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28 févr. 2016



 

LA VIE SUR TERRE
TOME PREMIER
1996 






 
  I
  Voici ce que j'ai pensé:

Je quitte la fenêtre, je m'assieds sur une chaise. A quoi penser? Dehors le dimanche aux maisons abandonnées semble flotter paisible et vaste aux confins de la ville, envahissant mon esprit avec ses ombres qui tournent et s'allongent; des sillages d'avions dans la haute atmosphère s'entrecroisent lentement et forment des signes mystérieux; bientôt s'estompent dans la transparence de cette après-midi passée à ne rien faire. Rectangles vides des murs, la rue vide du dimanche accrochée à un cintre, une silhouette dans un fauteuil.

Dehors un bruit de pas s'approche puis décroît jusqu'à se perdre. Le fauteuil, le lit, la table avec la bibliothèque, une chaise. Athènes de chemins repliés et concentriques, craquements de parquet, tiroirs, photographies périmées. Dans le couloir un placard à vieux journaux, une silhouette pendue à un crochet.

 
A quoi penser ? Sur tous les continents il y a des mégots par terre, et du monde partout normalement aujourd'hui (images de foules guidées par des signaux sur la rétine, horlogeries d'échangeurs, de voies express qui s'éteignent et se rallument, dont rien ne dérange le grondement de gaz brûlés). Je dois rallier mes pensées, mon intérêt envers les êtres; me délivrer de ce chaos aussi irrésistible qu'un réflexe me précipite du balcon; sortir de ce vacarme de guerres télévisées, d'infections résistantes aux antibiotiques, de famines, de catastrophes délabrant la vieille humanité déjà dans cet avenir aux publicités géantes que rongent les oxydes, de nourritures à partir de bactéries, dans ce décor en carton où les jours inutiles ne mènent à rien; et la fatigue écrasante de son corps à porter chaque matin devant la glace de plus en plus inexpressif de cellules nerveuses détruites, de code génétique défectueux, d'arbres jaunissants, d'affiches en lettres rouges de lésions au foie.

A quoi penser? Les vitres des immeubles en face s'incendient maintenant au soleil couchant. Bruits familiers du soir, cuisines allumées sous le ciel encore clair, tintements de tables mises; la chanson plaintive d'une radio quelque part derrière les murs et l'odeur des jardins silencieux sans personne dans la pénombre qui monte; l'écho soudain de ma propre voix me disant Ne la laisse pas monter sur l'appui de la fenêtre !

J'ai failli me souvenir de quelque chose, de quand elle était enjouée se dévêtant à la hâte bientôt sur le lit gémissant la fenêtre ouverte; du visage qui me parlait avec vivacité, ses yeux ses lèvres, son corps articulé sous les vêtements, escalier inconnu à descendre jusqu'au fond de la main, des deux jambes et des dents; ses silences, ses expressions indéchiffrables quand elle ne sait pas que je la regarde; de nouveau j'ai failli me souvenir, cette chambre vide d'où je ne puis sortir, la ville immense aux rues asphaltées, impression mondiale de foules en mouvement.

A quoi penser? Car il faut vivre, et vivre ici est un problème qui conduit à la longue au crime ou au suicide.

  II

Voici ce que j'ai pensé: il y avait la vie terrestre parmi quoi nous vivions, que le progrès de la raison entreprit d'équiper de voies ferrées, de moteurs à explosion, d'éclairage électrique et de téléphones, d'usines chimiques et de télévisions; et pour finir il alluma dessous le bûcher de Tchernobyl.

 
On comprend qu'il ne soit pas convenable de nous promettre encore l'avenir radieux, au mieux nous assure-t-on que des palliatifs efficaces sont en préparation dans les laboratoires; et la publicité, dont chaque nouveau mensonge avoue le précédent, ne nous presset-elle pas de «retrouver le vrai goût d'autrefois»? Léon-Paul Fargue, peu avant que l'économie n'ait achevé l'extermination de cet autrefois du monde humanisé, l'autrefois des jours pleins de lendemains, avait pressenti ce renversement; tout juste la science rationaliste venait-elle d'essayer sur Hiroshima ses nouvelles équations: «Oui, dis-tu, j'ai connu ce dont je parle. C'est beau comme une journée manquée. Comme une vie manquée. J'ai su que cela avait eu lieu, et que d'autres aussi ont vécu ce passé aujourd'hui désiré, attendu comme un avenir. »

 
S'il nous vient par inadvertance de vouloir songer aux jours futurs, aux années prochaines, à quoi ressemblera le monde et par exemple les informations que nous y entendrons le matin en nous réveillant; aussitôt voilà notre entendement qui charbonne et notre âme qui se trouble comme de toucher à d'hostiles ténèbres: on dirait que ce présent où nous existons encore vivants et tangibles, ce vaste assemblage de tout ce qui existe, ce monde évident où nous sommes aujourd'hui sans étonnement, ne débouche bientôt sur rien que sur du néant.

 
Chacun, pour peu qu'il s'examine avec conscience, constatera d'ailleurs le soin qu'il prend à détourner son imagination d'un avenir si confus et si déplaisant, ainsi qu'il écarterait en rougissant un souvenir malsain (sans doute par quelque phénomène d'antémémoration); avec quel naturel nous éludons toute considération quant au futur imminent, ce qui en est déjà concevable par les événements qui nous y mènent, ce qui peut s'en prédire d'après des circonstances déjà présentes et visibles et si précipitées que les journaux même ne se donnent plus la peine d'en dissimuler les symptômes; qui sont autant de prémices et de causes prochaines au regard de la pensée qui les examine. Les rougeoiements en projettent vers nous de longues ombres qui déjà nous enveloppent: nous tâtonnons et nous croyons voir, nous reniflons les combustions d'un monde parti en fumées et nous croyons penser.

 
Mais sans doute l'avenir est-il une dimension du temps qui nous est complètement sortie de l'esprit: il ne s'étend pas plus loin que les actualités télévisées du lendemain soir et nous attendons qu'on nous en montre les images. Ainsi borne-t-on la faculté d'imagination à guider son choix entre les courtes satisfactions que l'on nous dispose; elle ne serait pas seulement inutile à notre état, mais très préjudiciable, de dépiter tous ces dédommagements du confort moderne, ces distractions générales, ces luxures avariées contre quoi on nous échangea l'éternité terrestre; et qui sont tout le bonheur d'exister qu'il nous reste.

 
On conviendra que les nouvelles d'aujourd'hui, entendues il y a vingt ans, nous auraient paru un absurde cauchemar, une mauvaise plaisanterie. Le journal de l'année prochaine ne nous semblerait pas moins inepte et déprimant. Nous le lirons pourtant de notre vivant. Lichtenberg disait sa curiosité de savoir le titre du dernier livre qui serait imprimé. Je crois que personne n'a celle d'assister à l'ultime journal télévisé

 
J'ai remarqué aussi combien nous impatiente la lecture des vieux livres. Nous voudrions les avoir lus pour l'espèce de consistance que cela donnerait sûrement à notre cervelle, que nos pensées s'en trouveraient plus nombreuses, nettement formulées et à propos.

Mais ces volumes d'histoires surannées, de morales vieillottes et compassées, s'avèrent laborieux, d'une lenteur de résultat exaspérante alors que les événements se précipitent dans un affolement de soldes universels, une excitation de liquidation générale avec des pays entiers passant à l'équarrissoir avant que d'être rayés de la carte du monde.

On se fait, par exemple, un devoir d'entendre Montesquieu et son Esprit des lois, mais les heures qu'il faut pour venir à bout de ce fatras d'antiquités se traînent péniblement quand il y a dehors des vaches atteintes de Creutzfeldt-Jakob, des krachs boursiers par satellites, des engouements d'une semaine publiés par haut-parleurs, que des gloires instantanées clignotent dessus le vacarme des villes motorisées, durant qu'on maintient en animation suspendue le cadavre d'une femme enceinte, à tout hasard d'en extraire un foetus viable et d'en étudier ensuite les bizarreries psychologiques. Une après-midi de congé, on s'assoit avec l'idée de prendre connaissance du Rameau d'or de Frazer, pourquoi pas.

On tourne quelques pages avec application et puis l'on bat la campagne: le moyen de rester tranquille avec du thiabendazol dans le foie, apprenant le naufrage au large de nos côtes d'une cargaison de neurotoxiques destinée à l'agriculture sous-développée; sachant que des ordinateurs spéciaux épluchent le génome humain et programment pour le prochain siècle les besoins de ce cheptel, que des virus sans copyright rôdent autour de nos défenses immunitaires ruinées.

Et c'est inutilement que l'on cherche à fixer son attention sur les conseils que le bénin Fénelon donne pour l'instruction des filles, quand elles se promènent coiffées d'appareils diffusant de la musique directement dans le cortex, que d'étonnantes sécheresses succèdent à de brusques déluges et que les trois quarts du genre humain sont un rebut dont l'économie qui les a produits ainsi ne sait que faire; que l'on croise dans l'escalier son voisin parlant tout seul, que l'on meurt sans savoir de quoi et peut-être ignorant de ce qu'on ait vécu; et qu'il n'est plus temps de toute façon, si les pensées que nous saurions en tirer sont inconséquentes et facultatives, bornées à l'espérance de vie de nos organes.

De quel usage nous seraient-ils, dans ce présent neurasthénique où l'on nous a déplacés, ces ouvrages vénérables et toutes ces nourrissantes confitures spirituelles que l'histoire avait accumulés sur ses rayonnages.

 
On se souvient pourtant d'avoir aimé les livres des bouquinistes, dont le papier jauni conservait je ne sais quels atomes de l'autre siècle; odeur du passé, songerie d'être sous un ciel pareil à celui d'alors, de partager les mêmes rues, les mêmes automnes de mansarde, les mêmes jours dans l'abondance du temps encore après nous; et tout ce qui nous faisait aimer cette vie pour ce qu'elle était périssable.

Mais dorénavant c'est au contraire: le monde vieillit et se fatigue plus vite que ne passe le sable de notre durée physiologique. C'est pour rien, pour personne ensuite de nous, ces bibliothèques dont l'entassement accable nos heures creuses: notre vie nous tombe des mains comme ces vieilleries que nous n'arrivons pas à finir

 
Imagine-t-on, dans leur abri à recyclage d'air, pendant qu'à la surface des tempêtes radioactives disperseraient les cendres de la vie terrestre, les sursitaires du conflit atomique distraire leur ennui en relisant Hésiode? Et que leur importerait de lire aux chiottes ce graffiti que Rien n'est vrai tout est permis ?

Ces heures velléitaires que presse notre inquiétude, cette vacuité dont on s'accuse, ne sont pas de notre fait, mais de jours sans substance, d'un temps volatil qui se dissipe sans laisser de dépôt, d'un temps stérile, qu'on dirait purement chronométrique et dont l'économie seule règle le débit.

 
J'ai remarqué aussi que nous ne trouvons plus nulle part à nous reposer. Par cette raison que le repos de l'âme suppose un univers durable autour de soi, essentiellement imperturbable quant à nos péripéties et conservant nos ruines en son fonds abondant; où les générations circuleraient dans la perpétuité du genre humain et du monde habité: ses paysages, ses mreurs, ses langages, ses villes; qu'on laisserait après soi à ceux qui sont venus entre-temps, et qui rappellerait nos vies à leur fugitivité, à l'agréable devoir que nous avons de vivre heureusement ce bref séjour

 
Ici, où l'économie rationnelle nous a déportés, tout est de la veille, hâtif, électrique et nouveau, et semblet-il truqué, bruyant et fébrile, qu'une rapide décrépitude emporte. Les rues nouvelles ne se souviennent pas de nous, ni les cafés plusieurs fois neufs depuis que notre jeunesse s'y hasardait suivant les fantômes de l'autre siècle: assis là parmi cette laideur de toc et de clinquant, de bruits idiots, on s'y sent plus ancien et moins provisoire, on ne reconnaît rien autour de soi, ni les gens.

On cherche à se souvenir de cet autrefois où nous étions, à la réflexion si proche; comment l'après-midi s'égouttait paisiblement dans les cafés pleins d'ombre, comment l'âme trouvait à s'y délasser et comment revenant sur nos pas bien plus tard il nous semblait aller à sa rencontre. Mais les décors criards et les camelotes du retour d'investissement n'offrent que des heures factices et vides, la pensée s'y décourage, part en lambeaux, tout en devient indifférent et comme posthume, et même celle qu'on y attend.

 
Ainsi c'est nous désormais qui faisons figure d'antiquités, d'arriérations vivantes, si peu que l'on ait vécu. Que reste-t-il du monde où nous sommes venus et de tout ce que nous aimions? Absolument rien: les descriptions de Paris vieilles d'à peine la moitié d'une vie d'homme nous sont comme d'une fabuleuse Atlantide. On s'amusera de dire que Baudelaire a déjà réclamé là-dessus, mais ce sera bêtement: il a vu se mettre en route la machine du progrès, et voilà, nous sommes presque arrivés.

 
Voici encore ce que je lis dans le journal: un fabricant d'aliments pour bébés retire de la vente sa récente production, l'analyse des compotes faisant état d'une concentration anormalement élevée de pesticides et de fongicides. Certes le nihilisme bourgeois n'est pas une vision tardive, n'est pas une nouveauté sous le soleil: c'est bien avant notre ère qu'un grand propriétaire mélancolisait que tout était vanité, poursuite de vent et folie, et le triste Khayam après lui, qui avait le vin rationnel. Mais il n'est pas égal, quoi qu'en disent les apologistes, de méditer ces mots à l'ombre d'une ziggourat; ou que ce soit au volant de son automobile, apercevant depuis l'autoroute les tours de refroidissement d'une centrale nucléaire bâtie sur une faille sismique.


 III

Voici ce que j'ai pensé: dans un recoin de son Ethique, Spinoza note à peu près ceci que lorsqu'une chose est touchée par la tristesse, elle est, dans une certaine mesure, détruite. J'en ai tiré cette idée que la tristesse que l'on ressent des choses nous prévient de leur condamnation; ainsi du sentiment de solitude et de nudité qui émane des quartiers promis à la démolition: tout y existe en vain.

 
Je me suis demandé s'il nous arrivait encore d'éprouver des joies où la tristesse ne viendrait se jeter comme à la traverse; qui ne se mélangeraient pas d'une impression de déclin, de ruine prochaine, de vanité. Tiens, se dit-on, cela existe encore? Nos joies sont de cette sorte que nous procure un vieux quartier d'habitation rencontré au faubourg d'une ville étrangère et pauvre, que le progrès n'a pas eu le temps de refaire à son idée.

Les gens semblent là chez eux sur le pas de la porte, de simples boutiques y proposent les objets d'industries que l'on croyait éteintes; des maisons hors d'âge et bienveillantes, qu'on dirait sans téléphone, des rues d'avant l'automobile, pleines de voix, les fenêtres ouvertes au labeur et qui réveillent des impressions de lointains, d'époques accumulées, de proche campagne; on buvait dans ce village un petit vin qui n'était pas désagréable pour le voyageur.

C'est toujours avec la conscience anxieuse d'une dernière fois, que nous ne le reverrons jamais ainsi, qu'il faut se dépêcher d'avoir connu cela; que ces débris, ces fragments épargnés de temps terrestre, où nous entrevoyons pour un moment heureux le monde d'avant, ne tarderont plus d'être balayés de la surface du globe; et pour Hnir toutes nos joies ressemblent à ces trouvailles émouvantes, mais après tout inutiles, que l'on fait dans les tiroirs d'une liquidation d'héritage : ce n'en sont plus, ce sont d'ardentes tristesses, ce sont des amertumes un instant lumineuses.

 
J'ai pensé aussi qu'on ne s'accommode de ce que ce présent factice et empoisonné nous offre, qu'à la condition d'oublier les agréments auxquels nous goûtions le plus naturellement par le passé et que cette époque n'autorise plus; et de ne pas songer que ceux dont nous trouvons encore à jouir, il faudra semblablement en perdre le souvenir, en même temps que l'occasion; qu'à défaut d'oubli on en vient à devoir s'en fabriquer au moyen d'ingrédients de plus en plus pauvres et quelconques, des fins de série, des objets d'usage sauvés de bric-à-brac, tout imprégnés de temps humain et qui nous attristent; de tout ce qui peut se dénicher en fait de rebuts, de derniers exemplaires, de pièces détachées, de vieilles cartes postales; se réfugiant dans les détails de rues en instance, ciels de traîne, matins d'automne; de tout ce qui fut.

