L'essentielle marche de Giacometti
Homme qui marche III (droite), plâtre (1960) Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à partir d'éléments originaux à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus |
Entre quatre et sept ans,
Alberto Giacometti ne voyait « du monde extérieur que les objets qui
pouvaient être utiles à [son] plaisir. C’était avant tout des arbres et
des pierres, et rarement plus d’un objet à la fois ». Né
le 10 octobre 1901 à Stampa, en Suisse italienne, ce fils de peintre
post impressionniste, avait passé son enfance dans l’atelier paternel
où, très tôt, il apprit à dessiner d’après nature. « J’avais
l’impression que je dominais tellement mon affaire que je faisais
exactement ce que je voulais. J’étais d’une prétention à dix ans…je
m’admirais, j’avais l’impression de pouvoir tout faire avec ce moyen
formidable : le dessin. » Il était doué, marchait en confiance sur les
pas de son père. « C’est par pur égoïsme que je me suis mis dans la
peinture et la sculpture […] La peinture, je l’ai vraiment aimée depuis
tout petit. » Dès lors, sa voie semblait toute tracée.
A quatorze ans, il s’était mis à la
sculpture en réalisant un petit buste de son frère préféré Diego. « Et
là aussi, cela marchait ! J’avais l’impression qu’entre ma vision et la
possibilité de faire, il n’y avait aucune difficulté, je dominais ma
vision, c’était le paradis et cela a duré jusqu’à dix-huit ou dix-neuf,
où j’ai eu l’impression que je ne savais plus rien faire du tout ! cela
s’est dégradé peu à peu… la réalité me fuyait. » Cela avait commencé en
1920, à Venise, la découverte des Giotto dans la chapelle de l’Arène à
Padoue, venait de le bouleverser. Même Tintoret qu’il idolâtrait ne
souffrait la comparaison, tombait de son piédestal. Giotto était « le
plus fort ». Pourtant, le soir même, l’observation d’un groupe de jeunes
filles qui marchaient dans la rue, allait de nouveau tout chambouler.
« Elles me semblaient immenses, au-delà de toute notion de mesure et
tout leur être et leurs mouvements étaient chargés d’une violence
effroyable. Je les regardais, halluciné, envahi par une sensation de
terreur. C’était comme un déchirement dans la réalité. Tout le sens et
le rapport des choses étaient changé. Les Tintoret et les Giotto en même
temps tout petits, tout faibles, mous et sans consistance, c’était
comme un balbutiement naïf, timide et maladroit. Pourtant ce à quoi je
tenais tant dans le Tintoret était comme un très pâle reflet de cette
apparition et je compris pourquoi je ne voulais absolument pas le
perdre. »
« Quoique je regarde, tout me dépasse et m’étonne. »
Ce genre de choc face au réel ne
cesserait de se reproduire tout au long de sa vie. Giacometti observait
tout, tout le temps, à chaque instant, depuis toujours, déplaçait les
perspectives, questionnait les apparences, doutait des distances,
bousculait les rapports. Peindre et sculpter, pour lui, signifiait
« voir, comprendre le monde, le sentir intensément et élargir au maximum
notre capacité d’exploration ». Il appréhendait l’art et la vie de
cette même façon. Comme cette fois parmi tant d’autres, au Louvre, où il
allait revoir les sculptures sumériennes qu’il aimait tant. Son
attention fut bientôt attirée par une femme qui venait de se pencher sur
une tête du pays de Sumer. L’œuvre qu’elle observait soudain apparut
aux yeux du sculpteur tel « un caillou grossièrement gravé ». En
revanche, il ne pouvait plus détacher son regard de la femme qui lui
faisait l’effet d’ « un objet merveilleux […] une sorte de mouvement
transparent dans l’espace ; un objet vivant, la merveille des
merveilles. »
Frappé par l’extraordinaire,
l’insaisissable « vivacité » des vivants, les œuvres d’art finissaient
par lui paraître « mortes », le désenchantaient. « Une sorte de
désespoir s’est emparé de moi, parce que je pensais que jamais personne
ne pourrait saisir complètement le mystère des visages et de la vie qui
s’y reflète. » Il éprouva de telles impressions jusqu'à la fin de sa
vie, en 1966. Il raconta en 1962, que les dernières fois où il s’était
rendu au Louvre, il s’en était « littéralement enfui ».
