Dans ces méditations,
Heidegger interroge les présupposés de la modernité et envisage un autre
commencement philosophique, après le dépassement de la métaphysique.
L’entreprise de traduction et d’édition systématique
des œuvres du philosophe Martin Heidegger (1889-1976) est loin d’être
conduite à son terme, tant en ce qui concerne les œuvres publiées de son
vivant en allemand qu’en ce qui concerne les manuscrits répertoriés.
Pour l’heure, elle place le lecteur français devant une abondance de
traductions différentes des œuvres les plus connues ou devant une
absence. Des inconvénients s’ensuivent, même si la pluralité des
propositions de traduction n’est pas du tout inutile, et même s’il est
difficile de maîtriser tout le corpus. Parfois, on s’est occupé plutôt
de débattre autour de la figure du philosophe et de ses prises de
position à l’égard du nazisme que de traduire les œuvres, les notes et
les discours. Certes, ces débats ont été et sont encore nécessaires.
Cette prise de position peut-elle se lire dans l’œuvre ou résulte-t-elle
d’autres raisons ? Il convient évidemment d’expliquer autant que
possible ce qui ne peut tout de même pas être rangé au titre de simple
dérive. Il n’en reste pas moins vrai que la lecture des ouvrages demeure
essentielle, et par conséquent, que leur mise à disposition du public
s’impose.
Méditation (Besinnung) est sans doute un livre
particulier. Traduit désormais par Alain Boutot, il compose le volume 66
de l’Édition intégrale, décidée en 1973, dont la numérotation et le
contenu des volumes sont arrêtés depuis 1997, dans une brochure
éditoriale. Les écrits qui le composent ont été rédigés dans les années
1938-39. La postface de l’éditeur allemand ajoute que le manuscrit –
dont certaines parties sont dites tantôt « projet », tantôt «
insatisfaisant » – comprend 589 feuillets et quelques autres avec
numérotation spécifique. Ils sont articulés en 28 parties et 135
sections. L’éditeur détaille encore les difficultés à établir le
tapuscrit. Autant d’éléments qu’il n’est pas vain de connaître, dans la
mesure où ils éclairent le processus de pensée du philosophe et les
affres de la traduction. Heidegger utilise des particularités
stylistiques, c’est bien connu, mais aussi des abréviations et autres
codes personnels, comme les italiques, cette forme d’accentuation qu’il
utilise avec constance.
Dernière précision : Méditation est le premier de quatre traités publiés dans la continuité du volume intitulé Apports de la philosophie.
À travers ses questions, il tente d’explorer le domaine entier de la
pensée de l’histoire de l’Être, et non plus seulement la notion d’Être.
Il s’agit d’une méditation en un sens spécifique, puisque le terme ne
renvoie pas au contexte cartésien d’un retour réflexif du sujet sur
lui-même. Ici, écrit Heidegger, méditer, ce n’est pas faire retour sur
la pensée comprise comme un moyen de connaître, lequel retour
transformerait la pensée en un objet, une chose alors posée en face de
la pensée. La méditation heideggerienne s’apparente plutôt à un
déroulement de pensée qui échappe à la pensée réfléchissante et a fortiori
calculante. Elle est la pensée fidèle au sens de l’Être lui-même, qui
ne désigne pas un état (une chose) mais un acte ou un avènement,
l’avènement de ce qui est. Par conséquent, elle prend ses distances avec
l’incapacité de l’homme moderne à entretenir un quelconque rapport avec
l’Être, ainsi qu’avec les philosophies réduites à un simple objet
culturel, soumises à la réclame, au bavardage et au battage médiatique.
Ce qui signifie bien que ce volume compose une pièce essentielle dans la
pensée de Heidegger en ce qu’on y lit la manière dont le philosophe
appréhende le monde « actuel » (en 1938), un monde entièrement livré à
la fabrication (Machenschaft, la suprématie du faire), au cumul
d’expériences vécues qui étourdissent et ensorcellent, et à
l’arraisonnement du monde dans l’oubli de la vérité de l’Être.
