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15 mai 2018

H.P. Lovecraft | Par-delà le mur du sommeil

Je me suis souvent demandé si parmi l’espèce humaine quelques-uns parfois s’interrompent un instant pour réfléchir à ce que les rêves peuvent occasionnellement comprendre de signification titanesque, et à ce monde obscur auquel ils appartiennent. Si la plus grande partie de nos visions nocturnes ne sont probablement pas plus que la faible et fantasque réflexion de nos expériences de la veille – le puéril symbolisme de Freud prétendant le contraire – il en reste d’une certaine espèce dont la rareté et singularité, et le côté immatériel n’autorisent aucune interprétation relevant de l’ordinaire, et dont l’effet vaguement excitant et inquiétant suggère de possibles et brefs aperçus dans la sphère d’une existence mentale pas moins importante que la vie physique, quand bien même séparée de cette vie par la plus implacable barrière. Et si j’en crois mon expérience, il n’est pas possible de douter que l’homme, quand il se sépare de sa conscience terrestre, séjourne bien sûr dans une autre vie incorporelle, d’une nature très différente de la vie que nous connaissons ; et dont il ne reste que de minces bribes indistinctes au réveil. De ces troubles et fragmentaires lambeaux, nous pouvons beaucoup inférer, mais peu prouver. Nous pouvons supposer que la vie, ou la vitalité comme sur terre nous savons de telles choses, dans les rêves n’ont pas nécessairement cette constance ; et que le temps et l’espace n’existent pas comme notre être éveillé les comprend. Il me semble parfois que cette vie moins matérielle est notre vie réelle, et que notre vaine présence sur le globe terraqué est en elle-même le second phénomène, le plus virtuel.
C’est d’une rêverie de jeunesse remplie de spéculations de cette sorte que je me réveillai un après-midi de l’hiver 1900-1901 quand, dans l’établissement psychiatrique d’État où j’étais employé en qualité d’interne on m’amena l’homme dont le cas m’a sans cesse hanté depuis lors. Son nom, tel qu’inscrit sur nos registres, était Joe Slater, ou Slaader, et son aspect celui d’un habitant typique de la région des Catskill Mountain ; un de ces rejetons étranges et répugnants des primitifs paysans coloniaux, que l’isolement pendant presque trois siècles, à l’écart dans les montagnes, dans un pays où on ne voyageait que très peu, avait fait sombrer dans une sorte de régression barbare, au lieu d’évoluer comme leurs frères fortunés des régions plus densément peuplées. Parmi ces types étranges, qui correspondent précisément à cet élément dégénéré que dans le Sud on nomme « rebut blanc », ni morale ni loi ; et leur état mental général est probablement inférieur à celui de tous les autres natifs d’Amérique.
Joe Slater, qui fut amené à notre établissement sous la garde vigilante de quatre policiers, et nous fut décrit comme un personnage de grande dangerosité, ne présentait certainement aucune preuve de ces dispositions dangereuses quand je le vis pour la première fois. Bien que largement plus grand que la moyenne, et d’une complexion plutôt musculeuse, ses yeux bleus étroits, endormis et comme liquides, la croissance jaunâtre d’une barbe mitée faute de s’être jamais rasé, et l’affaissement mou de son épaisse lèvre inférieure lui donnait plutôt l’absurde apparence d’une stupidité inoffensive. D’âge inconnu, puisque parmi eux il n’y a ni livret de famille ni même lien de famille ; mais de la légère calvitie sur le devant de la tête, et du mauvais état de ses dents, le médecin-chef le décrivit comme un homme d’environ quarante ans.
Du rapport médical et des documents de la justice nous apprîmes tout ce qui put être reconstitué de son affaire. Cet homme, un vagabond, chasseur et trappeur, était considéré comme étrange même parmi ses congénères primitifs. Il dormait souvent la nuit bien plus que le temps normal, et quand il s’éveillait parlait de choses inconnues d’une manière si bizarre qu’il inspirait la peur même auprès de cette population peu imaginative. Non que sa forme de langage ait été du tout inhabituelle, parce qu’il n’avait jamais été en contact avec d’autres formes de paroles que le patois usité dans son environnement ; mais le ton et la teneur de ses récits étaient d’une telle sauvagerie mystérieuse, que personne ne les écoutait sans appréhension. Lui-même était en général aussi terrifié et déconcerté que ses auditeurs, et moins d’une heure après son réveil avait oublié tout ce qu’il avait dit, ou au moins ce qui l’avait poussé à dire ce qu’il avait fait ; revenant à cette normalité peu aimable et plutôt bovine des autres colons de leurs montagnes.
Quand Slater fut devenu plus vieux, il se révéla que ses aberrations du matin avaient progressivement augmenté en fréquence et en violence ; au point qu’un mois avant son arrivée dans notre établissement se produise la choquante tragédie qui le fit incarcérer par les autorités. Un jour, près de midi, après un profond sommeil commencé la veille au soir dans une débauche de whisky vers 5 heures de l’après-midi, il s’était réveillé en sursaut ; avec des ululations si horribles et lugubres que plusieurs voisins coururent à sa cabane – une porcherie sans nom où il vivait avec une famille aussi indescriptible que lui-même. Se précipitant au-dehors dans la neige, il avait tendu ses bras au ciel et entamé une série de bonds et de sauts en l’air, tout en hurlant sa détermination d’attraper une « grande, grande cabane au toit, murs et sols brillants, et cette musique assourdissante et bizarre là-bas loin ». Comme deux hommes moins forts que lui essayaient de le maîtriser, il s’en était pris à eux avec une force et une fureur maniaques, criant sa furie et son besoin de capturer et de détruire une sorte de « chose qui brille et secoue et rit ». À la fin, après avoir renversé temporairement un de ses opposants d’un coup violent, il s’était jeté sur le deuxième avec une soif de sang démoniaque et extatique, hurlant agressivement qu’il allait « sauter haut dans l’air » et que « personne ne l’empêcherait d’aller où il voulait aller ». Sa famille et ses voisins avaient reflué dans la panique, et quand les plus courageux d’entre eux revinrent, Slater avait disparu, laissant derrière lui une forme d’un magma irreconnaissable de ce qui une heure plus tôt était un homme en vie. Aucun des montagnards n’avait osé le poursuivre, et ils auraient accueilli bien favorablement qu’il meure de froid ; mais quand, quelques jours plus tard, ses cris à nouveau leur parvinrent, provenant d’un ravin distant, ils comprirent qu’il avait réussi à survivre et qu’il faudrait d’une manière ou d’une autre le récupérer. S’en était ensuivie une battue dûment armée, conduite (quel qu’ait été son but initial) par un détachement du shérif après qu’un des soldats de la maigre milice d’État ait observé, puis questionné et enfin rejoint l’expédition initiale.
C’est le troisième jour qu’on retrouva Slater, inconscient, dans un trou sous les racines d’un arbre, et qu’on le conduisit à la geôle la plus proche ; les psychiatres d’Albany purent alors l’examiner, dès qu’il eut recouvré ses sens. À eux il raconta une histoire très simple. Il s’était endormi, leur dit-il, un après-midi peu avant le coucher du soleil, après avoir bu beaucoup d’alcool. Il s’était réveillé en se se retrouvant lui-même debout dans la neige devant sa cabane, les mains pleines de sang, et à ses pieds le corps mutilé et sans vie de son voisin Peter Slader. Horrifié, il s’était sauvé dans les bois, dans un vague effort de fuir la scène de ce qui devait être son crime. En dehors de cela il semblait ne rien savoir, et les questions expertes de ses interlocuteurs ne purent lui arracher aucun fait complémentaire. La nuit suivante il dormit calmement, et le matin suivant il s’éveilla sans élément particulier, sinon certaine altération de ses expressions. Le Dr Barnard, qui avait la charge du patient, pensa devoir noter une sorte de lueur singulière dans les yeux bleu pâle ; et dans les lèvres flasques une sorte d’imperceptible tension, témoignant d’une détermination intelligente. Mais quand on questionna de nouveau, Slater se réfugia dans le vide habituel aux montagnards, et se contenta de redire ce qu’il avait déclaré la veille.
