31 juil. 2016

Le 2 septembre 1914[1] Wittgenstein fait mention de sa première lecture de l’Abrégé de l’Évangile de Tolstoï[2]. Il l’emporte avec lui partout où la Guerre le mène. Le philosophe est connu de ses camarades comme « l’homme à l’Évangile », et Wittgenstein lui-même l’affirme : le livre lui aurait « sauvé la vie »[3]. Dans les remarques plutôt intimes de ce carnet, on voit des formules et des prières sans doute inspirées de l’œuvre de Tolstoï, et il est évident que le caractère de Wittgenstein souffre de l’influence de la doctrine chrétienne telle qu’étalée sur les douze chapitres où est enseignée la leçon d’abandon et d’humilité du Christ. Son admiration presque mythique pour Tolstoï, le contexte de la Première Guerre et le fait qu’il recommandait la lecture de l’Abrégé à tous comme s’il s’agissait d’une sorte de remède – comme plus tard plusieurs autres textes littéraires de l’écrivain russe – semblent suggérer à quelques commentateurs une influence fortement, mais simplement, personnelle, et que pourtant j’aimerais appeler ici, « périphérique » – par contraste à la influence reconnue « directe » de, par exemple, Schopenhauer[4].
Mais s’il est vrai que l’Abrégé a pu servir au soldat Wittgenstein à « ne pas se perdre » dans la folie (extérieure et intérieure) du combat, ce que je voudrais montrer dans le présent article est que l’influence de ce livre sur le Tractatus Logico-Philosophicus et les autres œuvres de la même période est beaucoup plus dogmatique que l’on pourrait le croire. Plus qu’une sorte d’« esprit commun », ces œuvres partagent un même but et une même signification morale et moralisante – pour ne pas parler d’un même « contenu »  éthique[5]. L’influence est donc dogmatique dans la mesure où les remarques du Tractatus et des Carnets sur l’éthique et le mystique peuvent être mieux comprises à la lumière de l’Abrégé, en affirmant une attitude « positive » et « définitive » – impérative et catégorique – à l’égard de la bonne manièrede vivre une vie pleine de sens. C’est là la « vision correcte du monde » telle qu’affirmée par Wittgenstein à la fin du Tractatus, ou bien la « vie véritable » de l’Abrégé. En effet, ce qu’il y a de dogmatique chez Tolstoï comme chez Wittgenstein est ce qui précisément constitue la vraie vie de l’esprit, une vie qui n’est heureuse que lorsqu’elle se conforme aux principes d’une vie digne d’être vécue, une vie atemporelle, vouée à la volonté du Père. Le but partagé par les auteurs est donc celui de trouver une réponse au « problème de la vie », de manière telle que cette réponse soit vécue plutôt qu’expliquée.
Le chemin
Le chemin même de la quête amène à la bonne réponse. Les deux œuvres peuvent d’une certaine manière être considérées comme des pièces nécessaires à l’établissement de la pratique de la vie véritable et de la manière correcte de vivre[6]. Si d’une part elles montrent le parcours jusqu’à ce que l’abandon de la volonté à celle du Père ne soit possible, elles enseignent d’autre part cette possibilité elle-même. Et la tâche moralisante qui concerne cet enseignement se rapporte à la fois à l’incapacité de certains domaines à répondre aux besoins de notre esprit ou à faire face à la simplicité même de la réponse.
Il ne s’agit donc pas, pour les œuvres en question, de fournir la solution au problème de la vie comme s’il s’agissait d’un problème de la science ou de la philosophie. Le chemin commun vécu par Tolstoï comme par Wittgenstein ne passe par le langage scientifique ou philosophique que pour prouver son immense insuffisance et son inaptitude à apporter une résolution aux problèmes supposément « les plus profonds ». La science et la philosophie engendrent plutôt l’embarras le plus grand, nous laissant incommensurablement insatisfaits[7]. D’où l’angoisse et la longueur de la quête. Et d’où, aussi, la nécessité que la quête s’arrête ou qu’elle s’accomplisse d’une autre manière.
En effet, pour Wittgenstein il ne s’agit pas d’arriver à une vraie réponse, mais bien de dissoudre toute question. L’insuffisance du langage étant ici étroitement liée à la distinction centrale du Tractatus entre dire et montrer, la séparation des domaines (de la science, de la philosophie, de l’art, du mystique, etc.) suit justement la possibilité d’apporter (ou non) une explication sensée à la fois de la question et de la réponse. Si les réponses de la science n’apaisent pas l’angoisse liée à la quête du sens de la vie, c’est qu’en vérité on cherche depuis toujours au mauvais endroit. Et si une réponse ne peut être donnée, c’est que la question est elle-même illégitime. Ainsi, lorsqu’on parle du « problème de la vie », ce n’est pas un problème de la science de la nature qu’il s’agit de résoudre (6.4312). D’après les critères établis par Wittgenstein, il est clair que le « problème de la vie » doit disparaître en tant que « problème ». Cela devient manifeste dans ce passage du Tractatus :
6.5 – D’une réponse qu’on ne peut formuler, on ne peut non plus formuler la question. Il n’y a pas d’énigme. Si une question peut de quelque manière être posée, elle peut aussi recevoir une réponse.
N’est-ce donc pas la raison pour laquelle la science n’est pas en mesure de combler ce besoin de l’esprit humain de comprendre le sens de sa propre existence ? En effet, la science n’explique pas le quoi, mais ne peut rendre compte que du comment[8] :
6.52 – Nous sentons que, à supposer même que toutes les questions scientifiques possibles soient résolues, nos problèmes de vie demeurent encore intacts. À vrai dire, il ne reste plus alors aucune question ; et cela même est la réponse[9].
6.521 – La solution du problème de la vie, on la perçoit à la disparition de ce problème.
(N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes qui, après avoir longuement douté, ont trouvé la claire vision du sens de la vie, ceux-là n’ont pu dire alors en quoi ce sens consistait ?)
La réponse est de n’avoir alors aucune « réponse ». Et la solution de tout problème est ainsi de le faire disparaître. Ici, l’observation du paragraphe 6.521 entre parenthèses pourrait nous faire croire que la solution est acquise de manière tout à fait inattendue, ou bien que l’arrêt pur et simple de la recherche pourrait nous donner tout d’un coup et intégralement le sens de la vie. Pourtant, comme on verra dans la section suivante, ce n’est pas le cas. L’arrêt de la quête n’entraîne pas forcément la clarté de la solution, puisqu’il ne s’agit pas là d’une conséquence fortuite, ni même à proprement parler d’une « conséquence ». Or, dit Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916, « l’homme ne peut se rendre heureux sans plus » (14.7.16) : il s’agit de comprendre et de considérer la dissolution d’emblée comme la vraie solution, en comprenant par là le « contenu éthique » impliqué dans une telle vision de la vie. Dans ce sens, la dissolution du problème de la vie demande un changement à part entière. Il ne suffit pas ainsi d’arrêter de poser des questions illégitimes, – simplement parce qu’on ne trouve pas des réponses – mais d’accepter cela comme une partie essentielle de la manière de vivre qui est proprement non-problématique.
Ce n’est pas autrement pour le domaine de la philosophie – quoique celle-ci soit distincte de la science[10]. Pour Wittgenstein la philosophie ne peut être dorénavant qu’une activité de clarification du langage – une critique du langage (4.0031)[11]. En fait, le rôle qui lui a toujours été attribué n’était dû qu’à l’incompréhension des limites de notre langage et, on pourrait aussi dire, en suivant déjà la critique faite également par Tolstoï, que cela tient à une prétention vaine et chimérique de vérité et de légitimité (plus que) scientifique. En ce sens, les « problèmes les plus profonds » auxquels la philosophie était supposé répondre – y compris le « problème de la vie » – ne sont pas à proprement parler des « problèmes » :
4.003 – La plupart des propositions et des questions qui on été écrites touchant les matières philosophiques ne sont pas fausses, mais sont insensées. Nous ne pouvons donc en aucune façon répondre à de telles questions, mais seulement établir leur non-sens. La plupart des propositions et questions des philosophes découlent de notre incompréhension de la logique du notre langage.
