La défense de l’illisible
1C’est
de « plaisanterie immense et médiocre » qu’est qualifiée l’accusation
de Proust, en septembre 1896, dans l’article que lui adresse Mallarmé en
une forme de riposte étonnamment agressive, très peu amène à l’égard de
contemporains qui, assène-t-il, « ne savent pas lire1 ». Lorsque le tout jeune chroniqueur entreprend en effet de dénoncer « l’obscurité » des symbolistes2,
le poète, qui jusque-là n’avait pas cru bon de répondre aux critiques
lui reprochant son illisibilité, renonce pour une fois à sa politesse
légendaire et rédige « Le Mystère dans les Lettres », sur un ton pour le
moins ambivalent : si Mallarmé prend la plume et qu’il entre dans le
débat ouvert par Proust, c’est en commençant pourtant par indiquer que
le « Contre l’obscurité » de ce dernier n’y invite guère. Les mots du
billettiste, dont Mallarmé souligne plutôt la futilité, ne risquent pas
selon lui de menacer le mystère poétique, puisque les « pures
prérogatives » du poète, son droit au « blanc quirevient », ne sont en réalité qu’« à la merci des bas farceurs3 ».
On le voit, la défense est toute rhétorique : c’est bien parce que
l’article de Proust touche un point sensible que Mallarmé y répond, mais
le point est si sensible que sa réponse paraît se déployer davantage
sur le mode de l’émotion que sur celui de la réflexion.
2L’article que Mallarmé publie en septembre 1896 dans La Revue blanche et qu’il reproduit l’année suivante dans les Divagations n’est
donc pas issu comme tant d’autres de la commande d’un éditeur : il
s’agit bel et bien d’un billet d’humeur, d’autant plus piquant aux yeux
du lecteur actuel qu’il met aux prises non seulement deux des noms les
plus emblématiques de notre littérature, mais aussi deux de ses
théoriciens les plus importants. Or, pourquoi Mallarmé réagit-il ici
précisément aux déclarations de Proust, alors qu’il reste muet face aux
acharnements presque mensuels, à peu près à la même époque, d’un Adolphe
Retté par exemple, qui lui reproche nommément – ce que Proust ne fait
pas – une « fausse profondeur » et de la « pédanterie4 », quelque « bistournage5 », même, dont ne sortiraient que de « mystérieux charivaris6 » ? Cela fait bien longtemps que Mallarmé s’entend qualifier de poète obscur,
depuis la réception des années 1860 et 1870 à vrai dire. Jusque-là, les
réserves des chroniqueurs ne semblent guère l’affecter, pas
suffisamment pour qu’il renonce, lorsqu’il s’agit de rédiger son sonnet
en –yx, en 1868, à « rechercher la bizarrerie7 » ; pas assez non plus, dans un article de 1895, pour l’empêcher de se représenter lui-même, malicieusement, en train d’« ajouter un peu d’obscurité » à l’une de ses phrases8.
3Pourquoi
Mallarmé se laisse-t-il troubler, en cette occasion plutôt qu’en toute
autre, par le plaidoyer d’un jeune auteur dont il est encore impossible
de savoir ce qu’il deviendra ? Puisque, singulièrement, le poète ne
s’indigne pas contre ceux qui accusent son illisibilité comme un fait exprès,
pourquoi réagit-il au contraire, avec une virulence qui ne lui
ressemble pas, contre le propos plus abstrait, et plus mesuré, de
Proust ? Il est vrai que ce dernier récuse à son tour l’obscurité vouluedes poètes contemporains, mais il exalte aussi un mystère naturel,
« une obscurité d’un tout autre genre » dont il ne faudrait surtout
pas, ajoute-t-il, « rendre l’accès impossible par l’obscurité de la
langue et du style ». L’article de Proust oppose ainsi le mystère des
lettres à celui du monde et suggère de ne tolérer que le second : la
littérature, plaide-t-il, devrait compenser une obscurité de fond par la
clarté de sa forme, « exprimer clairement … les mystères les plus profonds de la vie et de la mort9 ».
4C’est
ce transfert d’un mystère littéraire vers un mystère de la nature qui,
selon moi, dérange Mallarmé au point de le conduire non seulement à
prendre la parole, mais à durcir le ton. Ce qu’il ne peut pas accepter
dans l’article de Proust, ce n’est pas tant que ses amis les symbolistes
s’y trouvent incriminés, mais que les rôles – de la lettre et du monde,
des mots et des choses – y soient intervertis à ses yeux. Le discours
du romancier à venir, en effet, prend l’exact contre-pied d’une théorie
que Mallarmé avait investie depuis plusieurs dizaines d’années et qui
préside à toute son œuvre. Il la rappelle succinctement, et sans doute
obscurément, dans sa réponse à Proust : le poète, qui deux ans plus tôt
avait déclaré dans La Musique et les Lettres que « la Nature a lieu » et qu’« on n’y ajoutera pas », ou que « n’est que ce qui est10 », prétend ici « exposer notre Dame et Patronne la nature à montrer sa déhiscence ou sa lacune, à l’égard de quelques rêves, comme la mesure à quoi tout se réduit11 » ; ce geste, qui démystifie le divin, constitue de fait tout le jeu poétique.
En donnant à voir un hiatus entre la matière et l’idéal, entre les
choses et les « rêves », Mallarmé désenchante aussi une certaine utopie
littéraire qui consisterait à identifier la tâche du poète à un travail
de révélation, qu’il prenne la forme de l’éclaircissement d’un mystère
ou de la découverte d’une essence.