Arrivé à Paris en janvier 1922, il
avait vécu dans des chambres d’hôtel à deux sous pendant les trois
années passées à la Grande Chaumière à étudier « chez Bourdelle »,
ancien élève et assistant d’Auguste Rodin. Le jeune Alberto y copiait
des modèles vivants et déjà, avait compris qu’il était tout à fait
impossible de saisir la réalité. La prise de conscience d'une telle
impossibilité lui paraissait à la fois tragique et dérisoire. Il en
était complètement désespéré. Et s’il n’avait pas alors abandonné ses
études, c’était seulement pour ne pas peiner son père, disait-il. Mais
sans doute était-il trop tard, le jeune homme était tout entier possédé
par son art. D'ailleurs, il affirmait déjà sa façon peu orthodoxe, dans
la lignée de Rodin, il suivait son propre chemin, par exemple à
considérer le plâtre en digne matériau de sculpture. Et pourquoi n'y
ajouterait-il pas de la couleur s'il en a envie ? « Je ne pouvais plus
supporter une sculpture sans la peindre et très souvent, j’ai essayé de
les peindre d’après nature. » Son approche singulière ne fut d'abord pas
vue d’un très bon œil, on le moquait, on se détournait d’une mine
dégoûtée. Lui ne savait pas trop où il allait mais savait qu'il voulait y
aller quand même. Il avait grandi libre, le demeurerait toujours.
Atelier d'Alberto Giacometti reconstitué à l'Institut Giacometti (c) Zoé Balthus |
Sa formation terminée, en 1925, il
s’installa dans un atelier rue Froidevaux, aux abords du cimetière de
Montparnasse, qu’il quittera deux ans plus tard pour emménager à deux
pas de là, au 46 de la rue Hyppolite-Maindron, dans un atelier de
fortune de 25m2. Sans commodités, seulement doté d’une ampoule
électrique qui pendait au plafond, d’un poêle à charbon, il y avait
ajouté un lit, un bahut, une table, un cendrier, un chevalet, deux
tabourets, deux selles de sculpteur et une petite chaise pour le modèle,
sans oublier son premier buste de Diego. Un escalier de bois abrupt et
bancal accédait à une étroite mezzanine où un petit matelas permettait à
son frère, qui posait pour lui et l’assistait, d’y rester dormir. Une
baie vitrée donnait sur une cour où l’artiste trouvait de l’eau
courante. Jamais il ne quitta ce lieu.
« C’est drôle quand j’ai pris cet
atelier en 1927, il m’a paru minuscule », se souvint Giacometti, alors
sexagénaire, « j’avais prévu de partir dès que possible parce que
c’était trop petit. Mais plus je restais, plus il grandissait. Je
pouvais y faire tout ce que je voulais […] J’ai déjà fait mes grandes
sculptures ici, celles de L’Homme qui marche. A un moment, j’en avais trois grandes en même temps ici. Et j’avais encore assez de place pour peindre. »
« Pâle image de ce que je vois »
Giacometti avait fini par renoncer,
en 1925 après l'école, à travailler d’après nature en raison de cette
désespérante impossibilité de sculpter ou peindre ce qu’il voyait.
« Cela me semblait absurde de courir après une chose qui était vouée à
l’échec total dès le départ. Je me suis dit que ce qu’il me restait à
faire, si je voulais continuer, c’était refaire de mémoire, ne faire que
ce que vraiment je sais. Pendant dix ans, je n’ai plus fait que
reconstituer. Je ne commençais une sculpture qu’une fois que je la
voyais assez clairement pour la réaliser. Le jour où je le faisais, je
la construisais en un temps minime, le temps de réaliser. »
L’originalité de sa démarche le lia à
d’autres artistes qui, comme lui, cheminaient hors des sentiers battus.
Et bientôt il fut enrôlé dans le groupe surréaliste d’André Breton. A
partir de 1930, Giacometti s’imposa au sein du mouvement comme l’un de
ses rares sculpteurs dont les premières années très prolifiques
confirmèrent un engagement authentique. En 1931, Salvador Dali savourait le succès de sa Gradiva, « celle qui marche », peinte d’après la nouvelle éponyme de Wilhelm Jensen, devenue culte pour les surréalistes. Dans son petit atelier, Giacometti, lui, œuvrait sans relâche, en vue de la grande exposition surréaliste de 1933. Il y présenta ainsi Le Mannequin (1932),
une sculpture conçue sur le modèle des mannequins en bois que l’on
trouvait à l’époque dans les vitrines des magasins. Cette pièce en
plâtre blanc avait été ornée d’une superbe paire de seins, d’un
mystérieux creux au milieu de la poitrine — comme si on lui avait
méticuleusement ôté le cœur — et d’une volute de violon en guise de
tête, sorte d’écho peut-être au Violon d’Ingres (1924) du photographe surréaliste Man Ray.
