16 janv. 2018

Entre les divers procédés situationnistes, la dérive se définit comme une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées. Le concept de dérive est indissolublement lié à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif, ce qui l’oppose en tous points aux notions classiques de voyage et de promenade.
Une ou plusieurs personnes se livrant à la dérive renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui y correspondent. La part de l’aléatoire est ici moins déterminante qu’on ne croit : du point de vue de la dérive, il existe un relief psychogéographique des villes, avec des courants constants, des points fixes, et des tourbillons qui rendent l’accès ou la sortie de certaines zones fort malaisés.
Mais la dérive, dans son unité, comprend à la fois ce laisser-aller et sa contradiction nécessaire : la domination des variations psychogéographiques par la connaissance et le calcul de leurs possibilités. Sous ce dernier aspect, les données mises en évidence par l’écologie, et si borné que soit à priori l’espace social dont cette science se propose l’étude, ne laissent pas de soutenir utilement la pensée psychogéographique.
L’analyse écologique du caractère absolu ou relatif des coupures du tissu urbain, du rôle des microclimats, des unités élémentaires entièrement distinctes des quartiers administratifs, et surtout de l’action dominante des centres d’attraction, doit être utilisée et complétée par la méthode psychogéographique. Le terrain passionnel objectif où se meut la dérive doit être défini en même temps selon son propre déterminisme et selon ses rapports avec la morphologie sociale. Chombart de Lauwe dans son étude sur "Paris et l’agglomération parisienne" (Bibliothèque de sociologie contemporaine, PUF, 1952) note qu’ "un quartier urbain n’est pas déterminé seulement par les facteurs géographiques et économiques mais par la représentation que ses habitants et ceux des autres quartiers en ont " ; et présente dans le même ouvrage - pour montrer "l’étroitesse du Paris réel dans lequel vit chaque individu géographiquement un cadre dont le rayon est extrêmement petit " - le tracé de tous les parcours effectués en une année par une étudiante du XVIe arrondissement : ces parcours dessinent un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’Ecole des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano.
Il n’est pas douteux que de tels schémas, exemples d’une poésie moderne susceptible d’entraîner de vives réactions affectives - dans ce cas l’indignation qu’il soit possible de vivre de la sorte - , ou même la théorie, avancée par Burgess à propos de Chicago, de la répartition des activités sociales en zones concentriques définies, ne doivent servir aux progrès de la dérive.
Le hasard joue dans la dérive un rôle d’autant plus important que l’observation psychogéographique est encore peu assurée. Mais l’action du hasard est naturellement conservatrice et tend, dans un nouveau cadre, à tout ramener à l’alternance d’un nombre limité de variantes et à l’habitude. Le progrès n’étant jamais que la rupture d’un des champs où s’exerce le hasard, par la création de nouvelles conditions plus favorables à nos desseins, on peut dire que les hasards de la dérive sont foncièrement différents de ceux de la promenade, mais que les premières attirances psychogéographiques découvertes risquent de fixer le sujet ou le groupe dérivant autour de nouveaux axes habituels, où tout les ramène constamment.
Une insuffisante défiance à l’égard du hasard, et de son emploi idéologique toujours réactionnaire, condamnait à un échec morne la célèbre déambulation sans but tentée en 1923 par quatre surréalistes à partir d’une ville tirée au sort : l’errance en rase campagne est évidemment déprimante, et les interventions du hasard y sont plus pauvres que jamais. Mais l’irréflexion est poussée bien plus loin dans Médium (mai 1954), par un certain Pierre Vendryes qui croit pouvoir rapprocher de cette anecdote - parce que tout cela participait d’une même libération antidéterministe - quelques expériences probabilistes, par exemple sur la répartition aléatoire de têtards de grenouille dans un cristallisoir circulaire, dont il donne le fin mot en précisant : "il faut, bien entendu, qu’une telle foule ne subisse de l’extérieur aucune influence directrice ". Dans ces conditions, la palme revient effectivement aux têtards qui ont cet avantage d’être "aussi dénués que possible d’intelligence, de sociabilité et de sexualité ", et, par conséquent, "vraiment indépendants les uns des autres ".
Aux antipodes de ces aberrations, le caractère principalement urbain de la dérive, au contact des centres de possibilités et de significations que sont les grandes villes transformées par l’industrie, répondrait plutôt à la phrase de Marx : "Les hommes ne peuvent rien voir autour d’eux qui ne soit leur visage, tout parle d’eux-mêmes. Leur paysage même est animé."
On peut dériver seul, mais tout indique que la répartition numérique la plus fructueuse consiste en plusieurs petits groupes de deux ou trois personnes parvenues à une même prise de conscience, le recoupement des impressions de ces différents groupes devant permettre d’aboutir à des conclusions objectives. Il est souhaitable que la composition de ces groupes change d’une dérive à l’autre. Au-dessus de quatre ou de cinq participants, le caractère propre à la dérive décroît rapidement, et en tout cas il est impossible de dépasser la dizaine sans que la dérive ne se fragmente en plusieurs dérives menées simultanément. La pratique de ce dernier mouvement est d’ailleurs d’un grand intérêt, mais les difficultés qu’il entraîne n’ont pas permis jusqu’à présent de l’organiser avec l’ampleur désirable.