5On
le voit, le poète monte au créneau pour défendre une illisibilité qui
serait propre à l’activité littéraire et dont elle ne pourrait pas se
passer ; un mystère qu’il serait tout bonnement absurde de vouloir
retirer des Lettres et qu’il n’est donc pas très sérieux de leur
reprocher. L’obscurité semble participer d’une stratégie qui, si le
poète y renonçait, mettrait en péril son activité. Mais reste à savoir
en quoi consiste le mystère : on verra, par le biais de quelques actes
de lecture, empruntés à un petit nombre de critiques qui se sont penchés
ces dernières années sur l’obscurité de Mallarmé, qu’on peut décrire
celle-ci d’au moins trois manières différentes, et peut-être même
quatre. C’est en particulier à la lisibilité problématique du sonnet en
–yx de Mallarmé que je voudrais m’intéresser ici, car elle me semble
relever, plus que toute autre, non de la compétence de ses lecteurs mais
d’un programme que
le poète s’était fixé dès les premières esquisses du projet. Ne se
met-il pas en quête, au printemps 1868, non seulement « d’une rime »,
mais surtout d’un mot qui « n’existe dans aucune langue12 » – le fameux ptyx sur
lequel la critique a tant glosé – qui lui garantit de ce fait qu’un
terme au moins, dans le sonnet, restera incompris ? Et lorsqu’il
transmet à Cazalis une première version du poème, l’été de la même
année, ne se montre-t-il pas plutôt heureux de constater qu’il pourrait
bien ne pas avoir de sens ? « Je m’enconsolerais … grâce à la dose de poësie qu’il renferme », explique-t-il, comme si au-delà d’une certaine quantité, la « sensation » que procurent les vers quand on se « laisse aller à les murmurer plusieurs fois » pouvait se substituer au sens13. La lisibilité serait ainsi exclusivement quantitative, à défaut d’être qualitative : plutôt que de se laisser lire,
le sonnet séduirait en se faisant dire et répéter, sollicitant de fait
des lectures toujours plus nombreuses, que les critiques, des années
1950 à aujourd’hui, se sont empressés de nous fournir. Il est certain
que Mallarmé avait conscience d’un paradoxe, d’une tension entre la
négation, d’une part, de la compréhension, et la multiplication, d’autre
part, des actes de lecture et d’interprétation. On peut supposer qu’il
s’amusait de son poème comme d’une tentative expérimentale, pas
suffisamment tenable pour qu’on ose la publier en revue – le sonnet ne
paraît que dans les recueils du poète, en 1887, 1893 et 1899, et c’est
le seul auquel un pareil traitement est réservé – mais assez excitante
pour qu’on la fasse circuler parmi quelques pairs, Cazalis, comme on le
sait, mais aussi Emmanuel des Essarts, qui avouera « ne l’avoir pu comprendre14 »,
ou Catulle Mendès auquel il inspirera peut-être, au moment de décrire
le style de Mallarmé dans un article pourtant bienveillant, les
qualificatifs de « volontairement excessif et maniéré, parfois obscur15 ».
6Le
poncif qui consiste à rappeler, au moment d’entamer l’exégèse d’un
sonnet infiniment commenté, qu’on en a déjà tout dit, révèle sans doute
l’embarras des critiques. Certes, il n’est pas impossible de le lire de
façon littérale, en s’en remettant aux suggestions du poète lui-même
dans sa lettre du 18 juillet 1868 à Cazalis. On y voit alors,
par exemple, une fenêtre nocturne ouverte, les deux volets attachés ; une chambre avec personne dedans, malgré l’air stable que présentent les volets attachés, et dans une nuit faite d’absence et d’interrogation, sans meubles, sinon l’ébauche plausible de vagues consoles, un cadre, belliqueux et agonisant, de miroir appendu au fond, avec sa réflexion, stellaire et incompréhensible, de la grande Ourse, qui relie au ciel seul ce logis abandonné du monde16.
7Mais
une telle lecture littérale, qui vise moins en fait à établir le sens
du poème qu’à suggérer de quelle manière il pourrait être illustré, par
une eau-forte notamment, ne convainc guère les lecteurs. Ils continuent
d’y chercher autre chose, qu’il s’agisse d’un terme absent ou d’un sens symbolique, comme Pierre Citron en 196917 ou Jean-Pierre Richard en 197518.
Bien que les mots clés du sonnet permettent de planter un décor,
celui-ci est à la fois si réflexif et si négatif qu’on éprouve quelque
mal à s’en contenter. Si « Ses purs ongles… »
a donné lieu à de remarquables lectures, j’aimerais suggérer qu’il les a
activement sollicitées, et qu’en donnant à voir pour toute référence
lisible une chambre ou un salon, il a surtout représenté l’espace dans lequel s’accomplit, pour Mallarmé, la lecture19.
Se pourrait-il ainsi que le sonnet la représente – plutôt que
l’écriture, conformément à ce qu’a pensé jusqu’ici la majorité des
critiques ? L’hypothèse a déjà été formulée par Claude Abastado en 197220, puis par Bertrand Marchal en 198521.
8Comme l’a relevé Marchal, « Ses purs ongles… »
demande à son lecteur de se prononcer quant à ce qu’il attend en termes
de signification. Les lecteurs de Mallarmé sont par conséquent scindés
en deux groupes, soit qu’ils continuent de croire en la lisibilité du
poème, soit qu’ils y renoncent, cherchant du coup à produire du sens
sans passer par un référent, en s’appuyant par exemple sur les sonorités
ou la structure des vers. Or, selon Marchal, les deux camps se
rejoignent sur un même parti pris, puisqu’ils considèrent l’un et
l’autre que l’obscurité doit être vaincue et que derrière la texture des
mots se dissimule quelque chose comme une vérité, ou, plus modestement,
une idée. Quant à lui, Marchal plaide pour une troisième option,
suggérant que le sonnet pourrait manifester non pas un sens, mais
« l’engendrement même de la signification22 » ;
l’obscurité passerait alors du statut d’obstacle à celui d’expérience.
Claude Abastado, sans parvenir à proposer ensuite une lecture aussi
ambitieuse, s’était déjà exprimé en des termes à peu près similaires :
il disait renoncer à « l’adéquation de l’expression à telle
signification » et s’en remettre à « une lecture montrant l’engendrement
du sens23 ».
9C’est
la voie ouverte par ces deux critiques que j’aimerais suivre à nouveau
ici, m’interrogeant sur ce que l’on peut tirer d’un sonnet dont on
admettrait avec son auteur qu’il n’a pas de sens. Mallarmé
l’indiquait aussi clairement que possible à ses premiers lecteurs dans
la version qu’il adressait à Cazalis en 1868 : en donnant au poème le
titre de « sonnet allégorique de lui-même », il ne le vouait pas
seulement à une clôture toute moderne, il mettait surtout en péril la
projection, dans son au-delà, d’un message qui pourrait exister en tant
que tel, et condamnait en somme le sonnet à une sempiternelle et
forcément peu ambitieuse représentation de lui-même. Dès lors, si l’on
concède que « Ses purs ongles… » ne donne pas lieu à une herméneutique mais à une pragmatique, que le poème vise moins un direqu’un faire, qu’au lieu de produire une représentation il engage son lecteur dans une expérience –
si l’on admet tout cela, peut-on dès lors décrire un usage de
l’obscurité qui serait spécifique à la littérature que défend Mallarmé ?
En d’autres termes, quelle stratégie de l’illisible son sonnet en –yx
met-il en œuvre ?
Vers une stratégie de l’illisible
10On l’a dit, la plupart des critiques se sont lancé le défi de lire malgré tout.
La poésie de Mallarmé, et le sonnet en –yx en particulier, a ainsi
suscité quelques actes de lecture paradoxaux, où le lecteur s’interroge
moins sur le sens du poème que sur les raisons pour lesquelles il n’y
accède pas, ou seulement de justesse. J’aimerais présenter ici trois
manières de ressaisir l’illisibilité du poète, qui sont à chaque fois
idéologiques mais respectent trois idéologies différentes, selon
qu’elles assignent à l’obscurité le rôle d’un filtre, celui d’un
instrument de résistance ou celui d’un indice, qui mettrait le lecteur
sur la voie de propositions à la fois poétiques et épistémologiques.