 
On nous dit, les fanatiques de l'aliénation nous disent, que c'est ainsi, tout change et l'on ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve, etc. On voit pourtant que ce n'est plus selon le cours des générations; que nous le subissons abasourdis comme une guerre totale qui fait passer sur nous ses voies express, qui nous tient en haleine de toutes ses dévastations.

Aussi ils ironisent, comme d'hallucinations, si l'on évoque le goût des choses autrefois: ce ne serait qu'un effet, bien compréhensible, du vieillissement qui nimberait ainsi notre jeunesse enfuie. Mais il y a là un problème de simple logique: admettons que le regret exagère la saveur des tomates d'alors, encore fallait-il qu'elles en aient quelque peu; qui se souviendra plus tard, s'il reste des habitants, de celles d'aujourd'hui ?

Prétendre à trouver des moments heureux, dans la condition où nous sommes, c'est s'abuser; c'est même se tromper, et c'est de toute façon ne pas les trouver. Chesterton, qui avait sous les yeux la machine du progrès en perfectionnement, en fut perspicace: «Il est vrai que le bonheur très vif ne se produit guère qu'en certains moments passagers, mais il n'est pas vrai que nous devions considérer ces moments comme passagers ou que nous devions en jouir simplement pour eux-mêmes. Agir ainsi, c'est rendre le bonheur rationnel et c'est, par conséquent, le détruire. »

Tel un Midas aux mille doigts la rationalité marchande afflige tout ce qu'elle touche et rien ne lui échappe. Ce qu'elle n'a pas supprimé et que l'on croit intact, c'est à la manière d'un habile taxidermiste; et le durcissement des rayons solaires est aussi pour les hommes qui vivraient toujours enfouis dans la forêt primitive, ils voient dans le ciel les sillages que laissent les vols intercontinentaux et la rumeur des tronçonneuses parvient à leurs oreilles.

 
J'en suis venu à cette conclusion qu'il faut renoncer : on s'enfonce sinon dans l'illusion qu'il demeurerait, en dépit de ce monde-ci, des joies simples et ingénues, et pourquoi pas des joies de centre commercial; c'est vouloir être heureux à tout prix, s'en persuader, s'accuser de ne pas l'être. C'est, par conséquent, ne rien comprendre à l'inquiétude, au chagrin, à la nervosité stérile qui partout nous poursuivent; c'est jouir de représentations, c'est se condamner à l'erreur d'être dans ces moments le spectateur satisfait de soi-même, de s'en faire des souvenirs à l'avance, de se faire photographier heureux.

 
Renoncer à cette imbécillité, ce n'est pas être malheureux; c'est ne pas se satisfaire des satisfactions permises; c'est perdre des mensonges et des humiliations, c'est devenir en fin de compte bien enragé c'est rencontrer sûrement des joies à quoi on ne pensait pas.

 
Un demi-siècle passant, Adorno ajoutait ceci: «Il n'y a plus rien d'innocent. Les petites joies de l'existence, qui semblent dispensées des responsabilités de la réflexion, ne comportent pas seulement un trait de sottise têtue, d'aveuglement égoïste et délibéré: dans le fait elles en viennent à servir ce qui leur est le plus contraire.» Ce serait oublier que ces joies anodines sont les avortements de celles qui sommeillaient en nous, que le mal économique ne voulait pas vivantes; que c'est encore à la faveur de sa condescendance et comme sournoisement. Ce n'est pas sauver l'idée du bonheur, c'est trouver cette misère bien assez bonne pour soi.

 
Voici ce que j'ai constaté d'autre: les uns aux autres nous ne trouvons plus rien à nous dire. Pour s'agréger chacun doit exagérer sa médiocrité: on fouille ses poches et l'on en tire à contrecoeur la petite monnaie du bavardage: ce qu'on a lu dans le journal, des images que la télévision a montrées, un film que l'on a vu, des marchandises récentes dont on a entendu parler, toutes sortes de ragots de petite société, de révélations divulguées pour que nous ayons sujet à conversation; et encore ces insignifiances sont à la condition d'un fond musical excitant, comme si le moindre silence devait découvrir le vide qu'il y a entre nous, la déconcertante évidence que nous n'avons rien à nous dire; et c'est exact.

Non seulement pour la raison que donne Carême, que s'il n'y a plus de cuisine, « il n'y a plus de lettres, d'intelligence élevée et rapide, d'inspiration, de relations liantes, il n'y a plus d'unité sociale» ; il resterait tout de même le vin; mais plus simplement par celle-ci que la conversation, outre de vouloir cet esprit particulier qui consiste en des raisonnements et des déraisonnements courts, suppose des expériences vécues dignes d'être racontées, de la liberté d'esprit, de l'indépendance et des relations effectives.

Or on sait que même les semaines de stabulation libre n'offrent jamais rien de digne d'être raconté que nous avons d'ailleurs grand soin de prévenir ces hasards; que s'il nous arrivait réellement quelque chose, ce serait offensant pour les autres.

 
Voici ce que j'en ai pensé: les hommes, en jetant les yeux sur la quantité des productions que l'économie accumule au détriment de la nature, inclinent plutôt à se flatter de la richesse du spectacle, qu'à prendre conscience de leur dénuement; qui est la seule chose dont nous pourrions parler d'expérience et pour commencer: tout cela qui nous comprime et nous oppresse en commun; le regret que l'on a de soi, la déception que nous est cette vie et même le dégoût, la sourde appréhension que l'on traîne à sa suite et qui nous attend au réveil, et en fin de compte l'horreur de la reproduction matérielle de son existence dans le bagne de l'économie.

 
Sénèque disait de ses contemporains: Il y a bien des choses qu'ils oublient pour de bon, mais il y en a aussi beaucoup qu'ils font semblant d'oublier. C'était à propos de petites infamies, de vices et de débraillements, qu'il jugeait malpropres. Pour nous ce qu'il faut oublier ce n'est pas seulement l'histoire universelle, ni la physionomie du monde il y a trente ou vingt ans, c'est l'époque où nous sommes.

Nous évitons de parler du passé, qui ferait honte à notre étourderie, et l'on se dérobe à envisager l'avenir, qui est sur nous comme l'ombre de la mort. L'intelligence, il est vrai, recule devant le proche avenir qui nous attend ruiné sous les intempéries, exhibant ses trompe-l'œil et ses fonds peints lépreux, où elle disparaît; il lui faut donc renoncer à elle-même dès maintenant.

Sauf à examiner ce présent, et en son sein nos vies déplorables, on se condamne à ne penser à rien; et encore un peu moins à chaque victoire que la terreur marchande publie: ses statistiques de cancer, ses stocks de radioactivité, ses ordinateurs qui parlent; pour finir il ne reste que des sécrétions intellectuelles.

 
Voici encore ce que j'ai pensé: les ciels magnifiques de novembre n'allument plus que des reflets douloureux dans nos cceurs, d'être incarcérés en un monde sans issue. Si nous nous souvenions de ce que nous sommes, notre vaste passé plein d'aventures et l'imprévu que c'est d'être dans l'univers, ces belles fins de journées aux lumières glorieuses nous pousseraient à des actes de désespoir; soit à nous réunir en d'intraitables conspirations. Mais rien, nous baissons le regard et chacun rentre chez soi.

 
IV

Voici ce que j'ai pensé: ce qui subsiste en nous d'instinct ne trouve plus à s'exprimer qu'en d'obscurs malaises que nous prenons pour des incommodités et que nous laissons au-dehors dans l'anonymat de la physiologie.

Les pensées nous manquent qui nous feraient aller leur ouvrir la porte, les reconnaître et les serrer dans nos bras. Il nous suffit le plus souvent, pour étouffer ces murmures inaudibles et pressants qui nous parviennent de ce que nous croyons être le dehors, de les couvrir de musique, d'allumer des sensations électriques et rapides dans nos nerfs; de somnifères ou de rires enregistrés.

Ce sont par exemple de brèves étrangetés, des « effets de vitre », de courtes dépersonnalisations à ne plus retrouver cette rue inoffensive et basse qui s'ouvrait à mi-pente de la ville: mais des abominations rectangulaires, le flot des automobiles, les publicités joyeuses; ou bien est-ce une suffocation psychique comme à respirer un gaz, une sourde anxiété qui se mélange au sang dans la galerie marchande doucement sonorisée, ou dans l'ascenseur vertigineux d'une tour hermétique en verre fumé, ou dans le train climatisé où tout le monde est souriant à trois cents kilomètres à l'heure, ou dans n'importe lequel de ces lieux entièrement sortis des calculs du délire productiviste. Mais justement ce monde-là est si étranger à l'homme, et il nous faut y devenir si étrangers à nous-mêmes, que ces émotions nous demeurent incompréhensibles, dessous leur importunité, et qu'elles restent au fond de chacun des cris inarticulés, des vociférations inintelligibles comme il s'en entendait jadis derrière les murs des asiles de fous.

 
Je sais que beaucoup déclarent aimer ces nouveautés, qui signifient la puissance de la collectivité industrielle, sa prodigieuse efficacité, sa perfection inouïe, l'immensité des connaissances techniques que toutes ces améliorations supposent et dont ils éprouvent que la grandeur et la modernité rejaillissent sur eux et les font nécessairement supérieurs à l'humanité précédente.

Ils trouvent l'esplanade en granit et sa pyramide d'acier vitré plus flatteuse que le square sans intérêt d'auparavant avec ses arbres, ses bancs, ses moineaux, ses allées de la promenade petite-bourgeoise. Ils disent aimer ces autoroutes à perte de vue, ces satellites de télédiffusion, ces hôpitaux scientifiques; que c'est seulement à l'ombre de tels progrès qu'on peut apprécier les passe-temps de la vie civilisée qui nous enchante de planches à voile, de cuisine exotique, d'opéras numérisés.

Bien entendu ce n'est pas vrai, ils n'aiment aucune de ces infrastructures qui les dominent - sinon cela, qu'elles les dominent - pour cette raison suffisante que nulle correspondance aimable ne peut s'établir entre ces choses et nous; qu'elles n'en veulent d'ailleurs pas, mais seulement notre acquiescement, notre soumission à l'écrasante objectivité du sur-moi économique.

 
J'ai pensé à ce sujet que l'horrible tour Eiffel fut le prototype de cette sorte de propagande par le fait, par la monumentalité autoritaire où nous sommes des fourmis et qui façonne directement l'intérieur psychique des individus: comment, après la lui avoir imposée, on en vanta l'inutilité absolument moderne à une population dont la ville venait d'être remplacée par une autre toute neuve, et que cette magnifique parure pour le xx. siècle, ne pouvant être que la promesse de ce qu'il ne durerait pas toujours, justifiait après tout l'esclavage industriel.

Quelques années plus tôt un poète de ce temps-là, et qui se pendit pour finir, notait au retour d'une promenade: «Le besoin d'embellissement et d'élargissement qui tourmente les villes modernes aura bientôt rendu notre vieille Europe aussi insipide que l'Amérique, qui n'a pas eu de passé. Je plains les gens qui viendront après nous, mais, j'espère pour eux - les formes extérieures influant évidemment sur le développement de l'intelligence - qu'ils seront stupides.» S'il avait raison, voilà ce que les monuments historiques plastifiés, les parkings souterrains déguisés en immeubles, les distributeurs. d'argent et les rues piétonnes, les réflexes conditionnés aux signaux de la circulation et les téléphones mobiles, etc., ne nous permettent pas de décider: à quoi mesurer notre stupidité? Pour ce qui est de l'insipidité en revanche le fait serait difficile à nier: la ville n'a cessé de perdre en photogénie et de nous remodeler à son image.

Il suffit de comparer nos visages, comme ils ont perdu en consistance, en expressivité! Comme ils gagnent en insignifiance! Que nos vies ont gagné en médiocrité d'appétit et perdu en relief, en nuances de tons et en diversités de motifs!

L'esprit regimbe à l'idée qu'on puisse progresser beaucoup encore dans: cette voie. On sait pourtant que l'un des derniers monuments que cette époque-ci se soit élevé à elle-même, édifié en portail d'un entassement de tours. de bureau, est un cube blanc et vide par où s'engouffre le vent.

 
Il est vrai que ces architectures ne sont pas toujours sans une espèce de beauté de celle qu'exhibent devant nous les grands échangeurs de voies rapides: une beauté algébrique et seulement occupée d'elle-même, de sa propre perfection rationnelle, une beauté froide et stérile, sans égards pour rien de ce qu'il y a autour d'elle; une beauté, si l'on veut, de monologue hystérique et ce n'est pas à quoi on puisse ajouter quelque chose de son âme, qui la charme et l'augmente.

Plutôt serait-ce au contraire, et ces choses conçues puis bâties sans goût, ne peuvent donner aucun plaisir à personne. On trouvera peut-être inconséquent d'en vouloir là où l'économie ne le trouve pas utile et de n'en pas vouloir là où elle nous le propose avec le mode d'emploi. Mais, s'agissant de plaisir, on est en droit de préférer encore l'ennui d'une station d'autoroute à l'effervescence d'un parc de loisir; par cette raison que ce monde-ci, ma chère Adèle, est une gêne perpétuelle, et qui ne sait pas s'ennuyer, ne sait rien.

 
J'ai pensé en outre ceci, que l'indifférence minérale de ces formes abstraites qui nous entourent, leur sévère fonctionnalité, produisent un composé de sécheresse et de méchanceté qui nous signifie nettement quelque chose: la vie y est un désordre. L'impression que l'on en ressent est la même que nous fait un appartement neuf et meublé par un futuriste: on se voit transformé en animal humain; comme on est en réalité au regard de l'économie toute-puissante. Il y en a donc pour déclarer aimer cela, pour s'exalter d'être au nombre des animaux domestiques de ce maître-là

 
Sans doute n'avons-nous à connaître, le plus souvent, que les bâtisses mécanographiées dont la société de masse a recouvert le globe, les embouteillages, les plages salies par la mer, les nourritures décevantes une fois dépouillées de leur emballage, les soins approximatifs de la médecine bureaucratique. Mais peu importe.

 
J'ai observé qu'avec la plupart, parler de ces réalités visibles, c'est comme d'évoquer des choses invisibles; et qu'ils y font deux sortes d'objections: que l'innovation est un besoin anthropologique qu'il serait inutile et réactionnaire de vouloir contrarier, que les hommes en fin de compte se montrent capables d'adaptations peu figurables avant qu'on ne les exige d'eux; imaginons, sans remonter plus loin, un Parisien de l'autre siècle jeté à l'un de nos carrefours.

Que depuis longtemps et surtout depuis lors de belles âmes débiles, des mélancoliques et des latinistes se lamentent du changement jusqu'à pronostiquer notre disparition et que nous sommes là bien vivants, à quoi je réponds: 10, que nous ne sommes pas bien vivants; 20, que ceux-là transportés parmi nous, tout désabusés et pessimistes qu'ils furent, et dont par ailleurs nous considérons les ceuvres comme notre patrimoine, s'évanouiraient d'épouvante en constatant dans quoi nous vivons.

 
On dit que les nouveautés ont toujours suscité de ces réserves et de ces récriminations. On demande - imprudemment à mon avis - ce que nous serions devenus si le progrès n'était passé outre ces timidités et avait renoncé au chemin de fer ou à la télévision; on cite Galilée et Pasteur, la loi inéluctable du devenir, « ainsi qu'il en fut toujours », etc. Je ne discuterai pas maintenant ces sophismes: je ne parle pas de ce que les choses ont changé, mais de ce qu'elles ont disparu; de ce que la raison marchande a détruit entièrement notre monde pour s'installer à la place. Je ne regrette pas le passé

Non seulement que ce soit vain, mais que c'était aimable à lui d'être un passé de laisser ainsi le temps ouvert devant nous et d'offrir à notre curiosité, nos réflexions et nos rêveries, de nobles ruines rencontrées au hasard d'une promenade, tant de belles maisons, de beaux meubles, de Mémoires, d'Historiettes, de méditations, de Vies des hommes illustres, etc. Je ne regrette pas le passé, c'est ce présent que je trouve regrettable, qui n'aura été que le misérable antécédent des jours synthétiques où nous serons bientôt pour n'en plus sortir.