(Elles sont du même type que la question : le Bien est-il plus ou moins identique que le Beau?)
Et ce n’est pas merveille si les problèmes les plus profonds ne sont, à proprement parler, pas des problèmes. (Traduction modifiée).
Ce ne peut donc pas être une quelconque théorie ou une explication métaphysique qui peut rendre compte du sens de la vie, de la raison de l’existence du monde, de la souffrance de l’âme. Comme dans le cas de la science, la « question philosophique » est mal posée, et ce n’est pas ce genre de conclusion recherchée. D’où le refus et le mépris de Wittgenstein pour toute tentative d’explication de ce qu’est l’éthique. Une dizaine d’années après le Tractatus, c’est encore la même raison qui l’amène à affirmer qu’une « théorie éthique »  ne peut aucunement l’intéresser[12] :
La valeur est-elle un état d’esprit déterminé? Ou une forme, qui s’attache à n’importe quelle donnée de la conscience? Je répondrais : quoi que l’on puisse me dire, je le refuserai, non pas parce que l’explication serait fausse, mais parce que c’est une explication.
Quoi que l’on me dise, du moment que c’est une théorie, je répondrai : non, non! Cela ne m’intéresse pas. Même si la théorie était vraie, elle ne m’intéresserait pas – elle ne serait en aucun cas ce que je cherche.
Ce qui est l’éthique, on ne peut l’enseigner. Si je ne pouvais expliquer à quelqu’un l’essence de ce qui est éthique que par une théorie, alors ce qui est l’éthique n’aurait absolument aucune valeur. (…) Pour moi la théorie n’a aucune valeur. Une théorie ne me donne rien[13].
Effectivement, en étant en quête du sens, et plus encore en faisant face à ce qui peut rendre manifeste le manque de sens de la vie, une théorie ne peut apporter aucun apaisement ni réconfort. Outre le refus catégorique de toute « théorie éthique » ou de toute « philosophie morale », Wittgenstein exprime cette impossibilité de manière très personnelle dans les Carnets secrets à propos de l’incident survenu pendant la Première Guerre à son frère Paul, le pianiste qui a perdu sa main droite : « Quelle est la philosophie qui permettra jamais de surmonter un fait de ce genre ? » (CS 28.10.14).
C’est précisément l’absence de réponse à cette question spécifique ce qui amène Tolstoï à la même conclusion : le problème de la vie n’obtient aucune explication sensée, aucune justification théorique possible qui ne soit elle-même d’emblée absurde. Parce que l’absurdité demeure dans le désir de trouver la paix dans « une superstition » quelconque, tel que, par exemple, le progrès. Devant la mort de son frère, Tolstoï semble affirmer la même chose que Wittgenstein, c’est-à-dire qu’une théorie ne lui apporte rien :
Une autre fois, l’insuffisance de cette superstition du progrès me fut révélée par la mort de mon frère. Intelligent, bon, sérieux il tomba malade jeune, souffrit plus d’un an et mourut dans de grands tourments sans comprendre pourquoi il avait vécu. Aucune théorie ne pouvait donner de réponse a ces questions ni a moi, ni a lui, durant sa lente et pénible agonie[14].
Ce sont dans les questions posées par Wittgenstein dans les Carnets 1914-1916 qu’on trouve le rapprochement le plus manifeste avec le récit de Ma Confession concernant le chemin parcouru par Tolstoï et Wittgenstein jusqu’à la « réponse » souhaitée. Si pour Tolstoï le « problème de la vie » se pose à travers les questions suivantes, pour Wittgenstein la « vie problématique » est elle-même mise en question : « ‘Que sert de vivre, de désirer quelque chose, de faire quelque chose?’ Et l’on pouvait donner a cette question une autre expression encore : ‘Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?’ »[15]; « Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique ? » (6.7.16). Certes, la réponse à cette question, qui entraîne en même temps la réponse au sens de la vie, exige en même temps la compréhension d’autres questions encore : Que sais-je de Dieu et du but de la vie ? (11.6.16); N’est-ce pas la raison pour laquelle les hommes à qui, après de longues périodes de doute, le sens de la vie était devenu clair, ne pouvaient dire alors en quoi consistait ce sens ? (7.7.16) Comment l’homme peut-il seulement être heureux, puisqu’il ne peut se défendre de la misère du monde ? (13.8.16) Quelle sorte de statut a proprement la volonté humaine ? (21.7.16) Peut-on désirer, et cependant ne pas être malheureux si le désir n’est pas exaucé ? (29.7.16) La volonté est-elle une prise de position à l’égard du monde ? (4.11.16)[16]. Peut-on toutefois chercher leurs réponses dans les tentatives d’explication les plus ambitieuses de la raison humaine, ou faut-il penser que leurs réponses suivent plutôt une certaine manière de vivre qui porte déjà en elle-même la pleine signification de la vie?
Or, cette quête amène Tolstoï – de façon apparemment encore plus pénible que pour Wittgenstein – à chercher dans chaque petit coin de la connaissance humaine, pour ne rien y trouver. Ou bien, pour ne trouver qu’encore la même conclusion désespérée, que la vie n’a pas de sens et que ce « problème » n’a pas de solution :
Longtemps, je ne pus croire que la science ne répondait rien d’autre que ce qu’elle répond à la question de la vie. Longtemps, il me sembla, au vu du ton important et sérieux avec lequel la science affirmait ses postulats n’ayant rien à voir avec les questions de la vie humaine, que quelque chose m’échappait. Longtemps, intimidé par la science, je crus que l’absence de correspondance entre ses réponses et mes questions venait non pas d’une défaillance de la science, mais de mon ignorance ; il ne s’agissait pas d’une plaisanterie, ni d’un amusement, toute ma vie était en jeu, et bon gré mal gré je dus me rendre à l’évidence que mes questions étaient les seules questions légitimes, qui posaient la base de toute science, et que ce n’était pas moi avec mes questions qui étais en cause mais la science, dans la mesure où elle prétendait répondre à ces questions[17].
Ce n’est alors qu’en s’apercevant que la quête elle-même est insensée, ou bien que les domaines de recherche n’apportent rien d’autre chose qu’illusion et vanité, que Tolstoï parvient à comprendre la nature même de sa question et l’exigence faite par là, maintenant, à sa propre attitude :
Aussi, j’aurais beau tourner dans tous les sens les réponses spéculatives de la philosophie, je n’obtiendrais rien qui ressemble à une réponse ; non pas, comme c’est le cas des domaines empiriques, parce que leurs réponses ne concernent pas ma question, mais parce que, bien que tout le travail de l’esprit soit précisément centré sur ma question , il n’y a pas de réponse, et qu’à la place de la réponse, on obtient toujours la même question, mais sous une forme plus complexe[18].
Pour Wittgenstein, une « vraie réponse » se heurte inévitablement contre l’impossibilité définitive de son expression[19] :
De toute évidence, la solution de toutes les questions de la vie possible ne pouvait me satisfaire, car aussi simple que semblât ma question au début, elle impliquait que l’on expliquât le fini par l’infini et inversement.
J’avais demandé quel était le sens non temporel, non causal, non spatial de ma vie ; or j’avais répondu à la question : « Quel est le sens temporel, causal, spatial de ma vie ? »  Il en résulta qu’après un long travail de la pensée je répondis : aucun[20].