Mais ces débuts tout feu tout flamme
ne durèrent pas. Les six premiers mois de 1933 marquèrent un
affaiblissement dans sa création pour le groupe, et le décès brutal de
son père en juin accentua encore la tendance; Il préféra passer les six
mois suivants en Suisse auprès de sa « merveilleuse » mère.
L’année d'après, il ne réalisa qu’une seule sculpture de facture
surréaliste. Interrogé cette année-là par Breton et Paul Eluard, dans la
revue Minotaure, qui
voulaient savoir quelle avait été la rencontre capitale de sa vie.
Giacometti leur fit cette incomparable réponse : « Une ficelle blanche
dans une flaque de goudron liquide et froid m’obsède mais simultanément
je vois, une nuit d’octobre 1930, passer la démarche et le profil — une
petite partie du profil la ligne concave entre le front et le nez — de
la femme qui depuis cet instant s’est déroulée comme un trait continu, à
travers chaque espace des chambres que j’étais. Cette rencontre m’a
donné et me donne, malgré la surprise et l’étonnement, l’impression du
nécessaire. Il me semble que chaque rencontre qui m’a touché s’est
présentée au jour au moment de la nécessité. »
Femme qui marche I, bronze, version 1936 (1932) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus |
L'artiste allait bientôt métamorphoser son Mannequin surréaliste en Femme qui marche, tout d’abord dans une version en plâtre sans bras, telle une Vénus de Milo mais sans
tête, et dont la démarche de profil évoquait l’Egypte antique. Elle
paraissait aussi incarner sa vision d'octobre 1930. En effet, cette
créature longiligne, toute en jambe, exhibait un profil dessiné d'un
formidable trait continu. Cependant, une telle Femme qui marche avait
de quoi se heurter à l'esprit et aux visées du surréalisme. Une
représentation pure et simple du réel, même sans cœur, était une
hérésie, selon les préceptes du groupe de Breton. Nombreux en avaient
été expulsés pour des manquements plus discrets.
« Le même visage pendant cinq ans, fait, défait, refait… »
Giacometti n'avait pas, semble-t-il, été rappelé à l'ordre. Et à l’une des quatre questions du Dialogue de 1934
que lui posait Breton, en juin cette année-là, « Qu’est-ce que ton
atelier ? », le sculpteur répliquait : « ce sont deux petits pieds qui
marchent. » Etait-ce une provocation inconsciente ? Songeait-il à sa Femme qui marche ? Elle devait habiter ses réflexions alors qu'il élaborait justement une seconde version dont le dos allait être remodelé et la cavité du buste comblée. Et de fait,
« l’impossibilité de faire quoi que ce soit d’après nature »
tourmentait toujours intensément l'artiste. Il demeurait obsédé par
l’idée de sculpter une tête, d’autant qu’il en avait repéré une sublime
et véritable qui, secrètement, occupait ses pensées d’homme et
d’artiste. Si bien qu’un soir de décembre 1934, lors d’un dîner avec
quelques surréalistes, il s’ouvrit franchement sur ses affres
artistiques auprès de Breton qui le prit très mal, selon son biographe
James Lord. Une telle ambition artistique, aux yeux du patron du
surréalisme, était absolument révolue, historiquement et esthétiquement
redondante. Le débat s’enflamma. Se trouvant bientôt à court d’arguments
face à un Giacometti droit dans ses bottes, Breton attaqua ses
créations d’objets de décoration qu’il réalisait de temps en temps avec
Diego pour améliorer leur quotidien. Breton argua qu'elles servaient des
préoccupations bourgeoises et, par conséquent, contrevenaient
dangereusement aux principes mêmes du surréalisme. La charge ne fut pas
du goût du sculpteur qui lâcha alors : « Tout ce que j’ai fait jusqu’à
présent n’est pas autre chose que de la masturbation ». A ces mots,
Breton jugea qu’il fallait tirer « la situation au clair une bonne fois
pour toutes », ce à quoi le sculpteur riposta : « Ne te donne pas cette
peine, je m’en vais. » Il venait de claquer la porte du surréalisme,
perdant dans la foulée certains amis, mais cela ne l’empêcha pas de
présenter sa Femme qui marche I, en bronze, à l’exposition surréaliste de Londres en 1936. D'ailleurs, Giacometti ne renia jamais ses œuvres surréalistes.