La durée moyenne d’une dérive est la journée, considérée comme l’intervalle de temps compris entre deux périodes de sommeil. Les points de départ et d’arrivée, dans le temps, par rapport à la journée solaire, sont indifférents, mais il faut noter cependant que les dernières heures de la nuit sont généralement impropres à la dérive.
Cette durée moyenne de la dérive n’a qu’une valeur statistique. D’abord, elle se présente assez rarement dans toute sa pureté, les intéressés évitant difficilement, au début ou à la fin de cette journée, d’en distraire une ou deux heures pour les employer à des occupations banales ; en fin de journée, la fatigue contribue beaucoup à cet abandon. Mais surtout la dérive se déroule souvent en quelques heures délibérément fixées, ou même fortuitement pendant d’assez brefs instants, ou au contraire pendant plusieurs jours sans interruption. Malgré les arrêts imposés par la nécessité de dormir, certaines dérives d’une intensité suffisante se sont prolongées trois ou quatre jours, voire même d’avantage. Il est vrai que dans le cas d’une succession de dérives pendant une assez longue période, il est presque impossible de déterminer avec quelque précision le moment où l’état d’esprit propre à une dérive donnée fait place à un autre. Une succession de dérives a été poursuivie sans interruption notable jusqu’aux environs de deux mois, ce qui ne va pas sans amener de nouvelles conditions objectives de comportement qui entraînent la disparition de bon nombre des anciennes.
L’influence sur la dérive des variations du climat, quoique réelle, n’est déterminante que dans le cas de pluies prolongées qui l’interdisent presque absolument. Mais les orages ou les autres espèces de précipitations y sont plutôt propices.
Le champ spatial de la dérive est plus ou moins précis ou vague selon que cette activité vise plutôt à l’étude d’un terrain ou à des résultats affectifs déroutants. Il ne faut pas négliger le fait que ces deux aspects de la dérive présentent de multiples interférences et qu’il est impossible d’en isoler un à l’état pur. Mais enfin l’usage des taxis, par exemple, peut fournir une ligne de partage assez claire : si dans le cours d’une dérive on prend un taxi, soit pour une destination précise, soit pour se déplacer de vingt minutes vers l’ouest, c’est que l’on s’attache surtout au dépaysement personnel. Si l’on tient à l’exploration directe d’un terrain, on met en avant la recherche d’un urbanisme psychogéographique.
Dans tous les cas le champ spatial est d’abord fonction des bases de départ constituées, pour les sujets isolés, par leurs domiciles, et pour les groupes, par les points de réunion choisis. L’étendue maximum de ce champ spatial ne dépasse pas l’ensemble d’une grande ville et de ses banlieues. Son étendue minimum peut être bornée à une petite unité d’ambiance : un seul quartier, ou même un seul îlot s’il vaut la peine ( à l’extrême limite la dérive statique d’une journée sans sortir de la gare Lazare).
L’exploration d’un champ spatial fixé suppose donc l’établissement de bases, et le calcul des directions de pénétration. C’est ici qu’intervient l’étude des cartes, tant courantes qu’écologiques ou psycho-géographiques, la rectification et l’amélioration de ces cartes. Est-il besoin de dire que le goût du quartier lui-même inconnu, jamais parcouru n’intervient aucunement ? Outre son insignifiance, cet aspect du problème est tout à fait subjectif, et ne subsiste pas longtemps. Ce critère n’a jamais été employé, si ce n’est occasionnellement, quand il s’agit de trouver les issues psychogéographiques d’une zone en s’écartant systématiquement de tous les points coutumiers. On peut alors s’égarer dans des quartiers déjà fort parcourus.
La part de l’exploration au contraire est minime, par rapport à celle d’un comportement déroutant, dans le "rendez-vous possible". Le sujet est prié de se rendre seul à une heure qui est précisée dans un endroit qu’on lui fixe. Il est affranchi des pénibles obligations du rendez-vous ordinaire, puisqu’il n’a personne à attendre. Cependant ce "rendez-vous possible" l’ayant mené à l’improviste en un lieu qu’il peut connaître ou ignorer, il en observe les alentours. On a pu en même temps donner au même endroit un "autre rendez-vous possible" à quelqu’un dont il ne peut prévoir l’identité. Il peut même ne l’avoir jamais vu, ce qui incite à lier conversation avec divers passants. Il peut ne rencontrer personne, ou même rencontrer par hasard celui qui a fixé le "rendez-vous possible". De toute façon, et surtout si le lieu et l’heure ont été bien choisis, l’emploi du temps du sujet y prendra une tournure imprévue. Il peut même demander par téléphone un autre "rendez-vous possible" à quelqu’un qui ignore où le premier l’a conduit. On voit les ressources presque infinies de ce passe-temps.