Un autre commencement
Mais cette méditation sur une époque dévastatrice ne scelle pas une
nostalgie d’un passé perdu. Ni retour, ni fuite en avant ne sont
possibles. La méditation annonce plutôt un autre commencement
susceptible de nous écarter de la défiguration moderne ainsi que de
celle opérée par la représentation, entendue au sens d’une procédure
d’imitation de la réalité. Cet autre commencement qui surmonte le passé
sans le détruire, ne saurait alors être un recommencement, il invite par
contre à fonder la vérité de l’Être. Il ne peut s’annoncer que dans
l’aptitude du penseur à parcourir à nouveau les longues voies
silencieuses de la pensée.
Encore cela doit-il s’accomplir dans la langue. Or la langue actuelle
est prise dans le système de la représentation. Le texte de ce volume
consiste alors à travailler la langue même afin de la rendre propre à
dire l’indicible, et à le dire en philosophie pour autant que celle-ci
cesse d’être minorée et rabaissée comme c’est le cas dans les analyses
qui en réduisent le propos à un jeu de causalité avec les situations, ou
dans les histoires de la philosophie.
C’est d’ailleurs ce qui pousse souvent les lecteurs à déclarer que
les textes de Heidegger sont incompréhensibles, ou difficiles à lire
parce qu’ils replient souvent les phrases sur elles-mêmes. Mais ils ne
le sont qu’à raison de leur appliquer les critères de la prose
habituelle et descriptive. Il faut donc dépasser ces procédures pour
suivre la méditation, et accepter de rencontrer des tournures de phrase
étranges au premier abord, des réactivations de significations éteintes
de vieux mots de la langue, etc.
On comprend à nouveau, au passage, que la traduction d’un tel ouvrage
n’est pas simple. Pour respecter le texte allemand, il faut inventer
des mots, insister sur des distinctions fondamentales. Ce qui revient à
rester au plus près du vocabulaire spécifique à Heidegger. C’est
l’exemple bien connu de Ereignis, ce terme directeur de la
pensée de Heidegger, qui est intraduisible d’après Heidegger lui-même.
Il désigne le mouvement qui conduit quelque chose à son propre. Il en va
de même du terme Dasein, autre mot-clef de Heidegger, signe d’ouverture de l’humain sur l’Être, si on fait attention à distinguer les deux graphies : Dasein et Da-sein.
Mais si le lecteur veut prendre la mesure précise du cheminement du
philosophe, deux annexes sont d’un grand secours. En fin de volume, on
trouve d’abord un Coup d’œil rétrospectif sur le chemin qui a été le mien jusqu’ici
: sans considération psychologiques, Heidegger fait le tour des
ouvrages accomplis (pas nécessairement publiés) et explicite les
insatisfactions, les concepts construits et les explications avec
d’autres pensées (dont le christianisme-protestantisme). Ces pages sont
suivies par Complément sur mes vœux et volontés concernant la sauvegarde de ce qui a été tenté
: dans ces pages, il opère un tri dans ses propos disponibles entre les
cours (pédagogie d’un métier mais tout de même aussi cheminement en
direction de la vérité de l’Être), les conférences (procédant de
l’avancée du travail), les notes, les travaux préparatoires de l’œuvre
(avec repérage des notions centrales), etc. Ces travaux préparatoires
font bien signes vers le contenu de ce volume.
Composition
Revenons sur l’introduction au volume. Elle ouvre la méditation par une série de poèmes sous le titre plus précis de Winke
(signes), en l’occurrence des signes de cet autre commencement possible
appelé par Heidegger de ses vœux. Ce sont plus exactement des mots dont
parlent une pensée qui ne peut pourtant pas s’y réduire. Les lire de
près revient à saisir des articulations de vocables donnant le ton du
volume dans son ensemble. On peut en effet organiser ces termes en
déclinaison de perspectives : d’un côté, ceux qui participent de la
pensée à récuser (séparation, nombre, succession, fabrication, etc.) et
de l’autre les termes qui ouvrent le nouveau cheminement : fonder la
vérité de l’Être, etc. Cette double liste fait jouer l’un contre l’autre
le refus de l’hégémonie exclusive de l’étant (l’humain fabricant) et la
grandeur de la « parole » (fondatrice).