Le matin suivant se produisit la première de ses attaques mentales. Après un sommeil agité, survint une crise si puissante qu’il fallut quatre infirmiers pour lui passer la camisole de force. Les psychiatres écoutèrent avec vive attention son discours, leur curiosité ayant été éveillée à un haut degré par les témoignages suggestifs, même si contradictoires et incohérents, de sa famille et de ses voisins. Pendant près de quinze minutes, bredouillant dans son dialecte d’homme des bois, Slater délira à propos de grands édifices lumineux, d’océans de l’espace, de musiques étranges, et d’obscures vallées et montagnes. Mais, plus que tout, il parlait d’une individualité mystérieuse et irradiante, qui le secouait, riait, se moquait de lui. Cette entité vague et immense semblait lui avoir fait un tort extrême, et la tuer dans une revanche triomphante semblait son désir le plus primordial. Pour la rejoindre, disait-il, il s’élancerait dans abysses vides de la nuit, foudroyant tout obstacle qui surgirait sur sa route. Ainsi se prolongea son délire, avant de cesser tout aussi soudainement. L’éclat de la folie s’éteignit dans ses yeux, et il regarda dans le plus pur étonnement les médecins et leur demanda pourquoi il était attaché. Le Dr Barnard délia le harnais de cuir et ne le rétablit pas avant la nuit, quand il réussit à persuader Slater de le faire de son plein gré, et pour sa propre sécurité. L’homme avait désormais reconnu qu’il s’exprimait parfois de façon bizarre, même s’il ne savait pas pourquoi.
En une semaine survinrent deux nouvelles attaques, mais desquelles les médecins n’apprirent que très peu. Ils spéculèrent à l’infini de la source des visions de Slater puisque, ne sachant ni lire ni écrire, et n’ayant apparemment jamais entendu ni légende ni conte de fées, une imagination si prodigieuse était inexplicable. Qu’elle n’ait pu surgir d’aucun mythe ni d’aucun conte connu était rendu particulièrement clair du fait que l’infortuné lunatique ne s’exprimait que selon sa plus simple manière. Il délirait à propos de choses qu’il ne pouvait ni comprendre ni interpréter, et dont il revendiquait avoir fait l’expérience, mais avoir pu l’apprendre par un récit quelconque ou qu’on puisse y relier. Les psychiatres s’accordèrent pour penser que des rêves anormaux étaient la raison de ses troubles ; des rêves dont la vivacité pouvait pour un temps déterminé dominer complètement l’esprit de cet homme basiquement inférieur à son réveil. Selon les règles en vigueur, Slater fut inculpé de meurtre, acquitté sur la base de son aliénation mentale, et envoyé à l’établissement dont j’étais l’humble employé.
J’ai expliqué ma passion régulière de spéculer sur la nature des rêves, et vous pouvez imaginer l’impatience avec laquelle je m’appliquai à l’étude de ce nouveau patient, sitôt que j’eus pleinement corroboré les éléments de son affaire. Il semblait éprouver une certaine camaraderie pour moi ; née sans doute de l’intérêt que je ne pouvais dissimuler, et de la façon patiente et délicate dont je le questionnai. Non qu’il m’ait jamais reconnu durant ses attaques, quand je notai hors de respiration les mots de ses images chaotiques et cosmiques ; mais il me l’exprimait dans ses heures calmes, lorsqu’il s’asseyait près de sa fenêtre à barreaux, tressant des paniers de paille et d’osier, et rêvant peut-être à la liberté des montagnes, qu’il ne lui serait plus donné de connaître. Sa famille ne demanda jamais à le voir ; elle s’était peut-être dotée d’un nouveau chef, à la façon de ces populations dégénérées.
Je commençai par degrés à percevoir de submergeantes merveilles dans les conceptions folles et fantastiques de Joe Slater. Sans doute l’homme lui-même était pitoyablement inférieur par sa mentalité et son langage ; mais ses visions éclatantes, titanesques, même si décrites dans ce jargon barbare et incohérent, témoignaient assurément de choses que seul un cerveau supérieur, voire exceptionnel, pouvait concevoir. Et je me demandais souvent comment l’impassible imagination d’un dégénéré des Catskill pouvait jongler avec des vues dont l’effective possession prouvait la présence et l’étincelle du génie ? Comment un vagabond des bois avait pu rassembler l’idée de ces abîmes brillants d’une radiance surnaturelle et de ces espaces dont Slater divaguait dans ses furieux délires ? J’inclinai de plus en plus à l’opinion qu’en cette pitoyable personnalité qui s’humiliait devant moi résidait le noyau désordonné de quelque chose d’au-delà de ma compréhension ; quelque chose d’infiniment au-delà de la compréhension de collègues médicaux ou scientifiques plus expérimentés, mais de moins d’imagination.
Et cependant de mon patient je ne pouvais rien retirer de précis. La conclusion de toute mon enquête était que dans certain état d’une vie vécue en rêve, et semi-corporelle, Slater arpentait ou flottait à travers des vallées splendides et resplendissantes, avec des parcs, jardins, villes et palais de lumière ; dans une région sans borne et inconnue de l’homme. Que là-bas il n’était ni un paysan ni un arriéré, mais un être d’importance et d’une vie énergique ; allant fièrement et se faisant obéir, obéré seulement par certain ennemi mortel, qui semblait un être d’une structure visible quoiqu’immatérielle, et qui n’apparaissait pas relever d’une forme humaine, du moins Slater ne s’y référait jamais comme à un homme, ou à tout sauf une chose. Cette chose avait causé à Slater un tort hideux et sans nom, dont sa psychose maniaque (s’il s’agissait de psychose maniaque) escomptait vengeance. À la façon dont Slater faisait allusion à leur relation, j’en conclus que la chose lumineuse et lui se rencontraient à base égale ; que dans son existence en rêve il était lui-même une chose lumineuse de la même race que son ennemi. Cette hypothèse était confortée par ses fréquentes références à des vols dans l’espace et à brûler tout ce qui entraverait sa progression. Ces conceptions avaient beau être formulées en termes rustiques totalement inadéquats à les servir, cette circonstance même me conduisit à la conclusion que si un véritable monde du rêve existait, le langage oral n’était pas son médium pour la transmission de la pensée. Est-ce que cela signifiait que l’esprit-rêve habitant ce corps inférieur se battait désespérément pour parler de choses que la langue limitée et hésitante d’une terne personnalité ne pouvait envisager ? Est-ce que cela signifiait que j’étais face à face, avec des émanations intellectuelles qui souhaitaient expliquer ce mystère,si je pouvais réussir à les lire et les découvrir ? Je n’osais en parler aux médecins plus vieux, tant la force de l’âge est sceptique, cynique, et imperméable à l’acceptation d’idées neuves. D’autre part, les responsables de l’établissement m’avaient récemment averti, de leur façon paternelle, que je travaillais trop et que j’avais besoin de repos.
J’avais longtemps cru que la pensée humaine consiste basiquement en mouvement atomique et moléculaire, qui pouvait se convertir en vagues d’énergie radiante comme la chaleur, la lumière, l’électricité. Cette conception m’avait très tôt conduit à envisager la possibilité de la télépathie ou de la communication mentale au moyen d’appareils appropriés, et j’avais dès l’université conçu un ensemble d’instruments d’émission et réception en gros similaires aux embarrassants systèmes utilisés dans la télégraphie sans fil dans cette rudimentaire époque d’avant la radio. Je les avais essayés avec un de mes camarades étudiants ; mais ne parvenant pas à un résultat, je les eus bientôt remisés avec d’autres curiosités scientifiques pour un éventuel usage futur. Maintenant, dans mon intense souhait d’expérimenter la vie côté rêve de Joe Slater, je redéballai mes appareils ; et passai plusieurs jours à les remettre en état. Une fois de nouveau complets, je ne voulus pas manquer l’occasion de les tester. À chacune des violentes crises de Slater, je reliais l’émetteur à son front, et le récepteur au mien ; et je tentais de multiples et délicats réglages pour différentes et hypothétiques longueurs d’onde de l’énergie mentale. Je n’avais qu’une mince idée de ce que cette pensée à distance, si transmises avec succès, créerait comme impressions ou réponse intelligente dans mon cerveau ; mais j’étais certain que je pourrais et les détecter et les interpréter. En conséquence de quoi, et sans parler à personne de leur nature, je continuai mes expérimentations.
