L'expérience décisive de la guerre sur la pensée de Wittgenstein.
Beaucoup de spécialistes de Ludwig Wittgenstein (1889-1951) s’accordent sur l’irruption d’un plan spirituel dans son parcours intellectuel, mais peu s’attardent avec précision sur son apparition précise. Nous prétendons, avec Allan Janik, qui a abordé ce contexte historique lors de son exposé du vendredi 16 mai 2014 au Lycée Henry IV, que cette pensée si singulière a muté sous le joug de la guerre de 14-18, et plus précisément lors de son engagement dans la bataille de Broussilov, prenant alors une tournure de nature spirituelle et ce de façon irréversible.
« J’ai subi les supplices de l’enfer. Et l’image de la vie m’était si séduisante que je voulais vivre à nouveau. »1
1. Ludwig Wittgenstein, Carnets secrets 1914-1916, trad. Jean-Pierre Cometti, Chemin de ronde, 2008.
C’est suite à son implication sur le front russe où il s’est porté volontaire pour des missions de première ligne en tant qu’artilleur, visant à éprouver l’intégrité de son existence même, que ses premières saillies mystiques font irruption dans ses carnets.
Deux de ses frères se sont suicidés à la veille de la guerre, un troisième les suivra dans cette issue mortifère au sortir du conflit.
Quant à Ludwig lui-même, il fera longuement part à ses amis de Cambridge de la même tentation. C’est paradoxalement la guerre qui va lui redonner le goût de vivre.
En 1916, le 24 juillet, il déclare : « On nous tire dessus. Et à chaque coup de feu mon cœur se serre. J’aimerais tant vivre encore ! »
De début septembre à début décembre 1914 : il est artilleur sur le Goplana, un navire patrouilleur, et il lit l'évangile abrégé de Tolstoï. De décembre 1914 à Février 1915, il est détaché au service d’artillerie de sa garnison.
Le navire "Goplana" sur la Vistule
De début février 1915 à la mi- mars 1916 : il utilise ses connaissances d’ingénieur en mécanique au sein de son atelier de garnison. De mars 1916 au début 1918, il est officier de reconnaissance dans l’artillerie, bravant à de nombreuses reprises la mort.
Il obtient la médaille de bronze pour sa bravoure, une médaille d'argent pour son titre de première classe.
En mars 1918, jusqu'à la capitulation de Habsbourg à la fin du mois d'octobre, il continue de faire preuve d’une bravoure sans failles. Il est d’ailleurs nominé pour la médaille d'or mais sa candidature est rejetée en raison de la défaite finale. Tous ces honneurs militaires ne l’empêchent pas de produire à une vitesse phénoménale son oeuvre maîtresse : le Tractatus logico-philosophicus2.
2. L. Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1961.
« Que sais-je de Dieu et de l’objet de la vie ?
Je sais que le monde existe.
Que je m’y trouve comme mon œil en son champ visuel.
Que quelque chose en lui est problématique, que nous appelons son sens. Que ce sens ne réside pas en lui, mais en dehors de lui.
Que ma vie est le monde.
Que ma volonté pénètre le monde.
Que ma volonté est bonne ou mauvaise.
Par conséquent le bon et le mauvais sont de quelque façon connectés avec le sens du monde. Le sens de la vie, c’est-à-dire le sens du monde, nous pouvons l’appeler Dieu
et en connexion avec ceci assimiler Dieu à un Père.
Prier, c’est penser au sens de la vie.
Je ne peux pas plier à ma volonté les événements du monde :
je suis totalement sans pouvoir.
Je peux seulement me rendre indépendant du monde – et ainsi en un certain sens le dominer – en renonçant à toute influence sur ses événements. »3
3. L. Wittgenstein : Carnets 1914-1916, trad. Gilles- Gaston Granger, Gallimard, 1971.
Ce texte date du 11 juin 1916, et à lui seul, révèle le souci proprement religieux de Wittgenstein.