Chez Pascal Durand et Patrick Thériault, pour commencer, on verra que
l’obscurité permet surtout de faire le tri entre les bons et les mauvais lecteurs24.
Chez Alain Vaillant, qui la confronte à l’avènement d’un « système de
communication publique » impersonnel et contraignant auquel les
écrivains obscurs s’efforceraient d’échapper, l’illisibilité fonctionne
comme « une parade à la réification sociale25 ».
C’est chez Bertrand Marchal, enfin, que l’obscurité signe le plus
radicalement l’échec de toute lecture, y compris celle du spécialiste :
car l’illisibilité a une vertu en soi, celle de se convertir en un
discours qui porte non seulement sur le poème, mais aussi sur notre
rapport au savoir, ou pour s’en tenir à un mot plus mallarméen, à nos
« idées26 ».
Ce qui lie toutefois les trois propositions, c’est le rôle qu’elles
accordent, chacune à sa manière et le définissant parfois de façons
divergentes, au contexte poétique dans lequel Mallarmé écrit. L’obscurité du poète, nous disent-elles toutes trois, est la réponse qu’il adresse à un moment,
crépusculaire. La fin du siècle approchant, on le sait, le vers subit
une crise, et bien que Mallarmé ait lui-même tendance à la trouver
« exquise27 »,
il lui faut bien admettre qu’elle est tout à la fois le signe et le
corollaire d’une perte d’aura de la poésie, au profit d’autres formes de
discours, réunies sous la désignation générale d’un « universel reportage 28 ».
11Certes,
Durand et Thériault proposent d’attribuer l’illisibilité de Mallarmé à
un contexte socio-littéraire précis, mais ils ajoutent qu’elle n’en est
pas que le simple résultat : en régime d’autonomie, suivant volontiers
les règles d’un nouveau jeu poétique, celui du retrait, le texte obscur
tire de son opacité une véritable « puissance pragmatique29 ». Le poème reproduit en miniature une situation dont la société donne la peinture en grand, celle de l’élection de
l’artiste et de ceux qui le comprennent – c’est-à-dire qui l’admirent,
mais aussi dans un premier temps, tout simplement, qui savent voir dans
son œuvre ce qu’il y a mis. Pour Durand, ainsi, le poème moderne n’est
illisible que pour le « plus grand nombre » ; il demeure accessible aux
« poètes et lettrés socialisés dans un même univers de savoir et de
croyance30 ».
Autrement dit, l’œuvre de Mallarmé n’est obscure que pour le vaste
milieu extra-littéraire ; elle s’adresse à un autre public, lui
« circonscrit », constitué des pairs de l’auteur – et reste encore à
désigner parmi ceux-ci lesquels méritent ou au contraire usurpent un tel
titre. On rappellera en effet avec Thériault que l’hermétisme est aussi
une sorte de religion, dont l’obscurité tire à elle ses « initiés »,
ceux que le critique appelle aussi les « amis-admis », s’en référant au
poème liminaire des Poésies,
« Salut ». L’œuvre illisible sélectionne donc son lectorat, elle
l’élit, et c’est pour mieux se l’attacher : Thériault parle de la
séduction du texte obscur, et même de la passion qu’il éveille dans le
cœur de celui qui se croit « choisi31 ».
Plus dense est l’opacité et plus ceux qui la percent donnent alors de
prix au mystère soudain révélé. Thériault va plus loin encore : selon
lui, le poème obscur joue le rôle d’un rite d’initiation, il constitue
« une épreuve éliminatoire destinée à séparer lecteurs vulgaires et
véritables lecteurs32 ».
12On
comprend que le jugement de valeur est tout subjectif et que
l’« admis » ne l’est que parce qu’il se croit tel, mais reste que la
stratégie de l’illisible, ici, prend une coloration élitiste et presque
morale. L’obscurité a-t-elle de fait pour vertu de séparer le bon grain
de l’ivraie ? Les travaux de Durand et de Thériault, marqués notamment
par la sociologie de la littérature, ont fait beaucoup ces dernières
années pour redonner aux études mallarméennes le sens, la rigueur et le
dynamisme dont elles semblaient manquer ; or, il est piquant que les
deux critiques ne soient pas eux-mêmes des herméneutes, et qu’ils aient
tendance à repousser, à la faveur de mises en contexte aussi éclairantes
que passionnantes, la lecture en tant que telle. À force de
s’intéresser à la société dans laquelle Mallarmé s’inscrit de manière
fondamentale, la critique sociologique est étrangement amenée à ne
justifier la stratégie de l’illisibilité qu’en restreignant son
commentaire à unemicro-société,
hors de laquelle il semble qu’on ne puisse plus envisager de
communication littéraire. Le phénomène de « l’adresse », que Thériault a
étudié longuement et de manière convaincante, ne devrait-il pas
pourtant viser plus loin que le cercle des « admis » ? Et si l’on
renonce déjà au but – « l’acte poétique ne vise pas tant à faire sens » –
au profit du moyen – « qu’à faire signe33 »
–, faut-il admettre que son champ d’action rétrécisse lui aussi,
jusqu’à ne toucher qu’une poignée de lecteurs, soit qu’ils soient plus
intelligents ou meilleurs, soit qu’ils se croient simplement tels ?
13Avant
d’être un caractère définitoire de la poésie moderne, l’obscurité
serait un réflexe défensif, légèrement orgueilleux, dont on comprend la
logique ; celle-ci est objective, bien sûr, mais elle apparaît aussi ici
comme psychologisée.
Puisque le monde la rejette – c’est le temps de la fameuse
« hégémonie » du roman et de l’information dans le champ des
représentations sociales, comme le note Durand –, la poésie fera mine
d’avoir rejeté le monde, et se donnera des airs, non plus de « jardin
d’Éden retrouvé » comme chez les romantiques, mais de « parc privé » où
n’entre pas qui veut, pour reprendre une métaphore que Durand emprunte à
Mallarmé34. On le voit, la défense se retourne en attaque et l’opacité devient à la fois le « produit et l’affiche » de l’autonomie littéraire35.
C’est ce que nous, contemporains, avons tendance à oublier, prétend
Alain Vaillant, qui tout en s’accordant avec Durand et Thériault sur la
cause sociale de l’obscurité des modernes, lui assigne une visée
différente, qui n’est plus de sélection, suivant une logique de
l’élitisme, mais de résistance, de façon plus conforme à une pensée de
la diffusion littéraire, qu’il prend d’ailleurs en charge lui-même en
endossant le rôle de l’herméneute – et plus précisément, d’un herméneute
idéal, capable de décrypter les manies latinistes de Mallarmé, les
désirs érotiques inavouables de Rimbaud et le chiffrage biographique
sophistiqué que Victor Hugo met en œuvre dans Les Misérables.