C’est le 21 février 1901 que la chose finalement se produisit. En regardant en arrière à travers toutes ces années je réalise comme cela semble irréel ; et quelquefois ne m’étonne qu’à moitié que le vieux Dr Fenton n’avait pas raison de tout attribuer à mon imagination échauffée. Je me souviens qu’il écouta avec beaucoup de patience et d’aménité ce que j’avais à lui dire, mais ensuite me prescrivit un calmant pour les nerfs et m’obtint ce congé de six mois dont je bénéficiai dès la semaine suivante. Cette nuit fatidique j’étais agité et perturbé grandement, parce qu’en dépit des meilleurs soins que nous lui prodiguions, Joe Slater était manifestement en train de mourir. Peut-être était-ce la liberté de la montagne dont il était privé, ou bien l’agitation de son cerveau grandie dans proportions trop aiguës pour une complexion physique trop molle ; mais en tout cas la flamme de la vitalité baissait dangereusement dans son corps amoindri. Il somnolait en permanence, et quand se faisait l’obscurité il tombait dans un sommeil agité. Je ne bouclai pas la camisole de force comme d’accoutumée quand il dormait, tant je constatais qu’il était trop faible pour être dangereux, même s’il se réveillait une fois de plus en plein désordre mental avant de s’éteindre. Mais je plaçai sur sa tête et la mienne les deux extrémités de ma « radio » cosmique ; espérant même sans espoir un premier et dernier message depuis le monde du rêve dans le bref temps qui lui restait. Il y avait un infirmier avec nous dans la cellule, une personne médiocre qui ne comprit pas l’utilité des appareils, ni ne pensa à me demander ce que je comptais en faire. Comme les heures s’écoulaient je vis sa tête s’affaisser inconfortablement dans le sommeil, mais je ne le dérangeai pas. Moi-même, bercé par les respirations rythmiques, l’une en pleine santé, l’autre mourante, ai dû somnoler un peu plus tard.
Je baignais dans une mélodie lyrique et sauvage. Des accords, des vibrations, des harmonies extatiques renvoyaient passionnément leurs échos de chaque côté ; tandis que pour ma vue ravie s’épanouissait le spectacle stupéfiant de la beauté ultime. Des murs, des colonnes, des architraves d’un feu vivant scintillaient autour du lieu où il me semblait flotter dans les airs ; et s’amplifiaient vers le haut jusqu’à la haute voûte d’un dôme d’une splendeur indescriptible. Se mêlant à ce spectacle d’une magnificence de palais, ou plutôt la supplantant par instants dans une rotation kaléidoscopique, surgissaient par éclats de grandes plaines et de gracieuses vallées, de hautes montagnes et des grottes tentantes ; et tout ce que l’œil avait plaisir à rêver on le découvrait dans le paysage, mais formant une entité globale brillante, éthérée, plastique, dont la consistance participait aussi bien du spirituel que du matériel. Comme j’admirais, je découvris que mon propre cerveau était la clé de ces métamorphoses enchantées ; et que chaque nouvelle vue qui apparaissait était celle que mentalement je souhaitais le plus découvrir. Et dans ce royaume élyséen je n’étais pas un étranger, puisque chaque vue et chaque son m’étaient par avance familiers ; exactement comme tout cela existait depuis des innombrables empilements d’éternités en amont, et durerait à l’identique pour les éternités à venir.
Alors l’aura resplendissante de mon frère de lumière se dressa tout auprès et vint dialoguer avec moi, d’esprit à esprit, dans un partage de pensée silencieux et parfait. L’heure était à l’approche du triomphe, est-ce que mon compagnon n’allait pas enfin échapper à ces entraves cycliques dégradantes ; s’échapper pour toujours, et se préparer à poursuivre l’oppresseur maudit jusque dans les ultimes confins de l’éther, pour ce qui bâtirait la vengeance cosmique enflammée qui ferait trembler les sphères ? Nous flottâmes ainsi pendant un bref moment, quand je vis les objets qui nous entouraient légèrement pâlir et se brouiller, comme si une force me rappelait à la Terre – là où je voulais le moins revenir. La forme auprès de moi semblait ressentir ce changement aussi, parce qu’elle mit fin à son discours et se prépara elle-même à sortir de la scène ; s’évanouissant de ma vue dans un mouvement moins rapide pourtant que les autres objets. Quelques pensées de plus échangées, et je sus que l’être lumineux et moi-même étions rappelés à nos entraves, et que pour mon frère de lumière ce serait la dernière fois. Son enveloppe de chagrin sur cette planète finirait avec la nuit, et dans moins d’une heure mon compagnon serait libre de poursuivre son oppresseur à travers la Voie Lactée et de passer les étoiles les plus lointaines pour tenter les plus ultimes percées de l’infini.
Un choc parfaitement ressenti coupa mon impression finale du décor de lumière pâlissant, et je m’éveillai en sursaut, ressentant une vague honte, me redressant sur ma chaise au même moment que sur sa couchette, se relevant avec hésitation, Joe Slater lui aussi se réveillait, probablement pour la dernière fois. En le regardant de plus près, je distinguai sur ses joues cireuses des taches de couleur que je n’y avais jamais constatées. Ses lèvres, aussi, me semblaient autres : comme légèrement tendues, manifestant la force d’un caractère plus fort que celui dont disposait Slater. Tout son visage continuait de se tendre, et la tête ballotait sans cesse, les yeux clos. Je ne réveillai pas l’infirmier endormi, mais réajustai les courroies de mes appareils de « radio » télépathique légèrement déplacées, pour tenter de saisir tout message que le rêveur pourrait avoir à émettre. Et d’un coup la tête se tourna en plein dans ma direction et ses yeux s’ouvrirent, tandis que je restai dans une muette stupéfaction de ce que je découvrais. L’homme qui avait été Joe Slater, le dégénéré des Catskill, me dévisageait maintenant avec deux yeux larges et lumineux, dont le bleu semblait subtilement approfondi. Aucune psychose maniaque ni arriération ne gênait ce regard, et je ressentis sans l’ombre d’un doute, que j’observais un visage dans lequel était un esprit actif et de la meilleure tenue.
À ce moment précis, mon cerveau devint conscient d’une influence externe conséquente opérant sur lui. Je fermai mes yeux pour me concentrer plus profondément, et fus récompensé par le savoir positif que mon message mental si longuement concocté était enfin parvenu. Chaque idée transmise se formait instantanément dans mon esprit, et bien qu’aucun langage connu ne fût nécessaire, ma capacité habituelle d’associer conception et expression était si agile qu’il me semblait recevoir le message en anglais ordinaire.
« Joe Slater est mort », dit la voix ou l’organisme qui me pétrifia, venue de par-delà le mur du sommeil. Mes yeux ouverts se portèrent sur la couche de douleur, mais les yeux bleus me regardaient toujours calmement, et leur contenance témoignait de même animation et intelligence. « Mieux vaut pour lui d’être mort, parce qu’il n’était pas apte à supporter l’intelligence infatigable d’une entité cosmique. Son corps grossier ne pouvait pas plus subir les nécessaires adaptations entre la vie dans l’éther et celle de la planète. Il était trop animal, pas assez homme ; et quand bien même c’est grâce à ses insuffisances que vous en êtes venu à me découvrir, parce que les esprits cosmiques et ceux de cette planète ne doivent jamais avoir à se croiser. Il a été ma prison et ma pénitence quotidienne pendant quarante-deux de vos années terrestres. Je suis une entité comme celle que vous devenez vous-même dans la liberté du sommeil sans rêve. Je suis votre frère de lumière, et j’ai flotté avec vous dans les vallées flamboyantes. Il ne m’est pas permis de dire ce qu’est le moi éveillé terrestre de votre être véritable, mais tous nous sommes les vagabonds de vastes espaces et les voyageurs de multiples âges. Dans un an je serai peut-être un habitant de la sombre Égypte que vous dites ancienne, ou dans le cruel empire Tsan-Chan qui surviendra dans trois mille ans d’ici. Vous et moi avons dérivé dans les mondes roulant autour de la rouge Arcturus, et vécu dans les corps des insectes-philosophes qui rampent fièrement sur la quatrième lune de Jupiter. Combien l’être terrestre en sait peu de la vie et de ses étendues ! Combien mieux vaut pour sa tranquillité qu’il en sache si peu ! De l’oppresseur je ne peux parler. Sur la Terre même vous avez involontairement senti sa présence à distance – vous qui sans rien savoir avez donné à son éclat clignotant le nom d’Algol, l’étoile du Démon. C’est d’affronter et vaincre l’oppresseur à quoi je m’efforce depuis l’éternité des temps, et pourquoi j’ai été enfermé dans les limites matérielles d’un corps. Cette nuit j’accomplirai la juste et terrifiante Nemesis d’une vengeance cataclysmique. Surveillez-moi dans le ciel près de l’étoile du Démon. Je ne peux pas parler plus longtemps, parce que le corps de Joe Slater devient froid et rigide, et ses neurones rudimentaires ne vibrent plus comme je le voudrais. Vous avez été mon ami dans le cosmos ; vous avez été mon seul ami sur cette planète – le seul esprit à me percevoir et me rechercher dans la répugnante coquille qui repose sur cette couche. Nous nous retrouverons – peut-être dans les brouillards lumineux de l’Épée d’Orion, peut-être sur un morne plateau de l’Asie préhistorique. Peut-être cette nuit, dans un rêve dont vous ne vous souviendrez pas ; peut-être dans quelque autre forme d’une éternité indéterminée, quand même le système solaire aura été balayé. »
Alors les ondes de pensée cessèrent brusquement, et les yeux pâles du rêveur – ou dois-je dire du mort ? – se firent glauques et fixes. Dans une demi-stupeur je me précipitai vers la couche et lui pris son poignet mais le trouvai glacé, raide, et sans pouls. Les joues cireuses étaient blêmes de nouveau, et les lèvres épaisses restaient entrebâillées, découvrant les dents pourries de Joe Slater l’arriéré. Je frissonnai, jetai une couverture sur l’affreux visage, et réveillai l’infirmier. Puis je quittai la cellule et regagnai silencieusement ma chambre. Je tombai dans un sommeil profond et maladif, inexplicable et dont je ne devrais me souvenir d’aucun de ses rêves.