Durant le printemps de 1916, alors que Wittgenstein risque quotidiennement sa vie, nombreuses sont ses allusions au Pater et l’on retrouve au coeur de ses carnets des fragments à caractère proprement mystique comme : « Que ta volonté soit faite ! » ; « J’ai sombré très profondément dans le péché, mais Dieu me pardonnera » ; « J’espère traverser l’épreuve, ne me quitte pas ! » ; « Puisse Dieu me libérer ! »
"Le sens de la vie, c’est- à-dire le sens du monde, nous pouvons l’appeler Dieu. " Par cette affirmation, Wittgenstein ouvre une perspective de retournement dialectique révolutionnaire pour son cercle d’influence positiviste puisqu’il place délibérément la connaissance humaine et son champ d’exploration absolu hors du monde. Wittgenstein synthétise dans ce texte poétique ouvrant notre article la notion de prière et de compréhension du monde, qui toujours échappe à une préhension purement logique. Acceptant de façon fataliste l’incapacité du volitif sur le cours du monde, le philosophe aspire comme Pascal à se libérer de l’emprise mondaine.
Penser au sens de la vie sera son ascèse quotidienne. Il s’écartera alors nettement des logiciens positivistes de Cambridge en apposant à son oeuvre cette dimension transcendantale ouverte aux apories qui se multiplieront au fil des ans dans ses travaux. Le texte à caractère poétique de Wittgenstein cité ici en préambule prend la tournure d’une prière et d’une incantation aspirant à une forme de parousie. Ce texte d’essence eschatologique tranche avec le ton habituellement neutre de ses précédents fragments. Lors de ce printemps de 1916, il « pense à Dieu », demande « Que Dieu soit avec moi. » Et affirme que : « seule la mort donne à la vie sa signification. » Car si « Il y a de l’indicible. Celui-ci se montre. C’est cela le mystique. »
Wittgenstein note dans le Tractatus 4 :
4. TLP 6.521 (trad. de Pierre Hadot).
« On reconnaît la solution du problème de la vie dans le fait que ce problème s’évanouit.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes pour qui le sens de la vie devient clair après des doutes prolongés ne peuvent dire en quoi consiste ce sens ?) »
Wittgenstein bouclera cette intuition en la redoublant sur un mode affirmatif, quelques temps après s’être réfugié en Norvège. Le 12 décembre 1937, il note depuis un bateau :
« D’abord il faut être sauvé : puis tout sera différent et ce ne sera « pas étonnant » si vous pouvez faire des choses que vous ne pouvez pas faire maintenant. Comme croire en la résurrection. »5
5. Journal, 12 décembre 1937.
« Et la foi, c’est la foi en ce dont mon cœur, mon âme a besoin, et non mon intelligence spéculative. Car c’est mon âme avec ses passions, en quelque sorte avec sa chair et son sang, qui doit être sauvée, non pas mon esprit abstrait. Peut-être peut-on dire : seul l’amour peut croire en la résurrection. Ou bien : c’est l’amour qui croit en la résurrection. On pourrait dire : l’amour rédempteur croit même en la résurrection ; il adhère même à la résurrection. »6
6. Journal, 12 décembre 1937.
Les forces de Habsbourg perdirent 50 % de leurs effectifs durant le mois de février 1915.
Wittgenstein fut attaché à un officier observateur pendant ses premiers engagements, ( Sanvo, Krynicznyi ) et affecté comme point d'appui de cavalerie.
Méprisant le feu de l'artillerie lourde sur sa casemate, observant stoïquement les explosions d’obus de mortier, Wittgenstein fut régulièrement juché sur son point d'observation de la batterie 417, où il refusait de se mettre à couvert, bravant les tirs en permanence. Non à la manière d’une tête brûlée exaltée mais bien plutôt avec la froideur impersonnelle du logicien qu’il était. Son calme olympien apaisait d’ailleurs ses camarades.
Courage, calme, sang-froid, héroïsme, tout dans son attitude provoquait l'admiration de sa troupe.
Il faisait son devoir en soldat philosophe, échappant par ce choix transgressif à la contagion suicidaire qui imbibait son clan familial.