Dans un article qui, en 1997, rassemblait trois gestes d’interprétation
virtuoses, lors d’une discussion qui mettait donc gravement à mal la
sainte obscurité des trois auteurs susnommés, Vaillant, pour conclure,
ne se contentait pas de ressaisir la notion ; il la revalorisait36.
L’obscurité, selon lui, sert bien à quelque chose, et son usage, par
ailleurs, n’est pas indifférent au « grand public ». En quelques
paragraphes denses et lumineux, l’article donne en effet à la stratégie
de l’illisibilité une complexité stimulante : l’acte poétique obscur ne
relève plus d’un mouvement de dépit, mais d’un engagement en faveur de
valeurs qui sont menacées et méritent d’être défendues, au bénéfice,
donc, de la sauvegarde du « geste littéraire ».
14Le
contexte qu’évoque Vaillant est à peu près le même que celui de Durand –
emprunté à Bourdieu –, mais il est moins évoqué du point de vue de ses
acteurs et de leurs statuts que de celui de la circulation de la parole
écrite, dont le régime est complètement bouleversé au cours du xixe siècle.
On passe, nous explique le critique, d’une littérature qui relevait de
la « communication interpersonnelle » à un acte littéraire désincarné et
objectivé, qui perd sa dimension dialogique. Le discours, qui n’a plus désormais de « voix » à faire entendre, devient texte37. Vaillant relève en somme au xixe siècle
non une « crise de vers », mais une crise de la diffusion littéraire, à
laquelle les écrivains répondent par la ruse : en introduisant de
l’obscurité dans l’œuvre, ils réinstaurent une scène de partage entre
l’auteur et son lecteur. En effet, et le paradoxe est séduisant, « ce
que l’énoncé perd en intelligibilité exhausse d’autant la figure de
l’énonciateur » ; le texte opaque accueille ainsi « la présence
rémanente de la parole38 ».
La réaction des écrivains modernes, on le voit, n’est plus ni
d’amertume ni de hauteur, mais témoigne du désir, noble s’il en est, de
faire tenir, dans un contexte qui ne l’encourage guère, la relation
intellectuelle et humaine. Le mystère dans les lettres, selon Vaillant,
n’a pas pour fonction d’écarter les lecteurs les moins méritants, mais
au contraire d’attacher plus fortement l’auteur à un lectorat au sein
duquel on n’opère plus de distinction de statut ou de compétence,
puisque la relation s’établit d’autant mieux que le texte demeure
illisible.
15Pourtant,
Vaillant ne résiste pas à se soustraire lui-même au règne de l’obscur :
herméneute aussi et avant tout, il donne à voir, avec brio, ce sens auquel
les contemporains de l’auteur n’ont pas eu accès. Ainsi le texte obscur
ne programme-t-il son illisibilité que jusqu’à un certain point. Comme
assorti d’une date de péremption, il se réserve le droit – et le
plaisir, peut-être –, à la faveur de quelques indices ténus, d’être
décrypté bien plus tard, par un lecteur particulièrement astucieux.
C’est aussi la « bouteille à la mer » que Mallarmé lançait peut-être,
lorsqu’il jetait – ou ne jetait pas – les dés, jusqu’au philosophe
contemporain Quentin Meillassoux, qui prétendait décoder enfin, en 2011,
le véritable « chiffre » du Coup de dés, nous découvrant tardivement son sens et rédimant dès lors sa lisibilité39.
On peut être plus ou moins séduit par la démonstration, et choisir ou
non d’y croire ; il me semble important surtout qu’on s’interroge sur
les conséquences poétiques de cette déchirure définitive du voile.
Certes, il est très possible que la proposition de Vaillant, reconduite
en quelque sorte par Meillassoux, soit applicable à une bonne partie de
la production de Mallarmé, en vers et en prose, mais je gagerais que le
sonnet en –yx au moins continue de lui résister, puisque dans son cas,
comme on va le voir, le discours même du poème consiste à dire que la
bonne lecture, la vraie lecture – pas seulement celle des non-admis, de
ceux qui ne pourront pas revendiquer de décryptage – se nourrit
d’obscurité. Le texte le plus éminemment lisible, ainsi, ne cesserait
jamais de flirter avec l’illisible.
16S’il
est vrai que Durand, Thériault et Vaillant donnent à l’obscurité un
usage et une fonction, s’ils font du mystère une stratégie, ils
renoncent pourtant à lui donner un sens, ce à quoi s’emploie en revanche
Bertrand Marchal, dont la lecture m’accompagnera désormais jusqu’à la
conclusion de cet article. Marchal associe, en effet, l’illisibilité du
sonnet à un propos à la fois théorique et idéologique, dans un contexte
culturel précis, celui de la mort des dieux d’une part, et de la
mythologie comparée de Max Müller d’autre part. Parce qu’il met en échec
toute lecture transcendante, nous explique Marchal, le poème donne à
voir la nullité d’un double mystère, poétique mais aussi divin. « Ses purs ongles… »,
poème opaque par excellence, n’autorise plus seulement le retour d’un
discours transmis de l’auteur à son lecteur, comme le suggérait
Vaillant, mais il constitue lui-même ce discours, désenchanté, que
Mallarmé avait déjà formulé deux ans plus tôt dans une lettre célèbre à
Cazalis – il y admettait que « nous ne sommes que de vaines formes de la
matière, – mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme40 » – et qu’il reprendra encore quelque vingt-cinq ans plus tard dans La Musique et les Lettres, opérant cette fois littéralement « le démontage impie de la fiction et conséquemment du mécanisme littéraire41 ».
Ce que le sonnet nous dit, par conséquent, à la fois en ne se laissant
pas lire et dans la mise en scène de ses vers, c’est que « le poème
n’est plus une voie d’accès à l’absolu42 » ou qu’« il n’y a pas, pour le poète, d’au-delà des mots43 ». Quand bien même on parviendrait à le décoder,
on y lirait toujours le même message : la lecture – ou du moins,
faut-il le préciser, une certaine lecture qui s’identifierait à la
transformation transcendante de mots, disposés dans des vers, en un
petit nombre d’idées – est impossible.
17C’est
à cette proposition que j’aimerais réagir à mon tour, afin de réfléchir
à une autre stratégie de l’illisible encore, proche des précédentes,
mais qui saisirait de façon un peu différente la scène de lecture idéale
de Mallarmé, mille fois incarnée par ses lecteurs avec l’espoir,
toujours, que ce soit enfin la bonne.
Partant de l’idée, puisée chez Marchal, que l’obscurité pourrait servir
une stratégie du désenchantement, j’aimerais montrer qu’il s’agit d’un
désenchantement ambigu – si ambigu, même, qu’il n’a véritablement lieu
qu’accompagné de son exact opposé, l’enchantement ou le ré-enchantement.