Bien sûr, pour Tolstoï le « problème de la vie » se dissipe avec l’affirmation de la foi chrétienne – et c’est là où réside pour lui ce qui pour Wittgenstein est la manière non-problématique de vivre. Pourtant, même là cette réponse ne peut être que la vie elle-même, la vie vécue de manière correcte selon la volonté du Père. Après le parcours de Ma Confession, le sens est trouvé dans la leçon du Christ, laquelle est présentée de façon limpide dans l’Abrégé comme constituant la seule vie véritable. Le statut de ce dernier n’est pas un statut théorique, théologique, métaphysique ou argumentatif. Tolstoï y insiste sur le fait que l’enseignement du Christ tel qu’il est montré tout au long du livre n’est pas identique à la doctrine « chrétienne »  ordinairement conçue par les savants de l’Église, laquelle contiendrait ainsi des erreurs grossières et des éléments superflus. L’auteur l’affirme :
Je cherchais une réponse au problème de la vie, mais non pas une réponse théologique ou historique. (…) Ce qui m’importe, c’est cette lumière qui, voilà 1800 ans, éclaira l’humanité, qui m’a éclairé et m’éclaire encore; quant à savoir quel nom donner à la source de cette lumière, quels en sont les éléments et par qui elle a été allumé, cela m’importe peu[21].
Et en outre :
Il ne s’agit pas de démontrer que Jésus-Christ n’était pas Dieu et que c’est la raison pour laquelle sa doctrine n’est pas d’origine divine; il ne s’agit pas non plus de démontrer qu’il n’était pas catholique, mais il s’agit de comprendre en quoi consiste cette doctrine qui fut si grande et si chère aux hommes qu’ils ont reconnus et reconnaissent comme Dieu l’homme qui a prêché cette doctrine[22].
C’est donc la lumière – dans la vie elle-même – de l’enseignement du Christ que Tolstoï prétend montrer, et non la prétendue clarté ecclésiastique d’un Christianisme qui n’est fait pour personne.
La vie véritable – La vie heureuse I
Mais en quoi une manière correcte de vivre consiste-t-elle?
Dans ce qui suit, je voudrais montrer que pour Wittgenstein la manière non-problématique de vivre peut être comprise à la lumière de certains éléments qui composent aussi chez Tolstoï la vie véritable[23]. Le but même de l’existence humaine est évidemment une telle vie apaisée, et les termes « vie heureuse » (la vie de la tranquillité de l’âme), « vie correcte »  et « vie véritable »  sont en ce sens employés de manière presque synonyme.
Remarquons d’emblée qu’en dépit de l’opposition des auteurs à toute position théorique, métaphysique ou « théologique », l’affirmation de la vie heureuse est une affirmation positive et « dogmatique » d’un point à l’autre : elle est la vraie vie de l’esprit ou la seule vie correcte à vivre. Si la vie heureuse se justifie par elle-même, une vie malheureuse n’a aucune justification possible et ne peut être que mauvaise. C’est en ces termes que Wittgenstein parle dans les Carnets 1914-1916 des « raisons » pour le bonheur :
30.7.16 – J’en reviens toujours à ceci : que, simplement, la vie heureuse est bonne, et mauvaise la vie malheureuse. Et si maintenant je me demande pourquoi je devrais être heureux, la question m’apparaît de soi-même être tautologique; il semble que la vie heureuse se justifie par elle-même, qu’elle est l’unique vie correcte.
Or, les traits qui caractérisent ici le bonheur et le malheur aboutissent à un contraste incontestablement absolu : on ne peut pas être « plus ou moins » heureux, comme on ne peut pas voir la vie comme « plus ou moins » problématique. Une vraie vie est définitivement libre du malheur ou bien elle est une fausse vie. En des termes tolstoïens par excellence, l’opposition faite ici n’est toutefois pas une simple affirmation des faits tels qu’ils sont, mais porte en elle une valeur normative. Il semble qu’on ne puisse pas être malheureux sans conséquence. Peut-on vraiment choisir d’être malheureux sans blâme ? S’agirait-il réellement là d’un choix indifférent ? Il semble en effet que non : Wittgenstein non seulement qualifie la vie heureuse comme vraie et la vie malheureuse comme fausse, mais aussi respectivement comme bonne et mauvaise[24]. Ces qualificatifs ne sont pas axiologiquement neutres et ne décrivent pas un simple état de choses parmi d’autres, mais expriment eux-mêmes un jugement de valeur. Quoiqu’une expression telle que « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » (8.7.16) pourrait nous suggérer que l’opposition est optionnelle et que rien n’est à faire concernant notre propre disposition d’esprit, « bon » et « mauvais » caractérisent chez Wittgenstein le sujet du vouloir, celui qui est le porteur de la valeur morale (le bien et le mal). Et dans ce sens, « bon » et « mauvais » doivent être compris comme moralement bon ou mauvais[25]. L’opposition engendre par conséquent une rectitude et une obligation morale envers le bonheur : vouloir être heureux ou bien avoir une bonne volonté est dans ce sens moralement obligatoire, et toute infraction tombe alors dans ce que Wittgenstein nomme à plusieurs reprises, dans l’esprit de l’Abrégé, comme le « péché ». C’est donc d’une condamnation et d’un blâme moral dont il s’agit ici :
CS 20.2.15 – Les pensées lâches, les fluctuations craintives, l’indécision angoissée, les gémissements féminins ne changent rien à la détresse et ne te rendent pas libre!
CS 7.3.15 – Je me sens, pour ainsi dire, spirituellement las, très las. Qui y faire? Je suis consumé par les circonstances contraires. La vie extérieure toute entière fond sur moi, de toute sa vulgarité. Je suis intérieurement plein de haine, incapable d’accueillir l’esprit en moi.
CS 11.8.16 – Je continue à vivre dans le péché, ce qui veut dire dans le malheur. Je suis las et sans joie. Je vis en discorde avec tous ceux qui m’entourent.
Une vie malheureuse pèche dans ce sens contre la signification (on pourrait aussi dire « justification ») de la vie elle-même : elle est absolument injustifiable vis-à-vis du but de l’existence. Dans les Carnets 1914-1916 ce but est explicité comme suit :
6.7.16 – Et en ce sens Dostoïevski a parfaitement raison, qui dit que l’homme heureux parvient au but de l’existence.
On pourrait encore dire que celui-là parvient au but de l’existence qui n’a plus besoin de buts hors de la vie. C’est-à-dire celui qui est apaisé.
La solution du problème de la vie se marque par la disparition du problème.
Mais peut-on vivre de telle sorte que la vie cesse d’être problématique?
Si la « définition » ici offerte par Wittgenstein se fait par le biais de Dostoïevski, le « contenu »  de cette existence ainsi accomplie est bien pourtant celui de la vie de l’esprit telle que dessinée dans l’Abrégé : la vraie vie de celui qui suit la leçon du Christ telle que tirée de l’étude (non-théologique et non-historique) des Évangiles. Selon Tolstoï lui-même, cet enseignement peut être condensé de la façon suivante à travers les titres des douze chapitres de son œuvre :
1. L’homme est le fils d’un principe infini, fils de ce Père, non par la chair, mais par l’esprit.
2. Aussi, c’est en esprit que l’homme doit servir ce principe.
3. La vie de tous les hommes a un principe divin, qui seul est saint.
4. C’est pourquoi l’homme doit servir ce principe dans la vie des tous les hommes, car telle est la volonté du Père.
5. Seul le service de la volonté du Père de vie donne la vie authentique, c’est-à-dire raisonnable.
6. Aussi, pour avoir la vie véritable, point n’est besoin de satisfaire à sa propre volonté.
7. La vie temporelle (charnelle), est la nourriture de la vie véritable, le matériau qui permet la vie raisonnable.
8. Aussi la vie authentique est-elle en dehors du temps, elle (n’) est (que) dans l’authentique réel.
9. Le mensonge de la vie est dans le temps ; la vie passée et a venir cache aux hommes la vie véritable du réel authentique.
10. C’est pourquoi l’homme doit tendre à réduire le mensonge de la vie temporelle du passé et du futur.
11. La vie véritable est la vie de l’authentique réel, commune à tous les hommes et se manifeste par l’Amour.
12. Aussi, celui qui vit par l’amour dans le réel authentique, qui vit de la vie commune à tous les hommes, s’unit-il au Père, principe et fondement de la vie[26].