Ainsi, quelques plaisanteries d’un goût dit douteux, que j’ai toujours vivement appréciées dans mon entourage, comme par exemple s’introduire nuitamment dans les étages des maisons en démolition, parcourir sans arrêt Paris en auto-stop pendant une grève des transports, sous le prétexte d’aggraver la confusion en se faisant conduire n’importe où, errer dans ceux des souterrains des catacombes qui sont interdits au public, relèveraient d’un sentiment plus général qui ne serait autre que le sentiment de la dérive.
Les enseignements de la dérive permettent d’établir les premiers relevés des articulations psychogéographiques d’une cité moderne. Au-delà de la reconnaissance d’unités d’ambiances, de leurs composantes principales et de leur localisation spatiale, on perçoit les axes principaux de passage, leurs sorties et leurs défenses. On en vient à l’hypothèse centrale de l’existence de plaques tournantes psychogéographiques. On mesure les distances qui séparent effectivement deux régions d’une ville, et qui sont sans commune mesure avec ce qu’une vision approximative d’un plan pouvait faire croire. On peut dresser à l’aide de vieilles cartes, de vues photographiques aériennes et de dérives expérimentales une cartographie influentielle qui manquait jusqu’à présent, et dont l’incertitude actuelle, inévitable avant qu’un immense travail ne soit accompli, n’est pas pire que celle des premiers portulans, à cette différence près qu’il ne s’agit plus de délimiter précisément des continents durables, mais de changer l’architecture et l’urbanisme. Les différentes unités d’atmosphère et d’habitation, aujourd’hui, ne sont pas exactement tranchées, mais entourées de marges frontières plus ou moins étendues. Le changement le plus général que la dérive conduit à proposer, c’est la diminution constante de ces marges frontières, jusqu’à leur suppression complète.
Dans l’architecture même, le goût de la dérive porte à préconiser toutes sortes de nouvelles formes du labyrinthe, que les possibilités modernes de construction favorisent. Ainsi la presse signalait en mars 1955 la construction à New York d’un immeuble où l’on peut voir les premiers signes d’une occasion de dérive à l’intérieur d’un appartement : " Les logements de la maison hélicoïdale auront la forme d’une tranche de gâteau. Ils pourront être agrandis ou diminués à volonté par le déplacement de cloisons mobiles. La gradation par demi-étage évite de limiter le nombre de pièces, le locataire pouvant demander à utiliser la tranche suivante en surplomb ou en contrebas. Ce système permet de transformer en six heures trois appartements de quatre pièces en un appartement de douze pièces ou plus."
Le sentiment de la dérive se rattache naturellement à une façon plus générale de prendre la vie, qu’il serait pourtant maladroit d’en déduire mécaniquement. Je ne m’étendrai ni sur les précurseurs de la dérive, que l’on peut reconnaître justement, ou détourner abusivement, dans la littérature du passé, ni sur les aspects passionnels particuliers que cette dérive entraîne. Les difficultés de la dérive sont celles de la liberté. Tout porte à croire que l’avenir précipitera le changement irréversible du comportement et du décor de la société actuelle. Un jour, on construira des villes pour dériver. On peut utiliser, avec des retouches relativement légères, certaines zones qui existent déjà. On peut utiliser certaines personnes qui existent déjà.
Guy-Ernest Debord

Publié dans Les Lèvres nues n° 9, décembre 1956 et Internationale Situationniste n° 2, décembre 1958.
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8 janv. 2018


 

Lorsqu’on découvre l’oeuvre d’Emmanuel Bove, on est frappé par une vision désespérée et désespérante de l’existence. L’homme apparaît comme une marionnette usée et désarticulée qui ne prend forme humaine qu’en s’agitant de façon absurde. Il se débat mais ne parvient jamais à se libérer de ses fils qui sont à la fois sources de vie et causes de souffrances. S’il est une constante chez Bove, c’est bien le refus de la réalité qui n’est qu’une déception permanente, l’anéantissement de tous les espoirs et de tous les possibles. Mais l’homme est obstiné et aspire infailliblement à ce qu’il ne peut être. 
