Gyula Krúdy
Le chat sauvage
Emléki – j’ai déjà eu l’occasion d’écrire quelques lignes
à son sujet – apprit un jour que l’une de ses filles, prénommée Estelle, qui habitait avec sa mère dans un petit
village du Bakony, venait d’avoir seize ans et souhaitait faire
la connaissance de son père.
Emléki était un romantique, il vivait dans une Budapest
d’une belle époque révolue, avec son épouvantable gibus et
sa chemise à jabot. Ses tempes étaient blanches comme le
flanc de la montagne en décembre, son visage, son front, ses
yeux jadis passionnés étaient froids comme le trou creusé
dans la glace d’un torrent sous les pieux d’un vieux pont où
les femmes vont puiser l’eau au crépuscule. Pour lire, il
mettait des lunettes à monture d’écaille noire et son visage
prenait une expression grave de sainteté, comme s’il n’avait
pas menti une seule fois de sa vie à une femme. Il portait du
linge d’une propreté exemplaire et un manteau à l’ancienne
mode ; il ramenait ses cheveux fermement derrière les
oreilles, comme Tasziló Festetich, et sa fine canne à pommeau d’or n’avait jamais à supporter le poids de son corps.
Parfois, il épinglait une fleur de réséda sur son manteau et
pensait qu’il finirait par mourir pour une femme… un matin
de printemps quand retentissent les cloches de l’église
Sainte-Thérèse et que les danseuses et chanteuses des
cabarets de la rue des Champs courent à la messe après une
nuit blanche. Autrefois, galant homme et hôte généreux, il
avait gaspillé beaucoup de son temps parmi les femmes.
Quand le destin lui était contraire, il lui arrivait de suivre à
l’aube son amante en portant le panier de la fleuriste ;
lorsque la fortune lui souriait, il achetait au bijoutier de nuit
des bagues pour les petites marchandes de fleurs. Pour la
même raison, il pensait qu’il mourrait au petit matin, lorsque
les chansons et les danses seraient terminées et que les
chanteuses auraient le temps d’aller visiter un mort.
Emléki finit par devenir un homme sérieux. Il fumait son
cigare de virginie dans sa chambrette louée au mois et, les
yeux perdus dans la fumée, à la manière des héros de romans
russes, il méditait sur sa vie. Il eut alors l’idée d’aller finir sa
vie à la campagne, les herbes folles des cimetières abandonnés ont un parfum particulièrement agréable. Près de la
fontaine chante une fille aux jambes rouges et les jeunes
mariées lavent des chemises dans le ruisseau. Le soir tombe,
la brume hivernale se mêle à la fumée des cheminées du
village, et la mort, comme un vieux paysan chaussé de bottes,
chemine sur la route gelée et boueuse… Il partit donc dès
qu’il eut compris qu’Estelle avait atteint sa seizième année.
Il l’avait vue pour la dernière fois à la gare de Vienne, elle
n’avait que deux ans. C’était une enfant au visage inexpressif
et à la peau blanche qui dormait dans les bras de sa mère,
elle portait une layette à pois rouges comme des ailes de
coccinelle.
… Le soir tombait quand il arriva au village. Il avait
entendu le bruissement du Bakony dès la petite gare où
l’omnibus s’était arrêté une demi-heure auparavant. Il était
déjà venu autrefois chez la mère de la coccinelle, il s’était
frictionné le visage avec du parfum français, coiffé dans un
miroir de poche, il avait plusieurs fois tiré ses gants… Elle
l’attendait au bout de la station, en mantille, ses yeux
noisette embués de biche apeurée fixés sur lui, les lacets de
ses souliers dressés comme les oreilles attentives d’un petit
chien. Et voici qu’Estelle se tenait au même endroit.
– Maman a la santé fragile et le soir est frisquet, dit-elle
en serrant virilement la main de son père.
Emléki s’approcha avec une certaine mélancolie de sa fille
qu’il n’avait pas vue depuis si longtemps. (Il avait trouvé des
scènes semblables dans des romans français.) Il voulut
d’abord lui baiser le front, mais il posa ses lèvres sur sa main.