Étant donné que l’Abrégé est le dénouement de la quête de Tolstoï lui-même pour le sens de la vie et que la réponse à toute question demeure uniquement dans la foi de la leçon du Christ, l’interprétation des Évangiles aboutit ainsi à une sorte de doctrine d’apaisement et de conviction à la fois morale et religieuse selon laquelle la seule vie véritable est la vie qui accomplit la volonté du Dieu Père qui nous a donné le monde et la vie telle qu’elle est ; cet accomplissement se trouve à son tour dans l’esprit de celui qui le partage avec l’esprit de Dieu :
Celui qui fait la volonté du Père, il est toujours content et ne connaît ni faim ni soif. L’accomplissement de la volonté de Dieu satisfait toujours, portant sa récompense en lui-même. On ne peut pas dire : je ferai la volonté du Père plus tard. Tant qu’il y a la vie on peut et l’on doit accomplir la volonté du Père. (…) Ce qui est véritable, c’est que nous ne nous donnons pas la vie à nous-mêmes, mais c’est quelqu’un d’autre qui nous la donne[27].
Et pour que les gens ne croient pas que le royaume des cieux est quelque chose de visible mais pour qu’ils comprennent que le royaume de Dieu consiste dans l’accomplissement de la volonté du Père, et que l’accomplissement de la volonté du Père dépend de l’effort de tout homme; pour que les gens comprennent que la vie ne leur est pas donnée pour accomplir leur volonté propre, mais celle du Père, et que le seul accomplissement de la volonté du Père sauve de la mort et donne la vie (…)[28].
Si le but de l’existence est ainsi l’apaisement de la vie de l’esprit telle que déterminée par la volonté du Père, une « fausse conception de la vie » penche pour ce qui Wittgenstein appelle l’« animalité ». Cette vie animale, dit Wittgenstein, est déraisonnable, et c’est précisément en cela que consiste, encore une fois, « le péché » :
CS 29.7.16 – Hier on nous a tiré dessus. J’étais découragé. J’avais peur de la mort. Maintenant, mon seul souhait est de vivre! Et il est difficile de renoncer à la vie lorsqu’on en a goûté le plaisir. C’est en cela, précisément, que consiste le « péché », la vie déraisonnable, la fausse conception de la vie. De temps en temps, je penche vers l’animalité. Dans ces moments-là, je ne peux penser à rien d’autre qu’à manger, boire, dormir. Horrible! Et alors, je souffre aussi comme une bête, sans la possibilité d’une délivrance intérieure. Je suis à la merci de mes désirs et de mes penchants. Une vraie vie devient alors impensable. [Je souligne].
C’est en effet pour ne pas se perdre dans l’« animalité »  que Wittgenstein prie dans les Carnets secrets. Ici, l’accomplissement de la vraie vie en tant que but propre de l’existence humaine est lié à une sorte de dignité personnelle qui ne se distingue pas d’une obligation morale envers soi-même. Et c’est la raison pour laquelle cette obligation est aussi une obligation morale envers le bonheur : tout péché est avant tout un péché contre soi-même. Dans ce sens, une vie « dépourvue de sens »  n’est pas simplement « désagréable » parce que malheureuse, mais malheureuse aussi parce qu’« indigne » :
CS 8.12.14 – Mais qu’advient-il dans l’hypothèse où l’on refuse ce type de bonheur? Ne vaudrait-il pas mieux périr dans le malheur, en s’opposant désespérément au monde extérieur? Mais une telle vie est dépourvue de sens. Pourquoi, cependant, ne pourrait-on pas vivre une vie dépourvue de sens? Est-ce une chose indigne? Comment cela s’accorde-t-il avec le point de vue rigoureusement solipsiste? Mais que faut-il faire pour que ma vie ne soit pas perdue? Je dois toujours être conscient de l’esprit – en être toujours conscient[29].
Or, le « type de bonheur » souligné ici est justement le bonheur offert par le biais du Christianisme : « Il est clair que le Christianisme est la seule voie certaine vers le bonheur ». C’est la raison pour laquelle la remarque finale de cette citation peut être interprétée depuis un double point de vue : que l’on doive être conscient de l’esprit signifie d’une part que l’on doive « être conscient de son propre esprit », être celui qui s’oppose à la simple « animalité » , c’est-à-dire (en des termes stoïciens) que l’on doive « être conscient » d’être « ni chair ni poils, mais une personne morale »[30] ; cela signifie, d’autre part, qu’on doit « être conscient de l’esprit du Père », dont la volonté est précisément ce qui donne sens et raison à la vie. D’où le fait que les prières de Wittgenstein ne soient pas seulement faites « pour ne pas se perdre », mais aussi pour que la volonté du Père soit faite. C’est donc de l’accord de l’esprit avec l’esprit du Père dont on « doit être conscient » ; et c’est également par là qu’on ne doit pas s’opposer au monde extérieur : ce serait ne pas comprendre qu’il n’y a de liberté que celle donnée par la volonté du Père – ce n’est que Lui qui donne la vie. Voilà pourquoi, selon Wittgenstein, le désaccord avec le monde tel qu’il est « ne rend pas libre » (CS 20.2.15) : puisque la volonté du Père est le principe à partir duquel il y a un monde et il y a la vie, il n’est même pas « nécessaire » à l’être humain d’avoir une volonté propre (conformément au sixième chapitre de l’Abrégé).
C’est donc une chose « indigne » que de vivre une vie dépourvue de sens ou une vie malheureuse. On pourrait ajouter : cela est indigne vis-à-vis de l’existence humaine telle que déterminée par la volonté du Père. Et il est également indigne de se perdre et de ne pas être « conscient de l’esprit ». En refusant ce « type de bonheur » on refuserait cette conscience même, s’égarant par là hors de la sécurité offerte par la volonté du Père, en vivant à la merci du hasard. C’est précisément là la chose indigne : être à la merci du malheur, quand on est libre par la volonté du Père d’être heureux. C’est là aussi où réside la faiblesse et la lâcheté marquées par Wittgenstein : être toujours à la merci de ses désirs et de ses penchants sans possibilité d’autocontrôle. On inverse ainsi la résignation : au lieu de renoncer à toute influence sur les faits du monde (et vice-versa : des faits du monde sur l’âme), on renonce à la paix intérieure en vue d’un accomplissement tout à fait passager et périssable. Et pourtant cela n’est pas effectivement le but de la vie : le but propre à l’homme est de « devenir homme », de « devenir meilleur », de vivre dans la paix intérieure et non dans la simple animalité. Ainsi, dit Wittgenstein encore : « Je ne suis qu’un vers, mais grâce à Dieu, je deviendrai un homme » (CS 4.5.16); « Dieu fasse de moi un homme meilleur »  (CS 21.5.16).
Pour Wittgenstein ce perfectionnement de l’esprit est incontestablement un devoir envers soi-même, et un devoir qui ne prend donc pas une forme simplement abstraite, mais une forme tout à fait personnelle liée à une stricte rectitude morale ; ce n’est pas pour rien qu’on doit devenir « homme », mais parce que c’est un devoir vis-à-vis du but de l’existence humaine, une fonction propre à la vraie vie de l’esprit. Ce perfectionnement moral est somme toute la seule manière de parvenir à la paix intérieure :
CS 7.10.14 – Je ne parviens toujours pas à me convaincre de faire seulement mon devoir parce que c’est mon devoir, tout en préservant toute mon humanité pour la vie de l’esprit. Je peux mourir dans une heure, je peux mourir dans deux heures, je peux mourir dans un mois ou seulement dans deux ans. Cela, je ne peux le savoir et je ne peux rien faire ni pour ni contre : c’est la vie. Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? Vivre dans le bien et dans le beau jusqu’à ce que la vie s’arrête d’elle-même.
C’est dans ce sens particulier que Wittgenstein affirme que « seule la mort donne à la vie sa signification » (CS 9.5.16) : mais non pas dans le sens selon lequel la vie n’a de signification qu’« en opposition »  à la mort. La conscience de la mort – plus ou moins imminente – éclaire le fait que la vie est la seule occasion possible vis-à-vis de l’accomplissement de son but[31]. Ainsi, cette remarque des Carnets secrets ne doit pas être prise de manière isolée, mais doit être comprise en accord avec d’autres sur le même sujet :
CS 4.5.16 – Peut-être la proximité de la mort m’apportera-t-elle la lumière de la vie.