 
Ce n'est pas la nouveauté qui nous désenchante, c'est au contraire le règne fastidieux de l'innovation, de la confusion incessamment renouvelée, c'est ce kaléidoscope tournant d'instantanéités universelles qui nous fait vivre sans perspectives de temps ou d'espace comme dans les rêves; c'est l'autoritarisme du changement qui s'étonne de nous voir encore attachés à la nouveauté qu'il recommandait hier, quand il en a une autre à nous imposer et qui empile à la va-vite ses progrès techniques les uns sur les autres sans faire attention que nous sommes là-dessous.

 
De ces marchandises il n'est pas entendu qu'elles puissent vieillir, ce qui marque la camelote; elles doivent être neuves puis disparaître sous peine de se métamorphoser en encombrants et ridicules détritus. Tout doit être si bien récent et provisoire qu'on ne puisse concevoir un après, à ce qui est ainsi dépourvu de maintenant. Ce sont dans ce chaos les objets inexplicablement épargnés, les fermes attachements, tel usage ou manière tout simplement laissés à eux-mêmes et vivants, des répits imprévus, le coassement des grenouilles, qui font figure insolite de nouveauté.

 
On parle alors de la capacité d'adaptation des hommes, de leur plasticité, que ce sont des créatures culturelles et raisonnantes, pleines de ressources: que les survivants d'un tremblement de terre s'acclimatent rapidement à la vie au grand air et au camping, que les déportés s'adaptaient aussi très vite, si on ne les enfournait dès la descente du train, à ces camps d'esclavage qu'on aurait dits extraterrestres et à quoi rien ne les avait préparés. Je ne vois pas ce que cela prouve en faveur du progrès.

S'il n'y avait pas eu en elle cet effectif mélange de vouloir exister à tout prix et d'ingéniosité, ce n'est pas que l'humanité aurait succombé aux malices de la nature, c'est qu'elle n'en serait pas sortie. L'homme certainement est coriace, quoique au large encore sur cette Terre il va s'installer dans les régions les moins probables: glaces arctiques, jungles inextricables, déserts brûlants.

Et donc, oui, pourquoi pas aujourd'hui dans ce cloaque de brume photochimique et d'électricité statique, de promiscuité haineuse, de décibels vaso-constricteurs; pourquoi ne vivrait-il pas au douzième étage avec la moquette en nylon, l'interphone et les doubles vitrages ?

 
Un auteur que j'estime pour ce qu'il ne laisse jamais son humeur noire dégénérer en nihilisme résume sobrement l'affaire: «A partir d'un certain degré d'inhumanité, dont nous sommes assez proches, rien ne pourra plus arriver qui concerne l'homme. Le non-homme qui pourrait, peut-être, résister à ces excès d'inhumain n'intéresse pas l'homme que nous sommes encore. »

A ce propos je me souviens d'avoir lu dans une revue scientifique l'exposé de chercheurs se flattant d'avoir prouvé la préférence des volailles pour les cages étroites et les mangeoires automatiques, plutôt que pour une basse-cour ensoleillée. Ce genre de trouvailles ne prêteraient qu'à rire si elles restaient confinées aux stations d'essais et aux revues spécialisées de ces aliénés. Mais la sollicitude du rationalisme n'est pas moindre à l'égard de son bétail humain qu'à celui des poulets dont il le nourrit.

N'est-il pas pratiqué aussi pour celui-là un tri sélectif empirique sur des critères d'adaptabilité aux coercitions et de résistance aux polluants, de préférence pour la vie troglodyte et la lumière artificielle, d'appétit pour l'internement social et la vie mimétique; en attendant que les ordinateurs compilent la carte génétique idéale de cette volaille humaine.

 
D'ailleurs les autres tendent à s'éliminer d'eux-mêmes, soit qu'ils n'arrivent pas à suivre et tombent malades ou sombrent dans la dépression, soit qu'ils ne se reproduisent pas ou deviennent fous, ou végètent en prison, ou se suicident.

 
Voici encore ce que j'ai noté: s'agissant des innovations, Bacon voulait en conclusion que toute nouveauté, sans être repoussée, soit tenue néanmoins en suspecte, et, comme dit l'Ecriture: "Qu'on fasse une pause sur la vieille route et qu'on regarde autour de soi pour discerner quelle est la bonne et juste voie, pour s'y engager." Trouver aujourd'hui une vieille route suppose de s'écarter considérablement du torrent de la circulation, voire d'abandonner son véhicule et de poursuivre à pied. Mais on la trouvera et probablement on y croisera des randonneurs vêtus de ces tenues multicolores qui sont l'uniforme amusant de la servitude volontaire.


 V

Voici ce que j'ai pensé en me réveillant: chaque matin nous reprenons conscience dans un monde un peu plus étroit et confiné qu'il n'était la veille: les horizons s'en sont rapprochés et nous éprouvons que leur confusion se referme sur nous; la voûte du ciel s'en est un peu plus solidifiée d'oxyde de carbone, de couloirs aériens, d'ondes hertziennes.

Chaque matin la sonnerie du réveil nous ramène dans l'air irrespirable de ces pensées jamais renouvelées et ouvrant la fenêtre nous retrouvons le monde encore appesanti de magasins géants avec leurs parkings, de sorties d'autoroutes, de banques de données, d'ordures ménagères imputrescibles; un peu plus encombré de télécopieurs, de caméras de surveillance, de guichets automatiques qui nous tutoient, de chaînes de télévision spécialisées, de fongicides mutagènes, de métaux lourds, d'herpès, de cancers du sein, d'hémorragies intestinales; chaque matin nous ressuscitons à un monde taché de mazout qui perd ses arbres et se dessèche, où la nature sénile et délabrée égare ses typhons dans les zones tempérées, où les charters du tourisme de masse mettent en loques l'ozone stratosphérique, où des instituts stratégiques de prévision préparent la mise en exploitation de la Sibérie et du Canada grâce au réchauffement de la Terre, où des chalutiers informatisés se disputent, parmi les plastiques et toutes les merdes flottantes de l'avenir moderne réalisé, les derniers thons rouges dénoncés par des satellites d'observation.

Chaque matin nous nous réveillons dans un monde que la plupart n'ont jamais connu autrement que par ces jours sans lointains, sans l'espace terrestre devant eux pour une longue suite d'années où rien n'était inscrit encore; que par ces jours où les générations futures débarquent constamment sans attendre que les anciennes aient laissé la place, parce qu'il n'y a plus d'avenir, de lendemains de l'humanité, et qu'il faut bien mettre tous ces gens quelque part.

 
Le rétrécissement continu et régulier de la sphère de l'existence doit alors sembler naturel, ou n'y prend-on pas garde, ou probablement est-il identifié à la marche même du progrès, et apparaît-il comme la preuve phénoménologique du perfectionnement de la vie marchande.

Car il s'avère que cette rapide vicissitude du monde terrestre se produit dans l'indifférence: ceux à qui l'on mentionne le fait s'étonnent de cet étonnement et réfutent que la perplexité en soit fondée: tout simplement l'humanité va de l'avant comme elle le doit pour trouver du nouveau au fond de l'inconnu; et qu'il est sensationnel au contraire de voir la puissance créatrice de l'homme se manifester avec tant d'exhubérance et de sens pratique. Si l'on rencontre un acquiescement, il est furtif: à quoi bon remuer cette houe d'idées noires? C'est gâcher pour rien le peu qui reste.

 
Je n'ignore pas que des nécessités plus immédiates nous accaparent l'esprit dès le réveil et nous harcèlent tout du long; que nous vivons et que nous percevons autour de nous les choses sous l'effet de la peur comme d'un hallucinogène perquisitionnant le psychisme jusque dans ses arrière-pensées, où l'on n'ose rien laisser traîner; que c'est une insécurité obsédante de se savoir une créature tout à fait facultative aux yeux de cette puissance anonyme qui nous tyrannise si méchamment, qui bouleverse nos vies et les réglemente comme bon lui semble, de la couveuse à l'incinérateur; que c'est toujours dans l'anticipation de perdre pied avec les factures et les avertissements qui s'accumulent et où aller une valise à la main comme l'explique la télévision: «Voyez ce pauvre type, ce SDF qui habite un carton d'emballage, le mois dernier il avait encore sa voiture, son pavillon avec la famille et la salle de bains des publicités! » Et en effet aujourd'hui qui peut affirmer: Je suis ici chez moi. Mais c'est justement ce dont personne n'a l'air de se formaliser et qui ne fait pas l'objet des conversations.

 
Je sais bien que des films nous sont projetés où des acteurs vivent intensément à notre place des scénarios rapides et passionnés (ce que Marx observait de l'argent achève de s'accomplir dans les images animées: Plus ta vie aliénée grandit, plus tu accumules ton être aliéné. Tout ce que l'économie t'enlève de vie et d' humanité, elle te le remplace en images et en représentations; tout ce que tu ne peux pas faire, tu peux en être le spectateur) ; que des analgésiques faciles, des stupéfactions électriques et modulables s'offrent à nous distraire de ce tourment incompréhensible, de cette étrangeté qui nous suit et nous dérange jusque dans nos heures vacantes; cette espèce d'étouffement. Mais de s'en satisfaire suppose, auparavant, une satisfaction plus générale quant à la circonstance.

 
J'en suis donc venu à penser que la plupart de nous trouvaient réconfort dans les restrictions mêmes, les pénuries, les incommodités et les brimades que ce collectivisme autoritaire leur inflige, «au point que Dieu en personne ne pourrait en exiger davantage» ; que les contraintes et les prescriptions qu'il ajoute sans cesse aux précédentes afin de nous ajuster à son monde insalubre et qui rapetisse étaient reçues par eux comme une opportunité de devenir plus exactement ce qu'il veut qu'on soit, de lui manifester sa bonne foi et l'empressement de son adhésion et par là, je suppose, d'être exempté de la terreur qui hante les créatures du règne économique.

C'est selon le paradoxe de saint Augustin que Maistre recommande à ceux que les incertitudes de la justice divine effraient: Avez-vous peur de Dieu? sauvez-vous dans ses bras.

Plus loin, il remarque avec bon sens: «Croyez-vous qu'un prince fût bien disposé à verser ses faveurs sur des hommes qui douteraient de sa souveraineté ou qui blasphémeraient sa bonté? ...la même puissance qui nous ordonne de prier, nous enseigne aussi comment et dans quelles dispositions il faut prier.»

Voyez l'affreux sourire des figurants publicitaires, qu'on dirait sortis d'un laboratoire de neurochirurgie, ils ne vantent pas telle marchandise, qui n'est jamais qu'une prière particulière, mais d'abord le soulagement, l'euphorie que c'est d'avoir renoncé complètement à tout et répudié ce moi craintif trituré d'angoisses, de vouer sa vie à la dépossession, d'avoir enfin abjuré toute idée d'en être contrarié.

 
Voici encore ce que je me suis demandé: se souvient-on du bonheur universel annoncé aux populations d'après la guerre, celui de l'ère atomique et du gouvernement mondial? de cet avenir radieux qui nous fut certifié au prix avantageux de nos vieilles villes sans ascenseurs et malcommodes, de nos campagnes pleines de croyances, d'animaux, de paysans? Pour le coût très modique de nos boutiques minables, de nos soirs d'oisiveté dans le silence de l'univers, de ces potagers mesquins avec leurs légumes à éplucher, ces artisans de toute façon périmés, ces cris d'enfants à la poursuite dans le grand jeu des rues, etc., et que cela ferait bon poids en ajoutant nos maladies rudimentaires et guère nombreuses, nos galanteries mal lavées, les agonies chez soi dans son lit.

Se souvient-on comment ce meilleur des mondes insistait alors pour nous reprendre cette friperie des siècles, cette brocante disparate, toute cette drouille laissée par les générations mortes et qui l'aurait encombré, en échange de nous donner le progrès moderne pour tous et son standard de vie moyenne aux pelouses bien tondues, au confortable living-room, avec ses statistiques de réfrigérateurs et de machines à laver, ses voyages en avion à réaction et ses potages en sachet; avec ses autoroutes où circuleraient en foule les automobiles de la société d'abondance et de loisir, guidées par radar, ses Tergal et ses Nylon qui ne s'usent pas et le cinéma à domicile: instruction et divertissement par la Radiovision, bientôt tout cela dans des villes audacieuses reliées par fusées de transport et la cuisine automatique, quel confort, quelle facilité pour la maîtresse de maison qui invite les voisins à dîner par le visiophone!

Bientôt dans un monde hygiénique et sans mauvaises pensées grâce aux D.D.T. de la chimie de synthèse, où des générateurs atomiques alimenteraient les publicités lumineuses et les robots ménagers; tout était là dans les cartons de ce siècle réellement scientifique: les déserts verdoyant pour nourrir la grande humanité démocratique, le cancer vaincu et même oublié, les usines automatiques camouflées dans le paysage, des vitamines en comprimés et des cerveaux électroniques géants pour administrer l'enchantement de cette société de masse dont les pacifiques savants prépareraient le voyage sur Mars.

 
On s'est beaucoup moqué des utopies collectivistes, qui ne tenaient pas compte des hommes, on oublie de rire de celle-ci réalisée, qui effectivement ne marche pas. Et que nous promet-on encore, au point où nous en sommes?

Des traitements miracles pour nos mélanomes consécutifs au durcissement des radiations ultraviolettes, des membranes d'ultrafiltration pour faire de l'eau potable avec nos vidanges, des cultures de bananes en Islande (grâce à l'effet de serre), des voitures à hydrogène conduites par l'ordinateur de bord qui fait aussi la conversation, des menus génétiques pour choisir ses enfants et des logiciels d'apprentissage pour qu'ils deviennent efficaces en s'amusant, la télévision numérique « d'un réalisme hallucinant », le visiophone, les greffes de foie de porc (plus résistant aux hépatites et aux cancers du foie), des villes de quarante-cinq millions d'habitants; et puis quoi encore, des tablettes protéinées fabriquées par des bactéries pour les dix milliards d'hommes du bonheur économique sur Terre, des gélules anti-stress qui prolongent la vie de dix ans en pleine forme, des ordinateurs en réseaux qui dialoguent par satellites pour décider rationnellement quoi faire de nous en attendant les voyages sur Mars, etc. Sans aucun doute nous aurons tout cela comme nous avons eu le bonheur cybernétique, nous en aurons de même les à-côtés, les imprévus, les faux frais qui finissent toujours par faire, comme on sait, le principal.

 
Je remarque qu'il faut peu de chose pour nous tranquilliser à cet égard, outre de se moquer des alarmes du passé, comme celle de craindre l'abrutissement du genre humain par la télévision, il suffit d'évoquer sur un ton négligent d'évidence le jugement des siècles à venir s'amusant de nos frayeurs et de nos naïvetés ainsi que nous feuilletons les albums de Robida; de nous dire: «Plus tard, dans cent ou deux cents ans, quand les historiens fouilleront la mémoire télévisuelle de notre époque... », ou de confier aux critiques littéraires de la postérité le soin de mettre de l'ordre dans nos foucades, ou d'évoquer le sort nécessairement enviable des générations futures avec tous ces progrès en cours, ou tout simplement de mentionner l'existence de prochains siècles.

 
Dans sa Vie de Samuel Johnson, Boswell rapporte une anecdote: la veille de leur pendaison, qui doit être le lundi, un groupe de condamnés assiste dans la prison au divin service. Mis en verve par ce beau thème de l'Expiation et du Rachat qui se propose là, l'officiant qui sermonne déborde l'heure et doit s'interrompre: Je terminerai dimanche prochain, s'excuse-t-il auprès de son public. Voilà comment des affirmations saugrenues jetées en passant abusent encore notre crédulité, quand déjà tout à l'heure ce sera lundi.

