouveau. Âprement il
s’affrontait à la terreur de l’ancienne Mort. -
Écrasante était sur lui la pesée du Monde Ancien.
Une dernière fois il regarda avec tendresse vers la
Mère - alors vint la main libératrice de l’Amour
éternel - et il s’endormit. Quelques jours seulement
un voile épais plana sur la mer grondante, sur la terre
tremblant - les Bien-Aimés pleuraient
d’innombrables larmes - le sceau du mystère fut brisé
- des esprits célestes levèrent la pierre très ancienne
du sombre sépulcre. Des Anges étaient assis près de
l’endormi - formes fragiles issues de ses rêves. -
Éveillé, dans sa neuve splendeur divine, il gravit les
hauteurs du Monde ressuscité - ensevelit de sa
propre main le cadavre de l’Ancien dans la tombe
délaissée et replaça de sa main toute-puissante la
pierre qu’aucune puissance ne soulève.
Tes Aimés pleurent encore sur ta tombe des larmes
de joie, des larmes d’émotion et d’infinie
reconnaissance - toujours ils te voient ressusciter à
nouveau avec un joyeux effroi, et eux avec toi ; ils te
voient pleurer avec une douce ferveur sur le sein
bienheureux de la Mère, te promener gravement avec
tes amis, dire des paroles comme cueillies à l’Arbre
de la Vie ; ils te voient te précipiter avec une pleine
ardeur dans les bras du Père, conduisant la jeune
humanité et apportant la coupe intarissable de
l’avenir doré. La Mère se hâta bientôt de te suivre -
dans un céleste triomphe -. Elle fut la première près
de toi dans la nouvelle patrie. De longs temps se sont
enfuis depuis, et dans un éclat toujours plus grand se
meut ta nouvelle création - et des milliers d’êtres
délivrés des douleurs et des tortures, pleins de foi, de
désir et de fidélité, t’ont - ils règnent avec toi et la
Vierge céleste sur le royaume d’Amour - ils servent le
temple de la céleste Mort et sont à toi pour l’éternité.
Levée a été la pierre -
l’humanité ressuscitée -
Nous te restons tous fidèles
Et ne sentons plus de chaînes.
Le plus amer tourment fuit
Devant ta coupe d’or,
Quand terre et vie s’estompent
Dans l’ultime Cène.
Aux Noces convie la Mort -
Les lampes brûlent avec clarté -
Les vierges sont à leur place -
L’huile ne manque pas -
Que résonne donc le lointain
Déjà de ton cortège,
Et que les étoiles nous interpellent
Avec langue et voix humaines !
Vers toi, Marie, se lèvent
Déjà des milliers de coeurs.
Dans cette vie ombreuse
Ils n’ont cherché que toi.
Ils espèrent la guérison
Avec une joie prophétique
Si tu les presses, divine créature,
Contre ton sein fidèle.
Tant d’hommes, se consumant,
Dévorés d’âpres tourments,
Et fuyant ce monde
Se sont tournés vers toi,
Qui nous semblait si secourable
Parmi tant de maux et de peines -
Nous venons maintenant avec eux
Pour être toujours près de toi.
À présent il ne pleure plus de douleur
Sur un tombeau, celui qui croit avec Amour.
Le doux avoir de l’Amour
Ne lui sera plus enlevé -
Pour apaiser sa nostalgie,
La Nuit le remplit d’extase -
Les fidèles Enfants du Ciel
Veillent sur son coeur.
Confiance, la vie marche
Vers l’éternelle Vie ;
Elargi par un feu intérieur
S’illumine notre esprit.
Le monde des astres va se fondre
En une liqueur de vie, dorée,
Nous la boirons
Et serons des astres lumineux.
L’Amour s’est libéré,
Plus de séparation désormais.
Elle moutonne la pleine Vie
Comme une mer infinie.
Une seule Nuit de délice
Un seul poème éternel
Et tout notre soleil
Est le visage de Dieu.

VI
ASPIRATION A LA MORT
Vers le bas au sein de la terre,
Loin des royaumes de la Lumière,
La rage des douleurs et leur violence
Sont signe d’heureux départ.
Bien vite sur l’étroite nacelle
Nous parvenons aux rivages des cieux.
Louons la Nuit éternelle,
Louons l’éternel Sommeil.
Le jour nous a épuisés de chaleur
Et flétris la longueur du tourment.
Le plaisir du voyage nous a quittés,
Nous voulons rentrer chez le Père, à la maison.
Que nous servent en ce monde
Notre amour et notre foi !
L’Ancien est laissé pour compte,
Que nous sert désormais le Nouveau !
O ! il reste seul et dans un trouble profond
Celui qui aime le passé avec chaleur et foi !
Passé où les sens lumineux
Se consumaient en hautes flammes,
Les hommes reconnaissaient encore
La main du Père et son visage.
Et parmi ces hauts esprits, avec simplicité,
Maint encore ressemblait à son modèle.
Passé où encore dans leur fleur
Les races antiques resplendissaient,
Et pour le royaume des cieux, des enfants
Recherchaient la torture et la mort.
Et quand l’appelaient aussi le plaisir et la vie,
Maint coeur pourtant se brisait d’amour.
Passé où dans le feu de la jeunesse
Dieu lui-même se révélait,
Et vouait sa douce vie
Par Amour, à une fin précoce.
Et il n’écarta de lui ni angoisse ni douleur
Afin de nous demeurer cher.
Avec une angoissante nostalgie nous voyons
Le passé enveloppé de sombre Nuit,
Dans ce temps éphémère jamais
La soif brûlante n’est apaisée.
Nous devons revenir au pays
Pour revoir ce temps sacré.
Qu’est-ce qui retarde encore notre retour ?
Les Mieux-Aimés reposent depuis longtemps déjà.
Leur tombe borne le cours de notre vie :
Nous n’avons plus rien à chercher -
Le coeur en a assez - le Monde est vide.
Infinis et mystérieux
Nous traversent de doux frissons -
Il me semble que des profonds lointains,
Un écho réponde à notre deuil.
Les Aimés tendent aussi avec force vers nous
Et nous ont envoyé ce souffle de nostalgie.
Vers le bas, vers la douce Fiancée,
Vers Jésus, le Bien-Aimé -
Confiance, le crépuscule du soir nimbe
Ceux qui aiment avec douleur.
Un rêve brise nos liens
Et nous plonge au sein du Père.

 






Traduction de Serge Meitinger

29 mars 2020

Grains De Pollen
NOVALIS


Amis, le sol est pauvre, il nous faut semer abondamment
Pour n’obtenir que de maigres récoltes.

1. Nous cherchons partout l’inconditionné et ne trouvons que des choses.

2. La désignation par des sons et des traits est une abstraction digne d’admiration. Quatre lettres me désignent Dieu ; quelques traits un million de choses. Comme l’emploi du monde devient ici aisé, comme la concentricité du monde des esprits devient évidente ! La théorie du langage est la dynamique de l’empire des esprits. Un mot d’ordre met en branle des armées ; le mot liberté des nations.