Celle-ci était osseuse, avec de longs doigts, comme celle d’une
supérieure de couvent qui lève sans cesse l’index en signe
d’avertissement. « Elle tient de moi », pensa-t-il tristement.
Car sa mère avait de petites mains potelées, comme des nids
d’oiseau. Ses grands yeux bruns passionnés semblaient toujours promettre une surprise. Elle avait sur le nez quelques
taches de rousseur rustiques, comme la rouille sur une feuille
de peuplier. La nature avait dessiné sa bouche pour les
baisers, la prière et les sanglots et non pour des bavardages
frivoles ; ses cheveux bruns étaient tressés en deux nattes. Son
front était d’une certaine manière songeur, rêveur et triste,
comme celui des enfants qui ont grandi loin de leur père.
Elle sortit de sous son châle une vieille photographie
– Emléki en habit hongrois se tenait devant l’objectif du
photographe –, et la compara discrètement avec son père.
Ils empruntèrent un étroit sentier qui longeait le bois.
Emléki prit sa fille par le bras :
– Cet éternel bruissement du Bakony ne te fait pas peur ?
– Ici, à la campagne, nous n’avons peur de rien. Nous
connaissons les spectres, nous sommes habitués au ululement
des chouettes, et à l’automne, nous enfumons le vieillard
qui hoquette dans la cheminée avant de faire du feu. La
seule chose que je n’aime pas, ce sont les chats sauvages.
Elle parlait avec calme et simplicité, comme si tous les
jours depuis seize ans, elle avait arpenté à cette heure ce
sentier avec son père. De longues mèches de cheveux pendaient comme des herbes folles le long de ses oreilles. Son
châle – à moins que ce ne fût son cou – sentait la pomme,
comme les remises en hiver. Elle marchait à grandes enjambées dans ses souliers pointus à talon haut qui à chaque pas
montraient leur nez de sous sa jupe noire à volants, comme
s’ils ne voulaient pas perdre une miette de la conversation.
– Donc, les chats sauvages, poursuivit Emléki. Je n’en ai
jamais vu.
– Ils sont un peu plus grands que les chats domestiques,
leur tête et leurs oreilles sont grandes, bien développées, ils
ont des yeux terribles et vagissent comme des enfants. Ils
surgissent et disparaissent apparemment sans raison dans les
creux des arbres, la nuit au clair de lune, mais si un compagnon s’arrête, ils lui sautent dessus. Il y a un chat sauvage qui
s’assied chaque nuit devant ma fenêtre, sur le vinaigrier
vermoulu. Toute la nuit, il fixe mon lit de ses yeux verts. Et
comme ni moi ni ma mère ne savons nous servir d’une
arme… Voilà pourquoi nous vous avons appelé.
– Le chat sauvage, soupira Emléki à la façon d’un personnage de roman. Si je ne m’abuse, j’appelais ta mère « chat sauvage » quand elle était jeune, parce qu’elle me griffait
souvent. Ou peut-être était-ce une autre ?
Elle crispa ses doigts sur le bras de son père. – Je ne sais pas si vous m’aimez, dit-elle.
Elle le regarda avec une tristesse enfantine de ses grands
yeux brillants et embués.
– Si vous m’aimez ne serait-ce qu’un peu, vous me
débarrasserez de ce chat. Je ne dors plus et je pense que dans
la forêt, à côté du pavillon de chasse du roi Mathias, il y a
un puits sans fond.
Emléki se passa la main sur le front, comme pour chasser
le passé. Il devint grave.
– Avez-vous une arme ?
– Un vieux fusil de guerre, et il est toujours chargé.