 
Dans sa Vie de William Cobbett, Chesterton dit de celui-ci: «En un mot, il vit ce que nous voyons aujourd'hui, mais il le vit avant que ce ne fût arrivé. Et il y a encore des gens qui ne peuvent pas le voir, même maintenant que c'est arrivé!» Donc chaque matin nous nous levons dans un monde appauvri et renfermé, sans aérations, qui est une intéressante expérience de laboratoire suivie par les caméras de satellites géostationnaires (au-delà c'est le vide cosmique), et il y a encore des gens pour ne pas le voir, même maintenant que c'est presque fini.

 
A ce propos j'ai pensé que le bain de fièvre productive, d'images animées qui parlent, de bruits stridents, de circulation motorisée en tous sens et d'informations instantanées, où nous survivons il faut bien le dire au jour le jour dans les vapeurs d'ozone photochimique et d'oxyde d'azote, ainsi que dans une cage de Faraday immense ceinturée de périphériques; que ce traitement particulier étourdit nos esprits animaux et anesthésie à la longue nos fibres nerveuses les plus fines et nous laisse insensibles à l'ambiance générale de débâcle, de catastrophe imminente où nous sommes jetés dès le réveil.

Tout est là pour nous en avertir et même visiblement il n'est pas prévu que ce monde ait à vieillir: tout s'y détériore aussitôt, comme ces monuments récents qu'il faut déjà remettre à neuf; tout s'y fait dans une précipitation d'urgence, de sauve-qui-peut, de ça ira bien comme ça : casernements montés à la va-vite pour y tasser les surnuméraires, forages pétroliers en haute mer, nappes phréatiques volées à ceux qui ne sont pas nés, radiations et carcinogènes tolérés après tout dans nos assiettes, etc.

 
Nous n'ignorons pas que l'absurde édifice de l'économie mondiale peut s'écrouler d'un moment à l'autre, qu'il lui faut chaque jour brancher de nouveaux ordinateurs pour tenter d'identifier les contradictions qui grandissent et se multiplient insolublement, que les irrégularités de la nature augmentent en violence et démontrent la fragilité des artifices dont dépend notre subsistance, que chacun thésaurise à la manière de points retraite au long de sa vie les lésions d'une maladie hideuse pour finir; mais la sensation nous manque, nous n'éprouvons pas que c'est à nous que cela arrive: à qui l'on montre de fastidieux charniers humains à ciel ouvert parce que cela change des poissons couverts d'ulcères là où l'on se baigne et des villes bombardées dont les habitants vont au travail et regardent eux aussi la télévision, ou de ces nouvelles dermatoses très curieuses:

«Voyez, les malades souffrent atrocement» devant qui on peut déployer le panorama d'un paysage travaillé en jardin depuis le néolithique en disant: «Voyez, c'est là que passeront les super-voies du ferroutage et des trains à grande vitesse pour aller plus vite», et puis des contrées en proie aux flammes à cause du dessèchement, ailleurs par hélicoptère des populations filmées sur les toits pour échapper à la montée des eaux, des usines d'insecticides en feu, des bidonvilles de vingt millions d'habitants sans canalisations et leurs enfants des statistiques de malnutrition:

«Voyez, ceux qui survivront seront idiots », etc. ; et qui assistons à tout cela comme s'il s'agissait d'un univers fictif que la radiovision diffuserait pour nous changer les idées; ou plutôt: qui contemplons tout cela aussi paisiblement que le ferait un chargement de porcs mis sous psychotropes pour voyager jusqu'à l'abattoir automatique.

 
Voici ce que je lis dans le journal: que plusieurs trusts de la chimie sont en concurrence pour mettre au point un médicament anti-suicide en songeant au confort des consommateurs du IIIe millénaire. Leur protocole indique de prendre des bestioles subalternes, communément des rats, et de les affoler de vexations, de contrariétés, de chocs nerveux, d'électrocutions, de flashes, de bruits aigus, d'ordres inapplicables, etc., jusqu'à produire chez eux l'égarement de s'automutiler, ou quoi que ce soit du genre, de leur injecter alors la molécule pressentie et d'observer s'ils retrouvent leur présence d'esprit et arrêtent de céder à l'émotion.

 
Voici ce que j'entends à la radio: que les astrophysiciens ayant refait leurs calculs, l'univers finalement ne serait pas toujours en expansion: qu'après avoir atteint un maximum de dilatation il reviendrait ensuite sur lui-même comme on repasse un film à l'envers, jusqu'à se rembobiner en la soupe primordiale de matière hyperdense d'où il était sorti, et peut-être ainsi de suite. J'entends après que des archéologues ont découvert à Siwa, dans le désert égyptien - mais c'était faux -, le tombeau secret d'Alexandre le Grand.


VI

A quoi penser? Je vais à la fenêtre. La rue m'apparaît avec une précision absolue: les carrosseries des voitures brillent au soleil, sur le trottoir en face marchent des passants avec leurs organes internes. A quoi passer toutes ces heures d'une journée? Volontiers j'emprunterais des ruelles en pente, des escaliers à rambarde de fer entre les murs noircis pour descendre vers les quartiers au bord du fleuve, chercher par là un restaurant modeste où déjeuner sous le ciel d'avant. Mais c'est dehors le monde télévisé, la ville en proie à son délire de moteurs et d'électricités, ses habitants aux yeux artificiels; ils remuent la bouche et il en sort des mots. Je reviens m'asseoir.

 
Voici ce que j'ai pensé: la production de masse a fait de nous des lecteurs de journaux au point que nous n'avons même plus besoin d'en lire, la télévision nous suffit; et aujourd'hui l'hallucination hégélienne de voir passer sous sa fenêtre le Weltgeist à cheval, coiffé d'un bicorne et souffrant de malaises gastriques, est mise à la portée de n'importe quel téléspectateur niché dans son bloc d'habitation; il y a mieux: au volant de son automobile, celui-ci avec une barrette de Lexomil dans le sang incarne à ses propres yeux cet Esprit du Monde durant qu'il circule sur l'autostrade entre les slogans idiots de l'aliénation et les architectures cubistes de la science-fiction devenue vraie.

Des panneaux lumineux lui indiquent l'heure qu'il est, la température extérieure et la vitesse moyenne du flux motorisé qui le porte. Et lorsque sa radio lui annonce que deux milliards d'hommes ne trouvent à boire, quand ils en trouvent, que de l'eau croupie ou contaminée, le voilà contraint de s'admirer lui-même: toute contradiction s'efface, tout devient limpide, «la plénitude de sa vie lui inspire un orgueil démesuré» à l'évidence de ce que la conscience de soi suraiguë dont il jouit à cet instant nécessite le monde justement comme il est, et le monde à cet instant se revêt d'un vernis magique:

«Ces villes magnifiques, se dit-il, où les bâtiments sont échelonnés comme dans les décors, etc., toutes ces choses ont été créées pour moi! Pour moi, l'humanité a travaillé, a été martyrisée, immolée, etc.» (Mais voyez le chapitre IV dans le Poème du haschisch, c'est le portrait de notre consommateur.)

 
Car celui qui s'abandonne ainsi à l'amor fati du trafic péri-urbain, géré par les radars et les caméras de la police, n'ignore pas constituer l'aboutissement et en quelque sorte la conscience de soi de l'histoire universelle réalisée; accumulation de siècles du sommet de quoi il se contemple lui-même juché derrière son volant, à qui la radio propose maintenant de «devenir bientôt actionnaire du IIIe millénaire» ; mais non seulement: du processus même de « complexification croissante de la vie », de tous ces millions d'années de l'évolution de la vie sur Terre depuis les bactéries et la reproduction sexuée, en passant par le carbonifère; mais non seulement: de tous ces milliards d'années de l'expansion de l'univers après que le vide quantique fut pris de contractions (aucune absurdité ne nous déconcertant), aboutissant à lui, point perspectif enfin atteint, parce qu'il le sait, et parce qu'il le sait, jamais, lui semble-t-il, subjectivité ne fut plus subjective et consciente de soi, plus précieuse et rare, riche et chatoyante; et peut-être alors est-il frappé par cette évidence:

« Je suis la conscience de soi de l'Univers! » ; et peut-être alors les terminaisons de sa vision stéréoscopique enregistrent-elles le ralentissement devant lui; peut-être, le signal n'ayant pas le temps d'aboutir au cerveau réflexif.

A ce sujet je me suis souvenu d'une publicité dans la rue pour de l'eau minérale: une première affiche montrait une bouteille d'eau sur fond de coupe géologique: «15 ans pour la filtrer dans les montagnes», sur une deuxième, un tas informe de plastique translucide: «2 secondes pour la compacter dans la cuisine!» J'ai trouvé que c'était en résumé le miracle du rationalisme: cent cinquante millions d'années pour perfectionner la vie terrestre, et grâce à son ingéniosité en deux siècles la voilà compactée, ne tenant presque pas de place dans le sac poubelle.

 
Ensuite de quoi j'ai pensé que ce progrès économique avait trouvé en dévastant la nature le moyen de condamner l'humanité au travail aliéné à perpétuité tout ce qui lui était antérieur et qui n'entrait pas dans ses logiciels ayant été anéanti, l'économie totale est devenue cette seconde nature synthétique où nous sommes séquestrés: rien n'y existe que par ses médiations et à la condition de son électricité et de sa chimie, de ses communications instantanées et de ses cerveaux électroniques.

Elle ne peut se maintenir autrement que par ce travail universel de tous les moments: il faut que le bras même qui l'a formée la soutienne, et qu'à la faiblesse et à l'incohérence de l'ouvrage suppléent la puissance et le renouvellement des artifices, les soins constants de ses techniques productives.

Quand la nature était immortelle, l'humanité n'avait pas besoin de ces gardiens. Maintenant que l'économie, pour trouver de la place à ses monocultures fastidieuses, a fait disparaître de la surface du globe la singulière fantaisie des bestiaires et des botaniques, dont la vie ne peut se passer; dont le présent terrestre autrefois toujours nouveau ne pouvait se passer; et qu'elle en a stocké dans ses chambres froides les graines, pollens, boutures, ovules et paillettes séminales, les codes génétiques, dans la vue de recréer tout à son aise une nature simplifiée, en cela plus rationnelle à la fois que productive grâce aux brevets des trusts de la biotechnologie, l'humanité est devenue son marché captif : on le voit depuis que les contrefaçons grossières et que les méthodes d'incarcération de l'économie ont dissous les résistances organiques, ou le fluide vital, ou que sais-je, des hommes, ainsi jetés nus parmi les virus, les cancers, les infections et les détraquements nerveux; et qu'elle leur montre à la télévision les laboratoires où ses ordinateurs assistés d'indigènes en blouse blanche cherchent les vaccins, les molécules neuves, les céréales transgéniques ou les machines à reconstituer l'eau potable à quoi ils devront de continuer à profiter de l'excitation de la vie moderne; et que seules ses sciences abstractives peuvent découvrir.

 
Le dommage n'est donc plus aujourd'hui que les moyens les plus effectifs sont employés aux fins les moins souhaitables, mais que ces moyens gagnant chaque jour en effectivité et en démiurgie sont spécialement conçus à la fin la moins souhaitable - la reproduction et le continuel élargissement de la dépendance du genre humain à la vie mécanisée, jusqu'à rendre son règne définitif - et ne peuvent absolument servir à rien d'autre; que par ce fait la survie collective se trouve immédiatement subordonnée au bon fonctionnement de la machinerie mondiale en quoi tous ces moyens s'agencent inextricablement; assez à la manière de la nourriture congelée qui ne suppose aucune interruption de la chaîne du froid.

J'ai noté que ceux à qui je mentionne cet inconvénient s'étonnent de mon scrupule: où est le problème? demandent-ils. L'économie n'a-t-elle pas justement poussé la science de la reconstitution et du factice jusqu'à pouvoir fabriquer dans ses usines toutes les fournitures, les plats cuisinés, les distractions à domicile nécessaires aux individus? Et qu'ainsi la nature peut désormais se languir et s'étioler sans que le cours de la civilisation en soit dérangé.

Je ne discute pas. J'attends que le hasard d'une promenade me fasse passer un jour devant le taudis où la raison économique aura relégué leur inutilité avec des rations protéinées; ou qu'ils viennent m'agiter sous le nez le fax du bilan génétique résiliant toutes leurs polices d'assurance; ou bien de les croiser dans l'escalier de secours complètement affolés: «La radio annonce une nouvelle tempête de radiations cosmiques! » Ou encore de les rencontrer dans une rue du IIIe millénaire, parmi les grincements, les détritus et la puanteur du naufrage rationaliste, remorquant tristement leurs enfants radioactifs. Bon, mais à part ça, leur demanderai-je, tout va bien ?

 
Ne dites pas: «c'est très exagéré », quand déjà nous voyons revenir avec terreur l'été et ses longues journées de rayonnement cancérifère.

 
Le problème, le voici tel que n'importe quelle nouveauté le pose: sous l'action des pesticides et du stress (terme générique désignant les effets secondaires de la vie heureuse), l'homme ne jette-t-il plus qu'une semence pauvre et inerte, échouant à se reproduire? Aucune importance, avec l'Icsi un seul spermatozoïde suffit, sinon on prend un spermatide, ou même pourquoi pas un noyau d'ADN s'il n'y a vraiment rien d'autre pour féconder un ovule au microscope.

Probablement les enfants conçus par ce procédé seront-ils stériles à leur tour ? Ils viendront nous voir, répondent les ingénieurs de la génération artificielle, comme l'ont fait leurs parents, quand ils voudront se multiplier à leur tour.

 
« S'il y a un axiome incontestable en logique, c'est celui-ci: Nemo dat quod non habet. Personne n'est forcé à donner ce qu'il n'a pas.» Et c'est pourquoi en amour les réclamations sont un tort, mais c'est une réfutation de la peine capitale que Nodier fonde sur cet axiome: l'antiphrase est d'une conséquence rigoureuse. Personne ne peut réclamer ou reprendre ce qu'il n'a pas donné.

L'argument s'en suit aisément: or, si la vie ne procède pas de la société, poursuit-il, s'il lui est impossible d'en accorder le bienfait à qui n'en jouit point et de la rendre à qui l'a perdue, elle sort tout à fait des bornes du droit en s'arrogeant le privilège de la prendre. «Les condamnations capitales sont donc un abus monstrueux de la force, etc.» Il ajoute qu'il ne s'agit pas de raisons de sentiment, que cette proposition a toute l'exactitude et toute la simplicité de la première opération de calcul qu'on livre à l'intelligence d'un écolier. Et c'est aussi simplement que devant son ordinateur éducatif, le petit consommateur produit par Intra Cytoplasmic Sperm Injection devra convenir de ce que la société organisée a sur lui exactement tous les droits. Mais sans doute demandera-t-il où est l'inconvénient.

 
Le voici. Qualifier de seconde nature cette machinerie totale dont nous sommes le personnel d'entretien, épouvanté d'une complexité qui le dépasse (même pas, les interfaces biologiques, la traction animale), n'est plus façon de parler, comme on disait: «L'épaisseur des médiations figées donne à l'ensemble de la société cette forme de fatalité pseudo-naturelle» où les déterminations sociales ressemblent de plus en plus à des données matérielles objectives, etc.

Les médiations rationalistes sont devenues une fatalité objective: nous n'avons accès à rien d'autre. Les représentations de la vie industrialisée circonscrivent la pensée et le champ perceptif des hommes, et toute indépendance dans leur relation avec la nature a disparu au profit du travail aliéné et de l'asservissement aux sophistications de la Recherche et Développement; comme il en est avec ces hybrides surproductifs et stériles sur quoi repose désormais la sécurité alimentaire des six milliards d'autochtones: les semences qu'il faut racheter chaque année avec leurs bidons de traitement phytosanitaire indispensable sont la propriété des trusts de l'alimentation qui en ont le copyright.