Après l’assaut initial de Broussilov, dès le 12 du mois de juin, 3500 seulement des 16 000 hommes de la formation de Wittgenstein ont survécu.
« La manière dont tout a lieu, c’est Dieu.
Dieu est la manière dont tout a lieu.
C’est seulement de la conscience de l’unicité de ma vie que naissent la religion-la science-et l’art. »7
7. Carnets 1914-1916, trad. G.G.Granger, Gallimard.
Sa soeur Hermine affirme dans les mémoires de la famille (Familienerinnerungen) que son frère ne s’est pas engagé uniquement pour des motifs patriotiques : « Comme je le connais bien, il n’était pas seulement soucieux de défendre son pays ; » ajoutant “il avait un désir intense de prendre quelque chose de difficile et d’exigeant, et de faire autre chose que le travail purement intellectuel.”
Le 7 Août, malgré une double hernie, il a été affecté à un régiment d'artillerie. Le 9 Août, il a commencé la rédaction du premier volume du manuscrit Logisch-philosophische Abhandlung, MS 101, publié dansNotebooks, 1914-1916.
Quelques jours plus tard, il se retrouve à l'avant du navire de patrouille Goplana sur la Vistule. Le 30 octobre, il a commencé un deuxième manuscrit, qu’il a travaillé jusqu'au 22/06/1915 : MS 102, publié dansNotebooks, 1914-1916. Au cours du mois de décembre, il a été transféré à l’atelier d'artillerie à Cracovie. Lors de la première année de la guerre, son frère Paul a été grièvement blessé, perdant son bras droit, et a été fait prisonnier par les Russes.
Après avoir été blessé dans une explosion frappant son atelier, et après un court séjour à l'hôpital de Cracovie, Wittgenstein a été transféré à la fin de juillet au sein d’un atelier d'artillerie à bord d'un train à proximité de Lwow. Au début du printemps, Wittgenstein a été transféré à sa demande dans un régiment d'obusiers sur le front galicien. Là, il a commencé un troisième manuscrit, sur lequel il a travaillé jusqu'en 10/01/1917 : MS 103, publié dans Notebooks, 1914-1916, Oxford 1961.
Il a été décoré à plusieurs reprises et a été promu caporal le 1er Septembre. Il a ensuite été ordonné à l'école pour officiers d'artillerie d’Olmütz. Le 26 Janvier 1917, il est retourné à son ancien régiment de la Bucovine, où il a été engagé dans l’offensive de Kerensky et a été décoré à plusieurs reprises. Après la trêve avec la Russie le 28 Novembre, il a passé son congé à Vienne.
Wittgenstein a été promu officier de réserve (lieutenant) le 1er Février 1918. Au printemps, il a été transféré sur le front sud près de Asiago et temporairement affecté à un régiment d'artillerie de montagne.
Il a passé sa dernière permission en juillet et août à Vienne et dans la maison de son oncle Paul Wittgenstein à Hallein, près de Salzbourg, où il a complété le travail final de Logisch-Philosphische Abhandlung, Manuscrit 104, publié par Routledge, Prototractatus and Kegan Paul, à Londres en 1971 et les tapuscrits du Tractatus logico-philosophicus TSS 202, 203 et 204 plus tard publiés comme Tractatus logico-philosophicus, Kegan Paul, Londres, en 1922.
Fin septembre, Wittgenstein était de nouveau à l'avant. Encerclé par les Italiens, il a construit son mortier en utilisant une méthode qui remonte à l’Antiquité, du bronze autour d'un tronc d'arbre et en fondant le métal dans un tube de canon.
Le 3 novembre, il a finalement été fait prisonnier par les Italiens près de Trento, ainsi que l'ensemble des forces autrichiennes dans la région. Il s’est retrouvé dans un camp près de Côme.