3. L’Etat mondial est le corps qu’anime le beau monde, le monde spirituel. C’est son organe nécessaire.

4. Les années d’apprentissage sont destinées au jeune poète, les années universitaires au jeune philosophe. L’Université devrait être un institut entièrement philosophique : une seule faculté dont toute l’organisation servirait à l’excitation et à l’exercice approprié de la capacité de penser.

5. Dans un sens supérieur, les années d’apprentissage sont les années d’apprentissage de l’art de vivre. C’est à travers des essais organisés de manière planifiée qu’on apprend ses principes fondamentaux et qu’on acquiert une habileté à opérer librement à partir de ces principes.

6. Nous ne nous comprendrons jamais totalement nous-mêmes, mais nous ferons et nous pourrons faire bien plus que nous comprendre.

7. Certaines interruptions ressemblent aux gestes d’un joueur de flûte qui, pour produire différents sons, bouche cette ouverture-ci ou celle-là, et semble enchaîner des ouvertures sourdes et sonores de manière arbitraire.

8. La différence entre l’illusion et la vérité tient à la différence de leurs fonctions vitales. L’illusion vit de la vérité ; la vérité vit sa vie en elle-même. On annihile l’illusion comme on annihile des maladies, et l’illusion n’est donc rien d’autre qu’une inflammation ou une extinction logique, exaltation ou philistinisme. La première ne laisse habituellement derrière elle qu’un manque apparent de faculté de penser qu’on ne peut supprimer qu’à travers une série décroissante d’incitations et de contraintes. La seconde se change souvent en une vivacité illusoire, dont les dangereux symptômes révolutionnaires ne peuvent être supprimés qu’à travers une série croissante de remèdes violents. Seules des cures chroniques rigoureusement suivies peuvent modifier ces deux dispositions.

9. Toute notre faculté de perception ressemble à l’œil. Les objets doivent passer à travers des foyers opposés pour apparaître correctement sur la pupille.

10. L’expérience est l’épreuve du rationnel, et inversement. L’insuffisance de la théorie dans l’application, souvent commentée par le praticien, se retrouve réciproquement dans l’application rationnelle de l’expérience pure, et est assez nettement perçue par les véritables philosophes, toutefois assez réservés quant à la nécessité de ce succès. C’est pourquoi le praticien rejette la pure théorie, sans soupçonner combien la réponse à cette question pourrait être problématique : « La théorie existe-t-elle pour l’application, ou l’application à cause de la théorie ? »

11. Le plus haut est le plus compréhensible, le plus proche, le plus nécessaire.

12. Les miracles et les lois naturelles sont dans une relation d’effet alterné : ils se limitent réciproquement et forment une totalité. Ils sont unis dans la mesure où ils se neutralisent mutuellement. Pas de miracle sans événement naturel et inversement.

13. La nature est l’ennemie des possessions éternelles. Elle détruit, en suivant des règles fixes, tous les signes de propriété, supprime tous les caractères de formation. La Terre appartient à toutes les espèces ; chacun a droit à la totalité. A la primogéniture n’est associé aucun privilège. – Le droit de propriété s’éteint à des époques déterminées. Les conditions de l’amélioration et la détérioration sont immuables. Mais si le corps est une propriété à travers laquelle j’acquiers seulement les droits d’un citoyen de la Terre actif, je ne peux me perdre moi-même en perdant cette propriété. Je ne perds rien d’autre que ce poste dans une école princière, et accède à une corporation supérieure où me suivent mes condisciples bien-aimés.

14. La vie est le début de la mort. La vie est à cause de la mort. La mort est à la fois achèvement et commencement, séparation et rapport plus intime à soi. La réduction s’accomplit par la mort.

15. La philosophie aussi a ses floraisons. Ce sont les pensées dont on ne sait jamais si on doit les qualifier de belles ou de spirituelles. [Friedrich Schlegel]

16. Par rapport à nous, l’imagination place le monde futur soit en hauteur, soit en profondeur, ou bien dans la métempsychose. Nous rêvons de voyages à travers l’univers, mais l’univers n’est-il pas en nous ? Nous ne connaissons pas les profondeurs de notre esprit. – Le chemin mystérieux va vers l’intérieur. C’est en nous, ou nulle part, qu’est l’éternité avec ses mondes, le passé et le futur. Le monde extérieur est le monde de l’ombre, il projette son ombre dans l’empire de la lumière. L’intérieur nous paraît naturellement si sombre, si solitaire et informe, mais comme nous le percevrons différemment lorsque l’obscurité aura disparu et que les corps d’ombre auront été repoussés. Nous jouirons plus que jamais, car notre esprit aura été longtemps privé.

17. Darwin remarque que nous sommes moins éblouis par la lumière au réveil lorsque nous avons rêvé d’objets visibles. C’est un grand bienfait pour ceux qui, de ce côté, ont déjà rêvé de voir ! Ils pourront supporter la gloire de l’autre monde.

18. Comment un homme peut-il avoir du sens pour quelque chose s’il n’en n’a pas le germe en lui ? Ce que je dois comprendre doit se développer organiquement en moi ; et ce que j’ai l’air d’apprendre n’est que nourriture, incitation de l’organisme.
 
19. Le siège de l’âme se trouve là où le monde intérieur et le monde extérieur sont en contact. Là où ils se pénètrent, il est dans chaque point de l’interpénétration.

20. L’alternance de compréhension absolue et de non-compréhension absolue dans la communication des pensées peut être déjà qualifiée d’amitié philosophique. En est-il autrement lorsqu’il s’agit de nous ? Et la vie d’un homme qui pense est-elle autre chose qu’une continuelle symphilosophie intérieure ? [Friedrich Schlegel]

21. Le génie est la faculté de se servir d’objets imaginés comme s’ils étaient réels et de les traiter de la même manière. Le talent qui consiste à représenter, à observer avec précision, à décrire l’observation de manière appropriée est donc différente du génie. Sans ce talent, on ne voit qu’à moitié et on n’est qu’un demi-génie ; on peut avoir une disposition géniale qui, en l’absence de ce talent, ne se développera jamais.

