Le renouveau de l’enchantement
Gilbert Durand
L’on
connaît le mot profond de Max Weber constatant que la modernité a couru
depuis un siècle sur la lancée d’un « désenchantement » (Entzauberung)
du monde et de la cité. Or, depuis un demi-siècle, l’on constate un
vaste mouvement contraire, certes parallèle à la redécouverte des images
par la psychanalyse, mais ne mêlant ses eaux ni à cette dernière, ni à
la psycho-critique littéraire, fondée par Charles Mauron, ni même à la
« mythocritique » dont nous avons, il y a vingt ans, exposé les
fondements. La vieille panoplie de la sociologie positiviste, voire
matérialiste, s’est émoussée pour faire place à toute une série — non
concertée — de recherches sociologiques et socio-historiques qui ont
pour fer de lance une véritable « mythanalyse », c’est-à-dire qui
prennent d’abord appuis sur ces courants de représentations collectives
plus profonds même que les idéologies et qui se calquent sur les
immémoriaux récits — sermones mythici! — des mythologies.
Si
l’on veut un acte fondateur à cette tradition de l’analyse en séquences
et en figures mythiques du donné et du vécu social, il faut peut être
se référer aux articles de C.G. Jung (collectés en français par Roland
Cahen sous le titre Aspects du monde contemporain), dont certains datent
de 1926 (sa critique du livre de Keyserling, Analyse spectrale de
l’Europe) et dont un, capital et hélas prévisionnel, paru en 1936 dans
la Neue Schweizer Rundschau, consacré à la résurgence nazie du mythe de
Wotan, ainsi que la critique des ouvrages de penseurs nazis comme Martin
Ninck ou Wilhelm Hauer (Lettre de 1932), constitue bien le premier
travail de « mythanalyse ». Il faut signaler la contribution à cette
méthode naissante, des collaborateurs philologues et anthropologues de
C.G. Jung que furent l’ethnologue Paul Radin, l’indologue Henri Zimmer,
l’islamologue Henry Corbin, le spécialiste de la mystique juive Gershom
Scholem, et surtout l’helléniste K. Kérényi. Mais, à l’insu de ce
courant fondateur que perpétuent et vérifient James Hillman que je salue
ici, ou Pierre Solié, de multiples rivières coulent dans le même sens :
Denis de Rougemont qui exhausse l’un des mythes fondateurs de
l’Occident dès 1956, l’illustre Georges Dumezil dont on connaît
l’attachement à sortir de l’ombre de l’histoire et des institutions les
fondements de la « tripartition fonctionnelle » des sociétés
indo-européennes, leçon qui ne sera pas perdue pour l’historien Georges
Duby…
L’INFLUENCE DU MYTHIQUE
Et
il faut penser aussi à ce marxisme en question que fut l’École de
Francfort, qui culbutant avec Bloch, Mannheim, et finalement Marcuse,
l’ordre sacro-saint de l’infrastructure, retrouvera avec plus ou moins
d’audace la prégnance du mythique sur la démarche sociale. La vieille
civilisation matérialiste sort certainement ébranlée des confrontations
avec Éros ! Et que dire des travaux d’Henri Desroche, de Jean Servier
(1963), de J.P. Sironneau (1978), du récent livre de Michel Cazenave
(Les empereurs fous, Imago, 1981) et du livre aussi récent d’André
Reszler (Mythes politiques modernes, P.U.F., 1981) ? Mon propos n’est
pas ici de tenir les comptes de cette grande résurgence du mythe dans le
champ et même les méthodes des Sciences Sociales, mais de m’interroger
d’abord, trop rapidement certes, sur les référents épistémologiques qui
marquent, accompagnent et peut-être permettent ce ré-enchantement d’une
Science Sociologique depuis bien longtemps desséchée par l’exclusive
méthode du comptage des « faits objectifs » et le mythologème — refoulé
en tant que tel ! — du « sens de l’histoire » hérité des
providentialismes et messianismes juifs et chrétiens.