Le fin du fin ? Quelle analyse scientifique pourrait se prévaloir clairement d’une telle rhétorique ? J’ai principalement rapporté un certain nombre de choses qui me sont apparues comme des faits, et à vous de les interpréter selon votre vouloir. Comme je l’ai déjà mentionné, mon supérieur, le vieux Dr Fenton, refuse toute réalité à l’ensemble de ce que j’ai rapporté. Il prétend que je me suis effondré à cause de ma tension nerveuse, en besoin urgent d’un congé conséquent, pour lequel il a généreusement maintenu ma pleine rémunération. Il me jure sur son honneur professionnel que Joe Slater était un psychotique de bas étage, dont les improvisations fantastiques ont dû provenir de rudimentaires légendes héréditairement transmises, qui circulent même dans les communautés les plus arriérées. Tout cela il me l’a dit – mais moi je ne peux pas oublier ce que j’ai vu dans le ciel, la nuit même suivant la mort de Slater. Et au cas que vous me considériez comme le moins impartial des témoins, je laisserai la plume d’un autre ajouter la déposition finale, qui pourra peut-être révéler ce fin du fin que vous demandez. Je mentionnerai le compte rendu suivant à propos de l’étoile Nova Persei, recopié du journal d’une autorité éminente de l’astronomie, le professeur Garrett P. Serviss :
« Le 22 février 1901, le Dr Anderson, d’Edimbourg, découvrit une nouvelle étoile merveilleuse, pas très éloignée d’Argol. Aucune étoile n’avait été visible auparavant dans cette région du ciel. En moins de vingt-quatre heures, l’étrangère devint si brillante qu’elle surpassa Capella. Une semaine ou deux plus tard elle avait visiblement pâli, et dans l’intervalle de quelques mois elle n’était plus que difficilement perceptible à l’œil nu. »




22 juil. 2016





Dans le courant de l’été 1895, j’ai eu l’occasion de soigner par la psychanalyse une jeune femme de mes amies, très liée également avec ma famille. L’on conçoit que ces relations complexes créent chez le médecin, et surtout chez le psychothérapeute, des sentiments multiples. Le prix qu’il attache au succès est plus grand, son autorité est moindre. Un échec peut compromettre une vieille amitié avec la famille du malade. Le traitement a abouti à un succès partiel: la malade a perdu son anxiété hystérique, mais non tous ses symptômes somatiques. Je ne savais pas très bien à ce moment quels étaient les signes qui caractérisaient la fin du déroulement de la maladie hystérique et j’ai indiqué à la malade une solution qui ne lui a pas paru acceptable. Nous avons interrompu le traitement dans cette atmosphère de désaccord, à cause des vacances d’été. Quelque temps après, j’ai reçu la visite d’un jeune confrère et ami qui était allé voir ma malade - Irma - et sa famille à la campagne. Je lui ai demandé comment il avait trouvé Irma, et il m’a répondu: « Elle va mieux, mais pas tout à fait bien. »

Je dois reconnaître que ces mots de mon ami Otto, ou peut- être le ton avec lequel ils avaient été dits, m’ont agacé. J’ai cru y percevoir le reproche d’avoir trop promis à la malade, et j’ai attribué, à tort ou à raison, l’attitude partiale présumée d’Otto à l’influence de la famille de la malade, qui, je le croyais du moins, n’avait jamais regardé mon traitement d’un œil favorable. Au reste l’impression pénible que j’avais éprouvée ne s’est pas précisée dans mon esprit et je ne l’ai pas exprimée. Le soir même, j’ai écrit l’observation d’Irma pour pouvoir la communiquer en manière de justification à notre ami commun le Dr M... qui était alors la personnalité dominante de notre groupe. La nuit (probablement vers le matin), j’ai eu le rêve suivant, que j’ai noté dès le réveil.

RÊVE DU 23-24 JUILLET 1895

Un grand hall - beaucoup d’invités, nous recevons. - Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution ». Je lui dis: « Si tu as encore des douleurs, c’est réellement de ta faute. » - Elle répond: « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, cela m’étrangle. » - Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi, je me dis: n’ai-je pas laissé échapper quelque symptôme organique ? Je l’amène près de la fenêtre et j’examine sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis: pourtant elle n’en a pas besoin. -Alors elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d’autre part j’ aperçois d’extraordinaires formations contournées qui ont l’apparence des cornets du nez, et sur elles de larges eschares blanc grisâtre. - J’appelle aussitôt le Dr M..., qui à son tour examine la malade et confirme... Le Dr M... n’est pas comme d’habitude, il est très pâle, il boite, il n’a pas de barbe.. . Mon ami Otto est également là, à côté d’elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset; il dit: « Elle a une matité à la base gauche », et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche (fait que je constate comme lui, malgré les vêtements)... M... dit: « Il n’y a pas de doute, c’est une infection, mais ça ne fait rien; il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Nous savons également, d’une manière directe, d’où vient l’infection. Mon ami Otto lui a fait récemment, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle, propylène... acide propionique... triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux, imprimée en caractères gras)... Ces injections ne sont pas faciles à faire... il est probable aussi que la seringue n’était pas propre.
Ce rêve frappe par un trait parmi d’autres. On voit tout de suite à quels événements de la journée il se rattache et de quel sujet il traite. Le récit préliminaire nous a renseignés là-dessus. Les nouvelles que m’a communiquées Otto sur l’état de santé d’Irma, l’histoire de la maladie que j’ai rédigée tard dans la nuit ont continué à me préoccuper pendant le sommeil. Malgré cela personne ne pourrait comprendre la signification du rêve après une simple lecture du récit préliminaire et du rêve lui-même. Moi-même je ne la connais pas. Je suis surpris par les symptômes morbides dont Irma se plaint à moi en rêve, ce ne sont pas ceux pour lesquels je l’ai soignée. L’idée absurde d’une injection avec de l’acide propionique, les encouragements du Dr M... me font sourire. La fin du rêve me paraît plus obscure et plus touffue que le commencement. Pour comprendre la signification de tout cela, je me décide à faire une analyse détaillée.
Le hall - beaucoup d’invités, nous recevons. Nous habitions cette année-là à Bellevue une maison isolée sur l’une des collines qui se rattachent au Kahlenberg. Cette maison, qui avait été bâtie pour être un local public, avait des pièces extraordinairement hautes en forme de hall. Le rêve a eu lieu à Bellevue quelques jours avant l’anniversaire de ma femme. La veille, ma femme avait dit qu’elle s’attendait à recevoir à son anniversaire plusieurs amis, entre autres Irma. Mon rêve anticipe sur cet événement: c’est l’anniversaire de ma femme, et nous recevons, dans le grand hall de Bellevue, une foule d’invités et parmi eux Irma.
Je reproche à Irma de n’avoir pas encore accepté la solution ; je lui dis: « Si tu as encore des douleurs, c’est de ta faute. » J’aurais pu lui dire cela éveillé, je le lui ai peut-être dit. Je croyais alors (j’ai reconnu depuis que je m’étais trompé) que ma tâche devait se borner à communiquer aux malades la signification cachée de leurs symptômes morbides; que je n’avais pas à me préoccuper de l’attitude du malade: acceptation ou refus de ma solution, dont cependant dépendait le succès du traitement (cette erreur, maintenant dépassée, a facilité ma vie à un moment où, en dépit de mon inévitable ignorance, il fallait que j’eusse des succès). La phrase que je dis en rêve à Irma me donne l’impression que je ne veux surtout pas être responsable des douleurs qu’elle a encore: si c’est la faute d’Irma, ce ne peut être la mienne. Faut-il chercher dans cette direction la finalité interne du rêve ?