22. Le préjugé le plus arbitraire est celui selon lequel l’homme serait privé de la faculté d’être hors de soi, d’être avec sa conscience au-delà des sens. L’homme a la capacité d’être à chaque instant un être suprasensible. Sans cela, il ne serait pas un citoyen du monde, mais un animal. A vrai dire, la réflexion et la quête de soi sont très difficiles dans cet état, l’homme étant continuellement et nécessairement lié au changement de nos autres états. Mais plus nous pouvons êtres conscients de cet état, et plus vivante, plus puissante et plus satisfaisante est la conviction qui en naît ; la foi en d’authentiques révélations de l’esprit. Ce n’est ni vision, ni audition, ni sensation ; c’est une association de ces trois activités, plus que ces trois-là : une sensation de certitude immédiate, une vision de ma vie la plus authentique et la plus intime. Les pensées se transforment en lois, les désirs en accomplissements. Pour le faible, la réalité de ce moment est un article de foi. Le phénomène est surtout frappant lorsqu’on voit certains corps et visages humains, plus particulièrement certains regards, certaines expressions, certains mouvements, lorsqu’on entend certains mots, lorsqu’on lit certains passages, lorsqu’on prend connaissance de certains aperçus sur la vie, le monde et le destin. De nombreux hasards, certains événements naturels, en particulier des moments de l’année ou de la journée, nous fournissent de telles expériences. Certains états d’âme sont particulièrement favorables à de telles révélations. La plupart sont instantanés, quelques-uns se prolongent, très peu demeurent. Il y a ici beaucoup de différences entre les hommes. L’un est plus capable de révélation que l’autre. L’un a plus de sens, l’autre a plus d’entendement pour celle-ci. Ce dernier restera toujours dans sa douce lumière, alors que le premier n’a que des illuminations changeantes, mais plus claires et plus diversifiées. Cette faculté est aussi sujette à maladie, dont les symptômes sont soit un excès de sens et un manque d’entendement, soit un excès d’entendement et un manque de sens.

23. La honte est bien un sentiment de profanation. L’amitié, l’amour et la piété devraient être traités de manière mystérieuse. On ne devrait en parler qu’à de rares moments de confiance, s’accorder en silence à ce sujet. De nombreuses choses sont trop fragiles pour qu’on puisse les penser, plus encore pour qu’on puisse en parler.

24. Le dessaisissement de soi est la source de tout abaissement, comme au contraire le fondement de toute élévation authentique. Le premier pas est un regard vers l’intérieur, une contemplation isolant notre Soi. Celui qui s’arrête là n’est qu’à mi-chemin. Le deuxième pas doit être un regard efficace vers l’extérieur, une observation active et soutenue du monde extérieur.

25. Celui qui se contentera de représenter ses expériences, ses objets préférés et ne fera pas aussi l’effort d’étudier avec application et de représenter avec nécessité un objet qui lui est totalement étranger et ne l’intéresse absolument pas, celui-là ne produira jamais rien de supérieur dans la représentation. Le spécialiste en représentation doit pouvoir et vouloir tout représenter. De cela naît le grand style de la représentation, que l’on admire tant – et à juste titre – chez Goethe.

26. Est-on passionné par l’absolu au point de ne pouvoir s’en passer : alors on n’a pas d’autre solution que de se contredire sans cesse soi-même et de relier des extrêmes opposés. C’en est inévitablement fini du principe de contradiction, et l’on a le choix entre deux alternatives : ou bien en souffrir, ou bien ennoblir la nécessité par la reconnaissance d’une action libre. [Friedrich Schlegel]

27. On remarque chez Goethe une particularité singulière qui consiste à relier des incidents mineurs et insignifiants avec des événements plus importants. Il semble par là ne pas être animé par un autre objectif que celui d’occuper poétiquement l’imagination avec un jeu mystérieux. L’étrange génie a là aussi suivi la nature à la trace et en a été marqué d’un gracieux tour de main. La vie quotidienne est pleine de pareils hasards. Ceux-ci forment un jeu qui, comme tout jeu, aboutit à la surprise et à l’illusion.
Plusieurs dictons de la vie ordinaire reposent sur une remarque concernant ce rapport inversé. Ainsi par exemple les cauchemars signifient du bonheur ; des paroles morbides une longue vie ; un lapin qui traverse un chemin, du malheur. Quasiment toutes les superstitions du peuple reposent sur des interprétations de ce jeu.

28. La plus haute tâche de la formation est de se rendre maître de son soi transcendantal, d’être en même temps le moi de son moi. D’autant moins étrange est le manque complet de sens et d’entendement pour les autres. On n’apprendra jamais à comprendre véritablement les autres sans une parfaite compréhension de soi-même.

29. L’humour est une manière adoptée arbitrairement. L’arbitraire est ce qu’il y a de piquant en l’espèce : l’humour est le résultat d’une libre mélange du conditionné et de l’inconditionné. Par l’humour ce qui est proprement conditionné devient intéressant de manière universelle et acquiert une valeur objective. Le Witz naît là où l’imagination et la faculté de juger sont en contact ; l’humour, là où la raison et l’arbitraire s’accouplent. Le persiflage fait partie de l’humour, mais un degré en-dessous : il n’est plus purement artistique, et beaucoup plus limité. Ce que Schlegel caractérise comme ironie n’est selon moi rien d’autre que la conséquence, que le caractère de la réflexion, du présent véritable de l’esprit. L’ironie de Schlegel me paraît être l’humour authentique. Plusieurs noms favorisent une idée.

30. L’insignifiant, le commun, le fruste, le laid, le non civilisé ne sont rendus sociables qu’à travers le Witz. Ils n’existent pour ainsi dire que pour le Witz : leur finalité est le Witz.

31. Pour traiter du commun, lorsqu’on ne l’est pas soi-même, avec la force et la légèreté d’où jaillit la grâce, il ne faut rien trouver de plus étrange que le commun et avoir du sens pour l’étrange, y chercher et y deviner beaucoup. De cette manière, un homme qui vit dans de tout autres sphères peut satisfaire des natures ordinaires, de telle sorte qu’elles n’éprouvent aucune méchanceté à son égard et le considèrent pour rien d’autre que ce qu’elles trouvent aimable entre elles.[Friedrich Schlegel]

32. Nous avons une mission : nous sommes appelés à la formation de la Terre.

33. Si un esprit nous apparaissait, nous deviendrions aussitôt maîtres de notre spiritualité : nous serions inspirés en même temps par nous-mêmes et par l’esprit. Sans inspiration pas d’apparition spirituelle. L’inspiration est en même temps apparition et contre-apparition, appropriation et transmission.

34. L’homme vit, continue à agir dans l’idée, dans le souvenir de son existence. Pour les esprits, il n’y a pas d’autres moyens d’action sur ce monde. C’est pour cela que penser aux morts est un devoir. Il s’agit de la seule manière de rester en communion avec eux. Pareillement, nous ne ressentons l’action de Dieu que parce que nous croyons en lui.

35. L’intérêt est participation à l’affection et à l’activité d’un être. Une chose m’intéresse lorsque cette chose est capable de me pousser à la participation. Aucun intérêt n’est plus intéressant que celui qu’on prend à soi-même ; pareillement, la raison d’une amitié ou d’un amour remarquable consiste dans la participation à laquelle m’éveille un homme qui est occupé avec lui-même, et qui m’invite, pour ainsi dire, à travers sa communication à prendre part à ses activités.

36. Qui peut bien avoir inventé le Witz ? Toute qualité portée à la réflexion, chaque façon d’agir de notre esprit est, au sens propre, un nouveau monde découvert.