ÉPISTÉMOLOGIE DU NOUVEL ENCHANTEMENT
Une
telle résurgence des valeurs du mythe n’a été possible que sur le fond
de la révolution épistémologique qui a donné le ton pendant les
cinquante dernières années à l’épistème de pointe de l’Occident. L’on a
vu s’intensifier le Nouvel Esprit Scientifique étudié par Bachelard vers
les années 30 et issu de la microphysique de Planck, de la mécanique
ondulatoire de Broglie, et de la relativité d’Einstein. Le Nouvel Esprit
Scientifique des années 50 à 80 a poussé jusqu’à l’extrême avec
Ferdinand Gonseth, René Thom et surtout Bernard d’Espagnat, David Bohm
et Olivier Costa de Beauregard, les positions paradoxales de la fameuse
« Philosophie du Non » chère à Gaston Bachelard. Non seulement les
logiques non aristotéliciennes, dont Lupasco fut le théoricien, ont
maintenant droit de cité, mais la théorisation expérimentale de la
physique contemporaine s’est attaquée aux piliers fondamentaux de la
démarche mentale la plus profonde de la psyché occidentale : le
déterminisme causal et ses formes a priori que sont l’espace — euclidien
ou riemannien — et le temps irréversible de Newton. L’extension à toute
mécanique et à l’électronique appliquée de la notion de complexité
cybernétique et systémique modifie l’axiome que l’on plaçait comme
modèle de stabilité : « l’objet » lui-même. L’objectivité se nuance en
degrés d’objectivité, l’ancienne objectivité « lourde » n’ayant plus
guère d’application dans un univers physicien où — selon l’expression de
Bernard d’Espagnat — le réel est toujours « voilé » . Cet allègement de
l’objectivité, cette relativisation du réel, cette subversion du temps
et du déterminisme causal à l’intérieur même du bastion du « fait »
expérimental de la physique allait entrer en consonance avec ce que les
sciences de l’homme — voire de l′ « âme » — avaient de tout temps
constaté sans oser l’avouer dans un univers investi lentement par les
certitudes péremptoires de vingt siècles de catégories
aristotéliciennes. Le hiatus au cœur de notre civilisation qu’Henry
Corbin plaçait emblématiquement au XIIe siècle à Cordoue, lorsqu’Ibn
Arabi abandonnait à l’Occident la dépouille d’Averroës, sembla peu à peu
se combler lorsqu’on vit à Cordoue même, comme en 1979 lors d’un
colloque qui fit tant de bruit, les physiciens les plus éminents de ce
temps converser avec les psychologues des profondeurs, les historiens
des religions, les poètes et les gnostiques. La distance que Bachelard
conservait encore entre les paradoxes de la nouvelle physique — devenus
selon le mot de Costa de Beauregard « paradigmes — et les oxymores de la
création poétique, diminue d’année en année depuis trente ans. Dès
l’instant où le « réel » physique se fait « voile », et où, grâce à
l’étude profonde de l’âme menée par Carl Gustav Jung, Henry Corbin,
Mircea Eliade et leurs émules, l’irréel ou le surréel se dévoile et
prend des structures explicites passibles d’expérimentation et de
conceptualisation, les axes de la poétique de l’âme et ceux de la «
nouménotechnie » scientifique — comme Bachelard qualifiant la Science —
ne sont plus si divergents qu’ils l’étaient au XIXe siècle finissant.
L’ensemble de tous les savoirs s’organise et s’harmonise dans une sorte
de « Musée imaginaire généralisé » .
Mais
ce bouleversement, cette « subversion » épistémologique — comme l’écrit
J.J. Wunenburger (La Galaxie de l’Imaginaire, Berg, 1979) — est riche
d’un fort impact inconscient sur la science de l’homme. Sans nous
arrêter dans ce no man’s land constitué par la parapsychologie et qui
passionne tant les physiciens, mais en nous en tenant aux vieilles
classifications épistémologiques des « Sciences de l’homme » qui
distinguent psychologie, sociologie et histoire, disons que le
changement profond des structures logiques, catégorielles et
conceptuelles que promeut la science physicienne de notre temps,
entraîne une révision complète des modèles (parterns) représentatifs,
des grandes métaphores qui pilotent en un gigantesque « schématisme
transcendantal » la recherche scientifique.
Les
vieux mythèmes évocateurs d’un temps linéaire et inspiré par la
croissance ou le déclin biologiques, tels l’Arbre de Jessé ou, au
contraire, l’arbre mort et sec de l’hiver, qui ont hanté toutes les
sciences sociales du siècle écoulé, n’ont plus leur efficacité
prométhéenne ou apocalyptique. Pas plus que la physique de pointe
n’utilise le train des « faits » qui accroche ses wagons derrière la
locomotive de la cause en route sur la voie unique du progrès, la
science de l’homme, et particulièrement la psychologie contemporaine,
abandonne aux pédagogies de Piaget ou de Wallon la « croissance » du
psychisme, à Marx et à Comte, le fameux messianique « sens de
l’histoire » , et à Spengler le « ragna-rök » .
Parallèlement
à la physique du « réel voilé » (Bernard d’Espagnat) ou de
l’« implication » (David Bohm), la science de l’homme se polarise sur le
mythème de la profondeur. Que l’on se souvienne du fameux rêve de Jung
en 1909, où les images du rêve conduisent le rêveur en des caves et
souterrains de plus en plus profonds. Si le réel du physicien se
« voile » , celui de l’anthropologue « s’épaissit » si l’on peut dire,
prend une « épaisseur ». C’est ce que découvre l’historien qui, comme
Fernand Braudel, aperçoit derrière la durée des événements et des jeux
de surface, une « longue durée » — elle-même passible de degrés retenant
en ses profondeurs une « durée quasi immobile » que Georges Dumezil
identifie avec ces mythes fondateurs de toute société dans le sillage
desquels s’engouffre toute histoire et se signent toutes les attitudes
socio-culturelles. Glanant ces constantes mythiques à travers le
territoire philologique des langues indo-européennes, la théorie de
l’Urgrund anthropologique est passible d’amplification — comme nous
l’avons tenté nous-mêmes dans un article de l’Eranos Jahrbuch de 1976 —
comme Noam Chomsky l’a fait avec la notion de grammaire universelle.