Plaintes d’Irma; maux de gorge, de ventre et d’estomac, sensation de constriction. Les douleurs d’estomac faisaient partie des symptômes présentés par ma malade, mais elles étaient peu marquées; elle se plaignait surtout de sensations de nausées et de dégoût. Les maux de gorge, les maux de ventre, les sensations de constriction jouaient chez elle un rôle minime. Ce choix de symptômes du rêve me surprend, je ne me l’explique pas pour le moment.
Elle a un air pâle et bouffi. Ma malade était toujours rose. Je suppose qu’ici une autre personne se substitue à elle.
Je m’effraie à l’idée que j’ai pu négliger une affection organique.Cette crainte est aisée à comprendre chez un spécialiste qui a affaire à peu près uniquement à des nerveux et qui est [102] amené à mettre sur le compte de l’hystérie une foule de symptômes que d’autres médecins traitent comme des troubles organiques. Cependant il me vient, je ne sais pourquoi, un doute quant à la sincérité de mon effroi. Si les douleurs d’Irma ont une origine organique, leur guérison n’est plus de mon ressort: mon traitement ne s’applique qu’aux douleurs hystériques. Souhaiterais-je une erreur de diagnostic pour n’être pas responsable de l’insuccès ?
Je l’amène près de la fenêtre, pour examiner sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui ont de fausses dents. Je me dis: elle n’en a pourtant pas besoin. Je n’ai jamais eu l’occasion d’examiner la gorge d’Irma. L’événement du rêve me rappelle qu’il y a quelque temps j’ai eu à examiner une gouvernante qui au premier abord m’avait donné une impression de beauté juvénile et qui, quand il s’est agi d’ouvrir la bouche, s’est arrangée de manière à cacher son dentier. A ce cas se rattachent d’autres souvenirs d’examens médicaux et de menus secrets dévoilés à cette occasion et gênants à la fois pour le malade et pour le médecin. - Elle n’en a pas besoin, semble être au premier abord un compliment à l’adresse d’Irma, mais j’y pressens une autre signification. Quand on s’analyse attentivement, on sent si on a épuisé les pensées amassées sous le seuil de la conscience. La manière dont Irma se tient près de la fenêtre me rappelle brusquement un autre événement. Irma a une amie intime pour qui j’ai une très vive estime. Un soir où j’étais allé lui rendre visite, je l’ai trouvée, comme dans mon rêve, debout devant la fenêtre, et son médecin, ce même Dr M..., était en train de dire qu’elle avait de fausses membranes diphtériques. Le Dr M... et les fausses membranes vont bien apparaître l’un et l’autre dans la suite du rêve. Je songe à présent que j’étais arrivé ces derniers mois à la conclusion que cette dame était également hystérique. D’ailleurs Irma elle-même me l’avait dit. Mais que sais-je au juste de son affection ? Ceci seulement: c’est qu’elle éprouve la sensation de constriction hystérique tout comme l’Irma de mon rêve. J’ai donc remplacé en rêve ma malade par son amie. Je me rappelle maintenant m’être souvent imaginé que cette dame pourrait m’appeler pour la guérir de son mal. Mais dans ces moments mêmes, cela me paraissait invraisemblable, car elle est très réservée. Elle se raidit, comme dans le rêve. Une autre explication serait qu’elle n’en a pas besoin; elle s’est montrée jusqu’à présent [103] assez forte pour dominer ses états nerveux sans aide étrangère. Restent quelques traits que je ne peux rapporter ni à Irma ni à son amie: pâle, bouffie, fausses dents. Les fausses dents me rappellent la gouvernante dont j’ai parlé, mais j’ai tendance à m’en tenir aux mauvaises dents. Je me rappelle alors une autre personne à qui cela peut s’appliquer. Je ne l’ai jamais soignée, je ne souhaite pas avoir à le faire: elle est gênée avec moi et doit être une malade difficile. Elle est habituellement pâle et, à un moment, dans une bonne période, elle était bouffie (Note 1. C’est à cette troisième personne également qu’il convient de rapporter les maux de ventre au sujet desquels je ne me suis pas encore expliqué, Il s’agit de ma propre femme. Les maux de ventre me rappellent une occasion où je m’aperçus clairement de sa pudeur. Je conviens que je ne suis pas très aimable dans ce rêve pour Irma et pour ma femme; peut-être voudra-t-on considérer comme circonstance atténuante le fait que je les compare en somme à la malade idéale facile à traiter.)
J’ai donc comparé ma malade Irma à deux autres personnes qui ont toutes deux manifesté quelque résistance contre le traitement. Pourquoi, dans mon rêve, lui ai-je substitué son amie? Sans doute parce que je souhaitais cette substitution; l’amie m’est plus sympathique ou je la crois plus intelligente. Je trouve Irma sotte parce qu’elle n’a pas accepté ma solution. L’autre serait plus intelligente, elle suivrait donc mieux mes conseils. La bouche s’ouvre bien alors: elle me dirait plus qu’Irma. (Note 2. J’ai le sentiment que l’analyse de ce fragment n’est pas poussée assez loin pour qu’on en comprenne toute la signification secrète. Si je poursuivais la comparaison des trois femmes, je risquerais de m’égarer. Il y a dans tout rêve de l’inexpliqué; il participe de l’inconnaissable.)
Ce que je vois dans la gorge: Une tache blanche et des cornets couverts d’eschares. La tache blanche me fait penser à la diphtérie et par là à l’amie d’Irma; elle me rappelle aussi la grave maladie de ma fille aînée, il y a deux ans, et toute l’angoisse de ces mauvais jours. Les eschares des cornets sont liées à des inquiétudes au sujet de ma propre santé. J’avais, à la même époque, utilisé fréquemment la cocaïne pour combattre un gonflement douloureux de la muqueuse nasale; il y a quelques jours, on m’a appris qu’une malade qui avait appliqué le même traitement avait une nécrose étendue de la muqueuse. D’autre part, en recommandant, dès 1885, la cocaïne, je m’étais attiré de sévères reproches. Enfin un très cher ami, mort dès avant 1895, avait hâté sa fin par l’abus de ce remède.
[104] J’appelle vite le Dr M... qui à son tour examine la malade. Ceci peut répondre simplement à la place que le Dr M... tient parmi nous. Mais «vite» est assez frappant pour exiger une explication spéciale. Cela me rappelle un événement pénible de ma vie médicale. J’avais provoqué, chez une de mes malades, une intoxication grave en prescrivant d’une manière continue un médicament qui à ce moment-là était considéré comme anodin: le sulfonal; et j’ai appelé en hâte à l’aide mon confrère, plus âgé et plus expérimenté. Un détail me persuade qu’il s’agit bien de ce cas. La malade qui a succombé à l’intoxication portait le même prénom que ma fille aînée. Jusqu’à présent je n’avais jamais songé à cela; cela m’apparaît maintenant comme une punition du ciel. Tout se passe comme si la substitution de personnes se poursuivait ici dans un autre sens: cette Mathilde-ci pour l’autre; oeil pour oeil, dent pour dent. Il semble que j’aie recherché toutes les circonstances où je pourrais me reprocher quelque faute professionnelle.
Le Dr M... est pâle, imberbe, il boite. Il est exact que sa mauvaise mine a souvent inquiété ses amis. Mais les deux autres traits doivent appartenir à quelque autre personne. Je songe brusquement à mon frère aîné imberbe qui vit à l’étranger; le Dr M... du rêve lui ressemble en gros, autant qu’il m’en souvienne. J’ai reçu il y a quelques jours la nouvelle qu’il boitait, par suite d’une atteinte arthritique de la hanche. Il doit y avoir une raison pour que dans mon rêve j’aie uni ces deux personnes. Je me rappelle en effet en avoir voulu à tous deux pour le même motif. L’un et l’autre avaient repoussé une proposition que je leur avais faite.