Le 4 juin 1916, sur le front est de la Première Guerre mondiale, les forces russes conduites par le général Alexeï Broussilov, commandant en chef du front sud-ouest, lancent une grande offensive contre les armées allemandes et austro-hongroises en Pologne et en Autriche-Hongrie. Cette offensive, initialement prévue le 15 juin, est avancée pour soulager l'Italie de la pression austro-hongroise, le haut commandement italien ayant demandé l'intervention des Russes.
L'attaque russe, qui prendra le nom d'offensive Broussilov, était prévue pour coïncider avec l'assaut britannique dans la Somme, sur le front occidental.
4 juin
Broussilov prévoit d'avancer sur un large front de 300 km. Ses IIIe et VIIIe armées ont pour ordre d'attaquer la IVe armée austro-hongroise par le sud des marais du Pripet. Plus au sud, la VIIe armée russe est dirigée contre la VIIe armée austro-hongroise.
L'opération débute par un bombardement de près de 2 000 pièces d'artillerie russes, la première avancée des Russes est excellente, particulièrement dans le nord et le sud où les Austro-Hongrois s'effondrent presque. Elle n'est freinée qu'au centre, où les Russes affrontent les unités allemandes. La bataille se poursuit jusqu'en septembre.
10 juillet
Les autorités russes annoncent qu'elles ont fait prisonniers quelque 300 000 soldats allemands et austro-hongrois depuis l'ouverture de l'offensive Broussilov.
12 août
Le général Alexeï Broussilov présente les détails de la poursuite de son offensive. Il affirme avoir fait 375 000 prisonniers allemands et austro-hongrois et s'être emparé de 400 pièces d'artillerie, 1 300 canons et avoir gagné 38 000 km2 de territoire. Les pertes russes s'élèvent à 550 000 hommes. La plupart de ces soldats étaient très fidèles au tsar Nicolas II, mais ceux qui les remplacent se montrent moins enclins à le soutenir.
10 octobre
Le tsar Nicolas II ordonne que soit mis un terme définitif à l'offensive victorieuse du général Alexeï Broussilov. Cependant les combats continuent jusqu'à la mi-octobre.
Ludwig Wittgenstein avait reçu une formation d'ingénieur et s'était spécialisé en aéronautique à l'université de Manchester. C'est au moment où il effectuait des recherches pour la construction d'un turboréacteur que son intérêt pour les mathématiques et la logique s’est affirmé.
Loin d’un Jünger trouvant dans le conflit guerrier la sensation de communauté de destin avec ses camarades de classe, il éprouve durement la « stupidité », l'« insolence » et la « méchanceté sans limites » de ses frères d’arme, jugeant « qu’il n'est donc pas vrai que les grandes causes communes ennoblissent nécessairement l’homme ». Il constate la disparition de la « sensualité », la masturbation, l’impossibilité de se confier, la pure désespérance, mais aussi la présence de Dieu :
« mon âme se rétrécit. Dieu m'illumine ! Dieu m’illumine ! ».
Son écriture lui permettra de résister à cette épreuve et s’en trouvera même stimulée comme jamais.
« La volonté est une prise de position à l’égard du monde ». 8
8. Carnets 1914-1916, trad. G.G.Granger, Gallimard.
Sources :
WITTGENSTEIN, L. (1961), Tractatus logico-philosophicus, suivi de Investigations philosophiques, Paris, Gallimard.
WITTGENSTEIN, L. (1965), Le cahier bleu et le cahier brun, Paris, Gallimard.
Ludwig Wittgenstein, Carnets secrets 1914-1916, trad. Jean-Pierre Cometti, Chemin de ronde, 2008.
Wittgenstein : Tractatus logico-philosophicus, trad. Pierre Klossowski, Gallimard, 1961.
Rauchensteiner , Der Erste Weltkrieg und das Endettement der Habsburger - L'offensive Broussilov. Timothy c . Dowling, Indiana University Press, 2008.
Wittgenstein , Vienne et la modernité, Allan Janik, Stephen Edelston Toulmin, Presses Universitaires de France, 1978.
Wittgenstein et la déconstruction, Laurent Carraz, Antipodes.
Carnets 1914-1916, trad. G.G.Granger, Gallimard.