Mallarmé, il me semble, est passé maître dans l’art d’accommoder les
deux gestes, et son habileté stratégique, là encore, vient répondre à un
moment précis de l’histoire littéraire.
L’alternative
18Il est certain que le contexte dans lequel Mallarmé écrit et fait carrière est critique à
plusieurs égards : c’est le temps d’un retour de la poésie sur
elle-même, sa remise en question étant liée à la défaveur dans laquelle
elle tombe, à la fin du siècle, à un moment où, bel et bien, on ne la
lit plus que très confidentiellement. Deux phénomènes semblent se
produire en même temps et l’on suppose qu’ils sont cause et effet l’un
de l’autre, de façon réciproque : non seulement la poésie ne paraît plus
jouer de rôle social mais elle s’approprie aussi un tel isolement et
l’érige en principe esthétique fondamental44.
C’est le temps de l’art pour l’art, en 1868 déjà, lorsque le poète
rédige la première version de son sonnet en –yx ; dominent alors les
« parnassiens » et une certaine préciosité poétique, que le sonnet
semble d’ailleurs reproduire, comme l’a montré Bertrand Marchal, qui
l’affilie à une « tradition » allant de Ronsard à Heredia. Un premier
coup d’œil au sonnet révèle d’emblée, en effet, « la rareté de la rime
et la constance de la référence mythologique ou simplement exotique45 » :
Ses purs ongles très haut dédiant leur onyx,
L’Angoisse ce minuit, soutient, lampadophore,
Maint rêve vespéral brûlé par le Phénix
4 Que ne recueille pas de cinéraire amphore
Sur les crédences, au salon vide : nul ptyx,
Aboli bibelot d’inanité sonore,
(Car le Maître est allé puiser des pleurs au Styx
8 Avec ce seul objet dont le Néant s’honore.)
Mais proche la croisée au nord vacante, un or
Agonise selon peut-être le décor
11 Des licornes ruant du feu contre une nixe,
Elle, défunte nue en le miroir, encor
Que, dans l’oubli fermé par le cadre, se fixe
14 De scintillations sitôt le septuor46.
Le sonnet, selon Marchal, est « délibérément peint aux couleurs parnassiennes47 »,
et il est très possible que ce soit pour parodier le mouvement, pour
tourner en dérision en particulier sa tendance à envisager le poème
comme une accumulation de procédés rhétorico-poétiques, ici
excessivement mobilisés. Mais il est peut-être encore plus probable
qu’au-delà de toute intention parodique, le sonnet cherche simplement à
se faire reconnaître comme poème – parnassien de préférence, puisque
c’est celui qu’on identifie le mieux à l’époque – afin d’accomplir un
certain geste. Tout se passerait ici comme dans « La Déclaration
foraine », quelque vingt ans plus tard : la première fonction du sonnet
consisterait à se donner l’apparence éclatante d’un poème, s’assurant
par la surenchère que personne ne s’y trompe48. Il faut en effet souligner que « Ses purs ongles… »,
dans sa seconde version, attribue un rôle décisif au « cadre » du
miroir sur lequel la vision du sonnet se clôt ; le « cadre » y remplace
même la deuxième mention, dans la version ancienne du poème, de cette
« glace » sur laquelle « le septuor » finit par « se fixer » contre toute attente (v. 12-14)49.
Si l’ultime tercet donne à voir, à la faveur d’une concessive – « encor
que », clairement mis en évidence par le contre-rejet du vers 12 au
vers 13 –, un retournement de situation pour le moins spectaculaire, et
qu’il oppose à l’avalanche de négations des trois premières strophes une
proposition enfin positive, la stabilité d’une constellation qui
s’inscrit définitivement devant les yeux du lecteur, c’est dans une
large mesure grâce au « cadre » qui « ferme »
« l’oubli » (v. 13). En d’autres termes, quelque chose se passe dans le
sonnet grâce au dispositif poétique auquel il a massivement recours, de
la même manière qu’un tableau s’appuierait sur son cadre pour se faire
reconnaître comme tel, à plus forte raison si celui-ci est déjà, comme
dans le sonnet, surchargé d’ornements : c’est reconnaître ici
l’importance de ce qui se trouve à la surface de l’œuvre d’art ou à son
entour, et qui bien souvent suffit à garantir la communication
esthétique.
20Rappelons
qu’en guise d’hypothèse de départ, j’ai supposé que le sonnet en –yx
était « allégorique de lui-même » en ce qu’il représentait – la
reproduisant littéralement et l’imposant à l’expérience du lecteur – le
processus de la lecture, mais d’une lecture bien particulière, conforme à
cette pensée sur la littérature que Mallarmé déploie dans toute son
œuvre ; une lecture, par ailleurs, qui ne viendrait pas nécessairement à
bout du mystère. On a vu, rapidement, que le sonnet donnait à voir deux
moments opposés, l’un caractérisé par le « vide » et le « néant » (v. 5
et 8), l’autre par l’image majestueuse d’un « septuor » « scintillant »
(v. 14). En termes de proportion, le poème ne les traite pas du tout de
la même manière, laissant le premier s’étendre sur trois strophes et ne
réservant au second que la dernière, ou pour être plus précis, limitant
son évocation aux deux ultimes vers du sonnet. Ces deux moments,
Bertrand Marchal les interprète dans leur successivité : l’espace dans
lequel s’élargit l’absence, en un « jeu de négation » perpétuel ou un
éloge paradoxal de l’« inanité sonore », est tout à coup (« sitôt », au
vers 14) remplacé par « la logique d’un sens qui installe dans le ciel
une chiffration stellaire50 ». Autrement dit, à la confusion nihiliste et angoissée des premières strophes se substitue in extremis le
réconfort d’un sens lumineux, même encore codé. Or la successivité
invite naturellement à postuler la causalité : pour Marchal, c’est par
conséquent « du pur artifice apparent » de l’« inanité sonore » que
« naît » l’apparition miraculeuse de la signification ; c’est ainsi du
jeu horizontal des mots se réfléchissant les uns sur les autres, en la
« disparition élocutoire du poète51 » – puisque « le Maître est allé puiser des pleurs au Styx » (v. 7) –, qu’est bizarrement issue la signification du poème moderne, quand bien même celle-ci serait entièrement circulaire ou tautologique.