CS 13.9.14 – Si mon heure est venue, j’espère que j’aurai une belle mort et que je penserai à moi-même. J’espère ne jamais me perdre.
CS 15.9.14 – Maintenant, la possibilité me serait donnée d’être un homme décent, car je suis face à face avec la mort. Puisse l’esprit m’illuminer.
CS 28.5.16 – Je pense au but de la vie. C’est encore ce que tu peux faire de mieux. Je devrais être plus heureux. Ah, si mon esprit était plus fort!!!
CS 20.4.16 – Dieu, fais-moi meilleur. Ainsi je serai aussi plus gai.
La manière dont la mort rend signification à la vie se fait donc par rapport à la vie elle-même, lorsque celle-là montre que l’accomplissement de la vie véritable doit se faire dans la vie vécue dans le temps présent ou bien dans l’instant même qui nous est accordé par Dieu. Et parce qu’on est d’une certaine manière toujours « face à face avec la mort »  et qu’on ne sait pas combien de temps il nous reste, « devenir homme »  ou « devenir meilleur »  (et par là devenir heureux) doit être une tâche déjà accomplie en chacun des moments de la vie à travers la manière correcte de vivre. D’où l’importance de la question de Wittgenstein : « Comment faut-il donc que je vive pour ne pas lâcher prise en chacun de ces moments? » (CS 7.10.14).

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Janyne Sattler


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[1] Entrée du 2.9.14 des Carnets secrets. Les références à l’œuvre de Wittgenstein seront signalées par le numéro du paragraphe lorsqu’il s’agit du Tractatus, et par la date d’entrée pour ce qui est des Carnets 1914-1916. Dans le cas des Carnets secrets, la date sera précédée des initiales ‘CS’. Pour toute autre citation de Wittgenstein ou d’autres auteurs, les références seront données en notes de bas de page.
[2] Selon le récit de Russell dans une lettre envoyée à Lady Ottoline, Wittgenstein aurait acheté l’œuvre de Tolstoï dans une librairie de Tarnov, tout simplement parce que c’était le seul livre disponible à la vente : « Then during the war a curious thing happened. He went on duty to the town of Tarnov in Galicia, and happened to come upon a bookshop which however seemed to contain nothing but picture postcards. However, he went inside and found that it contained just one book: Tolstoy on The Gospels. He bought it merely because there was no other. He read it and re-read it, and thenceforth had it always with him, under fire and at all times ». (McGuinness, B. (ed.) Wittgenstein in Cambridge, Letters and Documents 1911-1951, Blackwell Publishing, 2008, p.112).
[3] Cf. Monk, R. Ludwig Wittgenstein: The Duty of Genius. New York: Free Press, 1990, p.116.
[4] Cf. Philip Shields pour qui l’« influence » non seulement de Tolstoï, mais aussi d’autres auteurs plus ou moins proches de la philosophie, n’est pas directe, mais d’« esprit »: « While the majority, like St. Augustine, Kierkegaard, Tolstoy and William James, were clearly read by Wittgenstein and in some sense deeply admired by him, there generally appears to be little direct influence. It is usually more the case that Wittgenstein admired these writers because he recognized them as kindred spirits; they each expressed something Wittgenstein had independently come to feel was important. No doubt there are some strands of influence in places, but, with the possible exception of Schopenhauer, Wittgenstein’s view of religious matters seem to be fairly well developed long before we have clear evidence of his having read particular writers. » (Shields, P. R. Logic and Sin in the Writings of Ludwig Wittgenstein. Chicago: University of Chicago Press, 1993, p.07). Une autre affirmation d’influence « périphérique » provident de Walter Kaufman: « Among philosophers, Ludwig Wittgenstein, whose influence on British and American philosophy after World War II far exceeded that of any other thinker, had the profoundest admiration for Tolstoy; and when he inherited his father’s fortune, he gave it away to live simply and austerely. But his philosophy and his academic influence do not reflect Tolstoy’s impact. » (Kaufman. W. Religion from Tolstoy to Camus. New York & Evanston: Harper & Row, 1961, p.07). Selon l’hypothèse de Caleb Thompson ce genre de conclusion de la part des commentateurs pourrait être dû, entre autres choses, au fait que Tolstoï n’est pas un « penseur » ou un philosophe – d’où, par exemple: « Commentators have hesitated, however, to extend Tolstoy’s influence to Wittgenstein’s philosophy. The view may arise out of a sense that Tolstoy is unworthy as a thinker to be an influence on a philosopher so original as Wittgenstein. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98). Thompson lui-même n’est pas favorable à une telle affirmation. Il établit dans son texte une comparaison (structurelle) très intéressante entre le Tractatus et Ma Confession. – Même l’analyse attentive de Cometti ne semble attribuer une teneur personnelle et « spirituelle » à l’influence de l’Abrégé sur Wittgenstein: Cometti, J.-P. La maison de Wittgenstein. Paris: Presses Universitaires de France, 1998. – L’exception parmi les commentateurs est J. D. Woodruff qui établit dans son œuvre une analogie entre ce qu’est la vie hors du temps et ce qu’est la vie de connaissance chez Tolstoï et chez Wittgenstein : Woodruff, J.D. « Tolstoy and Wittgenstein: The Life Outside of Time ». The Southern Journal of Philosophy, 2002, vol. 40, No. 3, p.421-435.
[5] Évidement, il n’est pas unanime que le Tractatus ait un « contenu », et c’est la raison pour laquelle je mets le terme entre guillemets. D’après les critères de l’œuvre, il est manifeste que ce contenu ne peut pas être descriptif, mais qu’il peut certainement être montré.
[6] Dans le cas du Tractatus cela expliquerait le statut même de l’œuvre par rapport à la métaphore de l’échelle (6.54): le livre ne serait nécessaire que pour l’établissement de la manière (logiquement et moralement) correcte de voir de monde, après quoi il devrait être écarté comme n’importe qu’elle œuvre de la philosophie-métaphysique.
[7] C’est la raison pour laquelle, dit Wittgenstein, on se tourne plutôt vers le mystique: 25.5.15 – « La tendance vers le mystique vient de ce que la science laisse nos désirs insatisfaits. Nous sentons que, lors même que toutes les questions scientifiques possibles sont résolues, notre problème n’est pas encore abordé. »
[8] Et pour l’affirmation contraire: 6.44 – « Ce n’est pas comment est le monde qui est le mystique, mais qu’il soit. »
[9] Voir ci-dessus la version des Carnets 1914-1916 pour cet extrait à l’entrée du 25.5.15.
[10] 4.111 – « La philosophie n’est pas une science de la nature. (Le mot « philosophie » doit signifier quelque chose qui est au-dessus ou au-dessous de sciences de la nature, mais pas à leur côté.) »
[11] Cf. le paragraphe du Tractatus qui « définit » la tâche de la philosophie: 4.112 – « Le but de la philosophie est la clarification logique des pensées. La philosophie n’est pas une théorie mais une activité. Une œuvre philosophique se compose essentiellement d’éclaircissements. Le résultat de la philosophie n’est pas de produire des « propositions philosophiques », mais de rendre claires les propositions. La philosophie doit rendre claires, et nettement délimitées, les propositions qui autrement sont, pour ainsi dire, troubles et confuses. »
[12] On trouve de nouveau les mêmes raisons dans la Conférence sur l’éthique, également datée d’une dizaine d’années plus tard. Les deux métaphores suivantes montrent bien l’incapacité du langage à contenir une valeur absolue ou bien ce qui est « le plus haut » (6.432): « Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l’éthique; que nous ne pouvons pas écrire un livre scientifique qui traiterait d’un sujet intrinsèquement sublime et d’un niveau supérieur à tous autres sujets. Je ne puis décrire mon sentiment à ce propos que par cette métaphore: si un homme pouvait écrire un livre sur l’éthique qui fût réellement un livre sur l’éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde. » (Wittgenstein, L. « Conférence sur l’éthique ». In Leçons et conversations sur l’esthétique, la psychologie et la croyance religieuse, Éditions Gallimard, 2000. p.147); « Nos mots, tels que nous les employons en science, sont des vaisseaux qui ne sont capables que de contenir et de transmettre signification et sens – signification et sens naturels. L’éthique, si elle existe, est surnaturelle, alors que nos mots ne veulent exprimer que des faits; comme une tasse à thé qui ne contiendra jamais d’eau que la valeur d’une tasse, quand bien même j’y verserais un litre d’eau. » (Ibid.) – Et on trouve la même teneur critique chez Tolstoï : « Et je compris que ces sciences étaient très intéressantes, très attirantes, mais que leur précision et leur clarté étaient inversement proportionnelles a leur possibilité de s’appliquer aux questions de la vie : moins elles étaient applicables aux questions de la vie, et plus elles étaient précises et claires, plus elles essayaient d’y répondre, et plus elles devenaient floues et dépourvues d’attrait. S’adressait-on aux disciplines qui tentaient de donner des réponses aux questions de la vie : physiologie, psychologie, biologie, sociologie – on y trouvait une indigence de pensée consternante, un total manque de clarté, des prétentions absolument injustifiées a résoudre des questions qui se trouvent hors de leur champ et des contradictions incessantes entre penseurs et dans les propos de chaque penseur ». (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).