37. L’esprit n’apparaît jamais que sous une forme étrangère et aérienne.

38. Aujourd’hui, l’esprit ne s’anime que ça et là : quand l’esprit s’animera-t-il totalement ? Quand l’humanité commencera-t-elle à se penser elle-même en masse ?

39. L’homme existe dans la vérité. S’il sacrifie la vérité, il se sacrifie lui-même. Qui trahit la vérité se trahit lui-même. Il n’est pas question ici du mensonge, mais d’agir contre ses convictions.

40. Il n’y a pas de Witz dans les âmes sereines. Le Witz est l’expression d’une perte d’équilibre : il est à la fois la conséquence de cette perte et en même temps le moyen du rétablissement. La passion a le Witz le plus fort. L’état de dissolution de tous les rapports, le désespoir ou la mort spirituelle sont le plus terriblement witzig.

41. Nous n’en avons jamais entendu assez, nous n’en avons jamais assez parlé lorsqu’il s’agit d’un objet digne d’amour. Nous nous réjouissons de chaque mot nouveau, juste le glorifiant. Qu’il ne puisse être l’objet des objets, ce n’est pas de notre faute.

42. Nous retenons une matière sans vie en raison de ses relations, de ses formes. Nous aimons la matière dans la mesure où elle appartient à un être aimé, porte sa trace, ou bien a une ressemblance avec lui.

43. Un véritable club est un mélange d’institut et de société. Il a un but, comme l’institut ; mais pas un but déterminé, mais un but indéterminé, libre : l’humanité en général. Tout but est sérieux ; la société est tout à fait joyeuse.

44. Les objets de la conversation en société ne sont rien d’autre que des moyens de vivifier. Cela détermine leur choix, leur changement, leur traitement. La société n’est que vie en communauté : une personne indivisible qui pense et ressent. Chaque homme est une petite société.

45. Revenir en soi signifie, chez nous, s’abstraire du monde extérieur. De manière analogue, la vie terrestre correspond chez les esprits à une contemplation intérieure, à retour en soi-même, à un agir immanent. Ainsi surgit la vie terrestre d’une réflexion originelle, d’un retour en soi-même initial, d’un rassemblement en soi-même aussi libre que notre réflexion. Inversement, la vie spirituelle en ce monde surgit d’une rupture de cette réflexion originelle. L’esprit se déploie une nouvelle fois, sort à nouveau de lui-même, à nouveau dépasse en partie cette réflexion, et à cet instant il dit pour la première fois je. On voit ici combien les actions consistant à sortir de soi-même ou à retourner en soi-même sont relatives. Ce que nous appelons retourner en soi-même est en vérité sortir, une reprise de cette figure initiale.

46. Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose à dire en faveur des hommes ordinaires, si maltraités dernièrement ? La force la plus grande n’est-elle pas du côté de la médiocrité opiniâtre ? Et est-ce que l’homme doit être davantage qu’un homme du peuple ?

47. Là où domine un véritable penchant à la réflexion, et pas simplement à penser telle ou telle pensée, il y a progressivité. Beaucoup de savants ne possèdent pas ce penchant. Ils ont appris à conclure et à déduire, comme un cordonnier a appris à fabriquer des chaussures, sans jamais faire la découverte d’une idée, ou sans faire l’effort de trouver le fondement des pensées. Le salut ne se trouve pourtant pas sur un autre chemin. Chez beaucoup, ce penchant ne dure qu’un temps. Il augmente et puis décroît, très souvent avec les années, souvent avec la découverte d’un système qu’ils ne cherchaient que pour se libérer un peu plus du labeur de la réflexion.

48. L’erreur et le préjugé sont des fardeaux, des excitants indirects pour l’être actif autonome, à la hauteur de chaque fardeau. Pour le faible, ce sont des agents positivement affaiblissant.

49. Le peuple est une idée. Nous devons devenir un peuple. Un homme parfait est un petit peuple. La vraie popularité est le but supérieur de l’homme.

50. Chaque niveau de la formation commence par l’enfance. C’est pourquoi l’homme terrestre le plus formé ressemble tant à l’enfant.

51. Tout objet aimé est le centre d’un paradis.

52. Ce qui est intéressant est ce qui me met en mouvement, non pas pour moi-même, mais seulement en tant que moyen, en tant que membre. Le classique ne me dérange pas du tout ; il ne m’affecte que de manière indirecte, à travers moi-même. Il n’est pas là pour moi comme classique, si je ne le pose pas en tant que chose qui ne m’affecterait pas, si je ne me stimulais pas, ne me déterminais pas à le produire pour moi-même ; si je ne m’arrachais pas un morceau de moi-même et ne laissais pas ce germe se développer d’une manière propre devant mes yeux. Un développement qui ne nécessite souvent qu’un instant et qui coïncide avec la perception sensible de l’objet, de telle façon que je vois un objet devant moi dans lequel l’objet ordinaire et l’idéal, se traversant l’un l’autre, forment un seul merveilleux individu.

53. Trouver des formules pour des individus artistes, formules grâce auxquelles ceux-ci sont pour la première fois véritablement compris, voilà la tâche du critique d’art, dont les travaux préparent l’histoire de l’art.

54. Plus un homme a l’esprit confus – on appelle souvent un tel homme un idiot –, plus l’étude appliquée de soi-même peut faire de lui quelqu’un ; au contraire, les têtes ordonnées doivent faire de grands efforts pour devenir de vrais savants, de profonds encyclopédistes. Les hommes à l’esprit confus doivent commencer par lutter contre de grandes difficultés, ils progressent très lentement dans la matière, ils apprennent avec peine à travailler : mais ensuite ils sont seigneurs et maîtres pour toujours. L’esprit ordonné progresse très vite dans son domaine, mais en sort aussi très vite. Il atteint bientôt le second niveau : mais il y reste habituellement bloqué. Les derniers pas sont pénibles pour lui, et il est rare qu’il arrive, à un certain degré de maîtrise, à se remettre dans la peau d’un débutant. La confusion équivaut à un excès de force et de faculté, mais à un manque de rapports ; l’ordre aux bons rapports, mais à une insuffisance de faculté et de force. C’est pour cela que l’homme à l’esprit confus est si progressif, si perfectible, alors que l’homme à l’esprit ordonné s’arrête si tôt comme philistin. L’ordre et la précision ne font pas à eux seuls la clarté. A travers un travail sur soi, l’homme confus accède à cette clairvoyance céleste, à cette illumination de soi qu’atteint rarement l’homme à l’esprit ordonné. Le vrai génie relie ces extrêmes. Il partage la rapidité avec le dernier et la complétude avec le premier.