Mon ami Otto est à présent à côté de la malade et mon ami Léopold l’examine et trouve une matité à la base gauche. Mon ami Léopold est également médecin, c’est un parent d’Otto. Il se trouve que tous deux exercent la même spécialité, ce qui fait qu’ils sont concurrents et qu’on les compare souvent l’un à l’autre. Ils ont été tous deux mes assistants pendant plusieurs années, alors que je dirigeais une consultation publique pour maladies nerveuses de l’enfance. Il s’y est souvent produit des faits analogues à ceux du rêve. Pendant que je discutais le diagnostic avec Otto, Léopold avait examiné l’enfant à nouveau et apportait une contribution intéressante et inattendue qui [105] permettait de trancher le débat. Il y avait entre les deux cousins la même différence de caractère qu’entre l’inspecteur Bräsig et son ami Karl. L’un était plus brillant, l’autre lent, réfléchi, mais profond. Lorsque j’oppose dans mon rêve Otto au prudent Léopold, c’est apparemment pour faire valoir ce dernier. C’est en somme ce que j’ai fait avec Irma, malade indocile, et son amie plus intelligente. Je remarque à présent l’une des voies de l’association des idées dans mon rêve: de l’enfant malade à l’hôpital des enfants malades. La matité à la base gauche doit être le souvenir d’un cas où la solidité de Léopold m’avait particulièrement frappé. J’ai l’impression aussi qu’il pourrait s’agir d’une affection métastatique ou que c’est peut-être encore une allusion à la malade que je souhaiterais avoir à la place d’Irma. Cette dame en effet, autant que j’en peux juger, feint d’être atteinte de tuberculose.
Une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche. Je sais immédiatement qu’il s’agit de mon propre rhumatisme de l’épaule que je ressens régulièrement chaque fois que j’ai veillé tard. Le groupement même des mots dans le rêve prête à équivoque: que je sens comme lui doit signifier: je ressens dans mon propre corps. Par ailleurs je songe que l’expression «région infiltrée de la peau» est bizarre. Mais nous connaissons l’infiltration au sommet gauche en arrière, elle a trait aux poumons et par conséquent de nouveau à la tuberculose.
Malgré les vêtements. Ce n’est qu’une incidente. Nous faisions, bien entendu, déshabiller les enfants que nous examinions à l’hôpital; on est obligé de procéder autrement en clientèle avec les malades femmes. Ces mots marquent peut-être l’opposition. On disait d’un médecin très connu qu’il procédait toujours à l’examen physique de ses malades à travers les vêtements. La suite me paraît obscure. A parler franchement, je n’ai pas envie de l’approfondir.
Le Dr M... dit: «C’est une infection, mais ça ne fait rien. Il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Cela me paraît ridicule au premier abord, mais je pense qu’il y a lieu de l’analyser attentivement comme le reste. A y regarder de plus près, on y découvre un sens. J’avais trouvé chez ma malade une angine diphtérique. Je me rappelle avoir discuté lors de la maladie de ma fille des [106] relations entre la diphtérie locale et la diphtérie généralisée; l’atteinte locale est le point de départ de l’infection générale. Pour Léopold, la matité serait un foyer métastatique et la preuve d’une infection générale. Pour moi, je ne crois pas que ces sortes de métastases apparaissent lors de la diphtérie. Elles me feraient plutôt penser à la pyohémie.
Cela ne fait rien. C’est une consolation. L’enchaînement me paraît être le suivant: Le dernier fragment du rêve attribue les douleurs de la malade à une affection organique grave. Il semble que j’aie voulu par là dégager ma responsabilité: on ne peut demander à un traitement psychique d’agir sur une affection diphtérique. Mais en même temps j’ai un remords d’avoir chargé Irma d’une maladie aussi grave pour alléger ma responsabilité. C’est cruel. J’ai besoin d’être rassuré sur l’issue, et il me paraît assez malin de mettre cette consolation précisément dans la bouche du Dr M... Je dépasse ici le rêve, et cela demanderait à être expliqué. - Mais pourquoi cette consolation est-elle si absurde ?
Dysenterie. Quelque vague idée théorique d’après laquelle les toxines pourraient s’éliminer par l’intestin. Voudrais-je par là me moquer du Dr M..., de ses théories tirées par les cheveux, de ses déductions et inférences extraordinaires en matière de pathologie? Je songe, à propos de la dysenterie, à un autre événement encore. J’ai eu l’occasion de soigner il y a quelques mois un jeune homme atteint de troubles intestinaux bizarres, chez qui des confrères avaient diagnostiqué «de l’anémie avec sous-alimentation». J’ai reconnu qu’il s’agissait d’un cas d’hystérie, mais je n’ai pas voulu lui appliquer mon traitement psychique et je l’ai envoyé faire une croisière. Il y a quelques jours, j’ai reçu de lui une lettre désespérée venant d’Egypte, me disant qu’il avait eu un nouvel accès, considéré par le médecin comme dysentérique. Je suppose qu’il y a là une erreur de diagnostic d’un confrère peu informé qui se laisse abuser par des accidents hystériques, mais je ne puis m’empêcher de me reprocher d’avoir exposé mon malade à ajouter peut-être à son affection hystérique du tube digestif une maladie organique. De plus, dysenterie assone avec diphtérie, mot qui n’est pas prononcé dans le rêve.
C’est bien cela: je me moque du Dr M... et de son pronostic consolant: il va s’y ajouter de la dysenterie. Je me [107] rappelle, en effet, qu’il m’a raconté, en riant, il y a des années, un fait analogue sur un de nos confrères. Il avait été appelé par celui-ci en consultation auprès d’un malade atteint très gravement et il se crut obligé de faire remarquer au confrère, très optimiste, que le malade avait de l’albumine dans l’urine. Le confrère ne se troubla pas et répondit tranquillement: «Cela ne fait rien, mon cher confrère, l’albumine s’éliminera !» - Il n’est donc pas douteux que ce fragment du rêve est une raillerie à l’adresse des confrères qui ignorent l’hystérie. Mon hypothèse est d’ailleurs aussitôt confirmée: je me demande brusquement: le Dr M... sait-il que les symptômes constatés chez sa malade (l’amie d’Irma), qu’on avait mis sur le compte de la tuberculose, sont des symptômes hystériques ? A-t-il reconnu cette hystérie ou s’y est-il laissé prendre?
Mais quelles raisons puis-je avoir de traiter si mal un ami ? La raison est simple. Le Dr M... accepte aussi peu ma « solution » concernant Irma qu’Irma elle-même.
Je me suis donc vengé en rêve de deux personnes déjà: d’Irma par le «Si tu souffres encore, c’est de ta faute », et du Dr M... en lui mettant dans la bouche des paroles de consolation absurdes.
Nous savons d’une manière immédiate d’où vient l’infection. Ce savoir immédiat en rêve est très remarquable. Un instant avant, nous l’ignorions, puisque l’existence de l’infection n’a été prouvée que par Léopold.
Mon ami Otto lui a fait, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection (sous-cutanée). En fait, Otto m’avait raconté que, pendant son bref séjour dans la famille d’Irma, il avait été appelé dans un hôtel voisin, auprès d’une personne qui s était sentie malade brusquement, et qu’il lui avait fait une piqûre. Les piqûres me rappellent d’autre part mon malheureux ami qui s’était intoxiqué avec de la cocaïne. Je lui avais conseillé ce remède pour l’usage interne pendant sa cure de démorphinisation; mais il s’est fait immédiatement des piqûres.
Avec une préparation Je propyle... propylène... acide propionique. A quoi cela peut-il correspondre ? Le soir où j’ai [108] écrit l’histoire de la maladie d’Irma, ma femme a ouvert un flacon de liqueur sur lequel on pouvait lire le mot « ananas » (Note 1. Ananas assone avec le nom de famille de ma malade Irma): et qui était un cadeau de notre ami Otto. Otto a, en effet, l’habitude de faire des cadeaux à tout propos. Ça lui passera, espérons-le, quand il se mariera. Le flacon ouvert dégagea une telle odeur de rikiki que je me refusai à y goûter. Ma femme dit: « Nous le donnerons aux domestiques », mais moi, plus prudent encore et plus humain, Je l’en détournai en lui disant: « Il ne faut pas les intoxiquer non plus. » L’odeur de rikiki (odeur amylique) a déclenché dans mon esprit le souvenir de toute la série : méthyle, propyle, etc., et abouti dans le rêve aux composés propyliques. J’ai fait évidemment une substitution, j’ai rêvé le propyle après avoir senti l’amyle, mais c’est, pourrait-on dire, une substitution de l’ordre de celles qui sont permises en chimie organique.