Mais les sociologues de notre temps, avec plus ou moins conscience de ce
grave bouleversement, l’ont fait soit en cherchant, au fond, des
morphologies, des structures peu apparentes mais décisives (Claude
Levi-Strauss), soit en étageant l’objet de la sociologie en « paliers en
profondeur » (Georges Gurvitch), soit même avec Lazarsfeld et Boudon,
en complétant les linéaires analyses factorielles par « l’analyse
multivariée ». Ou encore, pour mieux dire avec le sociologue le plus
perspicace de la génération de l’après-guerre Roger Bastide, en
discriminant le « coriace » derrière le flux et le reflux des incidences
de surface.
Mais
la métaphore de la profondeur, qui transforme l’espace homogène
d’Euclide — sans épaisseur qualitative — en topos, c’est bien la
psychanalyse qui le promeut. L’on sait la révolution qu’apporte la
première « topique » freudienne étageant le conscient et l’inconscient.
La seconde topique qui articule le moi sous la voûte du surmoi et sur le
socle du « ça », tend à donner un aspect sinon plus systémique du moins
plus organisationnel à l’appareil psychique. Toutefois, même dans la
seconde topique, Freud reste tributaire d’un schéma causal linéaire et
peu réversible — que vient seulement dramatiser la dialectique du moi —
bien éloigné des connexions a-causales que met en place la physique
moderne.
A
cette qualification hétérogénéifiante de l’espace que constitue la
topique, il faut ajouter une modification essentielle de notre
conception newtonienne — et einsteinienne — du temps. Ce qu’un Costa de
Beauregard a proposé de résoudre à partir du fameux paradoxe d’Einstein /
Podolsky / Rosen en montrant que le temps de la microphysique était au
fond séparable de l’entropie de la thermodynamique, modélisée dans notre
imagerie par la linéarité fatale du temps mortel, Jung semble l’avoir
réalisé dans la fameuse notion — tirée d’expériences multiples,
soulignons-le bien ! — de la synchronicité. Dans la synchronicité comme
dans la solution du « paradoxe (devenu paradigme ! ) E.P.R. » il y a
une sorte d’inversion des causalités ou des motivations : le fameux
« scarabée » qui vient tomber aux pieds du psychothérapeute et de sa
patiente n’est pas plus cause de la solution des difficultés phychiques
qui se présentent à l’instant, que ces dernières ne sont cause de
l’apparition du scarabée. A la notion de topos il faut joindre celle de
synchronicité ou kairos, « moment favorable », moment « bouclé » dirait
un mathématicien où l’effet renforce la causalité de la cause, où la
cause devient effet de son effet, « fille qui est mère de sa mère »
disaient les alchimistes… Le temps lui aussi se boucle sur un
épaississement.
Or.
la plupart des phénomènes humains qui ont une importance, c’est-à-dire
une signification pour l’individu comme pour le groupe, s’inscrivent
dans un tel kairos, Spengler avait déjà bien vu que les structures qui
reposent sur les moments importants de l’histoire ne s’alignent pas sur
l’entropie anthropologique : à des siècles de distance, des événements
de structure homologue peuvent être dits « contemporains »
(zeitgenössisch), instants d’intensification du sens — que retiennent
histoire et biographie — où le « temps suspend son vol » … Comme Jung
l’écrit au célèbre physicien Wolfgang Pauli, avec lequel il collabore et
écrit son étude sur la synchronicité, l’on atteint par ces notions
combinées d’espace qualitatif (topos) et de durée non déterminée
(kairos), une sorte de relation d’incertitude familière aux physiciens :
« Continuum omniprésent aussi bien que présent sans étendue »…
Notons
au passage combien les schématisations diagrammatiques plus chères à
Jung qu’à Freud de ce processus de « bouclage » — sous leur forme imagée
de diagrammes cosmiques, de « ciels » astrologiques, de mandalas, etc. —
conviennent mieux que les coordonnées cartésiennes à exprimer cette
« épaisseur » de dévoilement de la réalité anthro-pologique. Mais ce qui
est important et décisif c’est de constater que ce kairos et ce topos
sont l’étendue et le temps spécifiques que tous les spécialistes ont
reconnu être ceux du mythe. C’est le fameux « illud tempus » cher à
Eliade, c’est la fameuse « synchronie » (à ne pas confondre avec la
synchronicité jungienne) chère à Claude Lévi-Strauss, par laquelle
l’espace prend une épaisseur, regroupe en « paquets » (« en grappes »,
disait Bachelard) homologues de sens des images dispersées par la
diachronie inéluctable du discours, fût-il sermo mythicus. L’adoption
des concepts épistémologiques de temps et de causalité « réversibles »,
de qualification morphologique de l’espace (René Thom), équivaut donc à
focaliser l’attention de la recherche anthropologique sur l’importance
fondamentale du mythe et de son cortège imaginaire. Fort de cette
convergence de l’épistémologie de ce siècle écoulé et des conceptions
nouvelles des phénomènes anthropologiques, l’on peut se demander si les
conceptualisations nées de la psychanalyse et surtout de la psychologie
des profondeurs ne pourraient pas s’appliquer, pour les éclairer, aux
constats récents des Sciences Sociales, si le topos de la psyché ne
pourrait pas inspirer un topos dans la cité, et également si le kairos
de la synchronicité ne pourrait pas comporter les découvertes d’une
« histoire profonde ». Bien plus, on peut entrevoir que le processus de
mythification, la Bezauberung est le sensorium commune de cette démarche
de l’anthropologie nouvelle.