Ils arrivèrent à la maison, elle était comme vingt ans
auparavant. À la campagne, les maisons changent peu
d’aspect en une ou deux générations. La petite porte poussa
un grincement familier, comme un cousin qui a vieilli, les
branches du saule pleureur atteignaient déjà le sol et la
cheminée penchait un peu la tête, comme un vieil homme
dans son fauteuil. Elle portait son éternelle robe noire, un
long corset, et elle tenait dans la main un mouchoir, ainsi
qu’elle apparaît sur ce portrait à l’huile fait par un peintre
ambulant quand elle était jeune fille. Ses yeux étaient cernés
de toiles d’araignées, comme une vieille fenêtre que personne n’ouvre plus. Sur son visage habitent la quiétude, le
souci et le souvenir, pareils à trois bons amis assis par un
après-midi d’automne sous une tonnelle couverte de givre.
Sa voix était douce, comme le bruit du mûrier qui heurte le
balcon dans le vent d’automne.
La nuit, Emléki s’assit à côté du lit de sa fille. Estelle
aimait les coussinets et les décorait d’astucieux rubans. Une
couronne rouge à sept dents était brodée sur la soie jaune de
l’édredon ; un livre de prières et une chandelle de cire se
trouvaient sur la table de nuit. L’eau scintillait froidement
dans le verre.
– Où est le chat ? demanda-t-il au bout d’un assez long
moment, assis dans un fauteuil à pieds de fox-terrier, un
vieux fusil de guerre Werndl sur les genoux.
– Soyez tranquille, mon père. Il n’est pas encore minuit.
Parfois, avec ma mère, nous causons ici jusqu’au matin.
Savez-vous de quoi nous parlons ?
– Du chat sauvage, dit-il distraitement quand sa fille lui
eut caressé la main.
– Au grand jamais. Nous parlons de vous.
Il baissa la tête.
– C’est à peine croyable.
Elle serra fortement la main de son père.
– Je sais tout de vous, père. Je sais que quand vous étiez
jeune, les femmes ne vous laissaient pas mener une vie
convenable, honorable. Elles vous importunaient, vous
séduisaient, vous racontaient toutes sortes de mensonges.
Vous étiez très amoureux de l’une d’elles, voilà pourquoi vous
avez passé des années à boire, à vous affliger, à errer tête
basse dans les quartiers déserts, à regarder l’eau du haut
des ponts. Tous les soirs, nous vous voyions raser les murs
des maisons à Pest, le manteau défait, le chapeau tiré sur les
yeux. Des yeux pleins d’amertume, de chagrin. Oh, comme
nous aurions voulu alors vous prendre la main, vous amener
à la maison. Elle était belle ?
– C’était la plus belle, mais je l’ai déjà oubliée.
– Alors je vais vous parler d’elle quand l’hiver sera venu
et que tout dans la forêt aura disparu sous la neige. Et seule
rougeoiera dans notre poêle une braise, comme le souvenir.
Emléki posa le fusil dans un coin. Il regarda sa montre.
– Minuit.
– Pas encore. Si nous gardons le silence, nous entendrons
la cloche du village. Elle sonne toujours onze coups…
– J’ai beaucoup souffert. À cause des femmes. À cause de
la vie. De moi-même.
Estelle se redressa sur son lit.
– Donnez-moi la main et promettez-moi que dorénavant, vous serez un homme respectable.
Il éclata de rire.
– J’espère que ta mère n’a pas inventé que j’ai fait du
cachot !
– Nous vous avons toujours aimé, comme un fils prodigue. Nous savions que vous reviendriez un jour. Restez
chez nous, avec nous… Je vous promets que ma mère restera
tranquille… Et un jour, vous me marierez.
– On va essayer… Ici, tout est resté comme au temps de
ma jeunesse. J’ai souvent scruté le crépuscule depuis cette
fenêtre. Mais je ne vois pas de chat sauvage.
– C’est vous le chat sauvage, père. C’est vous qui étiez
assis les nuits de lune devant la fenêtre, à me regarder. Vous
me regardiez, n’est-ce pas, vous pensiez à moi, vous m’aimiez ?
Car nous parlions toujours de vous.
Emléki se tortilla la moustache, bien que ce ne fût pas
dans ses habitudes, rit d’un ton résigné et caressa les cheveux
d’Estelle.
– Je suis un chat sauvage, marmonna-t-il. Pour l’hiver, on
va saigner le cochon que j’ai vu ce soir dans la cour.