Le poète René Crevel, dont le
suicide en juin 1935 avait peiné le sculpteur, était lui-même parvenu à
une conclusion peu amène à l’égard du mouvement surréaliste qu’il
descendait en flammes dans son Discours aux peintres : « la
volonté de l’inédit pour l’inédit, l’escroquerie du scandale formel, une
rage d’originalité à tout prix, sans fondement réel, soit idéologique,
soit affectif, aboutissent aux pires calembredaines… Il faut savoir
aller ‘à rebours’ à condition que cet ‘à rebours’ ne devienne jamais ‘à
reculons’. »
Ainsi, l’artiste reprit, tel
Sisyphe, son cheminement solitaire er laborieux. Un jour de 1935, Diego
dont les traits étaient semblables aux siens, revint poser dans
l’atelier afin qu’Alberto puisse renouer avec son obsession. Il
triturait la terre de plus belle tentant de faire surgir le visage qu'il
reconnaîtrait enfin. Mais quinze jours plus tard, il avait « retrouvé
l’impossibilité de 1925 ». Il dira ne pas savoir s’il travaillait pour
faire quelque chose ou pour savoir pourquoi il ne parvenait pas à faire
ce qu’il voulait. De fait, pour lui, une sculpture n’était « pas un
objet, c’est une interrogation, une question, une réponse, elle ne peut
ni être finie, ni être parfaite. » Il continua néanmoins de travailler
avec Diego jusqu’en 1940, « tous les jours, en recommençant tous les
jours, la TÊTE. »
Le sculpteur travaillait sans relâche, se mettait à l’œuvre, modelait, taillait, recommençait, détruisait, réessayait,
ratait encore, démolissait de nouveau, ratait mieux, passait du
désespoir à la félicité cent fois, mille fois par jour, sept jours sur
sept, trépignant, pestant à tout bout de champ. « C’est absurde ! »,
« aïe, pas moyen ! » et les « merde ! » perçaient le silence avec
régularité. Et soudain, il se réjouissait des progrès qu’il
accomplissait « toutes les dix minutes, non toutes les cinq minutes ».
Tel était son quotidien, beckettien.
« D’une certaine manière, c’est plutôt anormal de passer son temps, au lieu de vivre, à essayer de copier
une tête, d’immobiliser la même personne pendant cinq ans sur une
chaise tous les soirs, d’essayer de le copier sans réussir, et de
continuer. […] C’est une activité purement individuelle. Extrêmement
égoïste et gênante, par là même au fond. Toute œuvre d’art est enfantée
totalement pour rien. Tout ce temps passé, tous ces génies, tout ce
travail, finalement, sur le plan de l’absolu, c’est pour rien. Si ce
n’est cette sensation immédiate dans le présent, que l’on éprouve en
tentant d’appréhender la réalité. Et l’aventure, la grande aventure,
c’est de voir surgir quelque chose d’inconnu chaque jour, dans le même
visage, c’est plus grand que tous les voyages autour du monde. » Bien
sûr, ce visage, qu'il fouillait à en perdre la tête, lui ressemblait
comme un frère.
« Mais pourquoi, pourquoi les fleurs nous semblent-elles merveilleuses ? »
Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons détail (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus |
C’est à cette époque qu’une
Anglaise, Isabel Nicholas, était arrivée à Paris en 1934. Elle étudiait à
la Grande Chaumière, fréquentait les artistes de Montparnasse, posait
aussi pour certains peintres dont Derain, grand ami de Giacometti. Elle
était, selon James Lord, « grande, svelte, superbement proportionnée,
elle se déplaçait avec l'agilité prédatrice d'un félin. Quelque chose
d'exotique, suggérant d’obscures origines, se révélait sur sa bouche,
ses pommettes hautes et ses yeux sombres aux paupières lourdes, au
regard d'une intensité exceptionnelle, bien que lointain. » Alberto
avait remarqué de loin cette brune racée. Son impression fut
foudroyante. Il épiait ses traits, ses gestes, les intonations de son
corps. L’artiste saisit rapidement qu'Isabel était une femme
d’exception, susceptible d’offrir « enchantement et sécurité ».
Giacometti avait surtout l’habitude de fréquenter les prostituées, « les
poules » comme il les appelait, sans l’ombre d’un mépris. Il les
respectait, les aimait, les couchait aussi sur papier, il en sculptera
une Caroline, son dernier modèle dont il fut très épris. « Je suis
presque à genoux devant elles. Si j’étais une femme, je me ferais
poule », avait-il malicieusement déclaré à son ami, le philosophe
japonais Yanaihara Isaku.