En mélangeant monologue intérieur et narration à la première personne, Bove intègre le courant de conscience à la trame du récit. Il a l’avantage, par ce procédé, de pouvoir mettre en valeur les gestes quotidiens les plus anodins, accentuant ainsi leur côté touchant sans pourtant faire oublier leur médiocrité. Tout se passe chez Bove comme si le monologue intérieur lui offrait une possibilité d’analyse supplémentaire, un recul qui lui permettrait de voir plus loin et plus précisément que le souvenir ou le présent de l’action. C’est de cette manière qu’il construit la plupart de ses romans dont le surprenant Un homme qui savait. Le roman est tout entier centré sur le personnage de Maurice Lesca, ancien médecin, qui mène avec sa soeur une existence misérable et repliée sur elle-même. C’est une victime, le prisonnier d’un quotidien sordide qu’il espère néanmoins changer. Lesca vit dans un minuscule appartement minable. Ne percevant pas de retraite, il se trouve dans la plus grande indigence. Cependant, son désespoir ne l’empêche nullement de dire : « Un homme n’est jamais perdu car quelque avancé que soit son âge, quelque délabrée que soit sa santé, il peut toujours avoir de nombreuses années à vivre, et tant qu’on vit tout est possible. » [1] Lesca souffre de la détresse matérielle dans laquelle il est inextricablement englué mais il cherche à améliorer sa situation, sans pourtant, il est vrai, faire beaucoup d’efforts. Dépité par son triste sort, il exerce son ressentiment sur sa soeur et la manipule comme un chat une souris, cherchant inlassablement le moyen de mieux tenir sa proie, lâchant prise pour mieux la reprendre, soufflant alternativement le chaud et le froid. C’est un être pitoyable, malade, d’une saleté incroyable et sa mise défaite pousse plus au rire qu’ à la pitié : « Il portait un chapeau amolli par le temps, rabattu non seulement sur les yeux, mais sur les oreilles et sur la nuque. Son pardessus gris-vert était ample. (...). Pour qu’on ne s’aperçût pas qu’il n’avait ni col ni cravate, un cache-col était croisé sur sa poitrine. Son pantalon trop long lui cachait les talons. Ses chaussures usées n’avaient plus de forme précise, et ne se ressemblaient même pas exactement. » [2] Mais ce dont souffre atrocement Lesca, c’est d’un manque chronique d’imagination. Comme la majorité des personnages boviens, il ne porte jamais le regard au-delà d’une vie limitée aux petites contrariétés de tous les jours : boire, manger, dormir, respirer, trouver un logement. Il aspire aussi à se blottir contre la douceur d’une femme. Mais tout ceci est malheureusement inaccessible pour lui. C’est alors que l’on note un violent contraste entre la platitude des ambitions de Maurice Lesca (par exemple retenir Emily près de lui en lui faisant miroiter d’hypothétiques rentrées d’argent et acquérir une fortune personnelle) et l’opiniâtreté qu’il met à satisfaire son « projet », sans rougir de recourir à des procédés indélicats ( trahir la confiance de Madame Maze et lui ravir son argent). Ceci montre clairement les abîmes de son insignifiance, dans laquelle il dépense bien inutilement le peu d’énergie dont il est pourvu, et renforce l’impression d’une réalité en décalage constant, en mésintelligence avec l’existence : « Et dire que chaque jour se ressemble, et que je suis là, et qu’il est peut-être trop tard, et que je serais peut-être toujours là. [3] »
L’oeuvre de Bove présente une réalité au ras du quotidien où les plus petits détails prennent sens et ne sont pas sans évoquer l’atmosphère des films de Marcel Carné. Les personnages boviens sont marqués d’une qualité morbide qui les voue à l’indignité, à la déchéance. Souffrance, disgrâce fondamentale, infirmité de constitution, précarité, tel est leur lot. Ils sont atteints d’un défaut d’existence, d’une myopie de perspectives qui les rend incapables de sortir de la réalité qui progressivement les étouffe. Il en est ainsi du personnage du Beau-fils, Jean-Noël Oetlinger, qui est un jeune homme profondément insatisfait. Il cherche à rendre son existence meilleure mais n’y parvient jamais. Il souffre de ne pas savoir vivre. Pourtant, il fait preuve de bonne volonté mais ses efforts n’aboutissent à rien. Bien que l’ouvrage semble placé sous le signe de l’action, on s’aperçoit à la fin que rien n’a été atteint, que l’action n’a mené nulle part. La triste conclusion qui ramène l’antihéros à son point de départ est donnée par sa belle-mère dans une lettre qu’elle adresse à son infortuné beau-fils : « Tu es à un carrefour. Mon cher enfant, je souhaite de toutes mes forces que tu prennes la meilleure route. » [4] Tout comme Lesca, il contemple son échec et reste seul avec son amertume et sa déception. On ne peut s’empêcher ici de rapprocher Le Beau-fils de L’Education sentimentale de Flaubert, où l’on attend pendant tout le roman la réalisation des deux projets de Frédéric Moreau : réussir en amour et en politique. Comme Frédéric, Jean-Noël fait des études de droit et, comme lui, il échoue, aussi bien dans sa vie sentimentale que dans sa vie professionnelle.
 L’action mène donc à l’échec. Les personnages boviens sont humiliés, rejetés et sombrent dans une tristesse radicale. Ils ressentent une profonde douleur d’exister, sombrent dans la mélancolie. Ils n’ont plus d’intérêt pour le monde, ils sont figés, confrontés à un Réel qui les terrifie.