MÉTHODOLOGIE DE LA « BEZAUBERUNG » : ESQUISSE D’UNE TOPIQUE DES SCIENCES SOCIALES
Que
les limites des conceptualisations de la physique et de l’anthropologie
nouvelles aillent en s’amenuisant, nécessite de reconnaître un champ de
signification commun que Jung a appelé « psychoïde ». Sans entrer dans
les détails de cette notion disons simplement que l’accord de
l’objectivité du monde « extérieur » et de la subjectivité du monde
psychique individuel est un des terrains où la notion de « psychoïde »
est la plus évidente. Comme le dit Jung « l’âme d’un peuple n’est qu’une
formation un peu plus complexe que celle de l’individu ». Cette
« complexité », toutefois, nous dictera ici une précaution
méthodologique : ce n’est que métaphoriquement que le plus simple peut
devenir le modèle du plus complexe. Ou plus exactement ce n’est que
« métonymiquement ». Car le système social ne reçoit pas justement les
« simplifications » que comporte le système individuel lié à l’entropie
biologique. C’est pour cela que la métaphore « psychique » du social
nous paraît plus heuristique que la métaphore biologique. Mais elle n’en
est pas moins métaphore : le système social, contrairement au système
individuel psychique, est « à décideurs multiples ». La relation
déterministe exprimée par le schéma cause /effet s’y estompe encore plus
que dans l’écheveau des déterminations individuelles. Les sociologues
ont toujours été frappés par le caractère « paradoxal » (Max Weber)
voire « pervers » (René Boudon) de la « causalité » en sociologie. Très
souvent, les « effets » produits sont inattendus, contradictoires avec
les perspectives de la cause antécédente.
Aussi
ne pourrons-nous pas prendre tel quel le schéma encore bien orthogonal —
cartésien ! — des topiques freudiennes où la pulsion « verticale » du
ça est comme coupée par l’horizontalité du surmoi. Ça, moi et surmoi ne
seront ici que des repères métaphoriques. En vérité la « topique »
socio-historique est bouclée en une sorte de diagramme où
« l’implicant » général (le sermo mythicus et ses noyaux archétypiques)
contient pour ainsi dire les explications, les déploiements que sont le
« ça » social analysé par les mythologues, le « moi » social passible de
la psychosociologie et le « surmoi », le « conscient collectif »,
domaine des analyses institutionnelles, des codifications juridiques,
des réflexions pédagogiques. Notre théorie n’est cependant pas assez
élaborée à ce point pour que nous puissions faire figurer dans un pur
diagramme — avec équivalence de « pouvoir décideur » — le « ça »
inconscient collectif, le « moi » social des rôles et le « surmoi » des
institutions. C’est donc un schéma métaphorique bâtard que nous
proposons, bien qu’il se décolle déjà de la pure orthogonalité
freudienne. L’ordre de notre description peut paraître ainsi arbitraire :
disons que, pour le justifier, nous avons commencé par décrire ce qui
nous paraît justement être une innovation dans le champ épistémologique
de la sociologie, traditionnellement attachée aux analyses du « surmoi »
des institutions et des pédagogies épistémologiques.
Ce
que l’on rencontre donc dans la première partie du diagramme — ou au
plus profond de l’échelle topique ! — c’est donc le « ça »
anthropologique. Cet Urgrund « quasi immobile » (Braudel), « qui ne se
transforme jamais » (Carl Gustav Jung), et que Jung appelle
« inconscient collectif » — mais qui répartit très tôt en deux séries :
l’une spécifique, attachée à la structure de l’animal social qu’est
l’homo sapiens, l’autre plus « lamarckienne » — comme l’écrit Michel
Cazenave en un excellent article (cahier de Psychologie Jungienne n° 29.
1981) — et passible des vêtures culturelles. L’une du côté de
l’archétype proprement dit, pure instance numineuse, l’autre du côté de
« l’image archétype » déjà enrobée d’une présentation, donc
« localisée » (René Thom).