Mais à l'époque, devant Isabel, il était déboussolé, ne savait pas
comment s’y prendre. Elle-même raconta que le sculpteur l’avait abordée
dans un café. « J'avais ressenti une étrange sensation pendant que
j'étais observée avec une intensité remarquable par un homme aux traits
singuliers. Cela continua plusieurs jours durant jusqu'à ce qu'un soir,
me levant de table, il se lève aussi et s'avance : ‘’Est-ce qu'on peut
parler ?’’. A partir de là, nous nous nous rencontrâmes quotidiennement,
toujours à 5 heures du soir, il se passa des mois avant qu’il me
demande de venir à son atelier et poser. Je savais déjà qu’il avait
changé ma vie pour toujours. »
Ils allaient ensemble au Louvre, visiter les galeries des antiques, surtout de l’Egypte ancienne. Il avait d’ailleurs réalisé une première sculpture de sa tête en 1936, baptisée L’Egyptienne. Il en façonnera une deuxième deux ans plus tard.
Un soir de 1937, le sculpteur se
promenait dans le quartier latin, il était tard, faisait nuit noire,
quand de loin, il aperçut Isabel, debout dans l’obscurité, sur un bout
de trottoir. Cette vision s’inscrivit à jamais dans l’esprit et l'œuvre
du sculpteur : « c’est que la sculpture que je voulais faire de cette
femme, c’était bel et bien la vision très précise que j’avais eu d’elle
au moment où je l’avais aperçue dans la rue, à une certaine distance […]
je voyais l’immense noir autour d’elle, des maisons ; et donc pour
faire l’impression que j’avais, j’aurais dû faire une peinture et non
une sculpture ou alors j’aurais dû faire un socle immense pour que
l’ensemble corresponde à la vision ». Il s’était dès lors mis à
concevoir une multitude d’Isabel, figures minuscules constituant autant
de prototypes de ses futures femmes debout. Il avait écrit plus tard à
Isabel à propos de cette image féminine récurrente, de moins de cinq
centimètres : « la figure c’est vous et vue en un instant, il y a très
longtemps, immobile boulevard Saint-Michel, un soir ».
Le 18 octobre 1938, Alberto
Giacometti avait célébré ses 37 ans, huit jours plus tôt. Cet
après-midi-là, Isabel, qu’il continuait de désirer sans oser se
déclarer, se trouvait dans l’atelier pour une séance de pose. Elle se
tenait assise sur la petite chaise dédiée aux modèles, sans bouger,
tandis que lui, debout devant elle, allait et venait, sans la quitter
des yeux. Soudain, d'après James Lord, il lui dit : « Voyez comme on
marche bien sur ses deux jambes. N'est-ce pas merveilleux ? L’équilibre
parfait. » Plus tard, ils avaient passé ensemble la soirée au Café de
Flore. Leur relation platonique le frustrait tant qu'il l’avait quittée
sur cet étrange aveu : « je perds absolument pied ! ». L’artiste avait
ensuite continué de marcher, seul dans la nuit. Parvenu à la place des
Pyramides, à quelques pas de la statue de Jeanne d’Arc, une voiture,
roulant à trop vive allure, fit une embardée et le faucha avant d’aller
elle-même s’encastrer dans une vitrine, sous les arcades. Giacometti, à
terre, ne comprenait pas bien ce qu’il venait de se passer, voyait
seulement qu’il avait perdu une chaussure et que son pied droit lui
semblait bizarre, comme « détaché de la jambe ». Il souffrait en effet
d’une double fracture et fut plâtré pendant un mois. Il s’amusa d’abord
de devoir marcher à l’aide de béquilles. Les mois passèrent l’artiste ne
retrouvait toujours pas l’usage normal de son pied. Il abandonna
finalement en 1939 de son propre chef les béquilles qu’il troqua contre
une canne. « La guérison fut longue mais ce fut néanmoins une bonne
période pour moi », confia-t-il en 1964. Il s’émerveillait de
l’étrangeté de l’existence, de ce qu’il tenait pour un pressentiment.
« Une fois de plus la vie s’était chargée, à ma place, de me mettre de
l’ordre dans une situation qui m’était devenue insupportable. J’ai pu
trouver une issue à ma relation avec cette femme. Elle me rendit visite
tous les jours à l’hôpital, et nous sommes restés amis jusqu’à ce jour. »
Mais Alberto Giacometti avait été si mal soigné, qu’il restera à jamais boiteux.