L'humanité n'était pas une espèce naturelle. L'humanité ne peut être autre chose qu'un rapport humain avec le monde, avec la nature vivante dont elle est sortie. A défaut de quoi on ne saurait, sauf à abuser des mots, parler d'humanité (mais de vie microbienne ou de société d'insectes). S'il n'y a plus un monde extérieur à la rationalité instrumentale, il n'y a plus de relation de l'homme à autre chose qu'à lui-même; à un lui-même qui a lui-même alors disparu: c'est ce qu'en psychiatrie on nomme une psychose

 
Parler de seconde nature constate le fait que l'hybris marchande affranchie de la raison humaine s'est substituée à l'ancienne nature qu'elle a fait disparaître, que c'est elle maintenant la cause et la condition de la vie terrestre; ses sciences rationalistes donnant seules la définition de ce qui existe et produisant la totalité de notre environnement, tout ce qui existe émane d'elle et par là lui est interne.

Que dorénavant c'est elle - aveugle, sans issue et fatale comme l'a toujours été la vie végétale - qui nous tire du néant et qui nous y fait retourner; et qui dans l'intervalle pourvoit au contenu de notre cerveau, nous met au travail, rassasie les besoins qu'elle nous définit et alimente en rêves éveillés synthétiques nos âmes vacantes (c'est ce ,qu'on appelle la subjectivité), etc.; car l'humanité a nécessairement une telle raison en dehors d'elle, si dIe n'est pas sa propre création: nous avons le Léviathan machinique à la place de la nature immanente et ses sciences instrumentales nous font toutes ensemble une Divinité complète: notre état de créature est ainsi parvenu à l'objectivité c'est la raison pourquoi il ne nous est pas concevable; c'est aussi la raison pourquoi - cette domination absolue qui s'exerce sur nous « excède de loin en horreur ce que les hommes eurent jamais à -craindre de la nature », pour cela entre autres que -cette horreur est inintelligible à l'entendement qu'elle a façonné

 
Je me suis souvenu à ce propos d'une publicité pour un modèle de petite voiture quelconque mais aux sièges recouverts de tissu à fleurs (une option proposait sur ce modèle la climatisation pour filtrer l'air pollué du dehors) : «A vous d'inventer la vie qui va avec! » disait-elle.

 
Voici encore ce que je lis dans le journal: une recherche scientifique internationale évalue à deux cents millions le nombre de détritus non biodégradables flottant à la surface de la Méditerranée, c'est-à-dire sous la pellicule d'hydrocarbures recouvrant le tout (d'autres études chiffrent assez précisément le tonnage, en dizaines de milliers, des composés chimiques industriels, agricoles et domestiques que les fleuves et le ruissellement y ajoutent en solution chaque année; celui aussi des déjections des masses humaines entassées autour de cette fosse d'aisance).

Les chercheurs estiment que la santé des poissons - ils en ont trouvé - n'en est pas beaucoup affectée. Une prospection conduite dans le Pacifique le plus loin possible de toute terre habitée dénombre pareillement au kilomètre carré les bouteilles en plastique, sacs aux noms de grands magasins, préservatifs, etc. Je lis ensuite qu'aux Etats-Unis un malade cardiaque s'est fait greffer le cœur de sa fille accidentée de la route, « son cœur continue cependant de vivre dans le corps de son père» : Pour moi c'est une joie d'avoir le cœur de Patti, déclare-t-il.


 VII

Voici ce que j'ai pensé d'autre: Que si la théologie spéculative avait pu décrire la prison divine où nous étions incarcérés comme une sphère infinie, dont le centre était partout et nulle part la circonférence, le règne universel de l'économie était à l'inverse une sphère infiniment close sur elle-même: la périphérie en est partout et le centre nulle part; ubiquité s'enchevêtrant jusqu'en nous-mêmes dont le moi s'égare parmi un système de cloisons mobiles imprévues, hautparleurs invisibles, portes sans poignées, couloirs où l'on se regarde passer en 3-D, fenêtres qui ne s'ouvrent plus, et toujours ramené à la fin dans la «pièce à vivre» avec les images de télévision et les maladies neurodégénératives.

La périphérie en est partout le grondement de la circulation refermé sur les villes, les écrans des terminaux de travail devant quoi s'éteint la pensée, les autoroutes sillonnant les banlieues continentales. C'est la raison pourquoi tout élan de réflexion négative à l'égard de la vie artificielle se décompose au premier geste: on se lève pour allumer une lampe, on va à la cuisine prendre une bière dans le réfrigérateur, on met en revenant de la musique en sourdine et voilà posées les limites de l'étroite cellule à l'intérieur de quoi l'imagination est autorisée à tourner en rond: chaque objet est une périphérie de cette totalité, et l'exige telle qu'elle est tout entière; ainsi nous séparant de tout ce qui n'est pas elle: souvenirs confus de quelque chose, phosphorescences, sensations sourdes comme on ne trouve pas ses mots, d'avoir oublié quoi?

Notre vie se déroule à l'intérieur d'elle, à quoi rien n'est extérieur; et même l'air que nous respirons est rempli de sa présence invisible: il suffit d'appuyer sur le bouton du récepteur d'images pour l'entendre qui nous parle en ondes radioélectriques: «Albal (des sachets en plastique pour la congélation), Albal, la maman de nos aliments! »

 
Probablement un automobiliste regagnant son alvéole d'habitation par l'ascenseur, qu'on voudrait entretenir de la mécanisation de la vie, trouverait l'expression bien rhétorique, abstraite, peu convaincante. Mais il existe toujours des formes phénoménales simples qui font entendre ces choses-là. La visite, par exemple, d'une de ces stations d'élevage informatisées avec la salle de contrôle vidéo où les volailles n'ont qu'une brève histoire en plans fixes; que c'est là toute la biographie des petits cadavres plastifiés qui s'alignent dans la morgue réfrigérée de son supermarché qui n'auront en somme jamais vu la lumière du jour.

 
Ainsi l'édifice économique planétaire dont nous sommes les termites offre-t-il à contempler un modèle réduit observable de la technonature substituée à l'ancienne, bucolique & hirsute, et quelles sont ses méthodes, quels sont ses buts. C'est ce Crystal Palace high-tech (en fait une sorte de pyramide à degrés maya) qu'un milliardaire texan névropathe a financé dans le désert de l'Arizona: on voit précisément par cette utopie de produire une «réplique en miniature de notre globe» l'idée que peuvent se faire de la nature vivante les sciences de la réification mises ensemble; quelle est cette seconde nature rationnelle et comment l'homme pourrait encore s'y réjouir de toutes choses qui sont sous le ciel, en l'espèce celui vitré de Biosphère II (Biosphère I, c'est la bonne vieille Terre, avant Hiroshima ou Tchernobyl) : «Une expérience visant à prouver que l'homme peut vivre en autarcie dans un milieu artificiel» hermétiquement clos.

Un équipage de biosphériens fanatisés y fut donc embarqué en compagnie de trois mille huit cents espèces végétales et animales estimées suffisantes pour reconstituer scientifiquement «l'écosystème terrestre» en réduction (un prototype de station de peuplement pour coloniser l'espace) : mini-montagne (20 m), mini-océan à vagues, marais, désert, jungle tropicale, etc., serres de cultures hydroponiques, etc. ; et l'on verrouilla les portes. Et voici comment les vicissitudes de cette technonature utilitaire préfigurent le destin de celle où nous vivons à l'échelle du marché mondial; ou plutôt ne préfigurent pas, sont en abrégé le monde présent où l'humanité s'accumule dessous la cloche de verre positiviste: mystérieuse révolte des cochons nains qu'il faut massacrer, mystérieuse déperdition d'oxygène, mystérieuse invasion de cafards grouillant partout, mystérieuse dépression psychique de l'équipage qui ne pouvait sortir de ce cauchemar avant la date fixée deux ans plus tard, quand on les vit réapparaître pâles et amaigris dans leurs uniformes usés.

 
Mais nous personne ne nous attend dehors, pour la raison qu'il n'y a plus de dehors. Primo Levi raconte à ce sujet un rêve récurrent qu'il n'était pas le seul à faire (peut-être tous le faisaient) : il est revenu chez lui - « c'est une jouissance intense, physique, inexprimable» -, ses amis, sa sœur sont là, et très ému il leur fait le récit de ce qu'il a subi - tant de choses à raconter - mais on ne l'écoute pas: «ils sont même complètement indifférents: ils parlent confusément d'autres choses entre eux, comme si je n'étais pas là. » Un désespoir enfantin le submerge et il se réveille dans l'atroce réalité du Lager.

 
«Nous voici donc placés dans un empire dont le souverain a publié une fois pour toutes les lois qui régissent tout. (Maistre s'adresse à ceux que troublent les méthodes du gouvernement temporel de la Providence : athées, déistes, ergoteurs théologiques, etc.)... là-dessus je demande à tous les mécontents, que faut-il faire? sortir de l'empire peut-être? impossible: il est partout et rien n'est hors de lui.»

Oui, que faut-il faire. Car il ne s'agit pas ici de la chimère déifique, d'une hallucination collective qu'on révoquerait en allant au plus court de constater qu'il n'y a pas d'arrière-monde. Cette totalité n'est pas un mauvais rêve en images de synthèse qu'on débrancherait pour soi en retirant la prise: c'est aussi le poumon d'acier qui nous fait respirer tous ensemble.

Et il n'y a pas à discuter, ce sont ses lois qui régissent tout. «Se plaindre, se dépiter, écrire contre le souverain? il n 'y a pas de meilleur parti à prendre que celui de la résignation et du respect, je dirais même de l'amour. » Et en effet il n'y a pas à réclamer ni à choisir, à vouloir des arrangements ou des améliorations; il n'y a pas de « cela est un progrès mais pas ceci», de «ce serait mieux si...», il n 'y a pas de «quand même», il n'y a pas à ergoter: c'est l'existence même de cette machinerie écrasante tout entière sortie d'une seule logique qu'il faut nécessairement accepter ou refuser, en bloc. On est sinon un mécontent qui réclame auprès du souverain, un consommateur qui prétend à de meilleures marchandises et qui songe à sa retraite, un écologiste qui veut du réalisme et de la gentillesse, un réformateur social, un téléspectateur qui exige des programmes de qualité pour ses enfants, une créature quelconque.

« Que signifient, en effet, des plaintes ou stériles ou coupables, qui ne fournissent à l'homme aucune conséquence pratique, aucune lumière capable de l'éclairer et de le perfectionner? » Pour moi je ne sais rien de si contraire aux plus simples leçons du sens commun. Mais qu'est-ce que je raconte? Voici ce que je voulais dire:

 
A l'éternité sans issue d'un univers intérieur au Dieu créateur, le règne des consortiums a donc substitué son mauvais infini. Car ce qui est fini a une extrémité, argumente Epicure, et ce qui a une extrémité peut être vu d'ailleurs, et qu'il n'existe aucun dehors d'où considérer la civilisation synthétique: elle se confond dans l'entendement de ses populations avec la réalité physique du monde lui-même; elle y apparaît comme l'origine et la cause de ce qui existe, ce qui est vrai: tout ce que nous voyons et touchons, tout ce que nous entendons et tout ce que nous éprouvons, et même nos rêves, lui est interne; pour son usage les programmes de modélisation traduisent les phénomènes du monde sensible dans le langage abstrait de la réification numérique, pour le nôtre les images de la radiovision fabriquées industriellement enseignent le mode d'emploi du faux présent et de la vie artificielle qui sont l'aboutissement de l'évolution terrestre; et le système nerveux qu'elle nous a façonné dès l'utérus ne peut pas dire le contraire: les dogmes du culte positiviste sont nos idées innées; au-delà même de l'enceinte des satellites de vidéo surveillance braqués sur l'atmosphère troublée de ce globe, ses radiotélescopes vérifient jusqu'aux confins de la voûte céleste la légalité des équations qui légitiment les calculs du taux de profit, et les sous-particules mathématiques qu'elle invente dans ses accélérateurs souterrains cautionnent «à notre niveau de réalité» les statistiques et les manipulations de la psychosociologie.

Alors le vanitas vanitatum s'énonce en formules quantiques durant que les théories créationnistes nous ressassent notre petitesse et notre néant dans les journaux du dimanche; que les neurobiologistes nous détaillent les illusions chimiques d'où procèdent nos attachements; que les psychanalystes décortiquent le schéma d'assemblage de l'appareil psychique, où ne circulent que des phantasmes, des pulsions et des vocables; que le passé humain est disponible en vidéodisques pour la famille, etc

 
En s'appropriant les attributs et les pouvoirs de la Divinité, l'économie en a fait sienne l'exigence d'obéissance absolue à son endroit et de répudiation de la vie terrestre: la richesse de notre vie subjective est à cette condition. Et quand par amplification génétique elle découvre notre «génome», qui serait le métaprogramme informatique nous actionnant, tel qu'il est poinçonné au fond de chaque cellule, on dirait en agrandissement photographique ces bandes de rayures noires et blanches comme il y en a sur tous les emballages de marchandises pour les identifier; et elle nous en fait la remarque: «Nous avons trouvé votre code-barre génétique personnalisé.» (Et les magazines nous annoncent ce retour de l'atroce doctrine de la prédestination non pas froidement mais avec l'enthousiasme vide, automatique, acéphale qu'ils ont pour vanter n'importe quelle nouveauté d'aspirateur obéissant à la voix ou de chaîne de télévision interactive destinée aux enfants.)

 
C'est pourquoi j'ai pensé que l'explication de cette impression d'étouffement, de claustration à respirer l'air recyclé d'un monde autarcique sans même un hublot pour regarder dehors; de ne trouver pour passer cette vie, toujours accompagnée d'un cercle de ténèbres, que le présent factice de jours sans horizons ni souvenirs, dépourvus de lendemains et pour ainsi dire inconsistants; où la vie ne trouve plus à brûler dans le temps raréfié, mais se consume sournoisement ainsi qu'un tas d'ordures; c'est qu'il en est bien effectivement ainsi.

 
On s'est beaucoup stupéfait après la guerre en découvrant les sortes d'usines de cadavres qu'étaient les camps nazis et leur impressionnant bilan comptable. Pourtant il existait déjà auparavant dans la grande Amérique de ces abattoirs industriels, que l'humaniste réactionnaire Duhamel avait décrits avec une précision dégoûtée dans ses Scènes de la vie future; mais il n'était alors généralement question que d'admirer la rationalité, les économies d'échelle et la modernité pittoresque, et même comique, de ces bâtiments mécanisés où le bétail arrivait continuellement par convois ferroviaires pour y être entièrement démonté.

L'analogie avec les camps de la mort vient donc naturellement et de toute façon à l'esprit: elle apparaît plus frappante encore si l'on songe que de cette vie future aujourd'hui réalisée nous ne sommes pas le bétail mais le personnel de maintenance et d'encadrement, que c'est la vie terrestre que l'on y pousse à coups de pieds sur le chemin du ciel, c'est-à-dire le temps lui-même; que bientôt il n'y en aura plus du tout.

 
Voici encore ce que j'ai vu en prenant le chemin de fer souterrain: au plafond du wagon sont suspendues des affichettes fortement orthographiées: «Les problèmes sexuels de l'homme» - (c'est pour un magazine de vulgarisation médicale peu coûteux) - que les autres voyageurs, hommes et femmes, ne semblent pas avoir remarquées. D'ailleurs sans se regarder les uns les autres, chacun se rétractant dans son anonymat; assez comme on imagine les citoyens d'un Etat totalitaire qui ont pris l'habitude de ne pas attirer l'attention.

Il m'est alors venu à l'esprit que nous étions là justement les passagers d'un de ces fameux «problèmes sexuels de l'homme».


 VIII

Voici ce que j'ai pensé: parmi les Proverbes de l'enfer de William Blake on trouve celui-ci que les désirs inassouvis engendrent la pestilence ; pour cette raison qu'ils ne s'éteignent pas dans le confinement et l'obscurité, étant en nous la manifestation nécessaire de la vie sensible et de notre enthousiasme naturel; mais qu'ils fermentent et se corrompent à notre insu comme dans une cave malsaine; qu'ils se métamorphosent en leur contraire, se changeant en passivité et en faiblesse, ajoute Blake; et c'est seulement quand ils sont bien putréfiés dans l'inassouvissement que l'économie s'offre à les satisfaire en leur proposant ses représentations, qui sont le moyen de son règne à la fois que la justification que lui fournissent ses consommateurs, en les acceptant.