21Est-ce
à dire qu’il y aurait, contrairement à ce que suggérait la lettre de
Mallarmé commentée plus haut, quelque chose comme un sens malgré tout,
au bout du long processus, laborieux entre tous, de la lecture
minutieuse ? Ce n’est pas si sûr, à mon avis, car les travaux que
Mallarmé mène à l’époque de la rédaction de « Ses purs ongles… »,
dans lesquels revient spécifiquement le motif de l’alternative, nous
invitent à considérer les deux moments opposés du sonnet non comme
successifs, mais comme simultanés. À la fin des années 1860, en effet,
le poète est surtout occupé par la rédaction des brouillons d’Igitur et compose aussi, notamment, deux versions non publiées d’un poème qui deviendra plus tard « Quelle soie au baume de temps ». La parenté du sonnet en –yx et d’Igitur, déjà relevée par nombre de commentateurs, saute aux yeux, mais les deux petits poèmes, l’un sans titre (« De l’orient passé des Temps »), l’autre intitulé justement « Alternative52 »,
ne sont pas non plus sans rapport avec lui. En particulier, ils sont
composés eux aussi de deux parties et contrastent deux effets, si l’on
peut dire, que produit sur le « je » lyrique une chevelure tantôt
adorée, tantôt haïe. Celle-ci apporterait face à la menace du « Néant »
(v. 6 pour la première version, v. 8 pour la seconde) une solution
ambiguë, soit qu’elle procure un bien-être sensuel – le poète y « enfouitses
yeux contents » (v. 7 dans la seconde version) –, soit, plus
mystérieusement, qu’elle fasse « luxueusement renaître / La lueur
parjure de l’Être » ; et cette seconde option constituerait pour le
« je » lyrique « son horreur et ses désaveux » (v. 12-14). Ainsi la
chevelure permettrait-elle à la fois de supporter le « néant » en tant
que tel et de le convertir en « être », et il s’avère qu’elle tendrait
en fait plus volontiers ou plus souvent vers la seconde de ces deux
consolations, à l’égard de laquelle le poète montre un dégoût que l’on a
d’abord quelque mal à comprendre. Il faut y insister : la « lueur » que
produit l’« être », ici, et qu’on serait tenté d’apparenter au
« septuor » du sonnet en –yx, est « parjure », c’est-à-dire illusoire ou
trompeuse. L’alternative dont il est question ne produit pas
d’oscillation entre l’être et le néant, entre le sens et sa négation,
mais entre deux attitudes possibles face à cette « inanité » qui est
aussi l’objet des atermoiements d’Igitur, soit qu’on l’admette, soit
qu’on la nie.
22Une
chose ne varie pas, dans les textes que Mallarmé rédige à la fin des
années 1860, c’est la présence du néant, écrasante et inacceptable, mais
contre laquelle on ne peut rien. Or, encore une fois, deux options
s’offrent à celui qui s’efforcerait simplement de le supporter, deux
actions entre lesquelles Igitur hésite et que le texte représente sous
plusieurs formes, jeter ou ne pas jeter les dés, boire ou ne pas boire
la fiole, souffler ou ne pas souffler sur la bougie ; deux gestes,
enfin, qu’il ne départage pas, laissant planer le doute quant à savoir
lequel est accompli, suggérant tout au plus que l’un d’entre eux est préféré, sans être nécessairement préférable, comme dans « Alternative ». Sur l’exemple de ces textes contemporains, « Ses purs ongles… »
pourrait-il être la scène non pas d’un « et… et » linéaire, mais d’un
« ou… ou » toujours potentiellement réversible ? Strictement parlant, en
effet, la concessive « encor que », à peu près équivalente à
« quoique », n’annule pas la principale dont elle introduit la
subordonnée, mais y applique simplement une restriction. Déployant le
néant sur trois strophes, le sonnet s’acharnerait ainsi à prouver qu’il n’y a rien malgré que « scintille »
le sens et, pour ainsi dire, quoi qu’on en ait. De plus, le référent
auquel renvoie le « septuor » est à son tour incertain, soit
constellation, comme on l’a admis jusqu’ici, soit aussi, comme l’ont
noté plusieurs critiques, sonnet constitué de sept couples de rimes.
Réitérée à l’issue du poème, l’alternative s’exprimait déjà en son
ouverture, car « l’onyx » que « dédiaient »
« ses purs ongles » (v. 1) pouvait évoquer soit une pierre précieuse,
soit les ongles eux-mêmes, le mot grec dont le terme français provient
renvoyant à la fois aux deux objets. Force est de constater par
conséquent que le sonnet accumule, comme Igitur,
plusieurs formulations du même dilemme. Il nous fait à chaque fois
osciller entre une option transcendante – les étoiles, la pierre
précieuse offerte « très haut » – et une option tautologique – le poème
ne faisant « scintiller » que ses propres vers, les ongles ne se « dédiant »
qu’eux-mêmes. Igitur exprimait en des termes éloquents, qui rappellent
le vers 13 du sonnet, l’ineptie d’une telle double conclusion : « quant à
l’Acte, il est parfaitement absurde : mais … l’infini est enfin fixé 53 ».
23Si
l’alternative est forcément maintenue, c’est toujours le même de ses
deux termes qui me semble privilégié, toutefois, et pas celui que la
critique a généralement porté aux nues. Avant de conclure trop vite à la
tautologie absolue du poème, à sa négation désenchantée d’un au-delà du
langage, il faudrait rappeler que l’option transcendante est tout de
même plus évidemment affichée : l’onyx n’est un ongle qu’aux yeux du
lecteur savant, au prix d’une recherche étymologique, et le septuor ne
désigne le poème que si l’on a l’astuce de diviser le nombre de ses vers
par deux. Ce qui apparaît en premier, c’est donc d’une part un geste
dédicatoire, quand bien même se dissimulerait derrière lui un acte vain,
et d’autre part une projection spectaculaire, verticale, quoique elle
puisse être ramenée à la structure horizontale du vers54.
S’il est vrai que Mallarmé identifie le poème à un « glorieux
mensonge » et qu’il dénonce l’illusion d’absolu dont il tire son
prestige, s’il le donne même parfois pour une mystification, rappelant,
comme on l’a vu, que le cadre qui entoure le tableau suffit bien souvent
à le faire signifier comme tel, il exprime aussi toujours, dans le même
temps, la volonté de se laisser prendre malgré tout dans les griffes
« parjures » de la poésie, pour reprendre le mot d’« Alternative »
(v. 13) :
Oui, je le sais, nous ne sommes que de vaines formes de la matière, – mais bien sublimes pour avoir inventé Dieu et notre âme. Si sublimes, mon ami ! que je veux me donner ce spectacle de la matière, ayant conscience d’elle, et, cependant, s’élançant forcenément dans le Rêve qu’elle sait n’être pas, chantant l’Âme et toutes les divines impressions pareilles qui se sont amassées en nous depuis les premiers âges, et proclamant, devant le Rien qui est la vérité, ces glorieux mensonges ! Tel est le plan de mon volume Lyrique, et tel sera peut-être son titre, LaGloire du Mensonge, ou Le Glorieux Mensonge55.
24De
même, le passage désormais célèbre sur le « démontage impie de la
fiction » est aussitôt suivi de la profession de foi suivante : « Mais,
je vénère comment, par une supercherie, on projette, à quelque élévation
défendue et de foudre ! le conscient manque chez nous de ce qui là-haut
éclate56 ».