Nous
pourrions, quant à nous, parler d’un « inconscient collectif
spécifique », émergeant à peine au niveau de la prise de conscience et
repéré dans son abstraction par les linguistes et les structuralistes
qui parlent du « toujours traductible » du mythe (Claude Lévi-Strauss),
des « universaux » du langage (Mounin et de Mauro) ou de « base
générative » (Noam Chomsky). Il s’agit bien là en effet d’un métalangage
(Lévi-Strauss; cf. notre chapitre de Figures mythiques et visages de l’œuvre)
qui n’apparaît — puisqu’il faut bien qu’il apparaisse pour être repéré
et étudié ! — qu’au niveau des grandes synchronies, des grandes
homologies d’images, de ces Urbilder que découvre l’éthologie du
comportement animal (Lorenz, Portmann, Spitz, Keyla, etc.). Il émerge
dans ces « mythes latents » qu’a bien repérés Georges Bastide dans le
moment gidien (Anatomie d’André Gide
— P.U.F., 1972), et qui n’arrivent pas nettement à s’ancrer dans des
images précises, à se donner un nom fixe. Ils sont comme nous l’avons
dit jadis, au niveau « verbal », à la rigueur au niveau « épithétique »,
non au niveau substantif. Flous quant à leur figure, ils n’en sont pas
moins précis quant à leur structure. Tout comme ces divinités latines
que Georges Dumézil dit pauvres en représentations figurées mais riches
en cohérences structuro-fonctionnelles. Car cet inconscient spécifique
n’a rien d’anomique : comme l’ont montré les travaux expérimentaux du
psychologue Yves Durand, ils intègrent clairement les « paquets »
d’images, les homologies dans des séries bien définies.
Mais
un trait fondamental, attaché à la logique de toute « systémique »,
c’est que les archétypes sont pluriels : ils constituent à la fois le
polythéisme foncier des valeurs imaginaires (Max Weber, Henry Corbin,
David Miller, etc.) et le caractère dilemmatique (Lévi-Strauss) que
revêt tout sermo mythicus. Dès son état naissant, les instances du mythe
sont au pluriel. Elles sont absolument hétérogènes dans leur nomos
irréductible. Le polythéisme fonctionnel qui transparaît dans les
conflits de la psyché individuelle est encore plus vigoureux dans les
instances de la psyché collective.
Mais
cet « inconscient spécifique » se prend quasi immédiatement dans les
images symboliques portées par l’environnement, et au premier chef
l’environnement culturel. Le métalangage primordial vient se ranger dans
la langue naturelle du groupe social. L’inconscient collectif se fait
culturel. Les cités, les mouvements, les constructions de la société
viennent capter et identifier pour ainsi dire dans la mémoire du groupe
la pulsion des archétypes. La cité concrète vient modeler le désir de la
cité idéale (Roger Mucchielli), car une utopie n’est jamais pure de sa
niche socio-historique. Les verbes et les épithètes qui signalent la
généralité de l’inconscient spécifique se substantifient. Les dieux de
l’archaïque Latium prennent les visages et épousent les querelles du
panthéon imagé des hellènes.
Au
niveau de cette arché-sociologie, ce sont ces phénomènes de première
imprégnation culturelle qu’ont repérés les Américains sous le nom de
basic personality (Kardiner, Linton, etc.) et les Allemands sous le nom
de « paysage culturel », Landschaft (Oswald Spengler). Mais ce niveau
fondateur, sous l’impulsion même de la représentativité, entraîne ipso
facto le niveau où ces substantifications s’attribuent à des rôles
humains et se « théâtralisent » (cf. Jean Duvignaud, Michel Maffesoli).
C’est cet ensemble « actantiel » (pour reprendre la terminologie de
Greimas, de Souriau ou d’Yves Durand) qui constitue ce que l’on pourrait
appeler métaphoriquement le « moi social ». Par une « capillarisation
insidieuse », les instances hiérarchisées, conflictuelles, hétéronomes
de la « cité idéale » mettent en scène les personae et les personnages
du jeu social.
Comme
leur origine fondamentale, les rôles sociaux — qu’étudient la
sociologie de la relation et la psychologie sociale — sont pluriels. Les
particularismes des « emplois » donnent des ségrégations et des jeux
d’opposition et d’alliance entre castes, classes, sexes, rangs d’âges,
en un mot entre « stratifications sociales ». Il nous semble d’ailleurs,
et par les voies toutes différentes de celles purement structurelles
empruntées par Propp, Greimas, Souriau, et expérimentales suivies par
Yves Durand, que ces « emplois » actantiels n’excèdent pas le nombre de
sept (six opposés deux à deux plus un). Quoiqu’il en soit il est
important de souligner — comme le prouvent les travaux d’Yves Durand, et
ceux d’Albert Yves Dauge sur le « barbare » — que dans cette
constellation de rôles, non seulement se dessine une hiérarchie mais
s’intègre la négativité de certains rôles cependant indispensables :
hors castes, marginaux, barbares plus ou moins intégrés, etc. Cette
négativité introduite systématiquement dans l’ensemble des rôles joue
certainement une fonction importante dans les mouvements de
ressourcement du mythe. Le monumental travail de Nicole Martinez sur les
« tziganes » et les marginaux, montre que ces derniers sont le support
d’un mythe très riche, très fécondant dans la psyché collective. Mais,
de toute façon, le theatrum societatis implique des rôles diversifiés
jusqu’à un certain antagonisme. Il est bien intéressant de constater que
ce diagramme à 7 actants tel que le dessine Yves Durand dans des
perspectives purement psychologiques, est semblable à celui dessiné par
Baudouin pour « intégrer » les instances archétypes de
l’individualisation, et que nous l’avons également retrouvé dans
l’analyse que nous avons faite des « limites » d’un consensus social
(Eranos Jahrbuch, 1980). Le lieu n’est pas ici de nous étendre sur les
mécanismes qui régularisent et cohérent ces 7 instances actantielles du
theatrum societatis. Ne retenons pour les commodités du fonctionnement
que notre topique, que la classification des « rôles » en positif et
négatif, ou comme l’avaient souligné les anciens — Grecs ou Latins — en
divinités « extra-muros » et « intra-muros »… Disons très grossièrement
que dans une société donnée, lorsque le mythe tend à expurger ses
recours à l’imaginaire profond et que seuls les rôles les plus adéquats à
la rationalisation et la conceptualisation du système sont honorés
(c’est le cas des rôles « techniques » dans la technocratie, des rôles
« administratifs et juridictionnels » dans la bureaucratie, etc.), ce
sont les rôles négligés et « marginalisés » qui sont le réservoir des
ressourcements mythologiques. Telle fut la condition d’une partie du
Tiers État en 1790, telle fut celle des étudiants dans les mouvements de
1968. Il serait bien instructif d’étudier précisément la place des
marginaux, dans le mouvement National Socialiste naissant et
spécialement chez les S.A. Mais il faut insister sur ce point : il n’y a
pas des rôles prédestinés à la conservation des institutions, et
d’autres opposés. Dans tel cas ce sont les rôles guerriers qui sont
conservateurs d’un pouvoir, dans tel autre ce sont eux qui promeuvent
les pronunciamentos. Tout dépend des rôles qui sont marginalisés.