Triméthylamine. Je vois la formule chimique de cette substance, ce qui prouve que je fais un grand effort de mémoire, et cette formule est imprimée en caractères gras, comme si (on) avait voulu la faire ressortir tout particulièrement. A quoi me fait maintenant penser la triméthylamine sur laquelle mon attention est éveillée de la sorte? A un entretien avec un autre ami (Note 2. Fliess) qui, depuis des années, est au courant de tous mes travaux dès leur début comme moi des siens. Il m’avait communiqué ses idées sur la chimie des processus sexuels et dit notamment qu’il avait cru constater, parmi les produits du métabolisme sexuel, la présence de la triméthylamine. Cette substance me fait ainsi penser aux faits de sexualité; j’attribue à ces faits le plus grand rôle dans la genèse des affections nerveuses que je veux guérir. Irma est une jeune veuve. Pour excuser l’échec de mon traitement, je suis tenté de le mettre sur le compte de cette situation, que son entourage voudrait voir cesser. Comme ce rêve est d’ailleurs curieux ! L’amie d’Irma, qui se substitue à elle, est également une jeune veuve.
Je devine pourquoi la formule de la triméthylamine a pris tant d’importance. Elle ne rappelle pas seulement le rôle dominant de la sexualité, mais aussi quelqu’un à qui je songe avec bonheur quand je me sens seul de mon avis.
[109] Cet ami, qui joue un si grand rôle dans ma vie, vais-je le rencontrer dans la suite des associations du rêve ? Oui: il a étudié tout particulièrement le retentissement des affections des fosses nasales et de leurs annexes et publié des travaux sur les relations curieuses entre les cornets et les organes sexuels chez la femme. (Les trois formations contournées dans la gorge d’Irma.) Je lui ai même demandé d’examiner Irma, pour savoir si ses maux d’estomac n’étaient pas d’origine nasale. Lui-même souffre de suppuration nasale, ce qui me préoccupe beaucoup. C’est à cela que fait sans doute allusion le mot pyohémie qui me revient à l’esprit en même temps que les métastases du rêve.
Ces injections ne sont pas faciles à faire. Ceci est indirectement un reproche de légèreté contre mon ami Otto. J’ai dû penser à quelque chose d’analogue dans l’après-midi quand ses paroles et son air m’ont fait croire qu’il avait pris parti contre moi. J’ai dû me dire: comme il est influençable, comme il a peu de sens critique! - La phrase me fait penser également à l’ami mort qui avait décidé trop vite de se faire des piqûres de cocaïne. L’on se rappelle que je ne lui avais pas du tout conseillé de faire des piqûres. Le reproche d’avoir employé ces substances à la légère, que je fais à Otto, me rappelle, par contrecoup, la malheureuse histoire de Mathilde, où je suis coupable moi-même. J’ai évidemment réuni ici des exemples de scrupules professionnels, mais aussi de laisser-aller.
Il est probable aussi que la seringue n’était pas propre. Encore un reproche à l’adresse d’Otto, mais qui est d’une autre origine. J’ai rencontré hier par hasard le fils d’une vieille dame, âgée de 82 ans, à qui je fais deux piqûres de morphine par jour. Elle est actuellement à la campagne, et on m’a dit qu’elle souffrait d’une phlébite. J’ai pensé immédiatement qu’il devait s’agir d’une infection due à la propreté insuffisante de la seringue. Je songe avec satisfaction qu’en deux ans je ne lui ai pas occasionné un seul abcès: je veille très attentivement à l’asepsie de la seringue, je suis très scrupuleux à ce point de vue. La phlébite me fait penser à ma femme, qui a souffert de varices pendant une de ses grossesses; puis surgissent dans ma mémoire les circonstances très semblables où se sont successivement trouvées ma femme, Irma et Mathilde, dont j’ai relaté plus haut la mort. L’analogie de ces événements a fait que j’ai substitué dans mon rêve ces trois personnes l’une à l’autre. [110]


* * *

Voilà donc l’analyse de ce rêve achevée (On imagine bien que je n’ai pas communiqué ici tout ce qui m’est venu à l’esprit pendant le travail d’interprétation.) Pendant ce travail, je me suis défendu autant que j’ai pu contre toutes les idées que me suggérait la confrontation du contenu du rêve avec les pensées latentes qu’il enveloppait; ce faisant, la « signification» du rêve m’est apparue. J’ai marqué une intention que le rêve réalise et qui doit être devenue le motif du rêve. Le rêve accomplit quelques désirs qu’ont éveillés en moi les événements de la soirée (les nouvelles apportées par Otto, la rédaction de l’histoire de la maladie). La conclusion du rêve est que je ne suis pas responsable de la persistance de l’affection d’Irma et que c’est Otto qui est coupable. Otto m’avait agacé par ses remarques au sujet de la guérison incomplète d’Irma; le rêve me venge: il lui renvoie le reproche. Il m’enlève la responsabilité de la maladie d’Irma, qu’il rapporte à d’autres causes (énoncées très en détail). Le rêve expose les faits tels que j’aurais souhaité qu’ils se fussent passés;son contenu est l’accomplissement d’un désir, son motif un désir.
Tout cela saute aux yeux. Mais les détails mêmes du rêve s’éclairent à la lumière de notre hypothèse. Je me venge, non seulement de la partialité et de la légèreté d’Otto (en lui attribuant une conduite médicale inconsidérée: l’injection), mais encore du désagrément que m’a causé la liqueur qui sentait mauvais, et je trouve en rêve une expression qui unit les deux reproches: une injection avec une préparation de propylène. Mais cela ne me suffit pas, je poursuis ma vengeance: j’oppose à Otto son concurrent plus solide. C’est comme si je lui disais: « Je l’aime mieux que toi.» Mais Otto n’est pas seul à porter le poids de ma colère. Je me venge aussi de la malade indocile en mettant à sa place une autre plus intelligente et plus sage. Je ne pardonne pas non plus son opposition au Dr M... et je lui fais comprendre, par une allusion transparente, qu’il se conduit dans cette affaire comme un ignorant (il va s’y ajouter de la dysenterie, etc.). J’en appelle même, il me semble, à un autre ami plus informé (celui qui m’a parlé de la triméthylamine), de même que j’en ai appelé [111] d’Irma à son amie, d’Otto à Léopold. Mes trois adversaires remplacés par trois personnes de mon choix, je suis délivré du reproche que je crois n’avoir pas mérité.
D’ailleurs le rêve montre surabondamment l’inanité de ces reproches. Ce n’est pas moi qui suis responsable des douleurs d’Irma, mais elle-même qui n’a pas voulu accepter ma solution. Les douleurs d’Irma ne me regardent pas, car elles sont d’origine organique et ne peuvent être guéries par un traitement psychique. Les souffrances d’Irma s’expliquent par son veuvage (triméthylamine), et je ne peux rien changer à cet état. Les souffrances d’Irma ont été provoquées par la piqûre imprudente d’Otto, faite avec une substance non appropriée; je n’en aurais jamais fait de pareille. Les souffrances d’Irma viennent d’une piqûre faite avec une seringue malpropre, comme la phlébite chez la vieille dame dont j’ai parlé; il ne m’arrive jamais rien de tel. Il est vrai que ces explications, qui concourent toutes à me disculper, ne s’accordent pas ensemble et même s’excluent. Tout ce plaidoyer (ce rêve n’est pas autre chose) fait penser à la défense de l’homme que son voisin accusait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu’un seulement de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l’homme devra être acquitté.
On trouve dans le rêve d’autres thèmes encore, dont le rapport avec ma défense au sujet de la maladie d’Irma est moins clair: la maladie de ma fille, celle d’une malade qui portait le même prénom, les effets nocifs de la cocaïne, l’affection du malade en voyage en Egypte, les inquiétudes au sujet de la santé de ma femme, de mon frère, du Dr M..., mes propres malaises, l’inquiétude pour l’ami absent atteint de suppurations du nez. Mais si j’embrasse tout cela d’un coup d’œil, je peux le réunir en un seul groupe de pensées que j’étiquetterais: inquiétudes au sujet de la santé (la mienne ou celle des autres, scrupules de conscience médicale). Je me rappelle l’obscure impression pénible que j’ai ressentie lorsque Otto m’a apporté des nouvelles d’Irma. Je voudrais retrouver après coup dans ce groupe de pensées la marque de cette impression fugitive. Otto m’avait dit [112] en somme: Tu ne prends pas assez au sérieux tes devoirs médicaux, tu n’es pas consciencieux, tu ne tiens pas ce que tu promets. Le groupe des pensées du rêve est alors venu à mon aide et m’a permis de démontrer combien je suis consciencieux et combien la santé des miens, de mes amis et de mes malades me tient à cœur. Remarquons que l’on trouve dans cet ensemble aussi des souvenirs pénibles qui tendent plutôt à confirmer l’accusation d’Otto qu’à me disculper. Il y a là une apparence d’impartialité, mais qui n’empêche qu’on reconnaît aisément le rapport entre le contenu large sur lequel le rêve repose et le thème plus étroit, objet du désir: non-responsabilité au sujet de la maladie d’Irma.