 Emmanuel Bove éprouvait un profond malaise devant l’existence humaine et toute son oeuvre l’atteste. Il décrit sans relâche la situation impossible de l’homme, pris dans le piège d’un monde qui l’asphyxie, emporté dans une vie de souffrance et de turpitudes. L’homme n’est donc libre que de souffrir toute son existence ou d’y mettre fin. L’oeuvre bovienne montre que rien ne peut s’organiser au-delà de ces deux possibilités. Le moindre petit effort rend le personnage bovien à la fois joyeux et très malheureux ; le bonheur d’un moment fragile de volonté lui faisant regretter de n’avoir pas pu, de n’avoir pas su, montrer une plus grande détermination, laquelle aurait été capable de changer le cours de son existence et donc d’échapper à l’absurde. Bove reconnaît l’importance de la volonté dans le malaise existentiel mais il reste persuadé que la volonté n’est pas tout et qu’il faut savoir tenir compte des circonstances de la vie dont l’homme est tributaire. C’est ce qu’il nous démontre dans Journal écrit en hiver où le narrateur, Louis Grandeville, écrit : « Ce qui me terrifie, c’est que je suis tout le temps malheureux et que tout le temps j’agis en homme heureux. Je ne prends jamais un bonheur entièrement. Mes joies, je les méprise au fond de moi-même. (...). Une voix s’élève en moi qui, à chaque pas, à chaque événement, me dit que ce pas et cet événement ne sont dus qu’aux circonstances. Malgré tout l’amour que j’ai pour Madeleine, elle n’est que la femme que j’ai rencontrée, alors que celle que j’aime je ne peux pas la rencontrer, car il est impossible qu’au milieu du monde je la trouve, parce qu’elle n’est peut-être pas née ou qu’elle est morte depuis des siècles. » [5] Vision cruelle et lucide de l’homme, prisonnier d’un monde où il ne peut pas prendre sa place. Les personnages de Bove sont totalement incapables d’agir autrement que d’une manière sordide ou dérisoire. Ils rejoignent en cela le personnage de Gontcharov, Oblomov, devenu le symbole de la velléité. Inquiets ou velléitaires, ils observent froidement la fatalité qui les gouverne et, parfois, s’en étonnent. Ils savent les révoltes vaines et les victoires illusoires, ce sont des héros négatifs dont l’empreinte sur le monde est en creux. Il n’y a donc rien à faire, tout est déjà réglé, programmé, comme le remarque le narrateur du Journal en hiver, cobaye de son existence qui prépare et dissèque à la fois sa déchéance : « Il n’y a donc rien à faire, rien, rien, et c’est cela qui est la cause de tout. C’est de savoir que jamais je ne serais plus heureux qu’à présent, ni plus malheureux, que tout ce qui peut m’arriver me semblera sans intérêt, et que malgré cela je vis, j’aime, et je suis parfois content. » [6] Le caractère machinal de l’existence, ôtant tout autre but à la vie que la mort, rend absurde cette agitation quotidienne. Bove dépeint une humanité fondamentalement incapable de transcender sa faiblesse, un monde où la révolte est une illusion, une faiblesse supplémentaire. C’est ce qu’exprime le personnage de Départ dans la nuit et de Non-lieu. Ce dernier n’est pas moins velléitaire que ne l’étaient les personnages des romans précédents, cependant, alors que les autres étaient des velléitaires à priori, il se situe sur l’autre versant de la velléité. Il a, en effet, commis un acte, en l’occurrence le meurtre, d’ailleurs accidentel, de deux sentinelles allemandes. Or, cet acte, bien loin de le libérer, n’aboutit qu’à décupler son irrésolution, le précipitant dans une terreur existentielle qui ne le quittera plus. Ses doutes et ses peurs sont exacerbées jusqu’à la paranoïa et l’horreur de vivre, de potentielle qu’elle était, devient concrète et définitive. Le monde extérieur n’est plus vécu que comme un cauchemar et l’humanité qui le peuple devient irrémédiablement hostile. C’est une humanité où même le cri, cette parole inarticulée qui devrait être amplifiée par l’amertume et la souffrance, est atténué, étouffé. Il s’agit d’une humanité qui n’a aucune issue, la condition de l’homme étant de se débattre sans espoir dans un désert. Bove sait que cette pulsion négative, qui fait le malheur de l’homme en l’empêchant d’agir de façon gratifiante, lui est fatalement attachée. 