Tantôt, dans l’histoire de l’Occident, ce furent ceux des rois et des
nobles, tantôt ceux du sacerdoce et des clercs. Le recours contre les
rationalisations sacerdotales fut l’empereur et le recours contre les
prédictions sur l’empire fut le sacerdoce. Mais les marginalisés de tout
ordre ont toujours plus de chance d’être les ferments de contestation.
Enfin, au niveau institutionnel d’une société, l’ont peut placer une
sorte de « surmoi » social passible d’une sociologie juridique et
institutionnelle, à la fois conservateur et codificateur de l’épistème
de la société à un « instant » (qui n’est pas instantané ! cet instant
peut durer plusieurs siècles, et en aucun cas il n’est inférieur à la
maturation — 25 à 30 ans — d’une génération donnée de son devenir). Ce
surmoi est le réservoir des codes, des juridictions, mais aussi des
idéologies courantes, des règles pédagogiques, des visées utopiques (les
« plans », les « programmes », etc.), et des leçons que le génie de
l’instant tire de l’histoire du groupe. A ce niveau le mythos se
positive, si l’on peut dire, en épos et se logicise en logos.
Mais
le lien qui relie ces trois « niveaux » métaphoriques de la topique
sociale, la force de cohérence fondamentale qu’ « implique » le niveau
fondateur archétypique, le niveau actantiel des rôles, et le niveau des
entreprises rationnelles « logiques », aurait écrit Pareto, c’est le
sermo mythicus. Par un paradoxe de plus, c’est à l’instant où le mythe
se rationalise en visée utopique, en « méthodos » rationnel, à l’instant
donc où il est le plus manifeste dans les institutions et les
juridictions, qu’il est le mieux intégré à la « conscience collective » —
ou pour parler comme Lupasco, à l’instant où il s'« actualise » — que
le mythe devient latent en tant que force mythique, qu’il se
démythologise en quelque sorte. Mais c’est alors qu’il y a « Malaise
dans la civilisation », qu’il y a une occultation dangereuse qui — Jung
l’a bien montré à propos de l’Aufklärung comme du Wotan nazi — renvoie
la numinosité du mythique du côté du moi le plus exacerbé, du côté de
l’égotisme individualiste. Alors l’on n’a plus affaire à une « société »
— pas même à une Gemeinschaft — mais à une masse, une foule qui va
faciliter les « capillarisations » du numen mythique, les regrouper en
un torrent souvent subversif et quelquefois dévastateur.
Ainsi
une société oscille, en des diastoles et des systoles plus ou moins
rapides, n’excédant pas semble-t-il en deçà d’une génération humaine
(Peyre, Matore ou Michaud) et au-delà d’un millénaire (Oswald Spengler)
auteur d’un axe, ou si l’on préfère, au sein d’un « implicant »
mythologique dont l’appréciation, sinon la mesure (on peut toujours
« compter », comme l’on fait Sorokin ou le critique littéraire Trousson,
les épiphanies d’un mythe), est selon nous l’indicateur principal de
« l’état » d’une société.