 
S'il nous était loisible de faire l'anatomie des convoitises et des besoins, des jouissances et des satiétés qui nous attachent à cette société et nous la font trouver excellente, et de découvrir chaque fois sous ces figures flétries ou viciées la physionomie de ce qui en était le principe avant qu'il ne pourrisse ainsi, on reconnaîtrait quelque chose qu'aucune marchandise ne saurait contenter et qui même en réclame expressément l'absence.

Cela s'entend immédiatement si l'on en considère le type idéal que sont les films en couleurs de la pornographie industrielle: à quoi proposent-ils de s'assouvir sinon à l'inassouvissement lui-même, qui est la condition de leur utilité, le marché qu'ils reproduisent en le satisfaisant. On voit comment d'être ainsi exaucée cette misère morale en vient à se croire un désir positif ayant pour objet ces rêves dirigés sur écran et ne peut pas du tout songer à se connaître comme insatisfaction; et de quoi, en réalité. C'est exactement la manière dont les stupétiants injectables se procurent leur clientèle.

 
Il faut donc quand on s'ennuie conserver à l'esprit que toutes les marchandises présentées en résolution de notre impatience et de notre vacuité sont de cette façon, et souvent bien plus défigurées encore: qu'y avait-il avant, qui s'est transformé en un magnétoscope, un brunch entre amis, une carte de crédit, une séance de psychothérapie, un voyage d'une semaine en Birmanie? que c'est d'être séparé de soi-même et du monde sensible qui nous plonge dans l'ennui, dont les plaisirs et les distractions de cette société sont la cause toujours renouvelée:

« Ils sentent qu'ils ne sont pas heureux et ils espèrent toujours de le devenir par les moyens même qui les rendent misérables », s'étonne Fénelon quand il observe ces hommes enchantés par les faux plaisirs: Ce qu'ils n'ont pas les afflige, ce qu'ils ont ne peut les remplir. Leurs douleurs sont véritables. Leurs joies sont courtes, vaines et empoisonnées. Elles leur coûtent plus qu'elles ne leur valent. Toute leur vie est une expérience sensible et continuelle de leur égarement, mais rien ne les ramène.

Pour cela que ces viandes creuses ne sont bonnes qu'à reproduire les faux besoins qu'elles trompent, et d'abord celui du travail, cet ennuyeux malheur; qui ne peuvent être ainsi la réjouissance et la nécessité que de la soumission; qui ne seraient pas le superflu de l'émancipation, mais l'objet de ses rires et de son incrédulité.

 
Anatole France trouvait étrange l'appétit de ses contemporains pour les nouveautés de la vie à l'américaine : «Ils sont aveugles et sourds aux miracles de cette poésie qui divinise la terre. Ils n'ont pas Virgile, et on les dit heureux, parce qu'ils ont des ascenseurs.» Ce n'est pas mystérieux: la domination produit les hommes dont elle a besoin, c'est-à-dire qui aient besoin d'elle; et toutes les prétendues commodités de la vie moderne, qui en font la gêne perpétuelle, s'expliquent assez par cette formule que l'économie flatte la faiblesse de l'homme pour faire de l'homme faible son consommateur, son obligé son marché captif qui ne peut plus se passer d'elle: une fois les ressorts de sa nature humaine détendus ou faussés, il est incapable de désirer autre chose que les appareils qui représentent et sont à la place des facultés dont il a été privé

La fourniture lui en devient un droit imprescriptible et inaliénable: elles sont toutes ensemble la qualité de son être, dont la privation l'anéantirait sans aucun doute. Il n'y a aucune faculté qui puisse se conserver si elle ne s'exerce et toutes se tiennent et sont tellement subordonnées qu'on ne peut en limiter aucune sans que les autres ne s'en ressentent: l'homme affaibli ne peut pas imaginer autrement son existence pour la raison que ce sont désormais les images qu'on lui projette en livret d'accompagnement qui lui tiennent lieu d'imagination de la vie possible.

 
J'ai lu à ce propos la description d'un CD-Rom interactif pour les jeunes enfants quand ils ne regardent pas la télévision: il leur suffit de «cliquer» sur un détail de l'image affichée à l'écran et voici que s'en anime une autre petite histoire que la voix synthétique leur raconte, tout à fait comme l'imagination opérait autrefois; et aussi que des laboratoires travaillaient à mettre au point un ordinateur obéissant à la pensée (en coiffant une sorte de casque), dont il y a déjà un prototype avec des jeux vidéo ultra-rapides; mais il est plus difficile de comprendre l'intérêt de cette recherche-là, étant donné que tout fonctionne parfaitement, et pour la satisfaction générale, à l'inverse.

 
Aussi ai-je eu cette pensée que s'il y avait le moyen de faire concevoir l'émancipation de l'homme à un automobiliste - mais je ne vois pas comment - cela reviendrait à offrir à un plant de tomate en culture hydroponique de reprendre pied dans la vie énergique et changeante d'un potager en plein vent; ou à proposer à une vache clonée sans cornes et nourrie au soja le transfert dans une préhistoire grouillante de bêtes féroces, où il lui faudrait brouter elle-même l'herbe qui pousse par terre.

Et quand une étude scientifique démontre la prédilection des vaches industrielles pour l'élevage hors-sol et le distributeur de croquettes, il n'y a pas lieu d'en extraire de la science-fiction alarmiste, à l'évidence que c'est l'homme cette fois qui a servi utilement de modèle animal.

 
On dit que le progrès des forces productives nous a débarrassés de toutes sortes d'inconforts du passé, et c'est exact, mais c'était pour installer les siens à la place, plus onéreux, plus compliqués et sujets aux pannes. Un escalier étant une chose simple et commode, il peut être beau et n'est jamais ennuyeux.

L'économie le supprime en le déclarant fatigant, en disant qu'à ses yeux l'homme mérite un ascenseur; elle peut ensuite entasser celui-ci sur trente étages et lui vanter ce progrès sur les maisons basses de ses ancêtres, leurs châteaux éclairés à la bougie.

L'apologie des innovations se ramène invariablement à ces sophismes grossiers qui masquent le simple fait que l'économie ne peut offrir à satisfaire que les besoins dont elle est l'auteur: elle isole chacun dans une vie suffocante et inepte, et s'émerveille elle-même de devoir lui fournir ensuite tant d'accessoires: il y a effectivement un ascenseur pour atteindre le vingt-troisième étage et un congélateur pour y ranger la nourriture frigorifique; il y a effectivement des progrès incroyables dans le traitement des allergies qui se multiplient; on propose au consommateur prostré dans sa tour d'habitation des câbles numériques débitant cent cinquante programmes de radiovision (au moyen de cette nouvelle décompression numérique) et des week-ends instantanés sous les tropiques, etc., et l'employé de bureau le soir peut lire Sade sous l'hallogène, etc.

 
Que chacun s'examine sans se faire grâce, suggère Bourdaloue dans son sermon Sur la fausse conscience: entre ceux qui m'écoutent peut-être y en aura-t-il peu qui osent se porter témoignage que ce reproche ne les regarde pas.

Car ce n'est pas impunément qu'on mène une vie normale: elle est aussi normale que la prison industrielle qu'il faut avoir intériorisée physiologiquement pour la trouver normale: seule une imagination déjà atrophiée par la médiocrité et le confinement de cette vie totalitaire peut s'en satisfaire et avoir l'usage de ses accessoires, qui achèveront de dessécher tout à fait l'individu.

C'est pourquoi il est besoin de lui injecter de la vie artificielle à proportion qu'il s'adapte, et maintenant c'est une perfusion constante d'images en couleurs qui bougent et qui parlent afin qu'il ne s'aperçoive de rien; afin qu'il ne s'aperçoive pas que sa vie ne vit plus, qu'elle est devenue la fonction biologique dont la production totale a besoin pour prospérer, son tube digestif en quelque sorte.

La réification devient à l'homme l'état naturel, normal: il ne se sent contraint par là qu'à être lui-même tel que la fourmilière collectiviste l'a produit et il n'y voit pas d'objection, au contraire: le diorama monotone des paysages du machinisme agricole s'accorde si aisément à la monotonie de la rapide autoroute qui les traverse que l'automobiliste figé à son volant en vient à ressentir une impression de plénitude, d'harmonie heureuse, d'accomplissement universel indépassable.

Toutes les marchandises émettent des messages subliminaux quand on les manipule sans faire attention et ce n'est pas impunément que l'on porte sur soi une carte bancaire: elle donne la mesure exacte du diamètre de la sphère de subjectivité à l'intérieur de quoi on est autorisé à se représenter sa vie, et à la vivre; aucune impression du dehors ne peut y entrer, ni aucune pensée s'en évader, autrement que par ce guichet, c'est-à-dire aucune.

Ce précieux morceau de plastique ne contient pas de l'argent, mais l'objectivation de l'être social de son «propriétaire », le jugement abstrait que la rationalité économique porte sur sa créature et à quoi celle-ci doit s'identifier : elle recevra en échange cette âme morte, cette subjectivité, ce fétiche qui lui permet d'entrer en rapport avec les autres marchandises et de les comprendre; et de devenir alors comme dans cette histoire fantastique de l'Etudiant de Prague, mais sans l'inconvénient: c'est au contraire d'être toujours suivi de son ombre qui serait embarrassant. Ne cherchons point hors de nous-même l'éclaircissement.

 
« Nous consumons toute notre vie toujours ignorants de ce qui nous touche», avertit de son côté Bossuet dans son fameux sermon sur la mort; et non seulement de ce qui nous touche, mais encore de ce que nous sommes. En effet la conscience de soi se trouve enfermée et isolée du monde extérieur par un système nerveux que les chocs et les excitations de la vie moderne ont transformé en appareil d'enregistrement, en un assemblage de réflexes conditionnés.

Les seules sensations qui lui parviennent et sur quoi elle s'organise sont les stimuli de la vie mécanisée qu'elle en vient à confondre avec la vie vivante. Le téléphone sonne et on va répondre. On roule à cent soixante kilomètres à l'heure en écoutant les nocturnes de John Field. On regarde la télévision en trouvant ça normal, et même marrant. Nous ne prêtons aucune attention à ce qui nous touche: si nous étions encore en mesure de comprendre ce qu'elles signifient, non seulement ce qu'elles nous disent en réalité, mais le fait même qu'il y en ait, les publicités qui sont partout nous épouvanteraient; et ce que nous sommes, il est malaisé de se le figurer autrement que par défaut, pour ainsi dire: le fait par exemple que d'entendre parler de greffes d'organes ne fasse pas dresser les cheveux sur la tête.

On se heurte partout aux écrans des ordinateurs qui font l'interface entre les hommes et l'objectivité abstraite de l'économie qui règne sur la Terre; les truchements par quoi elle leur parle directement; mais nous n'en éprouvons pas de claustrophobie. On ne voit pas le monde qui est dehors clochardisé, où ne fonctionnent que les infrastructures de l'économie: on vit à l'intérieur des images qu'elle nous fournit. Et pour finir même les catastrophes en gros titres sont des stimulants pour les consommateurs, une promesse de levée des inhibitions; ils ne craignent au contraire que d'être privés de ces commotions qui leur font oublier qu'ils sont incapables de se souvenir d'eux-mêmes.

 
Voici ce que je lis dans le journal: les radioastronomes se plaignent que les téléphones portables parasitent leurs fréquences hertziennes quand ils veulent écouter les galaxies; et les astronomes optiques, excédés de pollution lumineuse, doivent s'en remettre à des télescopes embarqués à bord de satellites.

Je lis que les scientifiques du programme Search for extraterrestrial intelligence (qui branchent leurs décrypteurs sur des radiotélescopes en faisant l'hypothèse que s'il existe des civilisations extraterrestes on devrait en capter les bruits radio: radars, électroménager, jeux télévisés, retransmissions sportives, etc.), que ces chercheurs avaient connu l'émotion d'intercepter, à la grande antenne du désert australien, des signaux artificiels réguliers sur la bande de 2,3 GHz; mais à la réflexion c'était le four à micro-ondes de la cafétéria de l'observatoire.

Je lis aussi que les physiciens du CERN avaient dû constater le passage à heure fixe de particules imprévues, peut-être extraterrestres, dans les champs magnétiques de leur accélérateur souterrain. Finalement il suffisait de consulter le Chaix, c'était tous les jours le train subsonique entrant en gare de Genève. Et j'ai pensé que maintenant qu'il règne universellement, le rationalisme ne peut plus rien faire d'autre que de se vérifier lui-même.

 
Voici encore ce que j'ai pensé: que le processus de la domestication de l'homme par l'économie est si avancé qu'il peut désormais apparaître des modes, des snobismes, des avant-gardes de l'aliénation médicalisée : un nouvel antitumoral, un antidépresseur dernier cri, un antiviral en essais cliniques (très rare, par avion!), une pilule de jouvence pas encore homologuée, un anti-dégénératif cérébral dont parlent les journaux; c'est à qui sera le premier à pouvoir lancer un toast de fidélité: Prozac !

 
IX

Voici ce que j'ai pensé d'autre: en 1814 dans une lettre au vicomte de Bonald, Joseph de Maistre - qu'on peut lire aussi en se souvenant du précepte adornien de «mettre tous les arguments réactionnaires contre la civilisation occidentale au service de l'Aufklärung progressiste» - écrivait que pour juger d'un siècle, il ne suffit pas de connaître ce qu'il sait; il faut encore tenir compte de ce qu'il ignore. Il ajoutait: le nôtre, dès qu'il sort de a + b, ne sait plus ce qu'il dit. (Pour celui où nous sommes et qui a perdu l'intelligence des causes, c'est dès qu'il sort de 0 ou 1). Ce qu'on peut entendre ainsi: pour juger du progrès, il ne suffit pas de connaître ce qu'il nous ajoute; il faut encore tenir compte de ce dont il nous prive.

 
La difficulté se présente ici que l'existence humaine et la froideur économique se niant réciproquement, cette dernière en s'étendant a fait disparaître jusqu'au souvenir de ce que fut celle-là on n'a rien pour comparer. Aucun homme ne peut voir que ce qui est en lui (note Bloy dans son journal). Si nous voyons la voie lactée, c'est qu'elle existe véritablement dans notre âme: d'où l'éclairage nocturne l'a effacée, c'est la cause que nous ne la voyons plus; ce sont les projecteurs au sodium et les néons criards qui s'y tiennent à la place.

En nous dérobant les mystères de la voûte céleste, l'électricité publique chasse du monde les inquiétudes remuantes et les bizarreries, les silences extralucides et les méditations de la nuit, en même temps que la nuit elle-même; nous privant donc aussi de savoir ce qu'est le jour.

C'est une diminution de la vie terrestre qui n'est pas négligeable, pour rester inaperçue; et si avec les progrès du confort les amants prennent des douches, bavardent au téléphone et ont un tourne-disque, ils ont égaré ce charme puissant qui était de mêler leurs urines nocturnes dans un même vase, et c'est la froide lumière électrique qui dégrise leur nudité, au lieu qu'en s'épuisant la lampe à mèche, toujours inquiète, recueillait le témoignage des heures passées avec leurs ombres vivantes; et c'est le radio-réveil qui les prévient du jour, etc.

J'en suis donc venu à considérer qu'il faudrait examiner sous ce rapport toutes les facilités modernes, toutes les améliorations: de quoi se prive-t-on en prenant l'ascenseur, est-ce le même homme qui rentre chez lui par l'escalier et celui qui appuie sur le bouton du douzième, arrivent-ils au même endroit? La réponse en est parfois évidente: le téléphone, qui contraint d'être toujours alerte et disponible, interdit de se retirer chez soi et nous dépossède de l'intimité avec le temps; en outre il accoutume de se parler les uns aux autres sans se regarder, et rend ainsi fonctionnelles jusqu'aux conversations intimes, etc. Mais dans la plupart des cas nous en resterons ignorants, pour ne l'avoir jamais su.

