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29 sept. 2020
28 août 2018
«
Souvent la nuit, du seuil élevé et venteux de ma maison qui surplombe la
mer, dans les veilles angoissées auxquelles me contraignait ma fièvre
maligne, je regardais les barques des pêcheurs sortant à la rencontre de
la lune,
et j'écoutais le bruit plaintif des conques marines s'éloigner dans la
brume argentée. Les feux des bergers s'allumaient sur les montagnes, les
chiens errants aboyaient dans les bois de genêts, la mer respirait
doucement devant ma porte. Et je m'apercevais tout à coup que Phébus,
blotti à mes pieds, me fixait avec un reproche attristé et noble dans
son regard affectueux. J'éprouvais alors une honte bizarre, presque un
remords, de ma tristesse ; une sorte de pudeur devant lui. Je sentais
que, dans ces moments, Phébus me méprisait : avec douleur, avec une
tendre affection ; mais il avait certainement dans son regard une ombre
de pitié et, en même temps, de mépris. Ainsi, peu à peu, il fut non
seulement mon compagnon, mais mon juge. Il était le gardien de ma
dignité, mon porte-lance.
Parfois, quand la solitude me serrait davantage le cœur, je n'apercevais plus dans ses yeux cette expression de patiente expectative que beaucoup de gens lisent dans l'œil du chien ; mais son regard long, lourd, plein d'obscurs symboles. Je sentais sa présence comme celle d'une ombre de mon ombre. C'était comme un reflet de mon esprit. Il m'aidait, par sa seule présence, à retrouver ce mépris du bien et du mal qui est la condition première de la sérénité et de la sagesse dans la vie humaine. Et aujourd'hui encore, peut-être plus qu'alors, je sens que Phébus me ressemble, qu'il n'est autre chose que le reflet de ma conscience, de ma vie secrète. Le portrait, en somme, de moi-même, de tout ce qu'il y a de plus profond, de plus intime, en moi, de plus instinctif. Mon spectre, pour ainsi dire.
Maintenant, je reconnais en lui mes mouvements les plus mystérieux, mes instants les plus incertains, mes doutes, mes épouvantes, mes espoirs. Sa dignité devant les hommes, c'est la mienne, son courageux orgueil devant la vie, c'est le mien, son mépris pour les sentiments faciles de l'homme est aussi le mien. Sa conscience morale est encore la mienne. Mais beaucoup plus que moi encore, il est sensible aux obscurs présages, aux voix de la nature. Son extrême sensibilité m'emplit souvent d'une crainte étrange, où l'espoir occupe une grande place. Non pas quand il sent venir de loin les heures tristes et les idées noires, pareilles à ces insectes morts que le vent apporte on ne sait d'où. Mais quand, étendu à mes pieds, les oreilles dressées, les yeux attentifs, il devine autour de moi une présence invisible, une ombre, un fantôme qui tantôt s'approche, tantôt s'éloigne, effleurant mon front, me guettant derrière la vitre de la fenêtre. D'après les mouvements de Phébus, je comprends si la mystérieuse présence est proche ou lointaine ; et quand il se lève d'un bond, pousse un aboiement féroce et désespéré, puis se tait rasséréné et vient poser son museau sur mes genoux, je sais que l'ombre s'est enfuie, qu'aucun péril ne menace plus mon repos ni mon travail.
Un jour Phébus me fixera avec un regard d'adieu, et il s'éloignera pour toujours. Comme Alceste, il sortira de ma maison en se retournant de temps en temps : dans ses yeux bleus, voilés de larmes, je verrai briller un dernier sentiment de pitié et d'amour. Mon seul ami, le plus cher de mes frères, me laissera pour toujours. Il ne reviendra plus. Je resterai tout seul près du feu, un livre ouvert sur mes genoux, et je n'aurai pas le courage de tourner mon regard vers la porte ouverte. Mais je suis sûr que Phébus, tout à coup, m'appellera de loin. Son aboiement fatigué m'appellera du fond de la nuit. Et je sais que je le suivrai pour accomplir son destin et le mien. Nous nous éloignerons sous la lune, dans l'herbe haute, le long du fleuve, et Phébus aboiera de bonheur ; nous partirons ainsi tous les deux comme deux vieux amis, comme deux frères qui s'aiment, jouant et nous poursuivant dans cet heureux jeu sans retour. »
Parfois, quand la solitude me serrait davantage le cœur, je n'apercevais plus dans ses yeux cette expression de patiente expectative que beaucoup de gens lisent dans l'œil du chien ; mais son regard long, lourd, plein d'obscurs symboles. Je sentais sa présence comme celle d'une ombre de mon ombre. C'était comme un reflet de mon esprit. Il m'aidait, par sa seule présence, à retrouver ce mépris du bien et du mal qui est la condition première de la sérénité et de la sagesse dans la vie humaine. Et aujourd'hui encore, peut-être plus qu'alors, je sens que Phébus me ressemble, qu'il n'est autre chose que le reflet de ma conscience, de ma vie secrète. Le portrait, en somme, de moi-même, de tout ce qu'il y a de plus profond, de plus intime, en moi, de plus instinctif. Mon spectre, pour ainsi dire.
Maintenant, je reconnais en lui mes mouvements les plus mystérieux, mes instants les plus incertains, mes doutes, mes épouvantes, mes espoirs. Sa dignité devant les hommes, c'est la mienne, son courageux orgueil devant la vie, c'est le mien, son mépris pour les sentiments faciles de l'homme est aussi le mien. Sa conscience morale est encore la mienne. Mais beaucoup plus que moi encore, il est sensible aux obscurs présages, aux voix de la nature. Son extrême sensibilité m'emplit souvent d'une crainte étrange, où l'espoir occupe une grande place. Non pas quand il sent venir de loin les heures tristes et les idées noires, pareilles à ces insectes morts que le vent apporte on ne sait d'où. Mais quand, étendu à mes pieds, les oreilles dressées, les yeux attentifs, il devine autour de moi une présence invisible, une ombre, un fantôme qui tantôt s'approche, tantôt s'éloigne, effleurant mon front, me guettant derrière la vitre de la fenêtre. D'après les mouvements de Phébus, je comprends si la mystérieuse présence est proche ou lointaine ; et quand il se lève d'un bond, pousse un aboiement féroce et désespéré, puis se tait rasséréné et vient poser son museau sur mes genoux, je sais que l'ombre s'est enfuie, qu'aucun péril ne menace plus mon repos ni mon travail.
Un jour Phébus me fixera avec un regard d'adieu, et il s'éloignera pour toujours. Comme Alceste, il sortira de ma maison en se retournant de temps en temps : dans ses yeux bleus, voilés de larmes, je verrai briller un dernier sentiment de pitié et d'amour. Mon seul ami, le plus cher de mes frères, me laissera pour toujours. Il ne reviendra plus. Je resterai tout seul près du feu, un livre ouvert sur mes genoux, et je n'aurai pas le courage de tourner mon regard vers la porte ouverte. Mais je suis sûr que Phébus, tout à coup, m'appellera de loin. Son aboiement fatigué m'appellera du fond de la nuit. Et je sais que je le suivrai pour accomplir son destin et le mien. Nous nous éloignerons sous la lune, dans l'herbe haute, le long du fleuve, et Phébus aboiera de bonheur ; nous partirons ainsi tous les deux comme deux vieux amis, comme deux frères qui s'aiment, jouant et nous poursuivant dans cet heureux jeu sans retour. »
Curzio Malaparte Une femme comme moi
éditions du Rocher Traduction : René Novella
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