25Le
sonnet en –yx dit à la fois la soustraction perpétuelle du sens,
accumulant les négations jusqu’à ce que chacun de ses référents soit
définitivement neutralisé, et sa sublime fixation dans un ciel pour une fois lumineux. Le sens y est en même temps insaisissable et déployé
avec certitude, aussi visible que lisible. Mais le paradoxe n’est
qu’apparent et la lettre à Cazalis, citée à l’instant, suffit à le
dissiper : bien qu’il reconnaisse que toute transcendance est utopique –
encore une fois, « n’est que ce qui est » –, Mallarmé admet choisir de faire comme si la
pensée existait vraiment, et ce faisant, il lui assure bel et bien une
certaine existence, au moins virtuelle et subjective, en un mot,
fictive. On touche ici à la fonction même de la poésie, « instituer
l’Idée57 », en donner les « preuves nuptiales58 ».
Formulée tardivement dans deux discours dont Mallarmé connaît et
maîtrise l’impact limité – il est important, que ce soit pour La Musique et les Lettres en
1894 ou pour la conférence sur Villiers de l’Isle-Adam en 1890, que les
auditeurs ne comprennent pas, du moins pas complètement, et que ce qui
compte vraiment leur demeure obscur – cette proposition capitale me
semble déjà présente dans le sonnet en –yx. Je ne m’étonne pas par
conséquent de retrouver dans Villiers de l’Isle-Adam,
en un clin d’œil malicieux du poète à son lecteur, des « bibelots
abolis, sans usage quelquefois ». Dans le décor bourgeois qu’évoque la
conférence, la présence d’un livre suffit à donner vie et caractère aux
objets, meubles et tentures. Comme dans le sonnet, sa concrétude
inutile, l’irréductible matérialité du langage qui le compose se
convertissent, à la faveur de l’investissement d’un sujet, une
décoratrice dans la conférence, et dans le poème, chaque lecteur, en une
« atmosphère mentale59 ».
*
26Au bout du compte, quelle stratégie de l’illisible un tel commentaire de « Ses purs ongles… »
conduit-il à définir ? Le fait que le poème résiste indéfiniment à la
lecture ne permet pas seulement de prouver qu’il n’y a pas d’au-delà,
hors le langage ; au contraire, l’obscurité excite chez le lecteur
l’envie de produire des idées, et d’y croire. Postuler la transcendance
suffit à l’accomplir, nous enseigne Mallarmé, qui, tandis qu’il
désenchante la lecture – « strictement j’envisage … la lecture comme une pratique désespérée », écrit-il dans La Musique et les Lettres –, la ré-enchante aussitôt60.
Grâce à une stratégie de l’illisible, Mallarmé réinjecte dans la poésie
la dose de fiction qui lui manquait ; il en fait une affaire de
croyance61.
Bibliographie finale
ABASTADO Claude, « Lecture inverse d’un sonnet nul », Littérature, n° 6, 1972, p. 78-85.
BENNETT Jane, The Enchantment of Modern Life. Attachments, Crossings, and Ethics, Princeton, Princeton University Press, 2001.
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MARX William, L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation xviiie-xxesiècle, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.
MEILLASSOUX Quentin, Le Nombre et la Sirène. Un déchiffrage du Coup de dés de Mallarmé, Paris, Fayard, 2011.
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THÉRIAULT Patrick, Le (Dé)montage de la Fiction. La révélation moderne de Mallarmé, Paris, Honoré Champion, 2010.
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VAILLANT Alain, « Verba hermetica. Mallarmé, Rimbaud, Hugo », Romantisme, n° 95, 1997, p. 81-97.
NOTES
1 Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », Œuvres complètes, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1998-2003, t. II, p. 229 et 234.
2 Marcel Proust, « Contre l’obscurité », La Revue blanche, 15 juillet 1896, repris dans Contre Sainte-Beuve, précédé de Pastiches et Mélanges et suivi de Essais et Articles, éd. Pierre Clarac et Yves Sandre, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1971, p. 390-395.
3 Stéphane Mallarmé, « Le Mystère dans les lettres », Œuvres complètes, op. cit., p. 229.
4 Adolphe Retté, « Chronique des livres. M. Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, (I vol. chez Perrin) », La Plume, janvier 1895, repris dans Stéphane Mallarmé. Mémoire de la critique, éd. Bertrand Marchal, Paris, PUPS, 1998, p. 323.
5 Adolphe Retté, « Oripeaux académiques », La Plume, 1er juin 1895, repris dansibid., p. 347.
6 Id., « Le Décadent », La Plume, 1er mai 1896, repris dans ibid., p. 376.
7 Stéphane Mallarmé, lettre à Henri Cazalis, 18 juillet 1868, Correspondance complète 1862-1871 suivi de Lettres sur la poésie 1872-1898, éd. Bertrand Marchal, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1995, p. 393.
8 Stéphane Mallarmé, « Solitude », Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 259.
9 Marcel Proust, « Contre l’obscurité », Contre Sainte-Beuve, op. cit., p. 392 et 394.
10 Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, dans Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 67.
11 Id., « Le Mystère dans les lettres », Œuvres complètes, op. cit., p. 230.
12 Id., lettre à Eugène Lefébure, 3 mai 1868, Correspondance complète 1862-1871,op. cit., p. 386.
13 Id., lettre à Henri Cazalis, 18 juillet 1868, ibid., p. 392.
14 Lettre d’Emmanuel des Essarts à Mallarmé, 13 octobre 1868, citée par Émilie Noulet, Vingt poèmes de Stéphane Mallarmé, Genève, Droz, 1967, p. 180.
15 Catulle Mendès, « Figurines de poètes. Stéphane Mallarmé », La Vogue parisienne, 22 janvier 1869, repris dans Stéphane Mallarmé. Mémoire de la critique,op. cit., p. 31.
16 Stéphane Mallarmé, lettre à Henri Cazalis, 18 juillet 1868, Correspondance complète 1862-1871, op. cit., p. 392.
17 Pierre Citron, « Sur le sonnet en –yx de Mallarmé », Revue d’histoire littéraire de la France,
vol. 69, n° 1, janvier-février 1969, p. 113-116 : selon le critique, le
sonnet dissimule, pour « laisser au lecteur la peine et la joie de le
découvrir », le mot « oryx », quatrième mot possible à la rime, que
Mallarmé aurait pu s’il l’avait voulu substituer à « ptyx ».
18 Jean-Pierre Richard, « Feu rué, feu scintillé. Note sur Mallarmé, le fantasme et l’écriture », Littérature,
n° 17, 1975, p. 84-104 : le poème, pour le critique, est « fasciné »
par une scène primitive, qu’il représente sous la forme d’une lutte
amoureuse et haineuse, celle de « l’amour parental surpris, soit
effectivement, soit imaginairement ».
19 Dans
plusieurs textes de Mallarmé, en effet, le livre apparaît comme l’objet
à la fois central et problématique du salon contemporain : voir par
exemple les Notes sur le langage, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 511, Villiers de l’Isle-Adam,ibid., t. II, p. 41, « Tennyson vu d’ici », ibid., t. II, p. 139.
20 Voir Claude Abastado, « Lecture inverse d’un sonnet nul », Littérature, n° 6, 1972, p. 78-85.
21 Voir Bertrand Marchal, Lecture de Mallarmé, Paris, José Corti, 1985, p. 165-189.
22 Ibid., p. 166.
23 Claude Abastado, « Lecture inverse d’un sonnet nul », art. cit., p. 78.
24 Voir en particulier Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités,
Paris, Éditions du Seuil, 2008, p. 172-183 et Patrick Thériault,
« L’Adresse à communiquer. Le motif herméneutique de l’adresse en
contexte de modernité poétique. L’exemple du salut mallarméen » dans
Thierry Roger (dir.),Mallarmé herméneute,
Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloque et journées
d’étude », 10, 2014. URL :
http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?l-adresse-a-communiquer-le-motif.html.
25 Alain Vaillant, « Verba Hermetica. Mallarmé, Rimbaud, Hugo », Romantisme, n° 95, 1997, p. 97.
26 Voir la notice que Bertrand Marchal consacre à « Ses purs ongles très haut… » dans son édition des Œuvres complètes de Mallarmé, op. cit., t. I, p. 1189-1191.
27 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 204.
28 Ibid., p. 212.
29 Patrick Thériault, Le (Dé)montage de la Fiction. La révélation moderne de Mallarmé, Paris, Honoré Champion, 2010, p. 77.
30 Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, op. cit., p. 183.
31 Patrick
Thériault, « L’Adresse à communiquer. Le motif herméneutique de
l’adresse en contexte de modernité poétique. L’exemple du salut
mallarméen »,op. cit., p. 8-9.
32 Ibid., p. 13.
33 Ibid., p. 11.
34 Pascal Durand, Mallarmé. Du sens des formes au sens des formalités, op. cit., p. 172-173.
35 Ibid., p. 174.
36 Voir Alain Vaillant, « Verba Hermetica. Mallarmé, Rimbaud, Hugo », art. cit., p. 96-97.
37 Ibid., p. 96.
38 Ibid., p. 97.
39 Voir Quentin Meillassoux, Le Nombre et la Sirène. Un déchiffrage du Coup de désde Mallarmé, Paris, Fayard, 2011.
40 Stéphane Mallarmé, lettre à Henri Cazalis, 28 avril 1866, Correspondance complète 1862-1871, op. cit., p. 297.
41 Id., La Musique et les Lettres, op. cit., p. 67.
42 Bertrand Marchal, notice de « Ses purs ongles… » dans Stéphane Mallarmé,Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 1190.
43 Id., Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 173.
44 C’est ce redoublement que commente William Marx dans son essai polémique,L’Adieu à la littérature. Histoire d’une dévalorisation xviiie- xxe siècle, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2005.
45 Bertrand Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 169.
46 Stéphane Mallarmé, « Ses purs ongles très haut… », Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 37-38. Je cite et commente ici la version retravaillée du sonnet, publiée pour la première fois dans le recueil des Poésies de
1887 – on ne sait pas exactement de quand datent les modifications qu’y
a apportées Mallarmé. Certes sensibles, ces modifications n’affectent
pourtant que très peu ma lecture, et mes commentaires valent ici
généralement pour les deux versions du poème.
47 Bertrand Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 183.
48 À ce sujet, voir Annick Ettlin, « Éloge de la non-lecture. Mallarmé et le mythe littéraire » dans Thierry Roger (dir.), Mallarmé herméneute,
Publications numériques du CÉRÉdI, « Actes de colloque et journées
d’étude », 10, 2014, p. 3-4. URL :
http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?eloge-de-la-non-lecture-mallarme.html.
49 Pour la version ancienne du sonnet, voir Stéphane Mallarmé, Œuvres complètes,op. cit., t. I, p. 131.
50 Bertrand Marchal, Lecture de Mallarmé, op. cit., p. 186-187. Dans un ouvrage récent, Joshua Landy considère à son tour que le désenchantement des premières strophes est suivi d’un ré-enchantement tardivement exposé (How to Do Things with Fictions, Oxford, Oxford University Press, 2012, p. 79-82).
51 Stéphane Mallarmé, « Crise de vers », op. cit., p. 211.
52 Les deux variantes sont reproduites sur la même p. 132 dans le tome I desŒuvres complètes éditées par Bertrand Marchal (op. cit.).
53 Stéphane Mallarmé, Igitur, dans Œuvres complètes, op. cit., t. I, p. 477.
54 Dans
un article de 1990, Deirdre Reynolds insiste elle aussi sur le
caractère sublime de l’expérience que le sonnet donne à vivre à son
lecteur (« Mallarmé et la transformation esthétique du langage, à
l’exemple de « Ses purs ongles… », French Forum, vol. 15, n° 2, 1990, p. 203-220).
55 Stéphane Mallarmé, lettre à Henri Cazalis, 28 avril 1866, Correspondance complète 1862-1871, op. cit., p. 297-298.
56 Id., La Musique et les Lettres, op. cit., p. 67.
57 Ibid., p. 68.
58 Id., « Le Mystère dans les lettres », op. cit., p. 234.
59 Id., Villiers de l’Isle-Adam, dans Œuvres complètes, op. cit., t. II, p. 41.
60 L’œuvre
de Mallarmé mériterait ainsi d’être relue à la lumière des travaux
récents de plusieurs chercheurs, en Europe et Outre-Atlantique, sur la
notion de ré-enchantement, qu’ils établissent comme Simon During le rôle
de l’enchantement dans l’émergence d’une pensée moderne (Modern Enchantments. The Cultural Power of Secular Magic, Cambridge, Harvard University Press, 2002) ou qu’ils en déploient les formes comme Jane Bennett (The Enchantment of Modern Life.Attachments, Crossings, and Ethics,
Princeton, Princeton University Press, 2001), qu’ils exploitent la
notion pour penser une autre manière de faire de la théorie littéraire
comme Rita Felski (Uses of Literature,
Malden, Blackwell, 2008) ou qu’ils se penchent, sur la sollicitation
d’Angela Braito et Yves Citton, sur les artefacts qui produisent de
l’illusion, interrogeant les raisons pour lesquelles on se met à croire à
ce qu’on ne voit pas, et surtout, mesurant le profit qui peut être
trouvé en la « suspension volontaire de l’incrédulité » (Technologies de l’enchantement. Pour une histoire multidisciplinaire de l’illusion, Grenoble, ELLUG, 2014).
61 Cet article a été rédigé dans le cadre de ma participation au projet Affective Dynamics and Æsthetic Emotions,
au sein du Pôle national de recherche en sciences affectives, financé
par le Fonds national suisse de la recherche scientifique.
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