Chez Bove, la liberté humaine est un leurre et ses personnages font preuve d’une résignation qui semble vouloir témoigner de leur impossibilité à se libérer de leurs pulsions destructrices. Le doute, qui constitue l’un des modes de pensée fondamentaux du roman de la conscience malheureuse, fait partie intégrante de son oeuvre. Ses personnages, de la même manière que ceux de la conscience malheureuse, suivent un itinéraire plein « d’hésitations et d’essais infructueux » [7]. C’est bien le cas de Louis Grandeville : « Je ne suis pas neurasthénique, ni sentimental. Je ne suis rien de particulier. D’où vient alors que je ressemble à ce point à une épave ? Si on était entré en coup de vent au moment où je pleurais, je me serais dressé comme si rien n’était et j’eusse fait ce qu’on m’aurait proposé avec la gaieté nécessaire, comme si jamais je n’avais souffert. Ce n’est pourtant pas de la comédie que tout cela. Je ne me trompe pas. Je pleure. Je souffre et je ne peux rien contre moi-même (...). Je suis incapable d’envisager une autre existence. » [8] Le doute entraîne le personnage dans un cercle vicieux dont il ne parvient jamais à s’échapper. Victime de sa propre inertie, il se laisse étouffer, incapable d’une once de réaction : « J’avais le sentiment d’être une misérable loque et, ce qu’il y a d’effrayant, ce sentiment, au lieu de me stimuler, m’accablait encore davantage. J’ai observé que c’est justement à ces moments de désespoir que le monde trouve la force de réagir. Chez moi, c’est le contraire qui se produit. Je sens que je m’enlise. Tout ce que j’ai désiré m’apparaît comme des folies. Je n’ai plus le courage de bouger, encore moins de me défendre. Je deviens une misérable épave. » [9]
 Par conséquent, l’homme n’est rien. Seules comptent les circonstances, pas les intentions. On remarque chez Bove une véritable dialectique de la lâcheté selon laquelle tous les hommes sont finalement interchangeables, puisqu’ils ne peuvent rien faire d’autre que ce qu’ils doivent faire. Le narrateur d’Histoire d’un fou essaie pourtant de prouver le contraire en élaborant le projet suivant : rompre volontairement tous liens avec les êtres qu’il aime (parents, femme, amis). Cependant, il ne réussit pas à nous convaincre qu’il puisse régner en maître sur sa destinée (comme il le prétend !). D’ailleurs, cette Histoire d’un fou, qui revêt l’aspect clos de la nouvelle, ne tourne-t-elle pas en rond ? Et que faut-il penser de cette adresse au lecteur ? : « Ne craignez rien, je ne me perdrai pas. L’histoire que l’on va lire, je la raconterai sans m’écarter du sujet. Tout ce que je peux vous dire, c’est que vraiment je suis bon. Je vous l’assure. Je vous le jure. Et ce que je jure est vrai. (...). Nous allons procéder par ordre comme je l’ai dit tout à l’heure afin que tout le monde puisse comprendre ce qui s’est passé. Mais voilà. Il ne s’est rien passé au fond. » [10] Incapable de dominer le récit de sa propre histoire qui semble ne jamais vouloir commencer, Fernand Blumenstein n’a guère plus de prise sur sa vie, même s’il veut faire croire qu’il peut en disposer à sa guise en y mettant un terme.
Si les hommes se valent tous dans un monde dont ils ne font que subir l’influence, toute notion de culpabilité est définitivement écartée et la pression de la mécanique du destin peut s’en trouver adoucie. Même si elles demeurent des armes illusoires, le désespoir et la lâcheté peuvent devenir les instruments d’un bonheur particulier, volé, mais d’un bonheur quand même, un bonheur « faute de mieux », seule alternative à l’absurdité de l’existence, une petite consolation, mais qui se vit seul, que l’on cache car l’incommunicabilité entre les êtres est irréversible. 
Les êtres sont cruels envers eux et autrui. Cette absence de communication, que les personnages boviens semblent cultiver pour mieux en souffrir, est inéluctable car le langage est un facteur de troubles, une perpétuelle source de malentendus. Il est toujours inadapté aux circonstances car Victor Bâton et ses avatars ne savent pas le manier et le considèrent comme le plus redoutable de leurs ennemis : « Ses paroles étaient toujours en dessous de sa pensée. Et quand il lui était advenu de s’épancher auprès d’un ami, il voyait en son esprit les causes les plus profondes de sa solitude ou de sa détresse, il voyait le besoin immense d’affection qui débordait de son coeur, (...), cependant que ses paroles balbutiaient les mêmes mots pour des sens divers et qu’il sentait tout à coup qu’il s’éloignait d’eux à mesure qu’il parlait. » [11] Les personnages de Bove vivent avec l’angoisse chevillée au ventre d’être confrontés à l’incompréhension des autres, c’est la raison pour laquelle certains s’abstiennent volontairement de communiquer leurs émotions.