[13] Wittgenstein, L. Wittgenstein et le Cercle de Vienne. Mauvezin: Trans-Europ-Repress, 1991 p.90-91.
[14] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section III.
[15] Idem, section V.
[16] Je n’ai pas ici la prétention de répondre à chacune de ces questions en détails (ce qui a été fait ailleurs: Sattler, J. Non-sens et stoïcisme dans le Tractatus Logico-Philosophicus, thèse de Doctorat, Université du Québec à Montréal, 2011), mais de ne donner qu’une réponse générale, et donc, brève, à l’ensemble de la discussion.
[17] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[18] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V.
[19] Beaucoup plus que les « thèses positives » à l’égard de l’éthique et de la religion, c’est en effet là le point de contact souligné par certains commentateurs entre Wittgenstein et Tolstoï. Ainsi, pour Jeff Love, Tolstoï aurait inspiré chez Wittgenstein la même méfiance qu’envers la philosophie et le langage: « Tolstoy’s influence on Wittgenstein seems to have been pervasive. Wittgenstein carried Tolstoy’s Gospel in Brief with him everywhere during the First World War and credited it with “saving him.” But the exact contours of that influence are hard to define. Tolstoy’s ethical concerns and praise of simplicity seem to have made a deep impression on the young Wittgenstein, who belonged to a very wealthy Viennese family. Yet it is Tolstoy’s concern with the limits of language, with the possibility of achieving knowledge of the most important things through language, that seems to have had a more durable impact. Indeed, as I noted, Wittgenstein’s formidable mistrust of philosophy as a way of coming to terms with the world has much in common with Tolstoy: both Tolstoy and Wittgenstein cast doubt on the efficacy of philosophy, on the resources available to the latter to effect change, to address questions that may bring about a new orientation to the world. » (Love, J. A Guide for the Perplexed. London, New York: Continuum Publishing, 2008, p.151). – Thompson, pour sa part, met le Tractatus et Ma Confession en correspondence selon les traits communs suivants: « What we see then if we place the Tractatus and A Confession alongside of one another is a cluster of shared ideas. (1) Philosophy is not science. (2) Philosophy is an activity of clarification. (3) That clarification allows us to see what sentences have meaning, what sentences are coherent but contentless uses of symbolism (tautology) and what senses are constructions to which no clear meaning has been given (nonsense). And (4) this clarification does not depend upon any special technical knowledge; it simply engages our native abilities. » (Thompson, C. « Wittgenstein, Tolstoy and the Meaning of Life. » Philosophical Investigations 20:2 April 1997, p.98).
[20] Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section IX – Cf. dans ce sens le paragraphe 6.4312 du Tractatus: « La solution de l’énigme de la vie dans le temps et dans l’espace se trouve en dehors de l’espace et du temps. »
[21] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969, p.16.
[22] Idem, p.30.
[23] Sans pouvoir ici m’attarder à une approche détaillée de ce qu’est le « stoïcisme », je voudrais seulement souligner que le Christianisme de Tolstoï semble porter aussi une teneur stoïcienne dans sa quête de l’apaisement de l’âme. Cet aspect de la tranquillité de l’âme est ce qui le caractérise essentiellement à travers l’accomplissement d’une vie pleinement vertueuse. Dans ce qui suit une telle approche ne sera pourtant qu’implicite.
[24] Cf. aussi 8.7.16 – « La crainte de la mort est le meilleur signe d’une vie fausse, c’est-à-dire mauvaise. »
[25] Bonheur et malheur ne se rapportent alors au bien et au mal qu’en relation à la bonne ou à la mauvaise volonté, et c’est pour cette raison que Wittgenstein ajoute à « je suis heureux ou malheureux, c’est tout » la phrase: « il n’y a ni bien ni mal » (8.7.16). Certes, il n’y a ni bien ni mal « en soi » ou dans le monde. – Je ne peux pas ici trop m’attarder au concept (sans doute très important) de sujet du vouloir, mais on doit certainement le comprendre sous une influence schopenhauerienne: le sujet ne se trouve pas dans le monde, mais est limite du monde et en tant que tel tout ce qui peut vraiment être changé par l’attitude morale correcte vis-à-vis du monde (contingent) des faits.
[26] Tolstoï, L. Abrégé de l’Évangile. Paris: Éditions Klincksieck, 1969.
[27] Idem, p.124.
[28] Idem, p.132.
[29] C’est parce que Wittgenstein a une conception très particulière de Dieu et du « Christianisme », par le biais justement de Tolstoï, que le « Dieu Père » n’est pas moins identifié au « Destin » et au « monde en sa totalité ». Il ne s’agit donc pas d’une conception typique et traditionnelle – en conformité avec « les savants de l’Église » – de Dieu. C’est en effet par là que ce « type de bonheur » s’accorde finalement avec le point de vue solipsiste du Tractatus, vu que le sujet est ce point sans extension auquel s’accorde toute la réalité (5.64).
[30] Épictète, 2004, III, 1, 40. – Cela n’est pas sans rappeler la distinction faite par Wittgenstein entre la vie de l’esprit et la vie « physique ou psychologique »: « Le monde et la vie ne font qu’un. La vie physiologique n’est naturellement pas « la vie ». Pas plus que la vie psychologique. La vie est le monde. » (24.7.16). Ici, la « vie » qui s’identifie au monde est assurément la vie du sujet du vouloir en tant que limite; et « monde » ne signifie clairement pas le « monde des faits », mais précisément la « totalité du monde » (6.45).
[31] Une compréhension qui dépasse ainsi la mise en question de sa propre existence: il ne s’agit pas de tout considérer sous la menace de la mort. On dépasse donc la question même pour le sens de la vie telle que posée par Tolstoï: «  Est-il dans ma vie un sens qui ne soit détruit par l’inévitable mort qui m’attend ?  » (Tolstoï, L. Confession. Paris: Pygmalion, 1998, section V).