 
L'opération est sans peine dans le cas des marchandises inédites publiées à grand bruit: il suffit de se demander de quoi nous prive, qu'on a connu, cette nouveauté quelle disette nouvelle impose ce palliatif, quelle pénurie surprenante. Invariablement on vérifiera une soustraction. Ce qu'on n'a plus en prenant le train subsonique.

Ce de quoi la réalité virtuelle est l'expédient, ou la thérapie génique; ou ces protéines fabriquées par des bactéries avec nos poubelles: « c'est comme ça que doit être un aliment aujourd'hui, sain et délicieux!» ou cette nouvelle génération d'antibiotiques hyper-efficaces. Il arrive pourtant que le sens en soit difficile à déchiffrer, quoiqu'on le pressente très funeste: par exemple de ces tomates imputrescibles bientôt sur le marché, quelle sorte de vie humaine pourra donc s'en nourrir? Ou ces greffes de cœurs de porcs hominisés que l'on nous promet pour remplacer les nôtres usés par les déceptions et la neurasthénie, ou ces fœtus mis à décongeler dans l'utérus de femmes aux seins flétris?

 
C'est en fin de compte un inventaire immense et décourageant à dresser, qui se résume à ceci que le progrès industriel a confisqué aux hommes le monde sensible et la société du genre humain. Et qu'avons-nous reçu en échange? Des lanternes magiques animées à distance, de petites autos à conduire soi-même en tournant le volant, des croquettes de poisson faciles à manger, des vêtements doux et confortables avec des élastiques.

On connaît le boniment: le progrès arrive pour installer ses antennes de télévision et ses prises téléphoniques, et découvre tout un fatras d'inutilités, d'air matinal à respirer, de vie sociale parmi les siens, de saisons qui reviennent, de chaises sur le pas de la porte, d'heures entre chien et loup, etc., et propose, en échange de ces vieilleries qui l'empêtrent, de nous mettre à la place le luxe moderne de la baignoire à domicile, hygiène à volonté! que ce serait ainsi une humanité reposée et souriante, fleurant la savonnette pour aller au bureau ou au cinéma; maintenant que les logis du monde nouveau s'avèrent trop petits, on nous en vante la douche: plus tonique! plus saine, et d'ailleurs plus morale depuis que l'eau commence à manquer.

 
Je me suis demandé s'il restait quoi que ce soit dont l'économie puisse encore amputer ses consommateurs sans en perdre définitivement l'usage, et voici ce que j'ai trouvé: au célèbre, et infructueux - il y échoue à dissiper l'objection des esprits forts - livre onzième de ses Confessions, saint Augustin distingue trois modes au temps vécu: le présent du passé, qui est la mémoire; le présent du présent, qui est l'attention actuelle; le présent de l'avenir, qui est l'attente. Il ne nous en reste que le deuxième; ou plutôt son illusion, son fantôme: Condillac n'établit-il pas dans son Essai sur l'origine des connaissances humaines qu'on ne dispose de son attention actuelle que par le secours que nous prête l'activité de l'imagination produite par une grande mémoire?

A défaut de quoi nous ne réglons pas nous-même cette attention: elle obéit uniquement à l'action des objets qui sont autour de nous, et l'âme demeure soumise à ces objets qui agissent immédiatement sur elle; c'est-à-dire à ceux qui les choisissent pour nous. Et l'on peut se demander en voyant l'être humain emprunter l'escalator, ou poussant son caddie parmi les travées de la surabondance, ou en entendant le crépitement du débit de sa carte bancaire, etc., se demander donc, dans la sujétion de quoi exactement notre âme est tombée.

 
Le passé n'a plus de présent parmi nous: l'usurpation marchande ne le supportait pas vivant, habité avec du linge aux fenêtres, qui la contredisait toujours: campagnes enchantées du temps de la traction animale, mceurs et usages curieux de ces contrées lointaines peintes à la main, quartiers perdus, rues pensives, paisibles maisons d'avant l'électricité, chansons qu'on chante, profusion des siècles; qui ne sont plus et qui ne reviendront jamais: jetés tout vivants qu'ils furent dans la chaudière du progrès.

 
L'avenir quant à lui se trouve au-devant comme un jour d'hiver où le matin et le soir se touchent de près, et nous préférons ne pas l'envisager; chacun d'ailleurs peut vérifier combien est courte son imagination des jours futurs. C'est pour la raison qu'il n'en reste pas beaucoup; et qu'ils sont rédigés à l'avance en formules d'isotopes, de métaux lourds, d'oxyde de carbone, en statistiques de pénuries définitives, en calculs de vitesse de la volatilisation du voile d'ozone.

 
Il reste donc à pratiquer dans les cerveaux l'ablation de l'attention actuelle; car cette humanité sans lendemains dont nos pensées se détournent sera tout à l'heure notre moment maintenant. Il ne suffira plus alors à la relâche de nos nerfs de descendre chaque soir au Léthé des images hertziennes. Il faudra des ébranlements et des chocs mieux étourdissants, des hallucinations bien complètes dans quoi se réfugier durant que dehors se détraquera bruyamment la machinerie de la nature.

 
En voici un prototype: «L'utilisateur doit chausser une sorte de masque de plongée qui l'empêche de voir le monde extérieur, en réalité des écrans stéréoscopiques qui lui montrent des images de synthèse en couleur et l'utilisateur ne voit rien d'autre. Il est donc totalement immergé dans ce monde de synthèse où les images s'adaptent aux mouvements qu'il fait.» Vivez tout ce que la réalité ne vous donnera jamais, anticipe, sans trop de tact, le slogan d'une de ces machines.

«Bienvenue dans la quatrième dimension - On voit le monde plus beau qu'il n'est en réalité! - Explorez Cyberland et ses univers de projection en 3-D, créés par les esprits les plus fous. Spectacle total dont on sort apaisé comme après l'extase!, etc. » Si l'idée de cette camisole numérique individuelle enthousiasme les commentateurs c'est que nous y deviendrons semblables à l'objectivité économique ellemême, retranchée derrière ses écrans, immergée dans ses modèles de simulation et qui ne connaît plus autrement le monde physique.

 
«Le Virtuasega sera d'une totale banalité dans moins d'une dizaine de mois», prédisait-on; finalement les effets secondaires de ces équipements (troubles de l'équilibre, perte de l'orientation, évanouissements, accès d'angoisse parfois plusieurs jours après, n'en recommandent pas la commercialisation. Peu importe: Seule l'exagération est vraie, et ces affabulations d'appareillages futuristes n'annoncent pas seulement le perfectionnement et l'intensification de l'hypnagogie collective. Toutes ces exagérations sont l'imagerie naïve de ce que devient ici la vie humaine, c'est notre présent que décrivent ces fictions expressionnistes (en réalité des écrans stéréoscopiques, etc.).

Personne n'utilisera jamais le harnachement ridicule du cybersex (qui ne fonctionne pas), qui est une allégorie transparente de la vie sexuelle telle qu'elle fonctionne entre les individus réifiés, dans la solitude de leur destin économique.

 
Il n'en va pas autrement du cyberworld tout entier, cet au-delà que l'hystérie marchande promet aux masses atomisées, cette vallée de Josaphat où nous serions enfin tous réunis par le moyen de notre séparation même; digitalworld qui est le rêve éveillé qu'elle fait d'échapper aux suites et conséquences de ses débordements, dont la marche rapide et dévastatrice nous déconcerte, en s'inventant un univers de rechange à celui qui est dehors prolétarisé, maladif, brutal et informe; où l'on observe dès à présent des intempéries étonnantes, je ne sais quoi de déréglé dans toute la nature, qui semble nous menacer de quelques suites déplorables qui feront sécher les hommes tout vivants, de crainte et d'effroi, parce que la peur aura perdu toute possibilité de fuir; sinon fantastiquement dans cette idylle numérique, cette bucolique d'un monde sans microbes, toujours neuf, d'où l'horizon de la mort :a disparu et où il n'y a personne. Et in Arcadia ego.

 
A mesure que le monde rétrécit les possibilités se restreignent et avec elles diminue la fatigante obligation de vouloir ce que l'on fait: il n'y a presque plus le choix; et certainement aucune autre époque n'aura proposé un tel confort subjectif.

 
L'internaute après tout n'est que l'aboutissement délirant d'un long processus d'isolement des individus et de privation sensorielle; et la cybervie qu'on lui propose n'est jamais destinée que pour quelque temps à quelques pour cent du genre humain, tout le reste se voyant versé sans attendre au Tartare de ce XXIe siècle.

J'ai lu que certains pour hâter leur adaptation aux conditions nouvelles choisissent la voie abrégée, de la drogue ecstasy, qui justement rétrécit le cerveau, et pacifie l'hypothalamus; que d'autres, plus impatients, lui préfère le crack, pour sa rapide dépersonnalisation. Et sans doute parle-t-on d'autoroutes de l'information par analogie, avec l'espoir d'un résultat non moins remarquable quant au «paysage intérieur» des populations.

 
Au point où en sont les choses, la domination, que son ubiquité et son polymorphisme rendent inconcevable, peut se dénoncer et dire sur elle-même n'importe quelle vérité sans que la crédulité de ses consommateurs en puisse être troublée; et même avec leur chaleureuse approbation. «Le futur est une vieille idée », déclare tranquillement l'un de ces consortiums (oui, et même toute décrépite, édentée et bafouillante, qui ne se souvient de rien) ; un autre nous fait partager son émerveillement: «Jamais le temps n'a été si court », un autre encore, ou sa filiale, propose ses solutions pour une petite planète, etc., «La vie est un combat à gagner chaque jour» (pour des yaourts), etc.; et lorsqu'une multinationale de ces serveurs d'illusions affiche sur les murs en lettres géantes la formule de la tyrannie: SEGA C'EST PLUS FORT QUE TOI, c'est une vérité cette fois qui a valeur de slogan, et non l'inverse comme il est habituel. Dirons-nous que nous ne savions pas, qu'on ne nous avait pas prévenus ?

 
Voici ce que j'en pense: que c'est une pitoyable erreur de s'imaginer qu'on sacrifierait beaucoup à la liberté humaine quand on lui immolerait la machinerie de la production totale: ces prétendus besoins sont tous illusoires, absurdes, et vexants; que ces hochets ridicules dont on amuse notre simplicité d'esprit, jamais l'âme ne s'y reconnut: l'intérêt seul les imagina, la vanité les prescrivit, la faiblesse les réclama; que ce sont surtout des chimères pernicieuses, de vrais maux déguisés sous une vaine apparence de bien. (D'ailleurs faut-il tant de présence d'esprit pour sortir d'une maison qui tombe en ruine, et qui va nous ensevelir sous son écroulement?) Que quitterait-on en quittant ce monde disciplinaire? Ce que quitte celui que le matin délivre d'un songe horrible où c'est de l'eau empoisonnée qu'on boit au robinet. Que c'est ne rien sacrifier à l'émancipation que de lui sacrifier la production industrielle tout entière; que c'est lui donner le néant, la vanité, le mensonge même; la moindre des choses pour commencer.

 
(Soyons bien en repos sur les prétendus dangers que cette apostasie nous ferait courir en nous désenvoûtant de l'économie. Nous ne lui devons rien. Nous sommes au monde pour nous, et non pour elle, qui veut nous vendre chaque jour notre propre vie. Nous serions bien fous de nous gêner.)

 
Voici encore ce que j'ai vu : qu'il existe dans les quartiers louches des galeries souterraines où l'on peut consommer de la pornographie de masse en cellules individuelles: au bas d'un escalier un long couloir s'enfonce dans la pénombre équivoque d'un cauchemar bordé de portes: derrière chacune avec son verrou un poste de télévision est allumé sur un choix presque infini de scènes actives filmées en pleine lumière.

 
Et j'ai pensé que ces scènes toutes ensembles faisaient la parodie d'un communisme sexuel comme l'insatisfaction peut en avoir l'idée: un monde commun où, délivrées du moi, aussi bien que de toutes les anciennes entraves sociales, les pulsions trouveraient mutuellement à s'accomplir, sans délai ni temps mort; mais c'est l'économie avec ses réseaux de distribution d'images qui tient lieu aujourd'hui de monde commun: il n'y a aucun danger pour elle à mettre, ainsi défigurée, cette utopie primitive sous les yeux de ses populations; ce souvenir archaïque; de leur donner à contempler comme une émancipation imminente un désordre de fin du monde où tout est permis; qui est une misère à quoi elles n'auront même pas accès, une régression qui leur sera refusée de toutes les façons; car c'est là le secret de les perpétuer en tant que consommateurs.

Depuis le début: c'était déjà la promesse alléchante faite au subconscient des autochtones pour qu'ils montent dans le train vers le pays de la production de masse et de l'anonymat de la grande ville électrique. (Nul doute cependant que nos très lointains devanciers se faisaient une joie de connaître cette agréable confusion.)

 
En épilogue au De natura rerum, Lucrèce a placé une longue description de la peste d'Athènes («quelques-uns, sans pieds ni mains, persistaient pourtant à vivre, et d'autres encore qui n'avaient plus d'yeux, etc. »), qui n'abandonnait pas intacts ceux qui lui survivaient: On en vit même qui perdaient le souvenir des choses passées, jusqu'à ne plus se reconnaître eux-mêmes.


  X

Parfois je me demande si je ne m'abuse pas moi-même, me croyant subtil et pénétrant; que toutes ces réflexions, ces choses observées dehors, ces informations des journaux, si je les agençais comme elles doivent l'être, simultanément et sans rien m'en dissimuler, précipiteraient en une évidence à quoi je n'avais, pas le courage de me rendre; que ces calamités nouvelles et multipliées sous le soleil, ces statistiques aberrantes, cet enlaidissement inouï jusqu'à en être étrange, ces phénomènes à quoi on assiste sans en apercevoir les causes et plus généralement ce cours violent des événements comme une avalanche; que cette impression de nullité, de vie artificielle au sein d'un temps mort, cette absence complète de toute idée vers l'avenir, cette inintelligibilité universelle où même le présent se dérobe à nos sensations, où l'on ne trouve aucune trace de son propre passé, où toute aura a disparu des visages, où l'on ne croise que les regards de cas désespérés à qui on ne l'a pas dit ; si tous, ces intersignes que j'interprète funestes, cette multitude et variété de prodiges et de présages horribles, où je crois lire les prémices d'un effondrement toujours imminent du système de la vie terrestre, les tristes symptômes d'une détérioration peut-être irréversible de l'âme humaine; ne sont pas plutôt en résultat de cet effondrement et de cette mutilation; si nous ne survivons pas en fait posthumes à la fin du monde qui a déjà eu lieu; ac zombi.

 
L'esprit refuse cette idée et lui présente toutes sortes, d'objections réalistes, et même logiques; mais enfin ce n'est pas la pensée rationnelle qui doit se lever chaque matin avec la certitude que la Terre flotte dans l'espace, que l'on est vivant pour cette seule occasion, et constater chaque fois que c'est bien dans ce monde-ci.

On peut d'ailleurs, raisonnablement, faire valoir à cette raison que ce sont depuis 1945, par des essais nucléaires, quelque vingt mille hiroshimas qui ont fulminé dans l'atmosphère terrestre, que cela ressemble à s'y méprendre à une conflagration atomique, (en unité de mesure plus récente, ce sont cent soixante tchernobyls qui ont explosé et brûlé pour se mêler discrètement à la « radioactivité naturelle»); que les milliers de toxiques de son invention que la prospérité économique a dispersés par millions de tonnes font, additionnés, comme une guerre chimique totale; et c'est ainsi qu'il y a tant de gènes de cancers et de maladies héréditaires, de prédispositions aux syndromes de fatigue aboulique, de défauts de transcription, à trouver sur notre code-barre; que les six milliards qu'on est à piétiner ce globe en sont réduits à fouiller partout pour trouver à se sustenter sur-le-champ, comme des affamés à la recherche de racines ou de n'importe quoi, et bientôt toute la suite des siècles futurs est mangée et dans l'affolement les Etats en viennent à se disputer, à l'arme lourde les derniers gisements de temps fossile, les quelques décennies avariées qui restent; que jamais semblable conjoncture n'a existé dans l'histoire du monde; etc.