À partir de cette lecture, le lecteur est prêt à affronter le volume
entier. La pensée de Heidegger y est très clairement déployée si l’on se
livre bien à la lettre du texte, sans projeter immédiatement sur lui la
somme des commentaires dont l’écho traverse nécessairement l’esprit. La
Section II, « Le saut anticipateur dans ce que l’Être a
d’unique », se déroule en donnant elle-même les articulations de la
pensée sans requérir une surcharge de données extérieures. Après avoir
appris exactement ce qu’il faut entendre par « méditation » (§ 8 et 9),
on entre dans la trajectoire d’une pensée tissée d’une opposition : d’un
côté, la figure de l’étant vouée à la fabrication, à la technique
dévastatrice (§8), à se laisser gouverner par des « visions du monde »
(§9), bref, la configuration d’une modernité (§20) qui s’échappe à
elle-même et s’anesthésie dans des pleins ou des plénitudes qui sont de
vrais « vides » philosophiques ; et de l’autre, ce commencement
philosophique, cet « autre » commencement, que Heidegger appelle de ses
vœux, un commencement de la pensée susceptible de cheminer en ne cessant
d’approfondir la vérité de l’Être.
Ainsi que suggéré ci-dessus, c’est évidemment toute la question de la
parole qui se construit. Une parole qui est un dire sans images. Une
voix qui donne à l’éclaircie sa tonalité et dont le ton est accordé à ce
qu’il en est de l’Être, parce qu’elle cesse de vouloir être efficace
comme la technique rhétorique ou la « communication ».
Les arts
L’abondance des propos et la finesse de leur déroulé est telle qu’on
ne peut en rendre compte qu’à partir de choix. La notion d’étant et ses
répercussions sur la pensée de « l’homme », et cette « inessence » qui
est la sienne jusqu’à présent (1930), sont les moments les plus connus
de cette pensée. Insistons donc plutôt sur les propos portant, par
exemple, sur les arts. Heidegger pense que, dans le monde de la
fabrication, l’œuvre d’art a désormais disparu, ce qui ne signifie
d’ailleurs pas pour lui que l’art disparaisse. L’art est simplement
devenu un mode de la fabrication, il est assimilé au monde public sous
la forme d’une volonté de séduction. Le plus souvent même, il se
contente d’être décoratif : autoroutes, hangars ou aéroports en
bénéficient, certes, mais au détriment des œuvres. Le beau est réduit à
ce qui plaît au plus grand nombre. Il n’est plus possible de trouver un
sens à cet art, voué au seul affairement, qui ne l’identifie pas à la
seule technique. Les genres artistiques disparaissent, l’art n’a plus
d’effectivité. Ce que l’art produit, précise Heidegger, ce ne sont pas
des œuvres à proprement parler, des œuvres qui instaureraient une
éclaircie de l’Être. Il n’y a plus que des « dispositifs » qui
proclament ce que tout le monde connaît déjà. Parmi eux, photographie et
cinéma, nommément, ne quittent pas le domaine de la fabrication. Le
cinéma forge des conduites sociales publiques, prend le pli des modes,
et n’est rien que kitsch (défini comme imitation servile). Les «
installations » d’art distillées par l’art moderne poussent les humains
à se considérer comme des maîtres, puisqu’elles doivent être fabriquées
et planifiées.
L’art du passé n’est plus pris au sérieux. Il est ravalé au rang de
matériau d’enseignement. Et par conséquent, il rejoint la manière
d’organiser la vie publique des masses. À tout cela, Heidegger oppose la
dimension du paysage, pays et vallées, montagnes et cours d’eau.
Question de goût aussi ? Pas uniquement, si on pense au statut des arts
durant la période de rédaction de cet ouvrage. Et surtout, il y oppose
la décision requise d’opérer un changement de l’essence de l’art en
renonçant à la domination du « fabricatif » au profit de la fondation de
la vérité de l’Être.
Le concept d’œuvre, devant ces faits, n’a plus aucun sens.