implications-philosophiques 

22 juil. 2016





Dans le courant de l’été 1895, j’ai eu l’occasion de soigner par la psychanalyse une jeune femme de mes amies, très liée également avec ma famille. L’on conçoit que ces relations complexes créent chez le médecin, et surtout chez le psychothérapeute, des sentiments multiples. Le prix qu’il attache au succès est plus grand, son autorité est moindre. Un échec peut compromettre une vieille amitié avec la famille du malade. Le traitement a abouti à un succès partiel: la malade a perdu son anxiété hystérique, mais non tous ses symptômes somatiques. Je ne savais pas très bien à ce moment quels étaient les signes qui caractérisaient la fin du déroulement de la maladie hystérique et j’ai indiqué à la malade une solution qui ne lui a pas paru acceptable. Nous avons interrompu le traitement dans cette atmosphère de désaccord, à cause des vacances d’été. Quelque temps après, j’ai reçu la visite d’un jeune confrère et ami qui était allé voir ma malade - Irma - et sa famille à la campagne. Je lui ai demandé comment il avait trouvé Irma, et il m’a répondu: « Elle va mieux, mais pas tout à fait bien. »

Je dois reconnaître que ces mots de mon ami Otto, ou peut- être le ton avec lequel ils avaient été dits, m’ont agacé. J’ai cru y percevoir le reproche d’avoir trop promis à la malade, et j’ai attribué, à tort ou à raison, l’attitude partiale présumée d’Otto à l’influence de la famille de la malade, qui, je le croyais du moins, n’avait jamais regardé mon traitement d’un œil favorable. Au reste l’impression pénible que j’avais éprouvée ne s’est pas précisée dans mon esprit et je ne l’ai pas exprimée. Le soir même, j’ai écrit l’observation d’Irma pour pouvoir la communiquer en manière de justification à notre ami commun le Dr M... qui était alors la personnalité dominante de notre groupe. La nuit (probablement vers le matin), j’ai eu le rêve suivant, que j’ai noté dès le réveil.

RÊVE DU 23-24 JUILLET 1895

Un grand hall - beaucoup d’invités, nous recevons. - Parmi ces invités, Irma, que je prends tout de suite à part, pour lui reprocher, en réponse à sa lettre, de ne pas avoir encore accepté ma « solution ». Je lui dis: « Si tu as encore des douleurs, c’est réellement de ta faute. » - Elle répond: « Si tu savais comme j’ai mal à la gorge, à l’estomac et au ventre, cela m’étrangle. » - Je prends peur et je la regarde. Elle a un air pâle et bouffi, je me dis: n’ai-je pas laissé échapper quelque symptôme organique ? Je l’amène près de la fenêtre et j’examine sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui portent un dentier. Je me dis: pourtant elle n’en a pas besoin. -Alors elle ouvre bien la bouche, et je constate, à droite, une grande tache blanche, et d’autre part j’ aperçois d’extraordinaires formations contournées qui ont l’apparence des cornets du nez, et sur elles de larges eschares blanc grisâtre. - J’appelle aussitôt le Dr M..., qui à son tour examine la malade et confirme... Le Dr M... n’est pas comme d’habitude, il est très pâle, il boite, il n’a pas de barbe.. . Mon ami Otto est également là, à côté d’elle, et mon ami Léopold la percute par-dessus le corset; il dit: « Elle a une matité à la base gauche », et il indique aussi une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche (fait que je constate comme lui, malgré les vêtements)... M... dit: « Il n’y a pas de doute, c’est une infection, mais ça ne fait rien; il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Nous savons également, d’une manière directe, d’où vient l’infection. Mon ami Otto lui a fait récemment, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection avec une préparation de propyle, propylène... acide propionique... triméthylamine (dont je vois la formule devant mes yeux, imprimée en caractères gras)... Ces injections ne sont pas faciles à faire... il est probable aussi que la seringue n’était pas propre.
Ce rêve frappe par un trait parmi d’autres. On voit tout de suite à quels événements de la journée il se rattache et de quel sujet il traite. Le récit préliminaire nous a renseignés là-dessus. Les nouvelles que m’a communiquées Otto sur l’état de santé d’Irma, l’histoire de la maladie que j’ai rédigée tard dans la nuit ont continué à me préoccuper pendant le sommeil. Malgré cela personne ne pourrait comprendre la signification du rêve après une simple lecture du récit préliminaire et du rêve lui-même. Moi-même je ne la connais pas. Je suis surpris par les symptômes morbides dont Irma se plaint à moi en rêve, ce ne sont pas ceux pour lesquels je l’ai soignée. L’idée absurde d’une injection avec de l’acide propionique, les encouragements du Dr M... me font sourire. La fin du rêve me paraît plus obscure et plus touffue que le commencement. Pour comprendre la signification de tout cela, je me décide à faire une analyse détaillée.
Le hall - beaucoup d’invités, nous recevons. Nous habitions cette année-là à Bellevue une maison isolée sur l’une des collines qui se rattachent au Kahlenberg. Cette maison, qui avait été bâtie pour être un local public, avait des pièces extraordinairement hautes en forme de hall. Le rêve a eu lieu à Bellevue quelques jours avant l’anniversaire de ma femme. La veille, ma femme avait dit qu’elle s’attendait à recevoir à son anniversaire plusieurs amis, entre autres Irma. Mon rêve anticipe sur cet événement: c’est l’anniversaire de ma femme, et nous recevons, dans le grand hall de Bellevue, une foule d’invités et parmi eux Irma.
Je reproche à Irma de n’avoir pas encore accepté la solution ; je lui dis: « Si tu as encore des douleurs, c’est de ta faute. » J’aurais pu lui dire cela éveillé, je le lui ai peut-être dit. Je croyais alors (j’ai reconnu depuis que je m’étais trompé) que ma tâche devait se borner à communiquer aux malades la signification cachée de leurs symptômes morbides; que je n’avais pas à me préoccuper de l’attitude du malade: acceptation ou refus de ma solution, dont cependant dépendait le succès du traitement (cette erreur, maintenant dépassée, a facilité ma vie à un moment où, en dépit de mon inévitable ignorance, il fallait que j’eusse des succès). La phrase que je dis en rêve à Irma me donne l’impression que je ne veux surtout pas être responsable des douleurs qu’elle a encore: si c’est la faute d’Irma, ce ne peut être la mienne. Faut-il chercher dans cette direction la finalité interne du rêve ?
Plaintes d’Irma; maux de gorge, de ventre et d’estomac, sensation de constriction. Les douleurs d’estomac faisaient partie des symptômes présentés par ma malade, mais elles étaient peu marquées; elle se plaignait surtout de sensations de nausées et de dégoût. Les maux de gorge, les maux de ventre, les sensations de constriction jouaient chez elle un rôle minime. Ce choix de symptômes du rêve me surprend, je ne me l’explique pas pour le moment.
Elle a un air pâle et bouffi. Ma malade était toujours rose. Je suppose qu’ici une autre personne se substitue à elle.
Je m’effraie à l’idée que j’ai pu négliger une affection organique.Cette crainte est aisée à comprendre chez un spécialiste qui a affaire à peu près uniquement à des nerveux et qui est [102] amené à mettre sur le compte de l’hystérie une foule de symptômes que d’autres médecins traitent comme des troubles organiques. Cependant il me vient, je ne sais pourquoi, un doute quant à la sincérité de mon effroi. Si les douleurs d’Irma ont une origine organique, leur guérison n’est plus de mon ressort: mon traitement ne s’applique qu’aux douleurs hystériques. Souhaiterais-je une erreur de diagnostic pour n’être pas responsable de l’insuccès ?