 
Je vais à la fenêtre. A quoi bon penser encore ? Parfois je voudrais éteindre ce cerveau comme on fait cesser une radio bruyante, quel silence enfin ! quelle paix. D'invisibles aéronefs laissent de minces sillages qui font des idéogrammes très lisibles au ciel de cette matinée; dans le vent régulier flottent des nuages lents, pareils exactement à ceux du paléolithique.

La ville qui est dessous m'apparaît comme depuis la fenêtre d'une chambre d'hôtel quand on voyage: les immeubles inexpressifs, les magasins neufs, des passants qui vont et viennent habituellement, la circulation des automobiles sur le boulevard anonyme. On dirait qu'il manque à l'espace une dimension invisible; je ne sais quelle épaisseur vivante à l'ambiance des choses; que la vie doit s'y dérouler nécessairement incomplète et sans joie, comme apocryphe. Je retourne m'asseoir.

 
Voici ce que j'ai pensé: on se trompe en parlant de l'avenir: il n'y en a jamais eu, au sens où nous entendons aujourd'hui le mot: fatalité d'un destin collectif programmé par les faux calculs des sciences positivistes et les prévarications extraordinaires de l'économie.

C'est désormais qu'il y en a un, maintenant que nous disons en être dépourvus: il est tout entier contenu dans ce qui reste à s'accomplir du schéma anonyme du cours de l'histoire. Le concept d'avenir était le millénium de la religion progressionnelle, mais tout va plus vite que prévu et nous arrivons directement au jugement dernier. (Les douze milliards d'hommes simultanés que nous serons d'ici peu, c'est le cauchemar de la résurrection des morts devenu vrai.)

Dans le temps vécu d'auparavant l'avenir était la simple évidence de la perpétuation du présent depuis le seuil de chaque jour, l'inépuisable fécondité terrestre : la perpétuité du monde où passent les générations. C'est justement parce que l'avenir y était indécidé et, pour ainsi parler, vierge encore de toute trace humaine, qu'il était tentant d'y recourir à la divination, aussi illogique que cela semble. C'est le charme du grand jeu et de l'horoscope, qu'on se voit maintenant dans la prédiction de ce qui va être, d'en éprouver l'avenir comme une dimension physique de la vie présente; qu'on en ressent l'élan de ses propres jours comme emporté par la rotation de la Terre.

 
L'économie planétaire n'a pas besoin de cartomanciennes, ses ordinateurs calculent à partir de statistiques, de modélisations numériques et de cartographies satellitaires, les scénarios réalistes de cet avenir fixe.

 
Et j'ai pensé qu'à l'échelle de grossissement où nous figurons en chair et en os, nous ne sommes reliés à ce proche futur que par des pensées bornées à soi-même, fuyantes et dissimulées, qui se faufilent de ce côté pour nous en rapporter des informations utiles à s'orienter et jouer des coudes dans l'affolement général où chacun tente de sauver sa peau. On constate que ces allers-retours gagnent en brièveté: l'avenir prend forme et se solidifie autour de nous et si nous savions voir les effets dans les causes nous le verrions comme si nous y étions; mais ce serait après tout une peine inutile à se donner, nous entrons en gare, il suffit de regarder par les hublots. (Et si nous pouvions nous souvenir de nous-mêmes, nous le verrions comme nous y sommes.)

 
Aussi j'ai pensé qu'un moyen simple de s'en informer était de jeter un coup d'œil à ces boîtes de Petri où sont mises à moisir des bactéries humaines, qu'on aperçoit en contre-bas de la voie express. On se demande en passant devant ce monde à part, «isolé dans un pays d'abondance », si ces malheureux en sortiront un jour, mais c'est naïf: c'est où nous allons. Ils sont notre avant-garde arrivée déjà sur place.

Voyez ces bâtisses en ciment d'où l'horizon du temps a disparu, remplacé par une usine d'incinération d'ordures. Ceux qui vivent là étaient destinés à être des machines utiles quand le développement de la robotique les a périmés; l'économie les étudie en banc d'essai de l'anomie de demain. Il n'y a plus de plus tard, il n'y a que le jour le jour : hiérarchies criminelles occultes, drogues, hypnose vidéo, sensations fortes. On remarque qu'ils s'autodétruisent assez spontanément sans causer jusqu'ici trop de dommages collatéraux. On en parle comme des barbares d'une prochaine basse époque et ce n'est pas absurde, mais ceux-là ne viennent de nulle part: c'est nous-mêmes.

 
Voyez aussi dans l'hémisphère austral s'amalgamer en bas-fonds énormes une humanité carencée, brève, obscure, violente et qui ne laissera pas de traces. Si l'on veut savoir ce que sont les publicités à la télévision, en réalité, il suffit de les imaginer dans l'un de ces taudis avec les rats et les dermatoses.

 
Cette banqueroute et sa déchéance pour tous, à quoi on ne veut surtout pas penser, on la contemple pourtant tous les jours, per speculum et in ænigmate, aux informations télévisées qui nous en montrent les images par satellite.

Voyez ces contrées autrefois riantes et fertiles dont aujourd'hui on voit les os, les terres exténuées que le vent emporte, ces villes qui furent belles et prospères, qu'on découvre considérablement dégradées, surchargées et branlantes; Esso Mobil Oil et Caltex ont provisoirement gelé leurs opérations - scènes de guerre civile dans les embouteillages, accusations mutuelles de femmes éventrées, montages de croyances sur tous les fronts, villages décapités, généraux interviewés aux actualités sociales - Les bombardements ont repris hier à 13 h.

 
Voyez ces camps de regroupement où flotte le drapeau de l'organisme universel, leurs populations déplacées qui grelottent sous la pluie: de l'aveu des intéressés l'existence n'y déborde pas la simple survie biologique. «Nous n'avons plus de passé, gémissent-ils. Nous n'avons pas d'avenir et nos vies sont entre les mains des autorités. » Ce n'est pas seulement chez les peuplades, c'est ici le sinistré d'un bref déluge qui touille le gâchis dans son pavillon construit en zone inondable: «Voyez, dit-il, des photos, des lettres d'amour... tout est fichu... c'est un crime, on nous a menti. » Les images électroniques nous découvrent ces surnuméraires (peut-être plus de la moitié du genre humain) arrivés devant nous en 2020, comment y est la pension; et nous y constatons de satisfaisantes exceptions vérifiant notre confort.

 
J'ai vu, un dimanche après-midi de cet hiver, sur le trottoir d'une rue peu passante, un homme à la rue qui dormait enveloppé d'une mince couverture argentée, d'un de ces matériaux «issus des technologies spatiales ».

 
Plus loin sur un boulevard était affiché un film de science-fiction sinistre se déroulant bientôt sur Terre; « Rien de ce que vous avez vécu ne vous y a préparés», annonçait-il aux badauds.

 
J'ai pensé que l'utilité sociale de ces films d'anticipation imminente et de tueurs psychopathes, certains humoristiques, était justement de préparer la subjectivité des populations à ce qui arrive; de promettre des tensions nerveuses jusqu'ici inimaginables, et leur brutale décharge au milieu de la décomposition générale, des fulgurations d'adrénaline produisant un effet de vie intense, des jouissances pulsionnelles qui dépassent la mesure ordinaire, comme on n'en a pas encore; et à la fin nous sommes impatients d'y être, ce vieux monde dehors apparaît à notre nouveau système nerveux comme lent et morne, pusillanime, encombré encore de scrupules, de réticences, d'objections morales.

 
«Il ne s'agit plus de bâtir des palais et d'acheter des terres pour sa postérité - estimait Joseph de Maistre avec un peu d'avance - ; il ne nous reste plus de temps pour cela », c'est donc qu'il ne nous reste plus de temps pour rien.

On conviendra qu'à défaut de postérité toutes nos occupations sont vaines et nos affections indifférentes: si le présent où nous existons ne mène pas à d'autres époques, c'est dès maintenant que le mascaret invisible du néant remonte le cours de ces années où nous persistons à faire comme si de rien n'était, depuis ce terminus qui n'est pas lointain.

C'est l'explication du peu de réalité qu'on y éprouve; que rien n'y semble vrai. Il n'y a pas de chose qui soit plus nécessaire qu'autre chose, à défaut de successeurs : tout est permis parce que tout se borne à soi et au laps de notre physiologie; comme l'est-ce, dans un rêve, à la durée de celui-ci, où chacun, croyant agir dans un univers commun et peuplé, à la vérité erre seul dans sa propre nuit.

 
Il n'y a pas d'autre séjour des morts que ce monde terrestre, et la considérable durée de celui-ci était une consolation à la vie périssable, à la fois que son exaltation.

La certitude d'y demeurer en quelque sorte confondu au temps vivant des générations après soi, par tout ce qui avait fait la substance sensible de nos jours et qui ne s'évanouirait pas avec eux; que d'autres liens humains se noueraient sous les mêmes toits, parmi les mêmes rues, sous les mêmes ciels qui nous précédèrent aussi; que d'autres yeux répandraient leur lumière sur ce qui existe, et que la mort ne laisserait pas ces outils inutiles, que ce jardin ne retournerait pas à l'indistinct; que dans la pénombre fraîche du vestibule et les reflets d'eau calme de sa bibliothèque vitrée d'autres mains ouvriraient à leur tour ce volume annoté au crayon dans l'autre siècle; tel était, dans la vie profonde de l'oubli) l'aimable commerce des morts avec les vivants; et notre existence touchait par là à une manière d'éternité.

 
Suivant, entre les tombes, l'un des chemins envahis de mousse, je suis tombé, dans l'ombre des frênes et des acacias, sur un obélisque élevé à la mémoire du grand entomologiste Latreille; mais l'ambiance de panique et la promiscuité d'une fin du monde projetée au ralenti qui emporte avec soi l'humanité en vrac ne laisse plus de temps pour cela et toute rencontre n'y a qu'une vérité très brève et très dépourvue: il fallait au bonheur pour qu'il se matérialise l'étendue d'un monde durable par-delà nos vues, d'un présent extérieur, général et commun à tous, lui offrant de reposer en lui-même et le persuadant que ce qu'il aimait de cette vie terrestre, et d'abord qu'elle était cette vie terrestre existant hors de nous, ainsi susceptible d'être aimée, demeurerait aux hommes comme ce salon où l'on se trouve à causer devant le feu; à défaut de quoi il est trop tard pour tout et même pour déambuler sous un beau crépuscule de juin en tenant par le bras une femme aimée (cela qui serait pourtant, vous le savez, la seule indemnité à la cruelle obligation de vivre); mais, bon, on y va, quand même, au hasard des rues, et ensemble nous écoutons nos pas résonner tranquillement dans le vide qui est déjà là.

 
Alors voici ce que j'ai pensé: nous croyons être au monde, mais nous n'y sommes pas. On croit être au monde parce qu'il y a sur la che:minée la photographie de nos parents ou de n'importe qui d'autre que l'on a connu autrefois et qui est mort, et que l'on est vivant; on croit être toujours au monde parce que d'où l'on est assis dans cette salle d'attente de cardiologie on aperçoit par la fenêtre la cime d'un arbre dont les feuilles s'agitent au soleil du soir; on croit être au monde parce que en ouvrant la porte et en descendant l'escalier on se retrouverait dans la rue banale de cette calme après-midi où un chien aboie; ou parce que tout à coup nous parvient à travers la sourdine des murs la musique d'une chanson de notre jeunesse il y a longtemps, et que maintenant on est là, dans cette autre vie; ou encore est-ce qu'à la faveur des premiers jours tièdes et lumineux du printemps, thymus et autres glandes ajoutent à notre sang les hormones d'une euphorie volatile et inquiète et que l'on sort en chercher la cause au hasard des visages de la foule; etc.

Mais nous n'y sommes pas. Voilà: nous croyons être au monde parce que autour de nous des nouveaux venus jaillissent continuellement du ventre des femmes afin d'approvisionner le faux présent de l'autarcie marchande; ou parce que, en regardant des photographies du monde d'avant la télévision, on se persuade qu'il s'agit bien là du même que maintenant, que nous y sommes exactement ainsi que nos parents y étaient jeunes et souriants dans cette lumière de dimanche universel; mais au fond nous savons que ce n'est pas vrai, que c'est plutôt comme l'habitant d'une colonie de peuplement sur Mars déchiffrerait Verlaine; quelque chose d'aussi lointain, d'aussi révolu.

 
Mais puisqu'il faut penser, à quoi d'autre encore? Je prends cette réflexion subtile, quoique d'abord paradoxale, que fait Adorno: Le monde objectif se rapproche de l'image qu'en donne le délire de la persécution.

Et voici ce que j'en pense: cette circonstance moderne n'ayant pas échappé à cinquante années de perfectionnement ininterrompu dans tous les domaines, il est devenu impossible de distinguer entre le monde objectif et le contenu du cerveau d'un paranoïaque; à moins que ce ne soit de celui d'un mélancolique terrassé par son phantasme délirant de fin du monde («Tout meurt insensiblement tous les jours et la vie ne se renouvelle plus. L'atmosphère terrestre s'échappe dans l'espace et les fleuves se tarissent, etc.»); ou d'un schizophrène souffrant de rationalisme morbide, qui voudrait des numéros à la place des noms et tout le monde dans des bâtiments identiques desservis par des autoroutes.

Un trait pathologique comme l'obsession phobique des maladies est devenu une clause de survie: est dérangé d'esprit l'étourdi qui n'y songe pas; et en particulier s'agissant des maladies sexuelles, dont la suspicion achevait le tableau de la paranoïa au côté de l'empoisonnement de la nourriture par des toxiques indécelables, de l'air mélangé de particules cancérigènes, de champs magnétiques troublant la pensée, du monde dirigé en sous-main par quelques consortiums, monde d'ailleurs factice, aux façades trompeuses comme un décor de cinéma où l'on se moque de nous, etc.

Mais quant aux transmissions vénériennes, le mensonge économique s'estime à l'abri de notre délire interprétatif et c'est pourquoi il nous en travaille plus volontiers que de ces mystérieuses chimies qu'on mélangerait secrètement à nos repas; et sa propagande avertit sévèrement les hommes et les femmes de faire attention à ne se livrer à leurs colloques particuliers qu'une fois le membre de l'homme enveloppé d'une vessie de latex chirurgical et de déposer ensuite la liqueur séminale ainsi recueillie dans une poubelle.

Parmi toutes les hantises qui cherchent en tâtonnant à rejoindre la lumière de la conscience, il préfère que ce soit celle-ci dont nous ayons le souci, et même l'idée fixe, au détriment des autres. Cette affaire-là est très claire: est normal celui qui en rencontrant une femme charmante se fait des idées de virus, d'analyse de sang, de gencives qui saignent, d'infections gynécologiques invisibles à l'œil nu, de sécrétions dangereuses dont il faut éviter le contact, de salive avec des hépatites dedans, etc.; et celui qui n'a pas ces pensées rationnelles verra fatalement s'abréger son espérance de vie moyenne; mais celui qui s'imagine des ondes lui projetant à distance des images dans le cerveau, ou lui imposant des phrases entières au milieu de ses pensées; ou celui qui se persuade d'un rapport qu'il y aurait entre l'épidémie de dépression immunitaire et l'imprégnation de la biosphère par la chimie de synthèse; ou celui qui veut trouver l'action occulte de puissances anonymes derrière tous ces événements qui jettent les affaires humaines dans une si étrange confusion; est tout simplement un fou de la vieille école.

 
Voici ce que j'ai vu d'autre: à la frange des villes il y a toujours de ces quartiers aigres et maladifs où il semble que la vie pousse en désordre, inutile, dénudée et bizarre comme dans ces terrains vagues tout mélangés d'ordures. Et chaque fois au gré de cette promenade rencontre-t-on, abandonné aux saletés et aux excréments d'un trottoir, un matelas qui exhibe au grand jour le mystère de sa face anonyme souillée d'écoulements. Et qui se dresse alors je ne sais comment devant les yeux de mon imagination comme l'authentique saint suaire de Turin de nos vies honteuses et bafouées.








TOME PREMIER

1996
 BAUDOUIN DE BODINAT
 
Réflexions sur le peu d'avenir
que contient le temps où nous sommes