« Une sculpture ne détrône jamais aucune autre. »
Quoiqu’il en soit, en cette année
1939, le sculpteur demeurait insatisfait de ce qu’il réalisait face à
ses modèles et, de guerre lasse, cessa de chercher à « réussir une
tête » à tout prix et s’attela à sculpter des personnages entiers. Mais à
chaque fois, se produisait le même phénomène désopilant, il commençait
une figure qui faisait plusieurs dizaines de centimètres et, malgré lui,
elle finissait invariablement par faire moins de cinq centimètres. «
C’était diabolique ». « A ma terreur, les sculptures devenaient de plus
en plus petites, elles n’étaient ressemblantes que petites, et pourtant
ces dimensions me révoltaient, et inlassablement, je recommençais pour
aboutir, après quelques mois, au même point. » Il ne restait rien de son
travail, il s’épuisait en vain. « J’en avais marre. Je me suis juré de
ne plus laisser mes statues diminuer d’un pouce. »
Son appréhension même de la réalité
était mouvante. En 1945, il fit l'expérience, contre toute attente, de
« la vraie révélation, le vrai choc qui a fait basculer toute [sa]
conception de l’espace », dans une salle obscure de cinéma. Il y fit
soudainement l’expérience d’une nouvelle façon de percevoir. D’abord en
regardant le grand écran, puis en observant les spectateurs à ses côtés,
et enfin à la sortie de la séance sur le trottoir même du boulevard
Montparnasse, il éprouva « l’impression d’être devant quelque chose de
jamais vu, un changement complet de la réalité… oui, du jamais vu, de
l’inconnu total, merveilleux ». Il disait avoir eu jusque-là une vision
photographique du monde mais là, il prenait « tout d’un coup conscience
de la profondeur dans laquelle nous baignons tous » sans que nous n’y
prêtions attention, et « du même coup il y a eu revalorisation totale de
la réalité à [ses] yeux. » Depuis, la photo était devenue pour lui « un
signe plat ». En revanche, il restait subjugué par sa nouvelle vision
du monde. « C’était émerveillant ».
Les jours suivants, dans l’atelier
même, la sensation perdurait, s’affirmait même davantage et « alors il y
a eu transformation de la vision de tout… » Désormais, il ne verra
« plus jamais, plus jamais, plus jamais », les êtres grandeur nature.
Depuis les terrasses de café qu’il aimait fréquenter, il observait les
gens qui marchaient, il en prenait la mesure, vérifiait crayon à l'appui
qu’ils n’étaient pas plus grands que le pouce. « Il ne reste de la
réalité que l’apparence. Si un personnage est à deux mètres – ou à dix –
je ne peux plus le ramener à la vérité de la réalité positive. »
« Il faut faire plus léger que l’air, plus dur que le basalte »
Figurine dans une cage (1950) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus |
Ce fut un épisode fondamental
puisque ses minuscules figures tendirent peu à peu à laisser place dans
son travail à des figures debout, aux tailles variées allant jusqu’à un
mètre de hauteur ! Toutefois, « à ma surprise, elles n’étaient
ressemblantes que longues et minces et je luttais contre, j’essayais de
les faire larges ; plus je voulais les faire larges, plus elles
devenaient étroites ». Il en était consterné, se demandait ce que tout
cela pouvait bien signifier. En trimballant lui-même une de ses grandes
oeuvres dans un taxi, une étonnante explication s’était imposée,
finissant de se convaincre qu’il voulait inconsciemment faire tendre ses
créatures vers une légèreté idéale, parce que « […] un homme qui marche
dans la rue ne pèse rien, beaucoup moins lourd en tout cas que le même
homme mort ou évanoui. Il tient en équilibre sur ses jambes. On ne sent
pas son poids. »
Le café était un de ses postes
d’observation de l’humanité favoris. Il pouvait dessiner dans son
carnet, penser, fumer, boire du vin, mémoriser, scruter les gens dans la
rue à sa guise. « Un peu comme les fourmis, chacun à l’air d’aller pour
soi, tout seul, dans une direction que les autres ignorent. Ils se
croisent, ils se passent à côté, non ? sans se voir, sans se regarder.
Ou alors ils tournent autour d’une femme. Une femme immobile et quatre
hommes qui marchent plus ou moins par rapport à la femme ; Je m’étais
rendu compte que je ne peux jamais faire qu’une femme immobile et un
homme qui marche. Une femme, je la fais immobile et l’homme, je le fais
toujours marchant. ».
A partir d’un rêve qu’il fit en
1946, dans lequel racolaient des prostituées dans un café du boulevard
Barbès, il écrivit avoir remarqué qu’elles avaient « des jambes
étranges, longues, minces et effilées », avant d’éprouver abruptement
que « le temps devenait horizontal et circulaire, était espace en même
temps » et « avec un étrange plaisir, [il se voyait] promenant sur ce
disque espace-temps […] (jouissant de) la liberté de commencer où il
voulait ». Le temps et l’espace étaient alors devenus pour lui
« absolus », avait-il ensuite affirmé, « la distance est un tout, il
suffit de la dessiner pour s’en apercevoir ». Ou de marcher.