Le
mythe apparaît ainsi non seulement comme un indicateur fondamental pour
l’observateur, mais dans un ensemble systémique, comme un « décideur »
capital pour l’acteur politique. Non pas que la divinité intervienne de
l’extérieur, par une spontanéité théologique comme dans le devenir
hégélien, marxiste, ou spenglérien… Mais en ce sens que le numineux d’un
mythe peut se trouver réactivé, retrempé, exacerbé, et faisant alors
galoper l’histoire au travers d’une personnalité qui a l’intuition ou
l’intelligence du mythe pertinent à la société et au kairos de
l’instant. Tels furent en leur temps Alexandre, Auguste, Jeanne d’Arc,
Napoléon, Lénine ou peut-être Hitler dans l’Allemagne vaincue des années
20. Certes ils le furent avec plus ou moins de bonheur. Je veux dire
par là avec plus ou moins d’ouverture et d’intelligence à la pluralité
des mythes constitutifs d’une société. A cet égard, l’étroitesse d’un
Hitler, son obsession du mythe de la race, sa suspicion héritée du
Kulturkampf à l’égard des religions en place, sa haine du juif, est aux
antipodes de Napoléon Bonaparte qui, consul, a eu ce mot sublime
d’intelligence : « Je veux vous assumer, de Clovis à Robespierre. »
C’est
que, précisément, une société doit admettre le pluralisme des rôles —
donc des valeurs — garant de la pluralité des mythes. Comme l’avait vu
profondément Nietzsche, la Grèce n’est pas l’exclusive patrie d’Apollon :
Dionysos veille dans l’ombre au bon équilibre de la psyché hellénique.
Il y a dans toute société — et cela est sensible au niveau de
l’antagonisme des rôles — une tension entre au moins deux mythes
directeurs. Si la société ne veut pas reconnaître cette dualité, et si
son « surmoi » refoule brutalement toute mythologisation antagoniste,
alors il y a crise et dissidence violente. Tout totalitarisme naît de
l’exclusive et de l’oppression — souvent de la meilleure foi du monde —
d’une seule logique en place. C’est alors que les dieux se vengent en
déchaînant obscurément, dans les ténèbres des inconscients égoïstes, la
tempête des dieux adverses. Parmi les « causes » de l’hitlérisme et de
la résurgence de Wotan — « l’ouragan dévastateur des steppes » comme
l’appelle Jung — il y a le complexe : défaite humiliante du IIe
Reich/ liquidation de l’extérieur de la dynastie impériale / décalque
de la république de Weimar sur les institutions du vainqueur. La
République de Weimar fut l’emblème de tout l’héritage de la défaite.
Wotan/Hitler ne sort pas de la tombe de Wagner, mais des urnes anonymes
de la République de Weimar. C’est dans le secret des isoloirs que se
sont coalisés tous les ressentiments, les rêves les plus fous et les
revanches les plus cruelles.
De
plus, au sein de ce pluralisme, les mythes ne jouent pas tous au même
niveau d’urgence politique : un groupe social est rarement nettement
circonscrit, il s’inscrit généralement en un groupe plus vaste et
circonscrit à son tour des particularismes plus restreints. Par exemple,
les peuples latins et leurs particularismes s’inscrivent dans une vaste
mais floue culture indo-européenne. Ou encore telle nation d’Europe
s’inscrit dans les mouvances de la Réforme, telle autre de la
Contre-réforme. Mais on ne peut dire à l’avance à quel niveau
appartiendra à tel moment le mythe décideur. Il peut venir du mythe le
plus fou, le moins rationalisé, mais le plus puissant comme ferment de
la décision — tel l’Islam shiite dans l’Iran moderne ou l’Eglise dans la
Pologne de « Solidarité » — il peut au contraire naître d’un mythe
ancré dans une très particulière minorité, comme l’Etat d’Israël jaillit
de quelques révoltés devant l’effroyable Shoa ou les Etats-Unis
d’Amérique des réfugiés du May Flower… Encore une fois, la notion de
« concours de circonstances » prend toute sa valeur dans une telle
analyse. Il ne s’agit plus à proprement parler de « causalité », mais
d’un concours d’éléments synchroniques très divers que le mythe vient
soudain « impliquer ».
Un
mot reste à dire du mouvement du mythique dans une société donnée. Nous
avons déjà noté que ce mouvement appartient à la « longue durée » chère
à Braudel et ne se réduit jamais à moins de la durée d’une génération
humaine. L’on pourrait classer les mythes ou du moins les mythologènes
qui impliquent une société selon l’ordre de leur durée : il est évident
que le mythe chrétien soutend un bon millénaire de la sensibilité, des
valeurs ou du discours de l’Europe. Il se métamorphose certes au gré des
leaderships politiques et ethnoculturels des peuples de l’Europe, mais
il garde jusqu’à nos jours de grands traits communs presque inchangés. A
l’intérieur de ce mythologène « implicant général, se greffent des
courants et des contre-courants qui viennent typifier, à peu près de
siècle en siècle, de grandes images image mariale aux XIIe et XIIIe siècles, images de crucifixion aux XIVe et XVe
siècles, stature d’Hercule à la Renaissance, images solaires du
classicisme et de l’Aufklärung, images prométhéennes, etc. Mais ce qu’il
importe de souligner — et qu’avait repéré Sorokin sans fonder son
observation sur des processus imaginaires — c’est qu’une société, dans
ses directives pédagogiques, dans ses « classes dirigeantes », passe par
les systoles et les diastoles d’une rationalisation institutionnelle
et, au contraire, d’une dégradation de cette rationalisation d’où
résurgent les dissidences. Ce n’est pas tout à fait l’opposition entre
« idéalistic » et « sensate » chère à Sorokin, mais opposition entre
phases de désenchantement rationaliste et de réenchantement imaginaire.