Heidegger le valorise dans son sens ancien. L’œuvre n’est plus rien
d’autre qu’une série d’objets. Or, là encore, il convient de reconduire
l’œuvre d’art à ce qu’elle doit être, le témoin d’une éclaircie de
l’Être, laquelle implique une décision pour une tout autre essence de
l’homme.
La philosophie
Dans ces conditions, pourtant, la philosophie demeure centrale. Elle
dit l’Être, même si elle parle en mots trop souvent proches d’images, et
surtout parce que les mots de sa parole devraient ne jamais se
contenter simplement de signifier ou de désigner ce qui est à dire. Cela
dit, elle cède aussi trop facilement à l’injonction de devoir s’ériger
en « vision du monde », entendons par là en discours bavard qui
vise l’efficacité rhétorique sur les auditeurs et non pas son objet. La
pensée de l’Être est alors en complet porte-à-faux avec la philosophie à
partir du moment où cette dernière endosse le rôle d’une vision du
monde. Mais on ne peut se défaire de la philosophie.
Dès lors qu’elle se fait partie intégrante de la pensée de l’Être,
elle peut se donner pour une méditation. Elle est méditation de la
philosophie sur elle-même. Elle n’a pas besoin de se définir ou de
chercher à se commenter, comme nous l’avons écrit ci-dessus. Elle ne
doit pas se configurer en réflexion. Son but ne saurait être de mettre
en circulation des connaissances ou de bâtir des doctrines.
Elle s’offre plutôt à saisir l’Être dans le déploiement de son
essence, uniquement dans l’éclaircie qu’il est lui-même. C’est aussi ce
pourquoi l’explication qui seule peut permettre à la philosophie de
commencer à nouveaux frais, en tant que philosophie qui n’est pas égarée
dans les formules banales et la recherche d’une quelconque efficacité,
est une explication avec la métaphysique dans son histoire. Par là, il
faut entendre la pensée philosophique qui se voue à la célébration de
l’étant (de l’humain fabricateur) et à ruminer les doctrines
philosophiques.
L’abîme de l’Être
L’Être n’est donc pas une chose, un objet ou un étant. Il est l’abîme
sans-fond, en lequel l’urgence de tout ce qui est privé de fond peut
trouver sa profondeur. Il est donc acte, éclaircie et ouverture sur la
seule chose qui est à dire : la parole de la vérité de l’Être, celle
d’un savoir qui donne son congé à la science, une parole qui n’est
jamais une parole de puissance, mais qui ignore aussi l’impuissance.
Et c’est d’ailleurs parce que l’Être est philosophique, que l’homme
doit prendre le risque de la philosophie. Ainsi lui sera remis en propre
l’assignation à l’Être qui deviendra le fondement de la possibilité de
sa propre histoire.
Ces passages de l’ouvrage sont tout à fait centraux pour ceux qui
s’intéressent à l’ontologie, ou à la manière heideggerienne de poser le
problème de l’Être. Récusant l’opposition être/néant et sa fortune
durant le XXe siècle, Heidegger pose d’emblée l’Être comme
avènement à l’être propre, le fond sans fond de l’éclaircie. L’Être
n’est pas manque et ne renvoie à aucune limite. Ce qui nous vaut une
belle page sur la notion de « finitude ». Et plus encore, une
exploration des philosophies qui réfèrent à l’être, mais dans des
renvois et des couplages que Heidegger condamne parce qu’ils font de
l’Être un commencement. Or, « l’Être est l’avènement de la vérité à son essence propre ».
Voilà qui permet à Heidegger d’explorer deux voies qu’il ne quittera
plus. Celle de la fuite de l’homme devant son essence (dans les
chapitres L’Être et l’homme, Anthropomorphisme, etc.) et celle de la technique (suivie de l’histoire historisante, les dieux, etc.).
Comment espérer en si peu d’éléments donner le goût de lire cet
ouvrage ? On peut bien sûr être rebelle à cette pensée, on peut la
récuser d’emblée pour les partis pris politiques de Heidegger, on peut
encore trouver qu’elle tourne en cercle, ou qu’elle engage une
condamnation un peu rapide de la modernité. Sans doute. Mais la
fréquenter est décisif au moins pour la comprendre et en saisir les
enjeux.
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