Il marchait dans son rêve de 1946, il courrait dans le poème de 1952, mais la tête lui échappait encore et toujours :
« Un aveugle avance la main dans le vide (dans le noir, dans la nuit)
Les jours passent et je m’illusionne d’attraper, d’arrêter ce qui fuit
Je cours, je cours sur place sans m’arrêter »
En cette année 46, il conçut la
maquette en plâtre d’un projet de monument pour la Chase Manhattan Bank à
New York : « c’est une grêle jeune fille qui tâtonne dans le noir et
qui s’appelle la Nuit », dont le poème confirme qu’il en rêvait.
L'artiste continuait d'explorer son art dans son sommeil même. La figure
apparaîtra dans un catalogue d’exposition sous le titre Étude pour un monument.
Installée sur le plateau d’un socle de bois blanc rectangulaire, une
fente horizontale ajourant une des parois, la figurine marche, mains en
avant, doigts écartés exprimant le tâtonnement. A la fin de 1947,
Giacometti qui comptait en produire un agrandissement, changea d’avis.
« Je n’ai plus aucune envie de l’agrandir, il faut la laisser telle
quelle est et la faire peut-être plus tard très grande, mais un peu plus
grande ce n’est pas possible. » Ce premier petit plâtre sera
retravaillé quand même et rebaptisé Esquisse pour un voleur.
La Nuit II, plâtre (1946 - 1947) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus |
Il
donna, peu de temps plus tard, le jour à un autre plâtre semblable
qu’il ne résista pas à concevoir de plus grande taille, ôté de ses
attributs féminins, ses bras revinrent le long du corps, les mains
pendantes aux doigts serrés. Il la retravailla dans une version pour la
fonte qui ne sera jamais fondue. Mais ces deux figures de La Nuit
endommagées au fil des ans, ne portent plus aujourd’hui que quelques
bouts de plâtre sur leurs squelettes de métal filiformes. Précieuses aux
yeux du sculpteur, il ne s’était pourtant jamais résolu à les
restaurer, tout en étant bien conscient de l’état de décrépitude qui
finirait par les délabrer irrémédiablement. Giacometti s’appuya tout le
temps sur elles pour en créer de nouvelles jusqu’en 1950 : Homme qui marche grandeur nature (1947), Trois hommes qui marchent (1948), Homme traversant une place par un matin de soleil (1949), La Place (1948), Figurine dans une boîte entre deux boîtes qui sont deux maisons (1950), sa dernière femme sculptée en mouvement, ou encore Homme qui marche rapidement sous la pluie (1950), initialement baptisé moi me hâtant dans une rue sous la pluie.
Ce titre aura sans doute initié le célèbre cliché en noir & blanc
immortalisant le sculpteur qui traverse la rue sous la pluie, son
imperméable remonté sur la tête, saisi en 1961 par le photographe Henri
Cartier-Bresson.
« Je n’ai pas le choix. Ou je continue, ou je crève. »
En tout cas, il est difficile de ne pas penser à l’instar de David Sylvester que : « les autres Homme qui marche peuvent
tout aussi bien, peut-être inconsciemment, être lui-même. Il est
significatif qu’il n’ait jamais fait poser un modèle dans la posture de
la marche : on peut en déduire que ses figures qui marchent ont été
conçues par comparaison plutôt que visuellement, elles traitent des
sensations motrices de la marche – parfois peut-être de la marche avant
l’accident qui l’a rendu boiteux. » Cela, Giacometti ne l'a jamais dit,
mais la marche, les pieds, les jambes ne cessaient de le préoccuper.
Il réalisa en 1958 une jambe en
plâtre ciré, longue, toute fine et lui consacrera même un texte, deux
ans plus tard, pour s’en expliquer comme on le lui demandait. Il y
confiera avoir eu la vision de cette jambe dès 1947, à la période où il
avait déjà sculpté Bras et mains seuls et qui correspondait aussi à la création de certains Homme qui marche.