En
gros, l’imaginaire mythique fonctionne — comme nous l’avons représenté
sur le diagramme ci-joint — comme une lente noria qui, pleine des
énergies du mythe, se vide progressivement et se refoule automatiquement
par les rationalisations et les conceptualisations, puis replonge
lentement — à travers les rôles marginalisés, contraints souvent à la
dissidence — dans les rêveries remythifiantes portées par les désirs,
les ressentiments, les frustrations et se remplit à nouveau de l’eau
vive des images. Il est vrai que certains mythes — les plus « coriaces »
— peuvent victorieusement résister à ces épreuves historiques de
l’usure scolastique et conceptuelle, et reprendre vie métamorphosés par
quelque « réformation ». Mais la plupart du temps, le mythe originaire
sort méconnaissable de ce traitement. Il perd des mythèmes en cours de
route, il en intègre d’autres dans les cas les plus mitigés (comme par
exemple Prométhée perd des mythèmes pour devenir Faust…). Enfin, le
mythique peut entièrement changer de peau mythologique au cours de ce
cycle : la dissidence est trop aiguë, son ironie et son doute à l’égard
du mythe en place trop patents (comme celui de Gide dans son Prométhée),
sa révolte trop indignée. Alors le mythique plonge aux sources d’un
mythe qui restait en attente dans l’ombre et se régénère avec frénésie.
ENCHANTEMENT ET POLITIQUE
Cette
résurgence consciente du mythique — dont l’engouement pour la
psychologie est, selon Jung, la signature qui « montre combien est
profond l’ébranlement de l’âme générale » — ce réenchantement qui s’est
souvent fait de façon dramatique parce que tellement inattendue de nos
sagesses positivistes en place, ne se fait plus fort heureusement
aujourd’hui de façon sauvage. Dans l’énorme subversion épistémologique
que vit notre temps, ce sont les savants qui prennent en main les
puissances du mythe. Non plus les simples politiques, et non plus
Rosenberg, Streicher ou Hitler. Le mythe du XXe
siècle n’est plus dans les mains d’apprentis sorciers livrés à leur moi
psychotique. Et si le politique ne peut pas produire le savant, le
savant a peut-être le devoir de produire le politique. Le bilan de la
science de l’homme, à l’aube du fameux — et mythique ! — an 2000, est
d’une richesse telle qu’il permet de suggérer des conduites, de tirer
des conclusions, sinon des leçons, du mouvement complexe et lent des
sociétés et de leur réflexion historique. Le savant est pour le moins à
même de donner des « modèles » de société. Nous ne ferons qu’indiquer
ici quelques directions. D’abord une société n’est pas un être « vivant »
sur le modèle des vieilles métaphores biologiques chères à l’ancienne
sociologie. Elle ne semble pas passible des lois de l’entropie. Comme le
notait Jung, toute culture est un « arrêt » créé de main d’homme ;
« remporté de haute lutte sur les transformations insensées et les
métamorphoses continuelles de la nature » (Aspects du drame contemporain,
p. 130). C’est du côté des vivants les plus primitifs, les plus proches
de la dureté minérale (les plus « coriaces » aurait écrit Roger
Bastide), de ceux qui ont résisté à l’entropie des siècles qu’il
faudrait peut être chercher une comparaison. Une société est une sorte
de madrépore qui persiste dans son être malgré et à cause du flux et du
reflux de l’océan mythique. Elle apparaît comme un atoll avec ses récifs
et ses lagunes…
Ensuite,
et pour ce faire, une société sécrète toujours des mythèmes, sinon des
mythes de rééquilibrage devant les aléas de la nature et des agressions
ou pénétrations des autres ensembles socioculturels. La « vie » —
c’est-à-dire la durée d’une société qui se reconnaît, s’individue en
tant que telle — dépend de ces réajustements mythiques.
Il
en résulte que toute société, pour « durer », doit être un ensemble
pluraliste, un « système » au sens où l’entend la science moderne
intégrant des « décideurs à objectifs multiples ». La règle de « vie »
(= durée) d’une société est son degré de synarchie.
Enfin,
l’on peut indiquer qu’une réflexion précise sur les boucles mythiques
qui tissent l’histoire d’une société permet d’échapper aux illusions
politiques des fausses oppositions. Un « choix de société » ne consiste
pas à choisir entre des instances dirigeantes qui participent, malgré
des oppositions de surface, au même césarisme. De nos jours, les
partisans politiques à la vue mythique courte, ont trop tendance à
vouloir le choix illusoire entre la satrapie des marchands et celle des
producteurs. Toute une cléricature est en place pour faire apparaître
des oppositions entre deux pouvoirs qui, au fond, participent à peu de
chose près, au même mythe…
Quant
au savant, isolé devant l’objet qu’il étudie, contraint à cette
« conscience du présent qui rend solitaire » comme l’écrivait Jung en
1928, il ne peut jouer les Cassandre ou au mieux les Orphée chantant
pour les Argonautes. Du moins a-t-il la satisfaction de constater que
l’étude de la Bezauberung fondamentale de toute société dessille ses
yeux de toute illusion. Dans le courant général que dessine l’épistème
contemporain il a l’espoir secret d’être réuni fraternellement à tous
ceux qui découvrent comme lui cette connaissance nouvelle…
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire