Hölderlin cartographe,
Hölderlin photographe
Ce titre, je vous l'ai proposé au téléphone, par un moyen de communication
contemporain de ces items, de manière réflexe, sans visée
particulière, sinon la poursuite d'un objectif ancien qui est de raccorder
la céleste poésie hölderlinienne à la terre, à la mer et même au ciel
réels. Ou plutôt, de poursuivre dans la conviction obstinée qu'il n'est
pas nécessaire de faire ce raccord, puisqu'il est la chose même (la substance
de la poésie de Hölderlin), mais qu'il faut s'efforcer de le faire
apparaître, non seulement hic et nunc, avec toute la difficulté que cause
la disparition de ce réel, mais à travers, voire contre le brouillard mystico-
spéculatif qui s'est développé depuis un siècle et demi dans le sillage
de la sympathie romantique pour l'échec et la maladie de Hölderlin.
Peut-être aussi pour utiliser enfin, autrement que comme en
feuilletant l'album sonore de ma mémoire, un souvenir de mon enfance,
un chant braillé les soirs d'été par les touristes dans la Hussenstrasse :
« Konstanz liegt am Bode-Bodensee, Wer's nicht glaubt, komm' selbst
und sehe... » Certainement, encore, en songeant aux tableaux du peintre
catalan Toni Taulé, dont toute une série d'oeuvres peintes est tramée
par l'esquisse plus ou moins transparente d'une carte de géographie de
type état-major, d'un squelette graphique qui représente une île de la
Méditerranée occidentale, un abstractum sous-jacent, comme les schémas
métriques en sont d'autres, qui pose obstinément la question : qu'est-ce
que le réel, qu'est-ce que voir, qu'est-ce que savoir, qu'est-ce que se
souvenir, qu'est-ce que se représenter, qu'est-ce que représenter pour
autrui, etc.
Pierre Bertaux, après Pannwitz, et d'autres, avait déjà eu l'intuition
de ce que Hölderlin utilisait, sinon pour écrire de la poésie, du moins
pour activer et enrichir son travail mental ordinaire, des cartes géographiques,
entendons, les cartes géographiques dont on pouvait disposer de
manière relativement accessible en ce temps, où l'on ne trouvait pas de
collection des cartes Michelin du monde entier dans le débit de tabac du
coin (1).
Bertaux rappelle dans cette brève note l'origine de l'expression
« exzentrische Bahn » qui a tant fait jaser - qui viendrait de Kepler et
servirait à désigner les ellipses décrites par la trajectoire des planètes - et
rapporte plus ou moins à cette remarque le début de l'hymne Patmos en
le rapportant lui-même aux cartes géographiques sommaires qui illustraient
le Voyage en Grèce et en Asie mineure de Richard Chandler. Il ajoute
à cela l'hypothèse d'une inspiration possible de ce même hymne dans le
tableau d'Albrecht Altdorfer, peint en 1510, représentant les deux Jean,
le baptiste et l'évangéliste, qu'on pouvait et peut encore admirer à Ratisbonne.
Enfin il conclut sa notice par l'évocation d'une gravure datant de
la fin de l'époque révolutionnaire et montrant une allégorie de la paix
revenue grâce à Bonaparte. Bref, il brandit insolemment des images à la
face des exégètes... Avec l'idée derrière la tête, sans doute, qu'une fois l'image
brandie, elle restera plus sûrement que des paroles. Malheureusement, son livre
n'est pas illustré...
J'ai rencontré aussi cette référence culturelle, plus ou moins immédiate
selon la formation « cartologique » de chacun, dans un certain
nombre de textes de Hölderlin. En particulier, la topique du début de
l'hymne Patmos est devenue familière en quelque sorte aux habitués des
plans panoramiques et des zooms pratiqués depuis les hélicoptères : un
effet de réel s'est emparé de la fantasmagorie de l'envol. Mais je voudrais
tenter d'inscrire cette évocation dans une réflexion un peu plus générale,
et sans doute encore assez diffuse, sur le statut du graphique, de l'optique
et des paysages vus chez Hölderlin, non pas à des fins de calquage et
d'identification anecdotique, mais parce que beaucoup de questions
majeures qu'il nous pose sur ce que c'est que la vie d'un être humain
tournent autour de son rapport à la réalité, et aussi — je veux accrocher à
notre corde à linge cette literatura de cordel — parce qu'il nous a laissé, outre
un nombre relativement limité de textes achevés, une sorte d'oeuvre graphique,
des manuscrits de fragments prototextuels, disposés dans des
topiques qui constituent la géographie secrète de poèmes à venir, encore
ouvragés par des vides, disposés en éruptions de bribes sur le papier, que
la maladie, l'incapacité à finir ont laissé en l'état d'archipels, d'agglomérats
d'îlots, entourés de mers mystérieuses d'où le plateau continental ne
s'est jamais relevé, où les variantes plantent un nombre impressionnant
de repères intrigants : bref un atlas, un portulan de son dernier chantier
de marine. Lorsque l'éditeur Sattler, l'armateur à l'étoile rouge, en a
publié les fac-similés photographiques et proposé des relevés diplomatiques,
un paysage nouveau s'est soudain déployé pour les lecteurs, et nombreuses sont aujourd'hui les barques d'explorateurs qui ont contourné et
scruté tous ces nouveaux récifs. Ces photos en couleur des fragments sont
même parfois si belles qu'on est tenté de les épingler verticalement,
comme des icônes sur nos murs : c'est ce que j'ai fait moi-même avec le
poème Kolomb dont il sera question tout à l'heure. On avait déjà constaté
par ailleurs que l'oeuvre de Hölderlin attire le grand format. Dans les
bibliothèques, on le trouve aux in-4°... Les petits formats nuisent à sa lecture,
comme s'il fallait l'apercevoir d'en haut avant de le lire ou de
l'écouter.
Je pense qu'il existe une relation entre la topique des oeuvres achevées
de Hölderlin, celle des fragments que nous continuons d'interroger
comme des archéologues, son rapport à l'espace, qui est celui d'un marcheur-
observateur, c'est-à-dire du regard cadencé par un pas et sans
doute un chant, et les outils d'appropriation immobile et de mémorisation
de l'espace que constituent les cartes géographiques et les oeuvres
graphiques diverses auxquelles il a pu avoir accès en son temps, les unes
et les autres étant, il faut le rappeler, en nombre limité, malgré l'accès
particulier aux bibliothèques qui a pu être le sien.
contemporain de ces items, de manière réflexe, sans visée
particulière, sinon la poursuite d'un objectif ancien qui est de raccorder
la céleste poésie hölderlinienne à la terre, à la mer et même au ciel
réels. Ou plutôt, de poursuivre dans la conviction obstinée qu'il n'est
pas nécessaire de faire ce raccord, puisqu'il est la chose même (la substance
de la poésie de Hölderlin), mais qu'il faut s'efforcer de le faire
apparaître, non seulement hic et nunc, avec toute la difficulté que cause
la disparition de ce réel, mais à travers, voire contre le brouillard mystico-
spéculatif qui s'est développé depuis un siècle et demi dans le sillage
de la sympathie romantique pour l'échec et la maladie de Hölderlin.
Peut-être aussi pour utiliser enfin, autrement que comme en
feuilletant l'album sonore de ma mémoire, un souvenir de mon enfance,
un chant braillé les soirs d'été par les touristes dans la Hussenstrasse :
« Konstanz liegt am Bode-Bodensee, Wer's nicht glaubt, komm' selbst
und sehe... » Certainement, encore, en songeant aux tableaux du peintre
catalan Toni Taulé, dont toute une série d'oeuvres peintes est tramée
par l'esquisse plus ou moins transparente d'une carte de géographie de
type état-major, d'un squelette graphique qui représente une île de la
Méditerranée occidentale, un abstractum sous-jacent, comme les schémas
métriques en sont d'autres, qui pose obstinément la question : qu'est-ce
que le réel, qu'est-ce que voir, qu'est-ce que savoir, qu'est-ce que se
souvenir, qu'est-ce que se représenter, qu'est-ce que représenter pour
autrui, etc.
Pierre Bertaux, après Pannwitz, et d'autres, avait déjà eu l'intuition
de ce que Hölderlin utilisait, sinon pour écrire de la poésie, du moins
pour activer et enrichir son travail mental ordinaire, des cartes géographiques,
entendons, les cartes géographiques dont on pouvait disposer de
manière relativement accessible en ce temps, où l'on ne trouvait pas de
collection des cartes Michelin du monde entier dans le débit de tabac du
coin (1).
Bertaux rappelle dans cette brève note l'origine de l'expression
« exzentrische Bahn » qui a tant fait jaser - qui viendrait de Kepler et
servirait à désigner les ellipses décrites par la trajectoire des planètes - et
rapporte plus ou moins à cette remarque le début de l'hymne Patmos en
le rapportant lui-même aux cartes géographiques sommaires qui illustraient
le Voyage en Grèce et en Asie mineure de Richard Chandler. Il ajoute
à cela l'hypothèse d'une inspiration possible de ce même hymne dans le
tableau d'Albrecht Altdorfer, peint en 1510, représentant les deux Jean,
le baptiste et l'évangéliste, qu'on pouvait et peut encore admirer à Ratisbonne.
Enfin il conclut sa notice par l'évocation d'une gravure datant de
la fin de l'époque révolutionnaire et montrant une allégorie de la paix
revenue grâce à Bonaparte. Bref, il brandit insolemment des images à la
face des exégètes... Avec l'idée derrière la tête, sans doute, qu'une fois l'image
brandie, elle restera plus sûrement que des paroles. Malheureusement, son livre
n'est pas illustré...
J'ai rencontré aussi cette référence culturelle, plus ou moins immédiate
selon la formation « cartologique » de chacun, dans un certain
nombre de textes de Hölderlin. En particulier, la topique du début de
l'hymne Patmos est devenue familière en quelque sorte aux habitués des
plans panoramiques et des zooms pratiqués depuis les hélicoptères : un
effet de réel s'est emparé de la fantasmagorie de l'envol. Mais je voudrais
tenter d'inscrire cette évocation dans une réflexion un peu plus générale,
et sans doute encore assez diffuse, sur le statut du graphique, de l'optique
et des paysages vus chez Hölderlin, non pas à des fins de calquage et
d'identification anecdotique, mais parce que beaucoup de questions
majeures qu'il nous pose sur ce que c'est que la vie d'un être humain
tournent autour de son rapport à la réalité, et aussi — je veux accrocher à
notre corde à linge cette literatura de cordel — parce qu'il nous a laissé, outre
un nombre relativement limité de textes achevés, une sorte d'oeuvre graphique,
des manuscrits de fragments prototextuels, disposés dans des
topiques qui constituent la géographie secrète de poèmes à venir, encore
ouvragés par des vides, disposés en éruptions de bribes sur le papier, que
la maladie, l'incapacité à finir ont laissé en l'état d'archipels, d'agglomérats
d'îlots, entourés de mers mystérieuses d'où le plateau continental ne
s'est jamais relevé, où les variantes plantent un nombre impressionnant
de repères intrigants : bref un atlas, un portulan de son dernier chantier
de marine. Lorsque l'éditeur Sattler, l'armateur à l'étoile rouge, en a
publié les fac-similés photographiques et proposé des relevés diplomatiques,
un paysage nouveau s'est soudain déployé pour les lecteurs, et nombreuses sont aujourd'hui les barques d'explorateurs qui ont contourné et
scruté tous ces nouveaux récifs. Ces photos en couleur des fragments sont
même parfois si belles qu'on est tenté de les épingler verticalement,
comme des icônes sur nos murs : c'est ce que j'ai fait moi-même avec le
poème Kolomb dont il sera question tout à l'heure. On avait déjà constaté
par ailleurs que l'oeuvre de Hölderlin attire le grand format. Dans les
bibliothèques, on le trouve aux in-4°... Les petits formats nuisent à sa lecture,
comme s'il fallait l'apercevoir d'en haut avant de le lire ou de
l'écouter.
Je pense qu'il existe une relation entre la topique des oeuvres achevées
de Hölderlin, celle des fragments que nous continuons d'interroger
comme des archéologues, son rapport à l'espace, qui est celui d'un marcheur-
observateur, c'est-à-dire du regard cadencé par un pas et sans
doute un chant, et les outils d'appropriation immobile et de mémorisation
de l'espace que constituent les cartes géographiques et les oeuvres
graphiques diverses auxquelles il a pu avoir accès en son temps, les unes
et les autres étant, il faut le rappeler, en nombre limité, malgré l'accès
particulier aux bibliothèques qui a pu être le sien.
La cartographie générale de l'univers hölderlinien se classe, comme
les atlas de l'époque, en trois chapitres, trois ensembles susceptibles de
se contenir l'un l'autre : la carte générale du monde, qui comprend la
Chine et les Amériques, la carte de l'Europe avec un décentrage oriental
qui rapproche l'univers hespérique (l'Europe de l'Ouest, dont la
Germanie fait partie) de l'univers antique de la Grèce classique et hellénistique,
enfin ce qu'il appelle « le pays », avec ses deux épicentres, le
nombril Nürtingen (l'enfance, la maison de la mère) et le nombril
Francfort : l'Allemagne du Sud, entre Kassel et Hauptwyl, Montbéliard
et Iéna.
Une remarque : Hölderlin, comme nombre d'auteurs allemands, n'est
pas un enfant de la côte (mais il adore les histoires de flibustiers, il a lu
Archenholtz). Il n'a jamais eu la moindre perception concrète de ce
qu'est la forme d'une frontière maritime. Même le Rhin, à aucun
moment des rencontres qu'il a avec ce fleuve, n'a pu tenir lieu de cette
expérience, bien qu'il y ait sûrement vu naviguer d'assez grosses embarcations.
A la rigueur le lac de Constance (dont Annette von Droste-Hülshoff
fera plus tard mythiquement une vaste mer...) a pu jouer ce rôle s'il
l'a observé d'une hauteur en se rendant en Suisse. Mais il est pratiquement
certain que, même à l'époque du voyage à Bordeaux, il n ' a jamais
vu la mer... Au mieux, s'il est remonté par Blaye au retour, il a pu apercevoir
la partie la plus large de l'estuaire depuis la hauteur...
A cette cartographie abstraite et peu figurative (encore que certaines
cartes de la Guyenne soient fort riches en indications «monumentales » et
paysagères) s'ajoute dans ses oeuvres une géographie physique appropriée de
façon plus ou moins secrète ou originale, une sélection de formations géographiques
qui s'exhibent comme telles dans ses oeuvres : des montagnes,
des fleuves, donc des plaines, des mers, des villes. Et sur ces lieux, des
végétations plus ou moins typiques ou mythiques : des oiseaux, des
bêtes... certains arbres.
C'est dans ce passage à la troisième dimension des paysages et à leur
animation par des présences vivantes, imaginaires ou réellement vues,
que se fait pour moi le lien avec l'autre métaphore indue : Hölderlin photographe.
Si la cartographie comporte une dimension technologique sur
laquelle nous reviendrons, et qui nous invite à ne pas tomber dans l'anachronisme,
la photographie n'était même pas encore inventée, et à certains
égards n'était pas même imaginable autrement que par référence à l'expérience
du miroir, ou à la pratique des silhouettes noires. Le célèbre
daguerréotype qui représente son ami Schelling date de 1848. L'invention
de la photographie est officiellement datée de 1828. (La mère de
Hölderlin est morte et les hommes inventèrent la photographie !) Technologiquement
la chose n'a été mûre qu'au début des années 1840. Hölderlin
a pu savoir que ce nouveau procédé existait. En tout cas il est
contemporain de l'invention. On peut ajouter que c'est l'une de ses éventuelles
vieilles connaissances, le savant et philosophe italien Cardano
- l'une des origines anagrammiques possibles de Scardanelli, tout comme
le célèbre cartographe Toscanelli - qui avait inventé le principe de
l'image agrandie en plaçant une lentille devant le trou de la chambre
noire. Je veux dire par toutes ces précisions dispersées qu'il mérite la
métaphore en ce qu'il vit à l'époque même d'une invention majeure dont
il partage l'épistémè.
J'utilise donc la référence à la cartographie et la métaphore de la
photographie pour tenter de vérifier chez Hölderlin l'existence d'un
ordre de rapport à la réalité visible qui n'est devenu popularisable que
par l'invention de la photographie d'une part, et le recours aux vues
aériennes d'autre part : pour installer un pôle de référence qui permette
de délimiter un espace marqué de l'autre côté par les pratiques ancestrales
du croquis, du dessin, de la gravure (avec sa dimension de reproductibilité
démocratique), du tableau peint, dans lesquelles j'inscris la
cartographie de son temps, etc. ; pour dater sa perception dans un endeçà
de nos représentations.
Mais je voudrais aussi mobiliser (dans vos mémoires) les images, principalement
de paysages, qui sont nées à cette époque et peuvent servir
aussi de référence : les « vues de Heidelberg » et « vues de la Saône » de
Turner, les paysages de Bonington un peu plus tard, les paysages italiens
peints par Corot, toute cette génération de peintres nés au XVIIIe siècle,
contemporains de Hölderlin, dont on a fait plus tard les précurseurs de
l'impressionnisme, mais dont Cézanne est aussi un point d'arrivée. Il se
trouve que certaines de leurs oeuvres (ainsi la vue de Heidelberg de Turner)
interfèrent directement avec l'expérience visuelle et historique de
Hölderlin.
Ce qui m'intéresse à leur propos également, c'est ce qui se passe dans
cette phase de transition où, comme dirait Hegel, l'homme eut besoin de
la boussole et l'inventa, eut besoin enfin de voir les pays depuis les
nacelles volantes, et inventa la montgolfière (les premières...), eut besoin
de fixer « objectivement » les images de la réalité, et inventa l'objectif des
caméras.
On se fait généralement du paysage et de la cartographie hölderlinienne
une image principalement « mythologique » : la personnalisation
des fleuves s'accommode mal du suivi exact de leur tracé, la « construction
» des paysages choisis ne saurait s'embarrasser des paysages réels.
Tout ce qu'il dit d'un paysage dans son oeuvre est référé - presque jusqu'à
la fin, mais j'insiste sur le presque - à une mythologie (dont s'emparent
avec délices les commentaires de la Geistesgeschichte) dans laquelle il
faut inclure aussi le christianisme, ou au mythe moderne « Hölderlin»,
largement construit par Heidegger et repris par ses épigones et coryphées.
Le supposé dégagement hölderlinien du réel autorise l'invention ad libitum
de nécessités d'ordre religieux, culturel, philosophique, imaginaire. Toute
démarche photographique ou cartographique sollicitée pour commenter
des poèmes se trouve proscrite par l'interdit du « positivisme ». La célébration
des cultes implique du manque : l'absence du dieu, le mystère de
sa naissance, l'énigme de ses décisions, la glose absolue se nourrit ici
comme ailleurs de l'ineffable, et chacun protège la source de son discours
par une cartographie très spéciale « des sources », fait de sa propre
culture le ciment de l'intertexte.
Pierre Bertaux, avec Hölderlin, a été un peu victime de ce dispositif.
Toutes ses tentatives, les premières en fait dans l'histoire, pour restituer
l'horizon réel de la vie et de l'oeuvre de Hölderlin, pour rappeler l'histoire,
montrer les photos, brandir les cartes, nommer des protagonistes, désigner
des faits, se sont heurtées à la dure loi du genre, et comme il a lui-même cédé
à la tentation de boucher par des hypothèses — mais dans le genre même où
il opérait — les lacunes de son album, son travail est encore auréolé des
fumées d'encens du doute jeté chaque fois sur ce qu'il avait dit, une fois
qu'on avait pris congé, après qu'il était reparti en France.
Je ne m'inscris pas dans sa tradition, en ce qu'elle était menacée par
sa propre ambition de couvrir la totalité du phénomène Hölderlin, d'articuler
le réalisme historique intégral - avec son lot d'anecdotes encore
enfouies dans les archives diverses, les correspondances privées, rapports
de police perdus, etc. - et d'autre part l'interprétation des textes dont les
lacunes ont créé ce besoin. Je voudrais au contraire utiliser ces métaphores
de la carte et de la photo comme des outils critiques pour lire les
textes en tant que textes exprimant non le réel en soi, mais le rapport à la
réalité. Il ne peut s'agir ici que d'un aperçu, mais en l'espèce même un
aperçu doit se discriminer historiquement :
I. La première période qui se dessine dans cette perspective va des
origines à 1796 environ. On peut parler - avec quelques exceptions - d'une imagerie. La première poésie de Hölderlin n'est pas descriptive, elle
est rarement, voire jamais « de circonstance » au sens instantané du
terme. La nature est de convention, les paysages de convention comme
sur les affiches électorales où il faut figurer « Die Heimat », le pays (celles
de la campagne de Mitterrand par exemple, qui rajoute des clochers
d'église). Trois dimensions: ciels, fleuves, montagnes, vallées. Évoqués
sans précisions ou associés à des épithètes d'ornement : « der Hain », « der
schattichte Hain », « auf eine Heide geschrieben », « die schattichten
Eichen », « ein hochgeweihetes Hirschheer, was rauschet im schwarzen
Gebüsche », « der Perlenschmuck der Erde », « die goldne Ernte ».
L'océan ( « der Ozean » ) est déjà là. Mais justement, quand Hölderlin
aura vécu dans un pays où l'on appelle la mer par ce nom (à Bordeaux),
il n'en parlera plus, ou presque plus. Le comble de ce point de vue est
atteint dans le poème intitulé An die Natur. Point besoin de s'attarder.
C'est la nature imaginaire des poètes, et en particulier des poètes allemands
du XVIIIe siècle, et plus récemment de Klopstock et de Schiller : en
ce que tous reprennent aussi les paysages imaginaires de la mythologie et
surtout de la littérature grecque et romaine. On n'y reconnaît presque
jamais le paysage réel de leur enfance. Bref, une analyse quantitative
ramasserait un nombre considérable d'items référables à des paysages,
mais ceux-ci ne sont que des mots renvoyant à des représentations si
vagues qu'aucune perception n'y est vraiment associable.
A quoi s'ajoute que tous les poèmes de cette période sont rimés. Or la
rime, selon moi, s'oppose par les contraintes qu'elle induit à l'appréhension
verbale discriminée de l'extériorité du paysage. En particulier, elle
impose une convention ornementale déposée dans le stock limité des
échos rimiques disponibles. De même, ce genre de poésie exclut le recours
à des dénominations, aux toponymes réels: d'une manière générale, les
références très précises sont rarissimes. A l'inverse, la mythologisation
signifie le contraire même de la fixation, la labilité des images, les transpositions
et confusions. La géographie de la mythologie n'est pas même
corroborée par la réalité culturelle connue, il y a des invraisemblances.
Ainsi, dans le poème Griechenland, Athena s'appelle Minerve...
Mais sous ce tissu imaginaire et conventionnel on peut déceler les prémisses
d'un autre regard, moins verbal. Il serait intéressant par exemple
d'interroger les syntagmes « topiques », du type dort, wo, etc. Afin de voir
si ne se structure pas déjà de manière discrète, mais répétitive, un appel
de la réalité visible. C'est la correspondance - la prose donc - qui semble
hériter des descriptions. A l'exception toutefois des lettres à la mère...
Enfin, il faut signaler deux exceptions assez significatives. La première est
d'autant plus intéressante qu'elle est quasi « archaïque », et peut être
considérée comme un symptôme précoce. Il s'agit du poème Die Meinige,
dans lequel Hölderlin évoque un moment d'émotion rare dont il se souvient.
«Guter Karl... Wir wollen beten.» L'autre, Die Teck. Ce poème
de 1788, non rimé (de même que Kanton Schweiz, où il y a aussi des éléments
descriptifs), est assez personnel et consacré à une montagne de
l'Alb (ses «frères» s'appellent les Riesengebirge). Quand il y parle des
vignes, elles correspondent généralement à la réalité, ce ne sont pas des
vignes anacréontiques qu'on peut mettre n'importe où. Hölderlin va un
peu au-delà du mouvement en cours dans la poésie de la nature de son
temps, nomme les paysages par leur vrai nom et, du coup, crée la référence,
en appelle à ceux qui ont vu, à une communauté particulière, celle
des siens. Mais cette montagne est encore surmontée d'un élément
héroïque ( « die Burg » ) : le substrat de perception réelle est subsumé sous
une fonction extérieure à la perception.
II. A partir de 1796, on observe une inflexion de l'imagerie comme
culture d'emprunt, vers l'imaginaire d'un univers poétique propre, une
tendance à la composition autonome et à l'inscription spatiale, qui se
manifeste à plusieurs niveaux.
D'abord dans un certain nombre de détails des premiers poèmes
de 1796-1799. L'intérêt pour les objets de la nature se spécifie, même si
cela débouche encore allégoriquement : Die Eichbäume, An den Äther.
Dans le même temps que les éléments ou les paysages sont investis
d'une pensée plus originale, plus propre, il se produit sans doute un
cheminement inverse de ceux-ci vers plus de précision, voire de singularité.
Mais nous ne sommes pas encore dans le moment de la singularité
réelle dont le poème est l'anniversaire. On observe seulement un dégagement
de la convention, un accès à la forme propre. Je voulais parler
ici de Der Wanderer: «Süd und Nord ist in mir...», résultat des premières
années de voyage. Dans la même version, il évoque ses lectures
de voyages à Tahiti, Tinian. Les arbres sont décrits avec plus de précision,
se discriminent. La version finale implique une mappemonde, part
des plaines desséchées d'Afrique, nous emmène au pôle, nous ramène
au Rhin, au pays.
De même dans le poème Die Musse, Hölderlin procède à l'inventaire
de la nature, évoque l'orme amoureux où s'enroulent les plantes, et qui
n'est pas seulement un résidu anacréontique. Une lettre à la soeur permet
d'identifier le paysage du poème près de Francfort, au pied du Feldberg
dans le massif du Taunus. A la fin, le poète devient aigle et voit de haut,
puis il change de gîte, devient nomade. Toute cette évocation s'associe à
la distance comme telle, à l'appropriation de la distance : l'enfance
revient comme un souvenir, et ce retour, en tant que retour, signifie qu'il
n'est plus enfant. L'adulte qu'il devient en 1797 (il a 27 ans) domine
aussi l'espace (on songe à la façon dont Adorno-Horkheimer commentent
comme une entrée dans l'âge de raison le rapport d'Ulysse à l'espace).
Parallèlement il se produit dans la correspondance quelque chose d'intéressant
à cet égard : les lettres décrivant des voyages, des excursions, des
paysages (il y en a quelques-unes entre 1794 et 1797) sont moins nombreuses,
comme si le partage se transformait. La poésie devient discrètement
le lieu des évocations de lieux.
Cette évolution s'inscrit dans un mouvement général qui tend à « la
réappropriation du propre ». Le caractère personnel, la plainte existentielle
s'investissent non plus dans un ornement formel de la rhétorique
poétique, mais dans une chose vue qui déclenche, à la manière d'une
cause, d'un prétexte, d'un événement, la parole authentique sur soi, sur
le Selbst tel qu'il est en vérité hic et nunc, malheureux : ainsi dans Abendphantasie
(la cabane, le ciel qui rosit le soir) ou dans Des Morgens. Plus
tard, dans Hälfte des Lebens par exemple, ce rapport en tant que rapport
devient la substance même du poème : le paysage ne peut plus être simple
imagerie, ni même simple imaginaire mythologique. Dans le même
temps, en effet, une sorte de mutation intellectuelle s'opère, qui concerne
directement le rapport au monde. Une phase de renversements qui
implique la représentation de l'espace.
III. Ce qui se développe vers la fin du siècle, aux environs de 1799-
1800, c'est une nouvelle conception de l'histoire, une nouvelle lecture historico-
philosophique de l'espace mondial. L'importance prise par la référence
à Dionysos joue un rôle dans cette affaire, en ce qu'il est un
demi-dieu venu d'ailleurs, impensable sans son périple. Tout se « cale» à
nouveau, se redistribue dans une démétaphorisation qui, à terme, deviendra
dangereuse pour le langage lui-même. La nature devient objet de
comparaisons (par exemple dans Wie wenn am Feiertage...). L'image
devient image.
Un poème de 1800 exprime bien cela, peu exploité généralement par
la critique :
les atlas de l'époque, en trois chapitres, trois ensembles susceptibles de
se contenir l'un l'autre : la carte générale du monde, qui comprend la
Chine et les Amériques, la carte de l'Europe avec un décentrage oriental
qui rapproche l'univers hespérique (l'Europe de l'Ouest, dont la
Germanie fait partie) de l'univers antique de la Grèce classique et hellénistique,
enfin ce qu'il appelle « le pays », avec ses deux épicentres, le
nombril Nürtingen (l'enfance, la maison de la mère) et le nombril
Francfort : l'Allemagne du Sud, entre Kassel et Hauptwyl, Montbéliard
et Iéna.
Une remarque : Hölderlin, comme nombre d'auteurs allemands, n'est
pas un enfant de la côte (mais il adore les histoires de flibustiers, il a lu
Archenholtz). Il n'a jamais eu la moindre perception concrète de ce
qu'est la forme d'une frontière maritime. Même le Rhin, à aucun
moment des rencontres qu'il a avec ce fleuve, n'a pu tenir lieu de cette
expérience, bien qu'il y ait sûrement vu naviguer d'assez grosses embarcations.
A la rigueur le lac de Constance (dont Annette von Droste-Hülshoff
fera plus tard mythiquement une vaste mer...) a pu jouer ce rôle s'il
l'a observé d'une hauteur en se rendant en Suisse. Mais il est pratiquement
certain que, même à l'époque du voyage à Bordeaux, il n ' a jamais
vu la mer... Au mieux, s'il est remonté par Blaye au retour, il a pu apercevoir
la partie la plus large de l'estuaire depuis la hauteur...
A cette cartographie abstraite et peu figurative (encore que certaines
cartes de la Guyenne soient fort riches en indications «monumentales » et
paysagères) s'ajoute dans ses oeuvres une géographie physique appropriée de
façon plus ou moins secrète ou originale, une sélection de formations géographiques
qui s'exhibent comme telles dans ses oeuvres : des montagnes,
des fleuves, donc des plaines, des mers, des villes. Et sur ces lieux, des
végétations plus ou moins typiques ou mythiques : des oiseaux, des
bêtes... certains arbres.
C'est dans ce passage à la troisième dimension des paysages et à leur
animation par des présences vivantes, imaginaires ou réellement vues,
que se fait pour moi le lien avec l'autre métaphore indue : Hölderlin photographe.
Si la cartographie comporte une dimension technologique sur
laquelle nous reviendrons, et qui nous invite à ne pas tomber dans l'anachronisme,
la photographie n'était même pas encore inventée, et à certains
égards n'était pas même imaginable autrement que par référence à l'expérience
du miroir, ou à la pratique des silhouettes noires. Le célèbre
daguerréotype qui représente son ami Schelling date de 1848. L'invention
de la photographie est officiellement datée de 1828. (La mère de
Hölderlin est morte et les hommes inventèrent la photographie !) Technologiquement
la chose n'a été mûre qu'au début des années 1840. Hölderlin
a pu savoir que ce nouveau procédé existait. En tout cas il est
contemporain de l'invention. On peut ajouter que c'est l'une de ses éventuelles
vieilles connaissances, le savant et philosophe italien Cardano
- l'une des origines anagrammiques possibles de Scardanelli, tout comme
le célèbre cartographe Toscanelli - qui avait inventé le principe de
l'image agrandie en plaçant une lentille devant le trou de la chambre
noire. Je veux dire par toutes ces précisions dispersées qu'il mérite la
métaphore en ce qu'il vit à l'époque même d'une invention majeure dont
il partage l'épistémè.
J'utilise donc la référence à la cartographie et la métaphore de la
photographie pour tenter de vérifier chez Hölderlin l'existence d'un
ordre de rapport à la réalité visible qui n'est devenu popularisable que
par l'invention de la photographie d'une part, et le recours aux vues
aériennes d'autre part : pour installer un pôle de référence qui permette
de délimiter un espace marqué de l'autre côté par les pratiques ancestrales
du croquis, du dessin, de la gravure (avec sa dimension de reproductibilité
démocratique), du tableau peint, dans lesquelles j'inscris la
cartographie de son temps, etc. ; pour dater sa perception dans un endeçà
de nos représentations.
Mais je voudrais aussi mobiliser (dans vos mémoires) les images, principalement
de paysages, qui sont nées à cette époque et peuvent servir
aussi de référence : les « vues de Heidelberg » et « vues de la Saône » de
Turner, les paysages de Bonington un peu plus tard, les paysages italiens
peints par Corot, toute cette génération de peintres nés au XVIIIe siècle,
contemporains de Hölderlin, dont on a fait plus tard les précurseurs de
l'impressionnisme, mais dont Cézanne est aussi un point d'arrivée. Il se
trouve que certaines de leurs oeuvres (ainsi la vue de Heidelberg de Turner)
interfèrent directement avec l'expérience visuelle et historique de
Hölderlin.
Ce qui m'intéresse à leur propos également, c'est ce qui se passe dans
cette phase de transition où, comme dirait Hegel, l'homme eut besoin de
la boussole et l'inventa, eut besoin enfin de voir les pays depuis les
nacelles volantes, et inventa la montgolfière (les premières...), eut besoin
de fixer « objectivement » les images de la réalité, et inventa l'objectif des
caméras.
On se fait généralement du paysage et de la cartographie hölderlinienne
une image principalement « mythologique » : la personnalisation
des fleuves s'accommode mal du suivi exact de leur tracé, la « construction
» des paysages choisis ne saurait s'embarrasser des paysages réels.
Tout ce qu'il dit d'un paysage dans son oeuvre est référé - presque jusqu'à
la fin, mais j'insiste sur le presque - à une mythologie (dont s'emparent
avec délices les commentaires de la Geistesgeschichte) dans laquelle il
faut inclure aussi le christianisme, ou au mythe moderne « Hölderlin»,
largement construit par Heidegger et repris par ses épigones et coryphées.
Le supposé dégagement hölderlinien du réel autorise l'invention ad libitum
de nécessités d'ordre religieux, culturel, philosophique, imaginaire. Toute
démarche photographique ou cartographique sollicitée pour commenter
des poèmes se trouve proscrite par l'interdit du « positivisme ». La célébration
des cultes implique du manque : l'absence du dieu, le mystère de
sa naissance, l'énigme de ses décisions, la glose absolue se nourrit ici
comme ailleurs de l'ineffable, et chacun protège la source de son discours
par une cartographie très spéciale « des sources », fait de sa propre
culture le ciment de l'intertexte.
Pierre Bertaux, avec Hölderlin, a été un peu victime de ce dispositif.
Toutes ses tentatives, les premières en fait dans l'histoire, pour restituer
l'horizon réel de la vie et de l'oeuvre de Hölderlin, pour rappeler l'histoire,
montrer les photos, brandir les cartes, nommer des protagonistes, désigner
des faits, se sont heurtées à la dure loi du genre, et comme il a lui-même cédé
à la tentation de boucher par des hypothèses — mais dans le genre même où
il opérait — les lacunes de son album, son travail est encore auréolé des
fumées d'encens du doute jeté chaque fois sur ce qu'il avait dit, une fois
qu'on avait pris congé, après qu'il était reparti en France.
Je ne m'inscris pas dans sa tradition, en ce qu'elle était menacée par
sa propre ambition de couvrir la totalité du phénomène Hölderlin, d'articuler
le réalisme historique intégral - avec son lot d'anecdotes encore
enfouies dans les archives diverses, les correspondances privées, rapports
de police perdus, etc. - et d'autre part l'interprétation des textes dont les
lacunes ont créé ce besoin. Je voudrais au contraire utiliser ces métaphores
de la carte et de la photo comme des outils critiques pour lire les
textes en tant que textes exprimant non le réel en soi, mais le rapport à la
réalité. Il ne peut s'agir ici que d'un aperçu, mais en l'espèce même un
aperçu doit se discriminer historiquement :
I. La première période qui se dessine dans cette perspective va des
origines à 1796 environ. On peut parler - avec quelques exceptions - d'une imagerie. La première poésie de Hölderlin n'est pas descriptive, elle
est rarement, voire jamais « de circonstance » au sens instantané du
terme. La nature est de convention, les paysages de convention comme
sur les affiches électorales où il faut figurer « Die Heimat », le pays (celles
de la campagne de Mitterrand par exemple, qui rajoute des clochers
d'église). Trois dimensions: ciels, fleuves, montagnes, vallées. Évoqués
sans précisions ou associés à des épithètes d'ornement : « der Hain », « der
schattichte Hain », « auf eine Heide geschrieben », « die schattichten
Eichen », « ein hochgeweihetes Hirschheer, was rauschet im schwarzen
Gebüsche », « der Perlenschmuck der Erde », « die goldne Ernte ».
L'océan ( « der Ozean » ) est déjà là. Mais justement, quand Hölderlin
aura vécu dans un pays où l'on appelle la mer par ce nom (à Bordeaux),
il n'en parlera plus, ou presque plus. Le comble de ce point de vue est
atteint dans le poème intitulé An die Natur. Point besoin de s'attarder.
C'est la nature imaginaire des poètes, et en particulier des poètes allemands
du XVIIIe siècle, et plus récemment de Klopstock et de Schiller : en
ce que tous reprennent aussi les paysages imaginaires de la mythologie et
surtout de la littérature grecque et romaine. On n'y reconnaît presque
jamais le paysage réel de leur enfance. Bref, une analyse quantitative
ramasserait un nombre considérable d'items référables à des paysages,
mais ceux-ci ne sont que des mots renvoyant à des représentations si
vagues qu'aucune perception n'y est vraiment associable.
A quoi s'ajoute que tous les poèmes de cette période sont rimés. Or la
rime, selon moi, s'oppose par les contraintes qu'elle induit à l'appréhension
verbale discriminée de l'extériorité du paysage. En particulier, elle
impose une convention ornementale déposée dans le stock limité des
échos rimiques disponibles. De même, ce genre de poésie exclut le recours
à des dénominations, aux toponymes réels: d'une manière générale, les
références très précises sont rarissimes. A l'inverse, la mythologisation
signifie le contraire même de la fixation, la labilité des images, les transpositions
et confusions. La géographie de la mythologie n'est pas même
corroborée par la réalité culturelle connue, il y a des invraisemblances.
Ainsi, dans le poème Griechenland, Athena s'appelle Minerve...
Mais sous ce tissu imaginaire et conventionnel on peut déceler les prémisses
d'un autre regard, moins verbal. Il serait intéressant par exemple
d'interroger les syntagmes « topiques », du type dort, wo, etc. Afin de voir
si ne se structure pas déjà de manière discrète, mais répétitive, un appel
de la réalité visible. C'est la correspondance - la prose donc - qui semble
hériter des descriptions. A l'exception toutefois des lettres à la mère...
Enfin, il faut signaler deux exceptions assez significatives. La première est
d'autant plus intéressante qu'elle est quasi « archaïque », et peut être
considérée comme un symptôme précoce. Il s'agit du poème Die Meinige,
dans lequel Hölderlin évoque un moment d'émotion rare dont il se souvient.
«Guter Karl... Wir wollen beten.» L'autre, Die Teck. Ce poème
de 1788, non rimé (de même que Kanton Schweiz, où il y a aussi des éléments
descriptifs), est assez personnel et consacré à une montagne de
l'Alb (ses «frères» s'appellent les Riesengebirge). Quand il y parle des
vignes, elles correspondent généralement à la réalité, ce ne sont pas des
vignes anacréontiques qu'on peut mettre n'importe où. Hölderlin va un
peu au-delà du mouvement en cours dans la poésie de la nature de son
temps, nomme les paysages par leur vrai nom et, du coup, crée la référence,
en appelle à ceux qui ont vu, à une communauté particulière, celle
des siens. Mais cette montagne est encore surmontée d'un élément
héroïque ( « die Burg » ) : le substrat de perception réelle est subsumé sous
une fonction extérieure à la perception.
II. A partir de 1796, on observe une inflexion de l'imagerie comme
culture d'emprunt, vers l'imaginaire d'un univers poétique propre, une
tendance à la composition autonome et à l'inscription spatiale, qui se
manifeste à plusieurs niveaux.
D'abord dans un certain nombre de détails des premiers poèmes
de 1796-1799. L'intérêt pour les objets de la nature se spécifie, même si
cela débouche encore allégoriquement : Die Eichbäume, An den Äther.
Dans le même temps que les éléments ou les paysages sont investis
d'une pensée plus originale, plus propre, il se produit sans doute un
cheminement inverse de ceux-ci vers plus de précision, voire de singularité.
Mais nous ne sommes pas encore dans le moment de la singularité
réelle dont le poème est l'anniversaire. On observe seulement un dégagement
de la convention, un accès à la forme propre. Je voulais parler
ici de Der Wanderer: «Süd und Nord ist in mir...», résultat des premières
années de voyage. Dans la même version, il évoque ses lectures
de voyages à Tahiti, Tinian. Les arbres sont décrits avec plus de précision,
se discriminent. La version finale implique une mappemonde, part
des plaines desséchées d'Afrique, nous emmène au pôle, nous ramène
au Rhin, au pays.
De même dans le poème Die Musse, Hölderlin procède à l'inventaire
de la nature, évoque l'orme amoureux où s'enroulent les plantes, et qui
n'est pas seulement un résidu anacréontique. Une lettre à la soeur permet
d'identifier le paysage du poème près de Francfort, au pied du Feldberg
dans le massif du Taunus. A la fin, le poète devient aigle et voit de haut,
puis il change de gîte, devient nomade. Toute cette évocation s'associe à
la distance comme telle, à l'appropriation de la distance : l'enfance
revient comme un souvenir, et ce retour, en tant que retour, signifie qu'il
n'est plus enfant. L'adulte qu'il devient en 1797 (il a 27 ans) domine
aussi l'espace (on songe à la façon dont Adorno-Horkheimer commentent
comme une entrée dans l'âge de raison le rapport d'Ulysse à l'espace).
Parallèlement il se produit dans la correspondance quelque chose d'intéressant
à cet égard : les lettres décrivant des voyages, des excursions, des
paysages (il y en a quelques-unes entre 1794 et 1797) sont moins nombreuses,
comme si le partage se transformait. La poésie devient discrètement
le lieu des évocations de lieux.
Cette évolution s'inscrit dans un mouvement général qui tend à « la
réappropriation du propre ». Le caractère personnel, la plainte existentielle
s'investissent non plus dans un ornement formel de la rhétorique
poétique, mais dans une chose vue qui déclenche, à la manière d'une
cause, d'un prétexte, d'un événement, la parole authentique sur soi, sur
le Selbst tel qu'il est en vérité hic et nunc, malheureux : ainsi dans Abendphantasie
(la cabane, le ciel qui rosit le soir) ou dans Des Morgens. Plus
tard, dans Hälfte des Lebens par exemple, ce rapport en tant que rapport
devient la substance même du poème : le paysage ne peut plus être simple
imagerie, ni même simple imaginaire mythologique. Dans le même
temps, en effet, une sorte de mutation intellectuelle s'opère, qui concerne
directement le rapport au monde. Une phase de renversements qui
implique la représentation de l'espace.
III. Ce qui se développe vers la fin du siècle, aux environs de 1799-
1800, c'est une nouvelle conception de l'histoire, une nouvelle lecture historico-
philosophique de l'espace mondial. L'importance prise par la référence
à Dionysos joue un rôle dans cette affaire, en ce qu'il est un
demi-dieu venu d'ailleurs, impensable sans son périple. Tout se « cale» à
nouveau, se redistribue dans une démétaphorisation qui, à terme, deviendra
dangereuse pour le langage lui-même. La nature devient objet de
comparaisons (par exemple dans Wie wenn am Feiertage...). L'image
devient image.
Un poème de 1800 exprime bien cela, peu exploité généralement par
la critique :
Wohl geh ich täglich andere Pfade [...]
Blicke vom Hügel ins Land [...]
[...] Der Jüngling ist
Gealtert, selbst die Erde, die mir
Damals gelächelt, ist anders worden.
Blicke vom Hügel ins Land [...]
[...] Der Jüngling ist
Gealtert, selbst die Erde, die mir
Damals gelächelt, ist anders worden.
On entre dans l'ère des grandes élégies, dont Der Archipelagus, grand
poème géographique à sa manière, qui évoque le monde de l'Antiquité,
mais dans une hypothèse qui modifie la valeur du spectacle, des paysages,
etc. Tout cela fait signe vers le présent, c'est-à-dire vers la réalité.
Et cette tension colore en quelque sorte le paysage. Le poème se promène
au dessus d'un atlas géographique. D'Ionie à Athènes. Il fait le
tour des îles, les énumère, et l'énumération devient partie prenante du
texte poétique.
Dans l'ode Heidelberg, l'importance du poème, du chant d'amour filial
pour cette ville se mesure à la vérité, au réalisme de la description. « Ein
kunstlos Lied », voilà ce que veut chanter le poète pour dire qu'il aime
cette ville. L'absence d'artifice signifie la volonté de dire l'essentiel de
cette ville, c'est-à-dire de ce paysage dans son mouvement, sa topique, sa
symbolique, son inscription dans l'histoire moderne. Heidelberg est une
ville traversée par un homme à un moment de sa vie, traversée par un
fleuve : la marque de la traversée, ce sont les huit arches-strophes de
l'ode. Toute cette pierre rose figée dit par contraste l'importance du passage,
du voyage, c'est-à-dire de l'assimilation du spatial par le sujet
mobile. La démarche du poète marcheur se rapproche de celle de l'enfant
autiste qui dévore littéralement l'espace, qui pour le dire fait le rond,
le carré avec sa bouche. Ici, la poésie fait le rond, le carré, l'arche, le
trou, la masse...
Le voyage et le séjour en France prennent une place décisive dans
ce processus de réforme intérieure, de redistribution des sens, de renouvellement,
d'avivement du regard. Tout est concerné par cette mutation
: sa conception de la vie, de l'histoire, de la poésie, sa vision de la
réalité. Très globalement, cette évolution ramène toute la poésie tournée
vers le passé, y compris formellement, dans la réflexion actuelle.
Les dieux et demi-dieux invoqués le sont maintenant en ce qu'ils sont
morts, et le dernier d'entre eux en ce qu'il est celui qui est parti. Mais
le temps présent est peut-être celui du retour du divin : d'où la dimension
millénariste de certains poèmes, qu'on a rattachée à la tradition du
piétisme souabe. Or la France, comme entité politico-historique, occupe
une place majeure dans le creux de ce travail : elle est le lieu d'une
expérimentation de ce retour, y compris dans les formes (l'architecture
des maisons et bâtiments publics et religieux, le costume, le discours, la
rupture avec le christianisme). Le demi-dieu artisan de cela, c'est Bonaparte,
l'homme qui regarde le monde de haut, depuis le sommet des
pyramides, qui pense l'action dans la trame d'une cartographie (militaire)
et qui donc passe les cols les plus hauts, abolit, parce qu'il est un
homme de la hauteur, la troisième dimension, ne se laisse pas arrêter
par elle, en fait la dimension de la victoire. C'est après la victoire de
Marengo que Bonaparte a créé, en 1802, une commission chargée de
cartographier exactement les montagnes, c'est-à-dire d'en inscrire sur
des plans les trois dimensions réelles, grâce aux progrès des relevés
barométriques, équivalent enfin obtenu vers le ciel de ce que les sondes
permettaient depuis des millénaires dans les profondeurs de la mer.
Bref, la France dans laquelle il se rend est aussi le pays où est en train
de naître la cartographie moderne. Et le demi-dieu historique qu'il
tente d'apercevoir en faisant le détour par Lyon en janvier 1802 est
l'homme qui la met en oeuvre.
Le voyage dans ce pays est aussi le seul vrai dépaysement de sa vie.
La Suisse germanophone d'Hauptwyl ne peut être considérée comme
dépaysement que sur le plan de la géographie physique. Il est intéressant
de constater qu'il part avec des idées assez floues de la réalité : plus
précisément, il part avec l'imprécision induite par la lecture non corrigée
des cartes géographiques. Il écrit à Bôhlendorff qu'il part « dans le
voisinage de l'Espagne », qu'il se réjouit à l'idée de « voir la mer », de
goûter le « soleil de la Provence ». Il parle à grande échelle, de la
même façon que dans le fragment Das Nächste Beste, installé imaginairement
dans la perspective des oiseaux, il les fait voler à des vitesses et
altitudes irréelles pour commenter la carte générale de l'Europe, Grèce
et Proche-Orient compris. Ce zoom inverse, ce raccourci n'est pas qu'un
artefact de la consultation : c'est aussi celui de la pensée. Ce qui est
intéressant, c'est que précisément, il va se produire à cette époque, dans
cette phase, un passage du cartographique au photographique par la
médiation d'une critique de l'appropriation abstraite de l'espace et du
temps par la pensée. Le titre même, Das Nächste Beste, invite à faire des
plans rapprochés, à se méfier des panoramiques : le corps du texte
désigne le temps des raccourcis comme temps des illusions de la jeunesse
et revendique le passage à une autre vision des choses, qui
implique la prise en compte de la durée, de la lenteur. L'idée qu'on
peut transposer directement - à la façon dont les oiseaux migrateurs
passent sans difficulté les obstacles terrestres — le modèle de la cité
grecque antique dans la réalité politique et historique de l'Hespérie,
c'est-à-dire de l'Europe occidentale, et bien sûr de l'Allemagne du Sud-
Ouest, est une idée de jeunesse abstraite, un produit de l'impatience.
La barrière alpine a empêché l'irruption trop brutale de la lumière
grecque : ceci, parce que la pénétration se fait par la voie terrestre.
Hölderlin commente de fait l'image cartographique que lui proposent
les documents de l'époque : si le tracé des fleuves et des côtes ne nous
pose plus de problèmes, si l'on peut indiquer la profondeur des eaux
mesurée par sondage, on ne connaît pas encore la masse des montagnes,
et les cartes géographiques de l'époque les figurent comme de simples
bourrelets cicatriciels continus orientés dans le sens des massifs
principaux, parfois de bizarre façon. Les hauteurs sont abolies, la masse
montagneuse disparaît : les montagnes ressemblent à des remparts de
citadelle.
Le problème que va résoudre la mesure barométrique des altitudes,
Hölderlin l'expose ici par une sorte de détour proche. Aux oiseaux
légers et rapides, insensibles à la pesanteur, il oppose la lenteur des
marcheurs, la lenteur des processus historiques, mais aussi la pesanteur.
Simplement, cette pesanteur n'est pas désignée comme telle, car cette
métaphore s'associerait à l'immobilité: elle ne convient pas directement.
Le poids en question, c'est celui de la tradition, des coutumes,
qui sont investies dans un univers sensible, et, s'agissant de l'Aquitaine, sensuel.
La sensualité oppose sa résistance à l'ascension rapide de l'esprit
dans les hauteurs allemandes de l'Idée absolue, ou françaises de l'Etre
suprême. Le poids c'est aussi la nature, l'animalité de l'homme. C'est le
sens du début du fragment qui poursuit Das Nächste Beste : Vom Abgrund
nämlich (p. 77 du cahier de Homburg). C'est «dans la profondeur en
effet », où entraîne la sensualité, que tout a commencé, tout, c'est-à-dire
la vie. Et le voyage en France, c'est précisément l'expérience de ce
poids de la nature et de la culture dans l'histoire des hommes, l'irruption
de la verticalité pure comme concept, après la naïveté des perspectives
à deux dimensions. Un autre fragment voisin explique en quelque
sorte la mutation :
poème géographique à sa manière, qui évoque le monde de l'Antiquité,
mais dans une hypothèse qui modifie la valeur du spectacle, des paysages,
etc. Tout cela fait signe vers le présent, c'est-à-dire vers la réalité.
Et cette tension colore en quelque sorte le paysage. Le poème se promène
au dessus d'un atlas géographique. D'Ionie à Athènes. Il fait le
tour des îles, les énumère, et l'énumération devient partie prenante du
texte poétique.
Dans l'ode Heidelberg, l'importance du poème, du chant d'amour filial
pour cette ville se mesure à la vérité, au réalisme de la description. « Ein
kunstlos Lied », voilà ce que veut chanter le poète pour dire qu'il aime
cette ville. L'absence d'artifice signifie la volonté de dire l'essentiel de
cette ville, c'est-à-dire de ce paysage dans son mouvement, sa topique, sa
symbolique, son inscription dans l'histoire moderne. Heidelberg est une
ville traversée par un homme à un moment de sa vie, traversée par un
fleuve : la marque de la traversée, ce sont les huit arches-strophes de
l'ode. Toute cette pierre rose figée dit par contraste l'importance du passage,
du voyage, c'est-à-dire de l'assimilation du spatial par le sujet
mobile. La démarche du poète marcheur se rapproche de celle de l'enfant
autiste qui dévore littéralement l'espace, qui pour le dire fait le rond,
le carré avec sa bouche. Ici, la poésie fait le rond, le carré, l'arche, le
trou, la masse...
Le voyage et le séjour en France prennent une place décisive dans
ce processus de réforme intérieure, de redistribution des sens, de renouvellement,
d'avivement du regard. Tout est concerné par cette mutation
: sa conception de la vie, de l'histoire, de la poésie, sa vision de la
réalité. Très globalement, cette évolution ramène toute la poésie tournée
vers le passé, y compris formellement, dans la réflexion actuelle.
Les dieux et demi-dieux invoqués le sont maintenant en ce qu'ils sont
morts, et le dernier d'entre eux en ce qu'il est celui qui est parti. Mais
le temps présent est peut-être celui du retour du divin : d'où la dimension
millénariste de certains poèmes, qu'on a rattachée à la tradition du
piétisme souabe. Or la France, comme entité politico-historique, occupe
une place majeure dans le creux de ce travail : elle est le lieu d'une
expérimentation de ce retour, y compris dans les formes (l'architecture
des maisons et bâtiments publics et religieux, le costume, le discours, la
rupture avec le christianisme). Le demi-dieu artisan de cela, c'est Bonaparte,
l'homme qui regarde le monde de haut, depuis le sommet des
pyramides, qui pense l'action dans la trame d'une cartographie (militaire)
et qui donc passe les cols les plus hauts, abolit, parce qu'il est un
homme de la hauteur, la troisième dimension, ne se laisse pas arrêter
par elle, en fait la dimension de la victoire. C'est après la victoire de
Marengo que Bonaparte a créé, en 1802, une commission chargée de
cartographier exactement les montagnes, c'est-à-dire d'en inscrire sur
des plans les trois dimensions réelles, grâce aux progrès des relevés
barométriques, équivalent enfin obtenu vers le ciel de ce que les sondes
permettaient depuis des millénaires dans les profondeurs de la mer.
Bref, la France dans laquelle il se rend est aussi le pays où est en train
de naître la cartographie moderne. Et le demi-dieu historique qu'il
tente d'apercevoir en faisant le détour par Lyon en janvier 1802 est
l'homme qui la met en oeuvre.
Le voyage dans ce pays est aussi le seul vrai dépaysement de sa vie.
La Suisse germanophone d'Hauptwyl ne peut être considérée comme
dépaysement que sur le plan de la géographie physique. Il est intéressant
de constater qu'il part avec des idées assez floues de la réalité : plus
précisément, il part avec l'imprécision induite par la lecture non corrigée
des cartes géographiques. Il écrit à Bôhlendorff qu'il part « dans le
voisinage de l'Espagne », qu'il se réjouit à l'idée de « voir la mer », de
goûter le « soleil de la Provence ». Il parle à grande échelle, de la
même façon que dans le fragment Das Nächste Beste, installé imaginairement
dans la perspective des oiseaux, il les fait voler à des vitesses et
altitudes irréelles pour commenter la carte générale de l'Europe, Grèce
et Proche-Orient compris. Ce zoom inverse, ce raccourci n'est pas qu'un
artefact de la consultation : c'est aussi celui de la pensée. Ce qui est
intéressant, c'est que précisément, il va se produire à cette époque, dans
cette phase, un passage du cartographique au photographique par la
médiation d'une critique de l'appropriation abstraite de l'espace et du
temps par la pensée. Le titre même, Das Nächste Beste, invite à faire des
plans rapprochés, à se méfier des panoramiques : le corps du texte
désigne le temps des raccourcis comme temps des illusions de la jeunesse
et revendique le passage à une autre vision des choses, qui
implique la prise en compte de la durée, de la lenteur. L'idée qu'on
peut transposer directement - à la façon dont les oiseaux migrateurs
passent sans difficulté les obstacles terrestres — le modèle de la cité
grecque antique dans la réalité politique et historique de l'Hespérie,
c'est-à-dire de l'Europe occidentale, et bien sûr de l'Allemagne du Sud-
Ouest, est une idée de jeunesse abstraite, un produit de l'impatience.
La barrière alpine a empêché l'irruption trop brutale de la lumière
grecque : ceci, parce que la pénétration se fait par la voie terrestre.
Hölderlin commente de fait l'image cartographique que lui proposent
les documents de l'époque : si le tracé des fleuves et des côtes ne nous
pose plus de problèmes, si l'on peut indiquer la profondeur des eaux
mesurée par sondage, on ne connaît pas encore la masse des montagnes,
et les cartes géographiques de l'époque les figurent comme de simples
bourrelets cicatriciels continus orientés dans le sens des massifs
principaux, parfois de bizarre façon. Les hauteurs sont abolies, la masse
montagneuse disparaît : les montagnes ressemblent à des remparts de
citadelle.
Le problème que va résoudre la mesure barométrique des altitudes,
Hölderlin l'expose ici par une sorte de détour proche. Aux oiseaux
légers et rapides, insensibles à la pesanteur, il oppose la lenteur des
marcheurs, la lenteur des processus historiques, mais aussi la pesanteur.
Simplement, cette pesanteur n'est pas désignée comme telle, car cette
métaphore s'associerait à l'immobilité: elle ne convient pas directement.
Le poids en question, c'est celui de la tradition, des coutumes,
qui sont investies dans un univers sensible, et, s'agissant de l'Aquitaine, sensuel.
La sensualité oppose sa résistance à l'ascension rapide de l'esprit
dans les hauteurs allemandes de l'Idée absolue, ou françaises de l'Etre
suprême. Le poids c'est aussi la nature, l'animalité de l'homme. C'est le
sens du début du fragment qui poursuit Das Nächste Beste : Vom Abgrund
nämlich (p. 77 du cahier de Homburg). C'est «dans la profondeur en
effet », où entraîne la sensualité, que tout a commencé, tout, c'est-à-dire
la vie. Et le voyage en France, c'est précisément l'expérience de ce
poids de la nature et de la culture dans l'histoire des hommes, l'irruption
de la verticalité pure comme concept, après la naïveté des perspectives
à deux dimensions. Un autre fragment voisin explique en quelque
sorte la mutation :
Denn es hasset
der sinnende Gott
unzeitiges Wachstum
der sinnende Gott
unzeitiges Wachstum
Cela est inscrit comme une sentence essentielle sur une page seule.
C'est encore ce que dit comme un drame le voyage de Colomb, dans le
fragment du même nom, qui se trouve à proximité du fragment Das
Nächste Beste : les marins sont impatients comme le seront les jeunes intellectuels
du XVIIIe siècle observant la carte du voyage aux Amériques. On
ne passe pas sans épreuves d'un orbe à l'autre. Il faut la puissance
morale, la sagesse du vieux marin Christophe Colomb, le risque assumé
d'être passé par-dessus bord : il n'y a pas que l'alizé qui souffle obstinément
vers le même horizon de l'attente. Le fragment insiste sur une donnée
qu'on a tendance à négliger, mais que Hölderlin connaît parce qu'il
vient de passer l'équateur de sa vie, de laisser sa jeunesse derrière lui
comme une « moitié de sa vie » (d'autres brefs poèmes ont ce même passage
pour objet) : Colomb est déjà vieux. C'est le poète (p. 78 du cahier
de Homburg) qui voudrait se rendre à Gênes pour « interroger » la
demeure de Kolombo, là où il a passé sa douce jeunesse. En face du mot
«Jugend », dans une variante, Hölderlin écrit sur le manuscrit, à
gauche : « aber man kehret wesentlich um, wie ein Bilderman, der steht
und die Bilder weiset der Länder». Avec la même plume apparemment (!), il
inscrit en bas de la page : « Wie auf dem Markte /Kolombus in eine Landcharte
siehet. » Il s'agit bien sûr de la carte de Toscanelli, ou de l'une des
représentations du monde existant à l'époque, et fondant l'erreur, l'impatience
de toucher les Indes (le pouvoir, la richesse) par un autre chemin
que le lent et long chemin continental, que la lente et longue et périlleuse
circumnavigation. A Homburg, Hölderlin avait décoré sa chambre de
cartes des quatre parties du monde(2).
La page suivante commence par le cri de guerre de l'impatience, dans
un mélange hermétique de français et d'allemand :
C'est encore ce que dit comme un drame le voyage de Colomb, dans le
fragment du même nom, qui se trouve à proximité du fragment Das
Nächste Beste : les marins sont impatients comme le seront les jeunes intellectuels
du XVIIIe siècle observant la carte du voyage aux Amériques. On
ne passe pas sans épreuves d'un orbe à l'autre. Il faut la puissance
morale, la sagesse du vieux marin Christophe Colomb, le risque assumé
d'être passé par-dessus bord : il n'y a pas que l'alizé qui souffle obstinément
vers le même horizon de l'attente. Le fragment insiste sur une donnée
qu'on a tendance à négliger, mais que Hölderlin connaît parce qu'il
vient de passer l'équateur de sa vie, de laisser sa jeunesse derrière lui
comme une « moitié de sa vie » (d'autres brefs poèmes ont ce même passage
pour objet) : Colomb est déjà vieux. C'est le poète (p. 78 du cahier
de Homburg) qui voudrait se rendre à Gênes pour « interroger » la
demeure de Kolombo, là où il a passé sa douce jeunesse. En face du mot
«Jugend », dans une variante, Hölderlin écrit sur le manuscrit, à
gauche : « aber man kehret wesentlich um, wie ein Bilderman, der steht
und die Bilder weiset der Länder». Avec la même plume apparemment (!), il
inscrit en bas de la page : « Wie auf dem Markte /Kolombus in eine Landcharte
siehet. » Il s'agit bien sûr de la carte de Toscanelli, ou de l'une des
représentations du monde existant à l'époque, et fondant l'erreur, l'impatience
de toucher les Indes (le pouvoir, la richesse) par un autre chemin
que le lent et long chemin continental, que la lente et longue et périlleuse
circumnavigation. A Homburg, Hölderlin avait décoré sa chambre de
cartes des quatre parties du monde(2).
La page suivante commence par le cri de guerre de l'impatience, dans
un mélange hermétique de français et d'allemand :
zu schiffe aber steigen
ils crient rapport, et fermés maison,
tu es un sais-rien
ils crient rapport, et fermés maison,
tu es un sais-rien
Cela, au-dessus de la première phase d'écriture qui consacrait cette
page — initialement, cette partie de l'hymne — au héros moderne Colomb :
page — initialement, cette partie de l'hymne — au héros moderne Colomb :
ein Murren war es, ungeduldig
Suit alors une page blanche, qui attendait sans doute du texte, et
après cette immensité blanche qu'il a fallu parcourir — qu'il restait encore
à écrire — se découvre la révélation du nouveau monde. Le haut de la
page commence par :
après cette immensité blanche qu'il a fallu parcourir — qu'il restait encore
à écrire — se découvre la révélation du nouveau monde. Le haut de la
page commence par :
da bist du ganz in deiner Schönheit apocalyptica
Puis vient l'évocation de ce que les marins voient :
sie sahen nun,
[un blanc pour commenter ce nun peut-être]
Es waren nämlich viele,
der schönen Inseln
[un blanc pour commenter ce nun peut-être]
Es waren nämlich viele,
der schönen Inseln
damit
mit Lissabon
und Genua theilten
mit Lissabon
und Genua theilten
Juste après, une autre page blanche avec simplement un mot, un
titre : « Luther ». Au dos de cette page consacrée à un autre héros
moderne, quasi contemporain du précédent, ces bribes lourdes de sens :
titre : « Luther ». Au dos de cette page consacrée à un autre héros
moderne, quasi contemporain du précédent, ces bribes lourdes de sens :
meinest du
es solle gehen
Wie damals [reporté et mis en valeur au vers suivant]
nämlich sie wollten stiften
Ein Reich der Kunst. Dabei ward aber
Das Vaterländische von ihnen
versäumet und erbärmlich gieng
Das Griechenland, das Schönste, zu Grunde.
Wohl hat es andere
Bewandnis jetzt.
es solle gehen
Wie damals [reporté et mis en valeur au vers suivant]
nämlich sie wollten stiften
Ein Reich der Kunst. Dabei ward aber
Das Vaterländische von ihnen
versäumet und erbärmlich gieng
Das Griechenland, das Schönste, zu Grunde.
Wohl hat es andere
Bewandnis jetzt.
La suite est assez fragmentée et peu claire, et s'interrompt. Mais ce
passage est d'une clarté lumineuse et fait écho au «jadis au temps du
mystère» de Das nächste Beste. C'est-à-dire au temps de l'apparente clarté
de l'idéalisme en politique, au temps de la négligence des pesanteurs, de
la mauvaise perception des masses : au temps de l'enfance de la sagesse,
qui installe ses rêves dans des géographies imaginaires, et rêve sur des
Atlas au lieu de s'en tenir à la perception exacte, réaliste (photographique),
des choses.
A cela fait écho un autre fragment (p. 53 du cahier de Homburg). Je
le cite sans discriminer les différentes phases :
passage est d'une clarté lumineuse et fait écho au «jadis au temps du
mystère» de Das nächste Beste. C'est-à-dire au temps de l'apparente clarté
de l'idéalisme en politique, au temps de la négligence des pesanteurs, de
la mauvaise perception des masses : au temps de l'enfance de la sagesse,
qui installe ses rêves dans des géographies imaginaires, et rêve sur des
Atlas au lieu de s'en tenir à la perception exacte, réaliste (photographique),
des choses.
A cela fait écho un autre fragment (p. 53 du cahier de Homburg). Je
le cite sans discriminer les différentes phases :
Wie Vögel langsam ziehn
Es blicket voraus
Der Fürst und kühl wehn
An die Brust ihm die Begegnisse wenn
Es um ihn schweiget, hoch
In der Luft, reich glänzend aber hinab
Das Gut ihm liegt der Länder, und mit ihm sind
Das erstemal siegforschend die Jungen.
Er aber mässiget mit
Der Fittige Schlag.
Es blicket voraus
Der Fürst und kühl wehn
An die Brust ihm die Begegnisse wenn
Es um ihn schweiget, hoch
In der Luft, reich glänzend aber hinab
Das Gut ihm liegt der Länder, und mit ihm sind
Das erstemal siegforschend die Jungen.
Er aber mässiget mit
Der Fittige Schlag.
Contrairement à ce que suggère Jochen Schmidt dans son commentaire
de ce fragment(3) , il n'est pas interdit de prendre « der Fürst » au sens
probable qui est celui de l'hymne Friedensfeier : Bonaparte, le prince de la
paix, l'aigle qui amadoue d'un paternel coup d'aile l'impatience des
jeunes révolutionnaires. Le prince, comme les oiseaux, doit voir loin
devant, au-delà de l'horizon borné de la piétaille, du Fussvolk de l'histoire,
il garde de l'impatience « cartographique » la fulgurance de la prévision,
mais la tempère du sang-froid que n'échauffent pas les événements
chaotiques du présent, parce que, en même temps, il voit à ses pieds le
pays : il est dans les trois dimensions de l'espace et dans la dimension du
temps historique. Hegel, plus tard, désacralisera ce regard sage du
prince, du « grand homme » (autre mot de ces fragments de Homburg
associé, en français, au Prince dans le fragment Der Fürst), en expliquant
les choses autrement.
Et donc, si ce temps est venu chez Hölderlin, s'il s'est convaincu que
l'héroïsme (qu'invoque le premier vers de Kolomb), c'est désormais celui
des capitaines prévoyants, mais sages et emplis de mémoire et de science,
le rapport à l'image des pays, à l'image du pays, va s'infléchir vers un
réalisme beaucoup plus ponctuel que je figure ici dans la métaphore de la
photographie, avec les limites évidentes de ce trope. Là encore, beaucoup
de fragments répondent à cette suggestion, mais je voudrais évoquer,
pour conclure, autre chose : d'une part un poème publié, Andenken, et
d'autre part les poèmes de la fin.
Andenken est le poème par excellence de l'irruption du paysage comme
pays réel, d'un univers sensible que la poésie ne peut sauver de l'oubli
(stiften) qu'en se transformant, qu'en devenant «photographique».
Mais, par anticipation, on corrigera d'emblée cette indication anachronique
: ce qui devient photographique abolit dans le même temps le photographique
et fonde ce qui reste vraiment au-delà de l'horizon des simples
images, le dernier vers :
was bleibet aber stiften die Dichter
s'oppose à la riche moisson d'images des marins voyageurs qui ne songent
qu'au gain, à la richesse.
Tout le poème est installé d'emblée dans la cartographie intime du
voyage dans l'Amérique équinoxiale — vectorisé par l'axe nord-est/sudouest
: axe du voyage en France, axe Bordeaux-Francfort, axe du voyage
de Kolomb, axe du voyage du second Kolomb, dont la mère s'appelait
au reste Colomb et était originaire du Sud-Ouest : Alexandre von Humboldt.
Sur ce planisphère poétique, qui s'achève par le départ des navires
de Bordeaux vers l'Amérique équinoxiale, Hölderlin inscrit une image
dont il dit qu'elle est très précise ( « noch denket das mir wohl » ). Et cette
image, chose qu'il n'a jamais faite explicitement, il la date : en mars, à
l'équinoxe, le 22 mars 1802, un dimanche, jour de fête, y compris dans le
calendrier révolutionnaire de l'époque.
Je ne veux pas m'attarder(4) sur ce texte très célèbre qu'Heidegger a
tenté d'arracher à son inscription « réelle », sinon pour déplorer que la
critique éprouve une telle résistance — comme si elle était privée par là-même
de quelque chose — à reconnaître que ce réalisme délibéré et explicite
de Hölderlin a un répondant précis sur les hauteurs de Lormont, en
face de Bordeaux. Plusieurs vers du poème sont la légende de deux
espèces de clichés, deux gravures très connues qui représentent : 1 / des
femmes en train de fêter le printemps sur l'herbe, sous les chênes et les
ormes avec en arrière-plan la boucle large de la Garonne et les bâtiments
de la ville de Bordeaux ; 2 /la pointe d'Ambès («die luftige Spitz ») où
se rejoignent la Garonne et la Dordogne et où la Gironde commence son
élargissement progressif...
Disons, pour l'heure, que ce poème qui est pratiquement le dernier
poème publié de Hölderlin, constitue de manière très cohérente le point
d'aboutissement d'une réflexion sur la responsabilité « mémoriale » du
poème, laquelle ne doit pas être confondue avec la fonction «monumentale»
qu'au gain, à la richesse.
Tout le poème est installé d'emblée dans la cartographie intime du
voyage dans l'Amérique équinoxiale — vectorisé par l'axe nord-est/sudouest
: axe du voyage en France, axe Bordeaux-Francfort, axe du voyage
de Kolomb, axe du voyage du second Kolomb, dont la mère s'appelait
au reste Colomb et était originaire du Sud-Ouest : Alexandre von Humboldt.
Sur ce planisphère poétique, qui s'achève par le départ des navires
de Bordeaux vers l'Amérique équinoxiale, Hölderlin inscrit une image
dont il dit qu'elle est très précise ( « noch denket das mir wohl » ). Et cette
image, chose qu'il n'a jamais faite explicitement, il la date : en mars, à
l'équinoxe, le 22 mars 1802, un dimanche, jour de fête, y compris dans le
calendrier révolutionnaire de l'époque.
Je ne veux pas m'attarder(4) sur ce texte très célèbre qu'Heidegger a
tenté d'arracher à son inscription « réelle », sinon pour déplorer que la
critique éprouve une telle résistance — comme si elle était privée par là-même
de quelque chose — à reconnaître que ce réalisme délibéré et explicite
de Hölderlin a un répondant précis sur les hauteurs de Lormont, en
face de Bordeaux. Plusieurs vers du poème sont la légende de deux
espèces de clichés, deux gravures très connues qui représentent : 1 / des
femmes en train de fêter le printemps sur l'herbe, sous les chênes et les
ormes avec en arrière-plan la boucle large de la Garonne et les bâtiments
de la ville de Bordeaux ; 2 /la pointe d'Ambès («die luftige Spitz ») où
se rejoignent la Garonne et la Dordogne et où la Gironde commence son
élargissement progressif...
Disons, pour l'heure, que ce poème qui est pratiquement le dernier
poème publié de Hölderlin, constitue de manière très cohérente le point
d'aboutissement d'une réflexion sur la responsabilité « mémoriale » du
poème, laquelle ne doit pas être confondue avec la fonction «monumentale»
(fixer une expérience plastiquement dans le marbre ou l'airain). La
mémoire n'est pas celle de l'objet vu (il suffit de prendre le bus pour aller
voir ces choses), mais celle de l'expérience de l'instantané comme
moment d'un processus (qui contient d'ailleurs, en l'occurrence, une
dimension politique, sensuelle, affective d'une richesse extrême).
La suite des événements, si opaque qu'elle puisse paraître, s'inscrit
elle aussi dans ce mouvement. Hölderlin s'investit après son retour dans
la traduction des Grecs : outre l'implicite du fait de traduire, qui d'une
certaine façon est aussi recopier, ce fait de traduire les Grecs (Pindare et
Sophocle) signifie aussi un abandon de l'évocation des paysages, et
notamment de la nature, à ceux qui ont pu les percevoir réellement et en
parler en communauté à des gens qui les connaissaient. L'image, même
furtive, devient alors référentielle, elle est réassignée au réel (à certains
égards, la Grèce se replie sur le discours grec, tandis que Hölderlin se
replie - comme il a replié son cahier de Hombourg — sur l'Hespérie qu'il
a effectivement parcourue et vue). On observe cette même tendance dans
les remaniements d'odes écrites avant le voyage en France. Der blinde Sänger
devient Chiron, Der gefesselte Strom devient Ganymed. Il ne s'agit pas du
tout d'un retour au mythologique, mais bien au contraire d'une mise à distance,
d'un réglage de la focale, d'une assignation du mythologique à ce
qu'il est : un pan de la culture. De ce point de vue il y a un rangement,
une espèce de ménage spatio-temporel : être adulte enfin, c'est appeler un
chat un chat, cesser de «fantasmer» la réalité, comme on dirait
aujourd'hui, se guérir de l'illusion, du délire des jeux de rôle héroïques.
C'est encore le sens du début de Kolomb : si jamais je voulais être l'un des
héros (première hypothèse qui n'en est qu'une), alors ce serait non plus
l'un de ceux-là (ceux des mythes), mais l'un de ceux-ci (les navigateurs).
Tous les remaniements sont faits dans cet esprit, ce nouveau réglage.
L'hymne Patmos ressortit à cette économie. Mais Hölderlin va déjà audelà
: à la connexion essentielle de la lumière, des formes, de l'odeur, du
goût. Écoutons, les yeux fermés désormais, Heimat, Wenn nämlich der Rebe
Saft, Auf falbem Laube... Turner arrive en France, au moment de la Paix
d'Amiens. Hölderlin est aussi son contemporain en ce qu'il passe lui aussi,
mais il est déjà trop tard, du côté de Cézanne et de Van Gogh.
IV. Beaucoup plus tard vient enfin le temps des photos fixes de
Scardanelli. La chambre, dans la tour inondée de lumière, est aussi la
camera obscura qu'il arpente à longueur de jours, et ses fenêtres comme
autant de cadrages fixes pour des centaines de prises, dont la plupart
seront jetées ou finiront dans le poêle. Cadre de fenêtre, cadre du poème.
Les croisées inclinées dans la présentation des odes se redressent, se figent,
orthogonales. L'écoulement est arrêté. Un ordre formel s'instaure auquel
le poète se tient comme au chambranle de sa pauvre vie, au cadre, au
rectangle, aux ferrures de la rime retrouvée. Avec juste la force d'écrire
ces lumineux poèmes de la fin, pris depuis l'intérieur de la chambre noire,
protégés de la surexposition, abrités de l'éblouissement brûlant d'Apollon,
comme s'est arrêtée la barque des aventures, métamorphosée en sofa
du bibliothécaire Scardanelli, de même encore que le temps s'est dispersé
dans les dates aberrantes qu'il inscrit sous tous ces clichés maniaques,
avant de signer d'un grand paraphe en forme de salutation outrancière,
sur une estrade de commedia dell'arte.
Comme s'il avait trouvé, sur cet ultime radeau, le lieu d'équilibre
entre la lumière qui éclaire, chauffe et cuit, et fait mûrir les fruits, et
l'ombre qui rafraîchit et protège le lieu de son ultime rapport au monde,
modeste Dionysos revenu non point dans le giron de Sémélé, mais dans la
caisse de bois où celle-ci le confie à la mer.
mémoire n'est pas celle de l'objet vu (il suffit de prendre le bus pour aller
voir ces choses), mais celle de l'expérience de l'instantané comme
moment d'un processus (qui contient d'ailleurs, en l'occurrence, une
dimension politique, sensuelle, affective d'une richesse extrême).
La suite des événements, si opaque qu'elle puisse paraître, s'inscrit
elle aussi dans ce mouvement. Hölderlin s'investit après son retour dans
la traduction des Grecs : outre l'implicite du fait de traduire, qui d'une
certaine façon est aussi recopier, ce fait de traduire les Grecs (Pindare et
Sophocle) signifie aussi un abandon de l'évocation des paysages, et
notamment de la nature, à ceux qui ont pu les percevoir réellement et en
parler en communauté à des gens qui les connaissaient. L'image, même
furtive, devient alors référentielle, elle est réassignée au réel (à certains
égards, la Grèce se replie sur le discours grec, tandis que Hölderlin se
replie - comme il a replié son cahier de Hombourg — sur l'Hespérie qu'il
a effectivement parcourue et vue). On observe cette même tendance dans
les remaniements d'odes écrites avant le voyage en France. Der blinde Sänger
devient Chiron, Der gefesselte Strom devient Ganymed. Il ne s'agit pas du
tout d'un retour au mythologique, mais bien au contraire d'une mise à distance,
d'un réglage de la focale, d'une assignation du mythologique à ce
qu'il est : un pan de la culture. De ce point de vue il y a un rangement,
une espèce de ménage spatio-temporel : être adulte enfin, c'est appeler un
chat un chat, cesser de «fantasmer» la réalité, comme on dirait
aujourd'hui, se guérir de l'illusion, du délire des jeux de rôle héroïques.
C'est encore le sens du début de Kolomb : si jamais je voulais être l'un des
héros (première hypothèse qui n'en est qu'une), alors ce serait non plus
l'un de ceux-là (ceux des mythes), mais l'un de ceux-ci (les navigateurs).
Tous les remaniements sont faits dans cet esprit, ce nouveau réglage.
L'hymne Patmos ressortit à cette économie. Mais Hölderlin va déjà audelà
: à la connexion essentielle de la lumière, des formes, de l'odeur, du
goût. Écoutons, les yeux fermés désormais, Heimat, Wenn nämlich der Rebe
Saft, Auf falbem Laube... Turner arrive en France, au moment de la Paix
d'Amiens. Hölderlin est aussi son contemporain en ce qu'il passe lui aussi,
mais il est déjà trop tard, du côté de Cézanne et de Van Gogh.
IV. Beaucoup plus tard vient enfin le temps des photos fixes de
Scardanelli. La chambre, dans la tour inondée de lumière, est aussi la
camera obscura qu'il arpente à longueur de jours, et ses fenêtres comme
autant de cadrages fixes pour des centaines de prises, dont la plupart
seront jetées ou finiront dans le poêle. Cadre de fenêtre, cadre du poème.
Les croisées inclinées dans la présentation des odes se redressent, se figent,
orthogonales. L'écoulement est arrêté. Un ordre formel s'instaure auquel
le poète se tient comme au chambranle de sa pauvre vie, au cadre, au
rectangle, aux ferrures de la rime retrouvée. Avec juste la force d'écrire
ces lumineux poèmes de la fin, pris depuis l'intérieur de la chambre noire,
protégés de la surexposition, abrités de l'éblouissement brûlant d'Apollon,
comme s'est arrêtée la barque des aventures, métamorphosée en sofa
du bibliothécaire Scardanelli, de même encore que le temps s'est dispersé
dans les dates aberrantes qu'il inscrit sous tous ces clichés maniaques,
avant de signer d'un grand paraphe en forme de salutation outrancière,
sur une estrade de commedia dell'arte.
Comme s'il avait trouvé, sur cet ultime radeau, le lieu d'équilibre
entre la lumière qui éclaire, chauffe et cuit, et fait mûrir les fruits, et
l'ombre qui rafraîchit et protège le lieu de son ultime rapport au monde,
modeste Dionysos revenu non point dans le giron de Sémélé, mais dans la
caisse de bois où celle-ci le confie à la mer.
O mein Herz wird
untragbarer Krystal an dem
das Licht sich prüfet wenn [so] v[o]n Dtschland.
untragbarer Krystal an dem
das Licht sich prüfet wenn [so] v[o]n Dtschland.
(Fin de Die Apriorität des Individuellen).
JEAN-PIERRE LEFEBVRE
45, rue d'Ulm
75005 Paris
75005 Paris
1. Pierre Bertaux, Und was ich sah, in Hölderlin-Variationen, Francfort/Main, Suhrkamp,
1984, p. 109.
1984, p. 109.
2. Friedrich Hölderlin, Sämtliche Werke (Stuttgarter Ausgabe), éd. par Friedrich Beissner,
Stuttgart, 1946-1985, 15 vol., vol. 6, 1, p. 352, lettre de Hölderlin à sa soeur, n° 188, juillet 1799.
Stuttgart, 1946-1985, 15 vol., vol. 6, 1, p. 352, lettre de Hölderlin à sa soeur, n° 188, juillet 1799.
3. Friedrich Hölderlin, Gedichte, in F. Hölderlin, Sämtliche Werke und Briefe, éd. par Jochen
Schmidt, 3 vol., Francfort 1992 sq., vol. 1, p . 1060.
Schmidt, 3 vol., Francfort 1992 sq., vol. 1, p . 1060.
4. Cf. J.-P. Lefebvre, Auch die Stege sind Holzwege, in Hölderlin-Jahrbuch, 26, 1988-1989,
p. 202-224 et J.-P. Lefebvre, Hölderlin, Journal de Bordeaux, Bordeaux, 1991.
p. 202-224 et J.-P. Lefebvre, Hölderlin, Journal de Bordeaux, Bordeaux, 1991.
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