On observe ce phénomène de repli dans un des rares romans de Bove qui aurait pu être positif, Coeurs et visages. L’intrigue est simple : André Poitou s’achemine à pas lents vers l’hôtel Gallia pour fêter sa récente nomination dans l’ordre de la Légion d’honneur. Un banquet l’y attend. Il traîne sous les enseignes lumineuses. Héros bonasse, Poitou n’est ni piteux, ni culpabilisé, il est absent. Autour de la nappe, les conciliabules sont menés sur un ton badin. Les conversations sont banales, conventionnelles. Il s’agit de ne pas se livrer, de rester humble, afin de ne pas susciter l’incompréhension d’autrui. Et quel est donc l’unique mobile de ces prises de paroles avortées, de ces empêchements maladifs, si ce n’est le désir de durer, d’attendre le lendemain sans s’ébrécher le coeur parce que le langage est l’ennemi qui peut détruire cette si fragile « harmonie » ? Les gens qui passent dans les couloirs boviens ne veulent pas se parler et, lorsqu’ils essaient, ils se heurtent au mieux à l’indifférence, au pire au mépris tout comme Henri Duchemin qui, sur le point de raconter sa triste existence à son interlocutrice, l’entend lui dire dans un grand éclat de rire : « Ne soyez pas ridicule. Si vous êtes malheureux, vous n’avez qu’à vous tuer. » [12] Quoi qu’ils fassent, la parole les fuit et le dialogue ne parvient pas à s’installer. Lorsque Victor Bâton pense avoir enfin trouvé l’ami qu’il cherchait, il ne peut que constater avec tristesse « combien (il) étai(t) peu préparé à lui parler. » [13] Et même entre deux amis de longue date, le dialogue s’essouffle et le langage montre son incapacité : « Il était en proie à un énervement tel que j’étais seul à entendre mes paroles. Je les voyais passer autour de sa tête sans jamais atteindre ses oreilles. Il semblait que les mots fussent des balles que je lançais mal. Et justement au moment où, lassé de sa distraction, je ne prêtais plus attention à ce que je disais, il parut m’écouter. » [14] Les deux protagonistes sont isolés, chacun dans sa sphère, et quand ils se rencontrent enfin, c’est pour se rendre compte qu’ils n’étaient pas en phase, qu’ils se sont manqués. Ils ressentent des émotions qu’ils sont incapables de faire partager : « Je sentis qu’il cherchait un dernier mot à me dire, un mot qui résumât sa douleur, son espoir et qu’il ne le trouvait pas. » [15] S’il est un roman, dans tout l’oeuvre de Bove, qui illustre parfaitement la solitude, le manque à exister pour d’autres, c’est bien Départ dans la nuit. Roman d’initiation à la solitude et à la mort, il raconte l’évasion d’une douzaine de prisonniers français d’un camp allemand. Or, les évadés, au lieu de faire preuve d’une solidarité confraternelle, s’enferment dans un individualisme primaire. Ils donnent l’impression de s’être enfuis, non pour échapper à leurs bourreaux, mais par refus de toute vie en communauté. Non-lieu, qui semble marquer un retour à une certaine forme d’espoir en présentant l’arrivée du héros en France, montre en fait à quel point la solitude de l’homme est irrémédiable. Une fois revenu dans son pays, auprès de ses parents et amis, ils se sent finalement aussi solitaire que dans le camp de prisonniers allemand, peut-être même davantage : « Je sentis un vide affreux. J’avais vu beaucoup de mes amis. Mais il suffisait que je retournasse chez eux pour qu’ils devinssent plus froids à mon égard. » [16] 
Cet échec manifeste des relations avec autrui conduit l’individu à s’enfermer dans le cachot de sa solitude et à ressentir avec une acuité inégalée l’étrange douleur d’exister. Si adhérer à l’existence suppose de prendre assez de plaisir à son être pour se plaire, voire s’y complaire, la douleur d’exister met le sujet en porte-à-faux à soi. Il fait alors, au sens strict du terme, l’expérience de la solitude, autrement dit : il a lui pour tout autre. La douleur d’exister n’est donc pas simple privation, elle est encombrement de soi par une altérité douloureuse. Celui qui la ressent s’abandonne alors à la douleur. Lui et sa douleur font la paire : « Aujourd’hui, je me suis senti las, triste, abattu comme rarement je l’ai été. C’était quelque chose d’effrayant. Il me répugne de parler de moi, mais quand je pense à tous ces gens que je rencontre chaque jour, cela me fait du bien de les quitter pour rentrer en moi-même. » [17] 
Les ouvrages de Bove sont dominés par une perpétuelle rumination de problèmes insolubles ou supposés tels, laquelle finit par aboutir à une forme de néant logomachique. Il s’ensuit un profond désintéressement de tout passage à la praxis qui entraîne les personnages à se laisser sculpter par l’existence au lieu d’essayer d’y imprimer leur action. La pression exercée par le monde extérieur leur semble si forte qu’ils se sentent persécutés de toute part et sont intimement certains que les êtres vivants se sont tous ligués contre eux pour leur nuire : « La famille Lecoin habite aussi sur le palier. (...). Le mari ne m’aime pas. Pourtant je suis poli avec lui. Il m’en veut de ce que je me lève tard. Un jour, en passant près de moi, il a murmuré : « Fainéant ! » J’ai pâli et n’ai su que répondre. La peur d’avoir un ennemi m’empêche de dormir pendant une semaine. Je me figurais qu’il cherchait à me frapper, qu’il m’en voulait à mort. (...). Chaque mardi, Mme Lecoin lave sur le palier. Souvent elle fixe son regard sur moi, mais je me méfie, car il serait très vraisemblable qu’elle me tendît un piège. » [18]
 A force d’être enfermé dans la solitude, on aspire à en sortir au plus vite et par n’importe quel moyen. Le personnage de Non-lieu, après avoir tant cherché à briser le cercle de sa maudite solitude, se sentant persécuté et donc terrorisé, décide d’aller chercher ailleurs paix et sécurité. Et quel endroit choisit-il ? L’Espagne franquiste ! « Je me retournai. Deux gardes espagnols s’approchaient de moi. Je savais qu’ils allaient me conduire en prison mais ça m’était égal : j’étais libre. » [19] La liberté dans la destruction et la mort.