55. Seul l’individu est intéressant, c’est pour cela tout ce qui est classique n’est pas individuel.

56. Par nature la véritable lettre est poétique.

57. Le Witz, en tant que principe des affinités est en même temps la menstruum universale. Des mélanges witzig sont par exemple juif et cosmopolite, enfance et sagesse, brigandage et générosité, vertu et hétairie, excès et manque de jugement dans la naïveté, et ainsi de suite infiniment.
58. L’homme apparaît dans toute sa majesté lorsque sa première impression est celle d’une idée absolument witzig, c’est-à-dire être à la fois esprit et individu déterminé. Un esprit doit pour ainsi dire flotter à travers un homme supérieur, esprit parodiant idéalement le phénomène visible. Chez certains hommes, c’est comme si cet esprit du phénomène visible taillait un visage.
59. La pulsion à former une société est une pulsion organisatrice. A travers cette assimilation intellectuelle naît, à partir d’éléments communs, une bonne société autour d’un homme chargé d’esprit.
60. L’intéressant est la matière qui se meut autour de la beauté. Là où sont esprit et beauté, ce qu’il y a de meilleur dans toutes les natures se rassemble en oscillations concentriques.
61. L’Allemand a joué pendant longtemps le personnage de l’ignorant. Mais il pourrait bien être d’ici peu le savant de tous les savants. Il lui arrive ce qui arrive à beaucoup d’enfants sots : il vivra et sera intelligent, alors que ses frères et sœurs précoces seront décomposés depuis longtemps, et il sera le seul maître à la maison.
62. Le meilleur des sciences est leur ingrédient philosophique, comme il en est de la vie dans les corps organiques. Qu’on déphilosophise les sciences : que reste-t-il ? Terre, air et eau.
63. L’humanité est un rôle humoristique.
64. Notre ancienne nationalité était, me semble-t-il, authentiquement romaine. Naturellement, parce que nous sommes nés justement de la même manière que les Romains ; et ainsi le nom d’Empire romain serait en vérité un hasard sage et plein de sens. L’Allemagne est Rome en tant que pays. Un pays est un vaste lieu avec ses jardins. On pourrait peut-être définir le Capitole d’après les cris des oies face aux Gaulois. La politique universelle en tant qu’instinct et la tendance propre aux Romains sont aussi présentes chez le peuple allemand. Ce que les Français ont gagné de meilleur à travers la Révolution, c’est une portion de germanité.
65. Les tribunaux, le théâtre, la Cour, l’Eglise, le gouvernement, les assemblées publiques, les académies, les collèges, etc. sont pour ainsi dire les organes spéciaux et internes de l’individu d’Etat mystique.
66. Tous les hasards de notre vie sont des matériaux dont nous pouvons faire ce que nous voulons. Qui a beaucoup d’esprit fait beaucoup de sa vie. Chaque nouvelle rencontre, chaque événement serait pour un homme ayant totalement développé son esprit le premier membre d’une série infinie, le commencement d’un roman infini.
67. Le noble esprit commercial, le véritable commerce en gros n’ont fleuri qu’au Moyen Âge et particulièrement au temps de la Hanse allemande. Les Médicis, les Fugger étaient des marchands comme ils devaient l’être. La totalité de nos marchands, les plus grands inclus, ne sont rien d’autre que des épiciers.
68. Une traduction est soit grammaticale, soit transformante, soit mythique. Les traductions mythiques sont des traductions d’un style supérieur. Elles représentent le caractère pur et achevé de l’œuvre d’art individuelle. Elles ne nous rendent pas l’œuvre d’art réelle, mais l’idéal de celle-ci. Il n’existe encore, je crois, aucun modèle de cette traduction. On en trouve cependant quelques traces visibles dans l’esprit de certaines critiques et dans les descriptions d’œuvres d’art. Pour cela, il faut une tête dans laquelle l’esprit poétique et l’esprit philosophique se sont absolument mélangés. La mythologie grecque est en partie une telle traduction d’une religion nationale. La Madone moderne est aussi un mythe semblable.
Les traductions grammaticales sont les traductions au sens habituel du terme. Elle demandent beaucoup d’érudition, mais seulement des capacités discursives.
Pour que les traductions transformantes soient authentiques, il faut un esprit poétique supérieur. Elles sombrent facilement dans le travestissement, comme la traduction d’Homère en iambes par Bürger, l’Homère de Pope, et toutes les traductions françaises. Le véritable traducteur de cette espèce doit être en vérité l’artiste lui-même, et être capable de rendre à volonté l’idée de l’ensemble de telle ou telle manière. Il doit être le poète du poète et pouvoir le laisser s’exprimer en même temps selon sa propre idée et selon celle du poète. Le génie de l’humanité se trouve dans un rapport similaire avec chaque individu singulier.
Tout peut être traduit de ces trois façons, pas seulement les livres.

69. Une paralysie de la sensibilité se produit parfois lors de la douleur la plus extrême. L’âme se décompose. D’où le froid mortel, la pensée vaquante, le Witz terrassant continûment de cette espèce de désespoir. Toute aspiration a disparu ; l’homme reste seul, telle une puissance destructrice. Coupé du reste du monde, il se consume peu à peu lui-même, et il est, selon son principe, misanthrope et misothéiste.

70. Notre langue est soit mécanique, soit atomiste, soit dynamique. Mais la langue véritablement poétique doit être organique et vivante. Comme on sent la pauvreté des mots lorsqu’il faut trouver plusieurs idées d’un coup !

71. Le poète et le prêtre ne faisaient qu’un à l’origine, et ce sont seulement des époques tardives qui les ont séparés. Mais le véritable poète est toujours resté un prêtre, comme le véritable prêtre est toujours resté un poète. Et l’avenir ne devrait-il pas faire réapparaître l’ancien état des choses ?

72. Les écrits sont les pensées de l’Etat, les archives, sa mémoire.

73. Plus nos sens s’affinent, plus ils sont capables de distinguer les individus. Le sens supérieur serait la capacité de réception d’une nature particulière. Lui correspondrait le talent pour la fixation de l’individu, l’habileté et l’énergie de celui-ci étant relatives. Lorsque la volonté s’exprime en relation avec ce sens, des passions naissent pour ou contre des individualités : amour ou haine. On doit la maîtrise dans le jeu de son propre rôle à la direction de ce sens sur lui-même dans la domination de la raison.