Je ne prétends nullement avoir entièrement élucidé le sens de ce rêve, ni que mon interprétation soit sans lacunes.
Je pourrais m’y attarder, rechercher de nouvelles explications, résoudre des énigmes qu’il pose encore. Je vois nettement les points d’où l’on pourrait suivre de nouvelles chaînes d’associations; mais des considérations dont nous tenons tous compte quand il s’agit de nos propres rêves m’arrêtent dans ce travail d’interprétation. Que ceux qui seraient portés à me blâmer pour cette réserve essaient d’être eux-mêmes plus explicites. Je m’en tiendrai pour le moment à la notion nouvelle qu’a apportée cette analyse: Quand on applique la méthode d’interprétation que j’ai indiquée, on trouve que le rêve a un sens et qu’il n’est nullement l’expression d’une activité fragmentaire du cerveau, comme on l’a dit. Après complète interprétation, tout rêve se révèle comme l’accomplissement d’un désir.
Suite de l’analyse : phénomènes de condensation dans le rêve.
Le travail de condensation dans le rêve d’Irma
[254] Le personnage principal de ce rêve est ma malade Irma; elle est vue avec ses traits propres et par conséquent représente en premier lieu elle-même. La position dans laquelle je l’examine près de la fenêtre provient du souvenir d’une autre personne, de la dame que je préférerais soigner, en échange, ainsi que le montrent les pensées du rêve. Dans la mesure où Irma a des membranes diphtériques qui rappellent mes inquiétudes au sujet de ma fille aînée, elle représente mon enfant, et, à cause de la similitude des noms, la malade morte d’intoxication. Dans la suite, Irma figure d’autres personnes encore (sans que son apparence se modifie dans le rêve); elle devient un des enfants que nous examinons à la consultation publique de l’hôpital des enfants malades, où mes amis manifestent la différence de leurs caractères. Il est probable que la transition a été fournie par l’idée de ma petite fille. Quand elle ne veut pas ouvrir la bouche, Irma devient une allusion à une autre dame que j’ai examinée et, de plus, pour le même motif, à ma propre femme. Les signes morbides que j’ai découverts dans sa gorge sont des allusions à toute une série d’autres personnes.
Toutes ces personnes que je découvre en poursuivant cette «Irma» n’apparaissent pas elles-mêmes dans le rêve; elles se dissimulent derrière l’ «Irma» du rêve qui devient ainsi une image générique formée avec quantité de traits contradictoires. Irma représente toutes ces personnes, sacrifiées au cours du travail de condensation, puisqu’il lui arrive tout ce qui est arrivé à celles-ci.
On peut créer une personne collective, servant à la condensation du rêve, d’une autre manière encore: en réunissant en une seule image de rêve les traits de deux ou plusieurs personnes. C’est ainsi qu’a été formé le Dr M... de mon rêve: il porte le nom de M..., il parle et il agit comme lui; ses caractéristiques physiques, sa maladie sont celles d’une autre personne, de mon frère aîné; un seul trait, sa pâleur, est doublement déterminé, puisque dans la réalité il est commun aux deux personnes. Le Dr R..., du rêve de l’oncle est un personnage de ce genre. Mais ici l’image du rêve a encore été préparée d’une autre façon. Je n’ai pas uni des traits particuliers à l’un à ceux de l’autre et simplifié dans ce but l’image-souvenir de chacun. J’ai agi comme [255] Galton élaborant ses images génériques (ses « portraits de famille »): j’ai projeté les deux images l’une sur l’autre, de sorte que les traits communs ont été renforcés et que les traits qui ne concordaient point se sont mutuellement effacés et sont devenus indistincts dans l’image. C’est ainsi que, dans le rêve de l’oncle, un trait se renforce parce qu’il appartient à deux personnes (de physionomies différentes et par conséquent effacées): c’est la barbe blonde, qui, de plus, rappelle mon père et moi grâce à l’idée de grisonner.
L’élaboration de personnes collectives et de types mixtes est un des principaux moyens dont la condensation du rêve dispose. Nous aurons bientôt l’occasion d’en reparler.
L’idée de dysenterie provient, dans le rêve de l’injection faite à Irma, également de plusieurs sources: d’une part d’une assonance paraphasique avec diphtérie, d’autre part de ce que cette idée est associée à celle du malade que j’ai envoyé en Orient et dont on a méconnu l’hystérie.
Un cas de condensation intéressant nous est fourni par le propylène mentionné dans le rêve. La pensée du rêve ne contenait pas propylène mais amylène. On pourrait penser que, lors de la formation du rêve, il y a eu là un simple déplacement. Cela est vrai, mais ce déplacement a servi la condensation, ainsi qu’on va le voir. En arrêtant mon attention sur le mot propylène, je m’aperçois qu’il assone avec Propylées. Les Propylées ne sont pas seulement à Athènes. II y a des Propylées à Munich. C’est dans cette ville qu’un an avant le rêve j’ai rendu visite à un ami très malade que ma pensée évoque certainement lorsqu’elle mentionne la triméthylamine aussitôt après le propylène.
Je néglige le fait, pourtant frappant, que, lors de l’analyse du rêve, des associations de valeurs diverses ont été employées à relier les idées comme si elles avaient été équivalentes; je vais essayer de me représenter d’une manière plastique en quelque sorte comment l’amylène de la pensée du rêve a pu être remplacé par propylène dans son contenu.
On trouve d’une part le groupe de représentations de mon ami Otto qui ne me comprend pas, me donne tort, m’offre de la liqueur qui sent l’amylène; d’autre part, lié par contraste, le groupe de mon ami Wilhelm qui me comprend, qui me donnerait raison et à qui je dois tant [256] d’indications précieuses, surtout sur la chimie des processus sexuels.
Dans le groupe de représentations formé autour d’Otto, mon attention est surtout attirée par les faits récents, ceux qui ont provoqué le rêve: l’amylène est au nombre de ces éléments privilégiés, prédestinés à entrer dans le rêve. Le groupe, très riche, formé autour de Wilhelm est animé par le contraste avec le groupe d’Otto, et les éléments qui sont mis en relief correspondent aux éléments du groupe d’Otto. Dans tout ce rêve, j’en appelle d’une personne qui me contrarie à une autre que je peux lui opposer à mon gré, point par point. C’est ainsi que le souvenir de l’amylène qui provient du groupe d’Otto, provoque dans le groupe adverse des souvenirs de la sphère de la chimie, et que la triméthylamine, soutenue de divers côtés, entre dans le contenu du rêve. Amylène pouvait aussi parvenir sans changement dans le contenu, mais il subit l’influence du groupe Wilhelm; dans l’ensemble des souvenirs que ce nom recouvre, un élément est choisi, c’est celui qui peut donner une double détermination pour amylène. Propylène est tout près d’amylène, si on se place au point de vue de l’association; le groupe Wilhelm offre Munich et les Propylées. Les deux cercles de représentation se rejoignent avec Propylène-Propylées. Cet élément médian pénètre donc dans le contenu du rêve par une manière de compromis. Il y a eu création d’une sorte de moyen terme qui permet une détermination multiple. Nous saisissons bien ici comment la détermination multiple permet de pénétrer plus aisément dans le contenu du rêve. Pour parvenir à cette image moyenne, on a déplacé l’attention, de la pensée réelle à une autre, assez proche pour l’association.
L’étude du rêve de l’injection nous permet de jeter un coup d’œil sur le processus de condensation, tel qu’il apparaît dans la formation du rêve. Nous pouvons reconnaître les procédés particuliers du travail de condensation: choix d’éléments de pensée qui apparaissent à diverses reprises dans les pensées du rêve, formation d’unités nouvelles (personnes collectives, types mixtes) et création de moyens termes. Nous nous demanderons à quoi sert la condensation et d’où elle vient, quand nous essaierons de saisir l’ensemble des processus psychiques qui apparaissent lors de la formation du rêve. Contentons-nous pour l’instant d’affirmer l’existence d’une condensation, relation [257] caractéristique entre les pensées du rêve et le contenu du rêve.
Ce processus de condensation est particulièrement sensible quand il atteint des mots et des noms. Les mots dans le rêve sont fréquemment traités comme des choses, ils sont sujets aux mêmes compositions que les représentations d’objets. Ces sortes de rêves aboutissent à la création de mots comiques et étranges.


 
Sigmund Freud