31 mai 2021

 Montage, mon beau souci par Jean-Luc Godard (Cahiers du cinéma 65, 1965)



On sauvera ça au montage : vraie de James Cruze, Griffith, Stroheim, cette maxime ne l'était déjà presque plus de Murnau, Chaplin, et devient irrémédiablement fausse de tout le parlant. Pourquoi ? Parce que dans un film tel qu’Octobre (et plus encore Que Viva Mexico) le montage est avant tout le fin mot de la mise en scène. On ne sépare pas l'un de l’autre sans danger. Autant vouloir séparer le rythme de la mélodie. Elena tout comme Arkadin est un modèle de montage parce que chacun dans leur genre modèle de mise en scène… Nous sauverons tout ça au montage : axiome type de producteur, donc. Ce qu'apportera au grand maximum le montage correctement fait d'un film par ailleurs dénué d'intérêt c'est précisément d'abord l'impression d'avoir été mis en scène. Il redonnera au pris sur le vif cette grâce éphémère que négligent le snob et l'amateur, ou métamorphosera le hasard en destin. Est-il plus vif éloge de ce que le public tout venant confond à juste titre avec le découpage ?
Si mettre en scène est un regard, monter est un battement de cœur. Prévoir est le propre des deux ; mais ce que l'une cherche à prévoir dans l'espace, l'autre, le cherche dans le temps. Supposons que vous aperceviez dans la rue une jeune fille qui vous plaise. Vous hésitez à la suivre. Un quart de seconde. Comment rendre cette hésitation ? A la question : « Comment l'accoster ? » répondra la mise en scène. Mais pour rendre explicite cette autre question : « Vais-je l'aimer ? » force vous est d'accorder de l'importance au quart de seconde pendant lequel elles naissent toutes deux. Il se peut donc que ce ne soit plus à la mise en scène proprement dite d’exprimer avec autant d'exactitude que d'évidence la durée d'une idée, ou son brusque jaillissement en cours de narration, mais que ce soit au montage de le faire. Quand ? Sans jeu de mot, chaque fois que la situation l'exige, qu'à l'intérieur du plan un effet de choc demande à prendre la place d'une arabesque, que d'une scène a l'autre la continuité profonde du film impose avec le changement de plan de superposer la description d'un caractère à celle de l'intrigue. On voit par cet exemple que parler mise en scène c'est automatiquement parler encore et déjà montage. Quand des effets de montage l'emporteront en efficacité sur des effets de mise en scène, la beauté de celle-ci s'en trouvera doublée, de son charme l'imprévu dévoilant les secrets par une opération analogue à celle qui consiste dans les mathématiques à mettre une inconnue en évidence.
Qui cède à l'attraction du montage cède aussi à la tentation du plan court. Comment ? En faisant du regard la pièce maîtresse de son jeu. Raccorder sur un regard, c'est presque la définition du montage, son ambition suprême en même temps que son assujettissement à la mise en scène. C'est en effet faire ressortir l'âme sous l'esprit, la passion derrière la machination, faire prévaloir le cœur sur l'intelligence en détruisant la notion d'espace au profit de celle du temps. La fameuse séquence des cymbales dans la nouvelle version de L'Homme qui en savait trop en est la meilleure preuve. Savoir jusqu'où l'on peut faire durer une scène c'est déjà du montage, de même que se soucier des raccords, fait encore partie des problèmes du tournage. Un film génialement mis en scène donne l'impression d'un simple bout à bout, certes, mais un film génialement monté donne l'impression d'avoir supprimé toute mise en scène. Cinématographiquement parlant, à sujet égal, la bataille d’Alexandre Newsky ne le cède en rien à La Croisière du Navigator. En somme, donner l'impression de la durée par le mouvement, du gros plan par un plan d'ensemble serait l'un des buts de la mise en scène et l'inverse l'un de ceux du montage. On improvise, on invente devant la moviola comme sur le plateau. Couper un mouvement d'appareil en quatre peut se révéler plus efficace que de le garder tel qu'il a été tourné. Un échange de regard, pour reprendre le même exemple que tout à l'heure, seul un adroit effet de montage peut l'exprimer avec assez de mordant lorsqu'il le faut. Quand dans « Une Ténébreuse Affaire » de Balzac, Peyrade et Corentin forcent la porte du salon Saint-Cygne, leur premier regard est pour Laurence : « On t'aura ma petite » — « Vous ne saurez rien ». La fière jeune femme et les espions de Fouché ont deviné d'un seul coup d’œil leur plus mortel ennemi. Ce terrible échange de regard, un simple champ-contre champ de par sa sobriété même le rendra avec plus de force qu'aucun travelling ou panoramique prémédité. Ce qu'il s'agit de rendre c'est combien de temps durera la lutte puis sur quel terrain va-t-elle se dérouler. Le montage, par conséquent, en même temps qu'il la nie annonce et prépare la mise en scène ; l'un et l'autre sont interdépendants. Mettre en scène c'est machiner, et d'une machination on dira qu'elle est bien ou mal montée.
Voila pourquoi dire qu'un metteur en scène se doit de superviser de fort près le montage de son film revient à dire que le monteur se doit aussi de quitter l'odeur de la colle et de la pellicule pour la chaleur des projecteurs. Rôdant sur le plateau il verrait exactement sur quoi se porte l'intérêt d'une scène, quels en sont les moments forts ou faibles, ce qui incite à changer de plans, et ne céderait donc pas uniquement pour les couper à la tentation du raccord dans le mouvement, a b c du montage, j'en conviens, mais à la stricte condition de ne point l'utiliser de façon trop mécanique, comme par exemple Marguerite Renoir qui donne souvent l'impression de couper une scène alors qu'elle allait devenir intéressante. Chemin faisant, du monteur ce seront alors les premiers pas de cinéaste.

Jean-Luc GODARD.

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