74. Rien n’est plus indispensable à la vraie religion qu’un médiateur qui nous relie à la divinité. L’homme ne peut tout simplement pas être directement en rapport avec elle. Il doit être absolument libre dans le choix de ce médiateur. La moindre contrainte nuit à sa religion. Le choix est caractéristique, et les hommes éduqués choisissent à peu près les mêmes médiateurs, alors que l’homme sans éducation est déterminé habituellement par le hasard. Mais comme peu d’hommes sont en général capables d’un libre choix, certains médiateurs deviennent toujours plus communs, que ce soit dû au hasard, à une association ou à leur propre destinée. Des religions locales apparaissent de cette manière. Plus l’homme est autonome, plus la quantité de médiateurs diminue, la qualité s’affine, et ses relations avec eux se diversifient et se forment : fétiches, étoiles, animaux, héros, idoles, dieux, Un homme dieu. On voit bientôt combien ces choix sont relatifs, et l’on est conduit sans s’en rendre compte à cette idée que l’essence de la religion ne dépend pas de la nature du médiateur, mais simplement de la perception de celui-ci, des rapports entretenus avec lui.
Il s’agit d’une idolâtrie au sens large du terme lorsque je considère ce médiateur comme Dieu lui-même. C’est de l’irréligion lorsque je n’en admets absolument aucun ; et, dans cette mesure, la superstition et l’idolâtrie, l’incroyance et le théisme, que l’on peut aussi appeler judaïsme ancien, sont tous deux irréligion. En revanche, l’athéisme est la négation de toute religion en général, et n’a donc absolument rien à voir avec la religion. La vraie religion est celle qui admet ce médiateur en tant que tel, qui le considère pour ainsi dire comme un organe de la divinité, pour sa manifestation sensible. De ce point de vue, les Juifs, au temps de la captivité babylonienne, reçurent une authentique tendance religieuse, une espérance religieuse, une croyance en une religion à venir, croyance qui, d’une manière merveilleuse, les transforma en profondeur, pour les conserver jusqu’à nos jours dans la plus curieuse des permanences.
Mais si l’on examine les choses de plus près, la vraie religion semble de nouveau séparée de manière antinomique en panthéisme et monothéisme. Je m’autorise une licence en ce que je n’utilise pas le terme de panthéisme dans un sens habituel, entendant par là l’idée selon laquelle tout pourrait être organe de la divinité ou médiateur, dans la mesure où je l’élève à ce rang : tandis que le monothéisme, au contraire, désigne la croyance selon laquelle il n’y aurait qu’un seul organe de cette espèce au monde, qui seul serait approprié à l’idée d’un médiateur, à travers lequel Dieu seul serait perceptible, et qui me contraindrait à choisir par moi-même : sans quoi en effet le monothéisme ne serait pas une vraie religion.
Aussi inconciliables les deux puissent-ils paraître, il est toutefois possible de les réunir si l’on fait du médiateur monothéiste le médiateur du monde intermédiaire du panthéisme, et si, à travers lui, on centre pour ainsi dire ce monde intermédiaire, de telle sorte que tous les deux soient nécessaires l’un à l’autre, de manières diverses.
La prière ou la pensée religieuse consiste donc en une triple abstraction ou une action de poser sur un mode ascendant et indivisible. Pour l’esprit religieux, chaque objet peut être un temple au sens des Augures. L’esprit de ce temple est le grand prêtre omniprésent, le médiateur monothéiste, le seul à être dans un rapport direct avec la divinité.

75. La base de toute liaison éternelle est une tendance absolue dans toutes les directions. C’est là-dessus que repose le pouvoir de la hiérarchie, de la véritable Maçonnerie, et de l’alliance invisible de véritables penseurs. Et c’est ce qui rend possible une république universelle que les Romains, jusqu’aux empereurs, avaient commencé à réaliser. Auguste perdit d’abord la base, puis Hadrien la détruisit totalement.

76. On a presque toujours confondu le dirigeant, le premier fonctionnaire de l’Etat avec le représentant du génie de l’humanité, lequel est impliqué dans l’unité de la société et du peuple. Dans l’Etat, tout est scène théâtrale, la vie du peuple est spectacle ; et par conséquent l’esprit du peuple doit être visible. Cet esprit visible apparaît, comme c’est le cas dans l’empire millénaire, sans notre action, ou bien il est élu à l’unanimité avec notre accord tacite ou explicite.
C’est un fait incontestable que la plupart des princes n’étaient pas de véritables princes, mais plus ou moins des espèces de représentants du génie de leur temps, pendant que le gouvernement était en grande partie entre des mains subalternes.
Un parfait représentant du génie de l’humanité devrait être simplement le véritable prêtre et le poète kat exochin [par excellence].

77. Notre vie de tous les jours est composée de tâches continuelles et répétitives. Ce cercle d’habitudes n’est qu’un moyen au service d’un moyen supérieur, notre existence terrestre en général, qui est un mélange d’espèces multiples.
Les philistins ne vivent qu’une vie de tous les jours. Le moyen supérieur semble être leur seul but. Il semble, ce que confirment leurs paroles, qu’ils fassent tout en fonction de la vie terrestre. Ils n’y intègrent de la poésie qu’en cas de nécessité, parce qu’ils sont habitués à une certaine interruption ponctuelle de leur vie quotidienne. En règle générale, cette interruption se produit tous les sept jours, et pourrait s’appeler fièvre poétique septième. Dimanche, le travail s’arrête, ils vivent un peu mieux que d’habitude, et cette ivresse dominicale s’achève dans un sommeil un peu plus profond que d’habitude ; c’est aussi la raison pour laquelle la vie, chaque lundi, a un rythme encore plus animé. Leurs parties de plaisir doivent être conventionnelles, habituelles et à la mode, mais ils travaillent aussi leur plaisir, comme tout, de manière pesante et dans les formes.
Le philistin atteint le plus haut degré de son existence poétique lors d’un voyage, d’un mariage, d’un baptême, et à l’église. Ici ses attentes les plus intelligentes sont satisfaites et souvent dépassées.
Leur soi-disante religion agit simplement comme un opium : excitant, étourdissant, apaisant les souffrances de la faiblesse. Leurs prières du matin et du soir leur sont nécessaires comme le petit-déjeuner et le dîner. Ils ne peuvent s’en passer. Le philistin rustre se représente les joies célestes sous la forme d’une kermesse, d’un mariage, d’un voyage ou d’un bal : le plus sublime imagine le ciel comme une église somptueuse avec de la belle musique, beaucoup de faste, avec des chaises pour le parterre occupé par le peuple, et des chapelles et des églises à balcon pour les plus nobles.
Les plus mauvais parmi eux sont les philistins révolutionnaires, dont font aussi partie la lie des têtes progressistes, la race cupide.
L’égoïsme grossier est le résultat inévitable d’une misérable étroitesse. La sensation présente est la plus vive, la plus forte d’un pantouflard. Il ne connaît rien de supérieur à celle-ci. Rien d’étonnant à ce que l’entendement dressé par force par les relations extérieures ne soit que l’esclave rusé d’un maître aussi terne, et que les plaisirs de celui-ci soient sont seul objet de réflexion et de préoccupation.