Cela participait de notre vision du monde, comme il le rappelait
souvent, rien ne nous permet jamais d’embrasser du regard un être dans
son intégralité, nous sommes seulement en mesure d'en voir une partie à
la fois, qui suggère la présence de l’ensemble. Mais ce qui l’avait
convaincu de sculpter enfin cette pièce « c’était le désir, le plaisir
physique d’avoir devant [lui] à une hauteur précise un pied d’une
dimension précise, le genou à telle hauteur et le haut de la cuisse à ce
point précis au-dessus de [lui], et ce qui comptait autant c’était
l’angle, la direction du pied, de la jambe, de la cuisse avec, d’une
certaine manière, le genou comme point fixe. Par contre, la manière dont
étaient modelées les différentes parties comptaient très peu. » Rodin
avait aussi sculpter une multitude de pieds et de mains, surtout des
études mais les plus réussies furent fondues en bronze.
Giacometti passa les trente
dernières années de sa vie à œuvrer, en peinture, dessin et sculpture,
sur une infinité de variations du buste de l’homme, de l’homme qui
marche et de la femme debout. Installé là, au milieu de son minuscule
atelier poussiéreux, assorti aux tonalités brunâtres et grisâtres de ses
créations, baigné de fumée de tabac brun et de vapeur de térébenthine,
jonché de débris de plâtre, il s’évertuait à interroger, ce que ses yeux
lui montraient, ce que la réalité voulait bien lui révéler, arqué sur
cette nécessité de la rendre tangible, à questionner les visages, les
corps, les attitudes. « A la fois tendu vers la réalisation de la
statue — donc hors d’ici, hors de toute approche — et présent. Il ne
cesse de modeler », nota Jean Genet. Rien d’autre ne comptait. Le
sculpteur passa la plus grande partie de son existence dans « une
pauvreté volontaire », disait-il. Sa fortune arriva tard, à la fin de sa
vie, mais son quotidien demeura rigoureusement le même. « Aujourd’hui
j’ai eu une grosse rentrée d’argent que je n’ai pas mérité. 60.000
francs pour un petit dessin, c’est complètement absurde. On dirait une
putain ! » avait-il confié un jour à Yanaihara.
Homme qui marche III, plâtre peint (1959 -1960) Alberto Giacometti (c) Zoé Balthus |
En juin 1959, selon Annette, que
Giacometti avait épousée dix ans auparavant, il était absorbé par sa
dernière tentative d’accomplir enfin le projet de monument pour la place
du gratte-ciel de la Chase Manhattan Bank. La notion d’échelle,
l’appréhension du gigantisme l'inquiétait, le torturait même sans doute.
Il sculptait cependant trois grandes sculptures en plâtre pour New
York, une Grande Femme debout de 2 m 75 de hauteur, un Homme qui marche d’environ 2 m 20 et une Grande Tête, « aussi grande qu’il peut la faire », dira Annette. Au mois d’octobre suivant, il avait détruit le plâtre de la Tête et de la Grande Femme, et les recommençait cette fois en terre mais, au moins, il semblait « content » de son Homme qui marche.
« Je pense que j’avance tous les
jours ; ah ça j’y crois même si c’est à peine visible. Et de plus en
plus, je pense que je n’avance pas tous les jours, mais que j’avance
exactement toutes les heures. C’est ça qui me fait trotter de plus en
plus, c’est pour ça que je travaille plus que jamais. (…) ça ne revient
jamais en arrière, plus jamais je ne ferai ce que j’ai fait hier soir.
C’est la longue marche. »
Ses créatures, Homme qui marche I et II en bronze, le III en plâtre peint (1959-1960),
l’avaient bien fait trotter. Ses œuvres avaient avancé au même rythme
que lui, exactement toutes les heures. Elles venaient de quelque part,
très loin, de l’Egypte ancienne au moins, traçaient une route,
visitaient Rodin et son Homme qui marche, le temps d'une halte,
poursuivaient un chemin. Giacometti le savait bien, lui, depuis le temps
que « le mouvement n’était plus qu’une suite de points
d’immobilité. Une personne qui parlait, ce n’était plus un mouvement,
c’étaient des immobilités qui se suivaient, complètement détachées l’une
de l’autre ; des moments immobiles qui pourraient durer, après tout,
des éternités, interrompus et suivis par une autre immobilité ».
Ecrits, Alberto Giacometti, éd. Hermann « Arts »
Giacometti, a biography, James Lord, éd. Farrar, Straus and Giroux
Avec Giacometti, Yanaihara Isaku, éd. Allia
L'Atelier d'Alberto Giacometti, Jean Genet, éd. L'Arbalète
En regardant Giacometti, David Sylvester, éd André Dimanche
Alberto Giacometti Isabel Nicholas, correspondances, éd. Fage
L'atelier Alberto Giacometti, Catalogue, éd. Centre Georges Pompidou/Fondation Giacometti
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