 Dans Un Raskolnikoff, Changarnier se rend compte qu’il aurait suffi d’un rien pour qu’il en vienne à tuer le petit homme, et c’est sa pseudo-innocence qui le rend coupable. Il part donc à la recherche d’un châtiment pour un crime qu’il n’a commis qu’en rêve et se livre à la police en criant : « C’est moi... Je vous cherchais pour me rendre et pour que vous m’infligiez le châtiment que je mérite. » [20] Les sentiments qu’il éprouve lui sont devenus si pénibles qu’ils ont provoqué un changement dans sa perception de la réalité. Ils ont fomenté cette idée délirante de l’auto-accusation d’un crime qu’il n’a pas commis de façon effective, mais qu’il aurait pu commettre. 
Même le suicide, chez les personnages boviens, est involontaire. N’oublions pas que leur caractéristique majeure est l’inertie ! Ce sont les circonstances, encore une fois, qui agissent à leur place et les poussent au suicide. Le jeune Aftalion, au moment de l’acte décisif, n’en finit pas de se poser des questions : « Si je me jetais à l’eau, qu’est-ce qui arriverait ? En réalité, c’est très simple, je n’ai qu’à faire un pas, un seul pas en avant. Qu’est-ce qui m’empêche de faire ce pas ? » [21] C’est donc poussé par la curiosité qu’il ira jusqu’au suicide, entraîné par l’attrait de l’acte qu’il sent soudain en son pouvoir, grisé dans l’instant par cette possibilité qui s’offre à lui. Même sur le point de mourir, il se devine victime des circonstances puisqu’une fois au contact de l’eau « il sentit qu’il n’était déjà plus maître de lui. » [22]
 Le suicide est le fruit du hasard et dans la majeure partie des cas il reste hypothétique comme dans l’Histoire d’un fou où le narrateur laisse entendre qu’il pourrait mettre fin à ses jours. Dans la nouvelle intitulée Rencontre, la détresse du personnage est telle que, lorsque nous lisons : « J’ouvris la fenêtre » [23], nous sommes persuadés qu’il va s’élancer dans le vide par désespoir amoureux, ce que la dernière phrase ne dément pas entièrement mais le doute persiste. Si suicide il y a, ce sont encore les circonstances qui mènent la danse. Mais pour Bove, le suicide n’est pas une solution. Il s’en moque d’ailleurs par la bouche de Victor Bâton, père spirituel de toute une génération de velléitaires : « Je n’avais pas l’intention de mourir, mais inspirer de la pitié m’a souvent plu. Dès qu’un passant s’approchait, je me cachais la figure dans les mains et reniflais comme quelqu’un qui a pleuré. Les gens, en s’éloignant, se tournaient. La semaine dernière, il s’en est fallu de peu que je ne me fusse jeté à l’eau, pour paraître sincère. » [24]
Dans la plupart des romans d’Emmanuel Bove publiés avant la seconde guerre mondiale, la pauvreté matérielle et morale, qui recouvre une indigence plus profonde plongeant ses racines dans le soubassement de l’homme, met à nu les ressorts psychologiques en dévoilant la bassesse pathétique de l’humain. Certes, les conditions économiques et sociales imposées à ses personnages ne sont guère brillantes, mais elles sont la manifestation d’un dénuement tragique où l’on peut apercevoir le plus petit dénominateur commun de l’espèce. Bove, tout au long de cette vie d’écriture, approfondit son autopsie sociale avec un sens étonnant du détail qui n’est pas pour rien dans son humour parfois allénien. Ses personnages apparaissent le plus souvent comme des observateurs neutres de situations qui les concernent pourtant directement. Eternels décalés confrontés malgré eux à l’opacité du Réel.


Notes
[1] Emmanuel Bove, Un homme qui savait, Paris, La Table Ronde, 1996, p. 13.
[2] Ibid., pp. 7 et 8.
[3] Ibid., p. 14.
[4] Le Beau-fils, Paris, Grasset, 1934, p. 373.
[5] Journal écrit en hiver, Paris, Flammarion, 1983, p. 44.
[6] Ibid., pp. 44-45.
[7] Philippe Chardin, Le Roman de la conscience malheureuse, Genève, Droz, 1982, p. 295.
[8] Emmanuel Bove, Journal écrit en hiver, op. cit., pp. 43-44.
[9] Ibid., p. 169.
[10] Henri Duchemin et ses ombres, Histoire d’un fou, Paris, Editions Emile-Paul Frères, 1928, pp. 161-162.
[11] Monsieur Thorpe et autres nouvelles, Une illusion, Paris, Le Castor Astral, 1988, pp. 101-102.
[12] Henri Duchemin et ses ombres, op. cit., p. 12.
[13] Ibid., p. 73.
[14] Ibid., p. 96.
[15] Ibid., p. 114.
[16] Non-lieu, Paris, La Table Ronde, 1987, p. 159.
[17] Journal écrit en hiver, op. cit., p. 42.
[18] Mes amis, Paris, Flammarion, 1977, p. 16-17.
[19] Non-lieu, op. cit., p. 350.
[20] Un Raskolnikoff, Paris, Flammarion, 1986, p. 382.
[21] La coalition, Paris, Flammarion, 1986, pp. 324-325.
[22] Idem.
[23] Rencontre, Revue Jungle, n° 9, Paris, Le Castor Astral, 1986, p. 13.
[24] Mes amis, op. cit., p. 108.