78. Dans les premiers temps qui suivirent la découverte de la faculté de juger, chaque jugement était une trouvaille. Plus ce jugement était applicable et fécond, plus la valeur de la trouvaille augmentait. Aux sentences qui nous paraissent aujourd’hui très communes était jadis attaché un degré encore inhabituel de vie de l’entendement. On devait mobiliser génie et perspicacité pour trouver de nouvelles relations au moyen du nouvel outil. L’emploi de celui-ci sur les aspects les plus spécifiques, les plus intéressants et les plus généraux de l’humanité devait éveiller une admiration particulière et attirer l’attention de toutes les bonnes têtes sur lui. C’est ainsi qu’apparurent les masses gnomiques. qui furent tenus en haute estime à toutes les époques et chez tous les peuples. Il serait bien possible que les géniales découvertes de notre temps rencontrent un pareil destin au cours des siècles. Un temps pourrait venir où tout cela serait aussi commun que les sentences morales de nos jours, et où de nouvelles sublimes découvertes occuperaient l’esprit toujours actif des hommes.

79. Une loi est, par définition, efficace. Une loi inefficace n’est pas une loi. La loi est un concept causal, un mélange de force et de pensée. D’où le fait qu’on n’est jamais conscient d’une loi en tant que telle. Dans la mesure où l’on pense à une loi, il s’agit seulement d’un principe, c’est-à-dire d’une pensée liée à une faculté. Une pensée résistante et insistante est une pensée qui tend vers quelque chose et qui transmet la loi et la pure pensée.

80. Une trop grande capacité des organes mettrait l’existence terrestre en péril. L’esprit dans son état actuel en ferait un usage destructeur. Une certaine pesanteur de l’organe l’empêche d’être actif de manière trop arbitraire et l’incite à une collaboration régulière, comme il convient pour le monde terrestre. Le fait que sa collaboration le lie de manière si exclusive à ce monde-ci s’explique par l’imperfection de cet organe. C’est pourquoi cette activité aura, par principe, un terme.

81. Le droit correspond à la physiologie, la morale à la psychologie. Lorsqu’elles sont transformées en lois de la nature, les lois de la raison contenues dans le droit et la morale fournissent les principes de la physiologie et de la psychologie.

82. Fuite de l’esprit commun est mort.

83. Dans la plupart des systèmes religieux, nous sommes considérés comme des membres de la divinité qui, lorsqu’ils n’obéissent pas aux impulsions du Tout et n’agissent pas non plus de manière délibérée contre les lois du Tout, mais suivent leur propre voie et ne veulent pas être membres, sont traités médicalement par la divinité, et sont soit guéris en souffrant, soit sectionnés.

84. Chaque incitation spécifique révèle un sens spécifique. Plus elle est neuve et plus elle est rustique, donc plus forte ; plus elle devient déterminée, formée, diverse, plus elle est faible. Ainsi la première pensée ayant Dieu pour objet provoqua une intense émotion chez tout l’individu ; et de même avec la première idée concernant la philosophie, l’humanité, l’humanité, etc.

85. La communauté intime de toutes les connaissances, la république scientifique, tel est le but suprême du savant.

86. Ne devrait-on pas mesurer la distance d’une science particulière par rapport à une science générale, et ainsi le rang des sciences les unes par rapport aux autres, à partir du nombre de leurs principes ? Moins une science aurait de principes, plus elle serait élevée.

87. On comprend ordinairement mieux l’artificiel que le naturel. Il faut plus d’esprit pour le simple que pour le compliqué, mais moins de talent.

88. L’homme est équipé d’outils. On peut bien dire que l’homme sait créer un monde, il lui manque seulement un appareil approprié, l’armature qui serait adéquate à ses outils sensoriels. Tout commence là. Ainsi le principe d’un navire de guerre réside dans l’idée du constructeur qui est capable de réaliser cette pensée grâce à une masse d’hommes et les outils et matériaux nécessaires, dans la mesure où il devient lui-même pour ainsi dire une énorme machine. Ainsi l’idée d’un instant exigeait souvent d’immenses organes, d’immenses quantités de matériaux, et par conséquent l’homme est créateur, sinon en acte, du moins en puissance.

89. Dans chaque contact naît une substance dont l’effet dure aussi longtemps que le contact lui-même. Telle est la cause de toutes les modifications synthétiques de l’individu. Il y a cependant des contacts unilatéraux et réciproques. Ceux-là fondent ceux-ci.

90. Plus on est ignorant de nature, plus on a de disposition au savoir. Chaque nouvelle connaissance fait une impression bien plus profonde et vivante. C’est ce qui paraît évident lorsqu’on s’engage dans une science. D’où le fait qu’on perd beaucoup en capacité en étudiant trop. C’est une ignorance opposée à la première ignorance. Celle-ci est ignorance par manque, celle-là par excès de connaissances. Cette dernière affiche ordinairement les symptômes du scepticisme. Mais il s’agit d’un scepticisme inauthentique, par faiblesse indirecte de notre faculté de connaître. On n’est pas en état de pénétrer la masse et de l’animer parfaitement selon une forme déterminée : la force plastique n’est pas suffisante. C’est ainsi que l’esprit d’invention de jeunes têtes et des enthousiastes trouvent une explication, de même que la maîtrise heureuse du débutant plein d’esprit ou du profane.

91. Bâtir des mondes ne suffit pas à la pensée qui pénètre plus profond : 
Mais un cœur aimant rassasie l’esprit en quête.

92. Nous sommes en relation avec toutes les parties de l’univers, comme avec l’avenir et le passé. C’est à travers la direction et de la durée de notre attention que nous développons telle relation parmi beaucoup d’autres, celle qui doit être pour nous spécialement importante et effective. Une véritable méthode pour cette technique ne devrait pas être moins que cet art de l’invention, souhaité depuis si longtemps, et sans doute s’agit-il de quelque chose de supérieur à celui-ci. L’homme procédant continuellement en suivant ses lois, il est certain qu’on peut découvrir celles-ci à travers une géniale auto-observation.

93. L’historien organise les êtres historiques. Les données de l’histoire sont la masse à laquelle l’historien donne une forme par la vivification. Donc, l’histoire elle aussi dépend des principes de la vivification et de l’organisation en général, et avant que ces principes n’apparaissent, il n’y a pas d’œuvre d’art historique véritable, sinon ici et là des traces de vivifications contingentes, là où un génie instinctif a régné.

94. Chaque génie ou presque était jusqu’à maintenant unilatéral, résultat d’une constitution maladive. Une classe avait trop de sens externe, l’autre trop de sens interne. Il était rare que la nature parvînt à un équilibre entre les deux, à une constitution géniale aboutie. Une proportion parfaite apparaissait souvent suite à une série de hasards, mais elle ne pouvait jamais durer parce qu’elle n’était jamais saisie et fixée par l’esprit : cela restait d’heureux instants. Le premier génie qui se traversa lui-même trouva là le germe typique d’un monde incommensurable ; il fit une découverte qui devait être la plus curieuse dans l’histoire du monde, car avec elle commence une toute nouvelle époque de l’humanité, et c’est à ce stade qu’une véritable histoire de toute espèce devient seulement possible : car le chemin qui a été parcouru jusqu’à présent constitue désormais une totalité propre et entièrement explicable. Ce point hors du monde est donné, et Archimède peut à présent remplir sa promesse.

95. Avant l’abstraction tout est un, mais un comme le chaos ; après l’abstraction tout est à nouveau uni, mais cette union est une libre association d’êtres autonomes, autodéterminés. Une société est née d’un amas, le chaos s’est transformé en un monde divers.

96. Si le monde est pour ainsi dire un précipité de la nature humaine, alors le monde divin en est une sublimation. Les deux se produisent en un seul acte. Pas de précipité sans sublimation. Ce qui d’un côté est perdu en agilité, est gagné de l’autre côté.

97. Là où sont des enfants est un âge d’or.

98. Être sûr de soi-même et des puissances invisibles, telle fut la base des Etats spirituels jusqu’à aujourd’hui.

99. Le processus de l’approximation est composé de progressions et de régressions croissantes ; Les deux retardent, les deux accélèrent, les deux mènent au but. Ainsi, dans le roman, le poète semble tantôt s’approcher du jeu, tantôt s’en éloigner à nouveau, et il n’est jamais plus près que lorsqu’il semble en être le plus éloigné.

100. Un criminel ne peut pas se plaindre de l’injustice quand on le traite durement et de façon inhumaine. Son crime était une entrée dans l’empire de la violence, de la tyrannie. Il n’y a ni mesure ni proportion dans ce monde-là, c’est pourquoi la disproportion de la réaction ne doit pas l’étonner.

101. La mythologie contient l’histoire du monde archétypal, elle comprend le passé, le présent et l’avenir.

102. Si l’esprit sanctifie, alors tout livre véritable est Bible. Mais il est bien rare qu’un livre soit écrit en vue du Livre, et si l’esprit ressemble à un métal noble, alors la plupart des livres sont des Ephraïm. A vrai dire, chaque livre utile doit être fait dans un alliage pour le moins puissant. Le métal noble, dans sa pureté, ne convient pas pour les échanges commerciaux. Il en est de nombreux livres véritables comme des pépites en Irlande. Pendant de longues années, elles ne servent que de presse-papiers.

103. Certains livres sont plus longs qu’ils paraissent. Ils n’ont en vérité pas de fin. L’ennui qu’ils provoquent est véritablement absolu et infini. Messieurs Heydenreich, Jacob, Abicht et Pölitz ont réalisé des exemples parfaits de cette espèce. Voici une liste que chacun peut allonger de ses propres expériences en la matière.

104. On a écrit beaucoup de livres antirévolutionnaires en faveur de la Révolution. Mais Burke a écrit un livre révolutionnaire contre la Révolution.

105. La plupart des observateurs de la Révolution, en particulier ceux qui étaient intelligents et nobles, ont déclaré qu’elle était une maladie mortelle et contagieuse. Ils en sont restés aux symptômes et, après les avoir mélangés, les ont interprétés de différentes manières. Certains l’ont considérée comme un mal simplement local. Les adversaires les plus géniaux recommandèrent la castration. Ils virent bien que cette soi-disante maladie n’était rien d’autre qu’une crise initiale de la puberté.

106. Comme il est souhaitable d’être le contemporain d’un authentique grand homme ! La majorité actuelle des Allemands cultivés n’est pas de cet avis. Ils sont assez fins pour nier toute grandeur et suivent le système de planification. Si le système copernicien n’était pas si solidement installé, il leur conviendrait tout à fait de faire à nouveau du soleil et des étoiles des farfadets, et de la Terre l’univers. C’est pourquoi Goethe, qui est désormais le véritable gouverneur de l’esprit poétique sur terre, est traité de la manière la plus commune possible et considéré de façon odieuse, quand il ne satisfait pas les attentes du commerce habituel de l’époque, et met celle-ci un instant dans l’embarras vis-à-vis d’elle-même. Un symptôme intéressant de cette faiblesse directe de l’âme est l’accueil qui fut généralement réservé à Herrmann et Dorothée.

107. Les géognostes croient que le point de gravité physique se trouve à Fès au Maroc. En tant qu’anthropognoste, Goethe, dans le Meister, estime que le centre de gravité intellectuel se trouve dans la nation allemande.

108. Décrire des hommes a été impossible jusqu’à présent parce qu’on ne savait pas ce qu’était un homme. Quand on saura ce qu’est un homme, alors on pourra également décrire des individus de manière véritablement génétique.

109. Rien n’est plus poétique que le souvenir et l’anticipation ou la représentation de l’avenir. Les représentations du temps passé nous attirent vers la mort, vers la perdition. Les représentations de l’avenir nous poussent vers la vivification, vers l’incarnation, vers une activité d’assimilation. C’est pourquoi tout souvenir est mélancolique, et toute anticipation joyeuse. L’un limite la trop grande énergie vitale, l’autre intensifie une vie trop faible. Le présent ordinaire associe passé et avenir par limitation. Se produit une contigüité, une cristallisation par solidification. Il existe cependant un présent spirituel, qui identifie les deux par dissolution, et ce mélange est l’élément, l’atmosphère du poète.

110. Le monde humain est l’organe collectif des dieux. La poésie les rassemble, comme nous-mêmes.

111. Paraît absolument serein ce qui, du point de vue du monde extérieur, est absolument immobile. Aussi diverses puissent être ces modifications, cela, dans son rapport au monde extérieur, reste toujours serein. Ce principe concerne toutes les auto-modifications. C’est la raison pour laquelle le Beau paraît si calme. Toute beauté est un individu parfait qui vit de sa propre lumière.

112. Chaque figure humaine vivifie un germe individuel chez celui qui observe. C’est pour cela que l’observation devient infinie, liée qu’elle est au sentiment d’une force inépuisable, et pour cette raison absolument vivifiante. En nous observant nous-mêmes, nous nous vivifions nous-mêmes.
Nous ne pourrions penser véritablement sans cette immortalité que nous voyons et ressentons.
Cette incapacité que nous percevons de la figure corporelle terrestre à être l’expression et l’organe de l’esprit qui l’habite, voilà la pensée indéterminée et agissante à la base de toutes les véritables pensées, voilà ce qui provoque l’évolution de l’intelligence, ce qui nous oblige à accepter l’existence d’un monde intelligible et d’une série infinie d’expressions et d’organes de cet esprit, dont l’exposant ou la racine est son individualité.

113. Plus un système est borné, plus il plaira aux grands esprits. Ainsi ce sont le système des matérialistes, la doctrine de Helvétius et aussi celle de Locke qui ont été le plus acclamés par eux. Et, encore aujourd’hui, Kant trouvera toujours plus de partisans que Fichte.

114. L’art d’écrire des livres n’a pas encore été inventé. Mais il est sur le point de l’être. Des fragments comme ceux-ci sont des semences littéraires. Naturellement, il peut y avoir parmi eux de nombreux grains morts, mais qu’importe, pourvu que quelques-uns lèvent !



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