Je l’amène près de la fenêtre, pour examiner sa gorge. Elle manifeste une certaine résistance comme les femmes qui ont de fausses dents. Je me dis: elle n’en a pourtant pas besoin. Je n’ai jamais eu l’occasion d’examiner la gorge d’Irma. L’événement du rêve me rappelle qu’il y a quelque temps j’ai eu à examiner une gouvernante qui au premier abord m’avait donné une impression de beauté juvénile et qui, quand il s’est agi d’ouvrir la bouche, s’est arrangée de manière à cacher son dentier. A ce cas se rattachent d’autres souvenirs d’examens médicaux et de menus secrets dévoilés à cette occasion et gênants à la fois pour le malade et pour le médecin. - Elle n’en a pas besoin, semble être au premier abord un compliment à l’adresse d’Irma, mais j’y pressens une autre signification. Quand on s’analyse attentivement, on sent si on a épuisé les pensées amassées sous le seuil de la conscience. La manière dont Irma se tient près de la fenêtre me rappelle brusquement un autre événement. Irma a une amie intime pour qui j’ai une très vive estime. Un soir où j’étais allé lui rendre visite, je l’ai trouvée, comme dans mon rêve, debout devant la fenêtre, et son médecin, ce même Dr M..., était en train de dire qu’elle avait de fausses membranes diphtériques. Le Dr M... et les fausses membranes vont bien apparaître l’un et l’autre dans la suite du rêve. Je songe à présent que j’étais arrivé ces derniers mois à la conclusion que cette dame était également hystérique. D’ailleurs Irma elle-même me l’avait dit. Mais que sais-je au juste de son affection ? Ceci seulement: c’est qu’elle éprouve la sensation de constriction hystérique tout comme l’Irma de mon rêve. J’ai donc remplacé en rêve ma malade par son amie. Je me rappelle maintenant m’être souvent imaginé que cette dame pourrait m’appeler pour la guérir de son mal. Mais dans ces moments mêmes, cela me paraissait invraisemblable, car elle est très réservée. Elle se raidit, comme dans le rêve. Une autre explication serait qu’elle n’en a pas besoin; elle s’est montrée jusqu’à présent [103] assez forte pour dominer ses états nerveux sans aide étrangère. Restent quelques traits que je ne peux rapporter ni à Irma ni à son amie: pâle, bouffie, fausses dents. Les fausses dents me rappellent la gouvernante dont j’ai parlé, mais j’ai tendance à m’en tenir aux mauvaises dents. Je me rappelle alors une autre personne à qui cela peut s’appliquer. Je ne l’ai jamais soignée, je ne souhaite pas avoir à le faire: elle est gênée avec moi et doit être une malade difficile. Elle est habituellement pâle et, à un moment, dans une bonne période, elle était bouffie (Note 1. C’est à cette troisième personne également qu’il convient de rapporter les maux de ventre au sujet desquels je ne me suis pas encore expliqué, Il s’agit de ma propre femme. Les maux de ventre me rappellent une occasion où je m’aperçus clairement de sa pudeur. Je conviens que je ne suis pas très aimable dans ce rêve pour Irma et pour ma femme; peut-être voudra-t-on considérer comme circonstance atténuante le fait que je les compare en somme à la malade idéale facile à traiter.)
J’ai donc comparé ma malade Irma à deux autres personnes qui ont toutes deux manifesté quelque résistance contre le traitement. Pourquoi, dans mon rêve, lui ai-je substitué son amie? Sans doute parce que je souhaitais cette substitution; l’amie m’est plus sympathique ou je la crois plus intelligente. Je trouve Irma sotte parce qu’elle n’a pas accepté ma solution. L’autre serait plus intelligente, elle suivrait donc mieux mes conseils. La bouche s’ouvre bien alors: elle me dirait plus qu’Irma. (Note 2. J’ai le sentiment que l’analyse de ce fragment n’est pas poussée assez loin pour qu’on en comprenne toute la signification secrète. Si je poursuivais la comparaison des trois femmes, je risquerais de m’égarer. Il y a dans tout rêve de l’inexpliqué; il participe de l’inconnaissable.)
Ce que je vois dans la gorge: Une tache blanche et des cornets couverts d’eschares. La tache blanche me fait penser à la diphtérie et par là à l’amie d’Irma; elle me rappelle aussi la grave maladie de ma fille aînée, il y a deux ans, et toute l’angoisse de ces mauvais jours. Les eschares des cornets sont liées à des inquiétudes au sujet de ma propre santé. J’avais, à la même époque, utilisé fréquemment la cocaïne pour combattre un gonflement douloureux de la muqueuse nasale; il y a quelques jours, on m’a appris qu’une malade qui avait appliqué le même traitement avait une nécrose étendue de la muqueuse. D’autre part, en recommandant, dès 1885, la cocaïne, je m’étais attiré de sévères reproches. Enfin un très cher ami, mort dès avant 1895, avait hâté sa fin par l’abus de ce remède.
[104] J’appelle vite le Dr M... qui à son tour examine la malade. Ceci peut répondre simplement à la place que le Dr M... tient parmi nous. Mais «vite» est assez frappant pour exiger une explication spéciale. Cela me rappelle un événement pénible de ma vie médicale. J’avais provoqué, chez une de mes malades, une intoxication grave en prescrivant d’une manière continue un médicament qui à ce moment-là était considéré comme anodin: le sulfonal; et j’ai appelé en hâte à l’aide mon confrère, plus âgé et plus expérimenté. Un détail me persuade qu’il s’agit bien de ce cas. La malade qui a succombé à l’intoxication portait le même prénom que ma fille aînée. Jusqu’à présent je n’avais jamais songé à cela; cela m’apparaît maintenant comme une punition du ciel. Tout se passe comme si la substitution de personnes se poursuivait ici dans un autre sens: cette Mathilde-ci pour l’autre; oeil pour oeil, dent pour dent. Il semble que j’aie recherché toutes les circonstances où je pourrais me reprocher quelque faute professionnelle.
Le Dr M... est pâle, imberbe, il boite. Il est exact que sa mauvaise mine a souvent inquiété ses amis. Mais les deux autres traits doivent appartenir à quelque autre personne. Je songe brusquement à mon frère aîné imberbe qui vit à l’étranger; le Dr M... du rêve lui ressemble en gros, autant qu’il m’en souvienne. J’ai reçu il y a quelques jours la nouvelle qu’il boitait, par suite d’une atteinte arthritique de la hanche. Il doit y avoir une raison pour que dans mon rêve j’aie uni ces deux personnes. Je me rappelle en effet en avoir voulu à tous deux pour le même motif. L’un et l’autre avaient repoussé une proposition que je leur avais faite.
Mon ami Otto est à présent à côté de la malade et mon ami Léopold l’examine et trouve une matité à la base gauche. Mon ami Léopold est également médecin, c’est un parent d’Otto. Il se trouve que tous deux exercent la même spécialité, ce qui fait qu’ils sont concurrents et qu’on les compare souvent l’un à l’autre. Ils ont été tous deux mes assistants pendant plusieurs années, alors que je dirigeais une consultation publique pour maladies nerveuses de l’enfance. Il s’y est souvent produit des faits analogues à ceux du rêve. Pendant que je discutais le diagnostic avec Otto, Léopold avait examiné l’enfant à nouveau et apportait une contribution intéressante et inattendue qui [105] permettait de trancher le débat. Il y avait entre les deux cousins la même différence de caractère qu’entre l’inspecteur Bräsig et son ami Karl. L’un était plus brillant, l’autre lent, réfléchi, mais profond. Lorsque j’oppose dans mon rêve Otto au prudent Léopold, c’est apparemment pour faire valoir ce dernier. C’est en somme ce que j’ai fait avec Irma, malade indocile, et son amie plus intelligente. Je remarque à présent l’une des voies de l’association des idées dans mon rêve: de l’enfant malade à l’hôpital des enfants malades. La matité à la base gauche doit être le souvenir d’un cas où la solidité de Léopold m’avait particulièrement frappé. J’ai l’impression aussi qu’il pourrait s’agir d’une affection métastatique ou que c’est peut-être encore une allusion à la malade que je souhaiterais avoir à la place d’Irma. Cette dame en effet, autant que j’en peux juger, feint d’être atteinte de tuberculose.
Une région infiltrée de la peau au niveau de l’épaule gauche. Je sais immédiatement qu’il s’agit de mon propre rhumatisme de l’épaule que je ressens régulièrement chaque fois que j’ai veillé tard. Le groupement même des mots dans le rêve prête à équivoque: que je sens comme lui doit signifier: je ressens dans mon propre corps. Par ailleurs je songe que l’expression «région infiltrée de la peau» est bizarre. Mais nous connaissons l’infiltration au sommet gauche en arrière, elle a trait aux poumons et par conséquent de nouveau à la tuberculose.
Malgré les vêtements. Ce n’est qu’une incidente. Nous faisions, bien entendu, déshabiller les enfants que nous examinions à l’hôpital; on est obligé de procéder autrement en clientèle avec les malades femmes. Ces mots marquent peut-être l’opposition. On disait d’un médecin très connu qu’il procédait toujours à l’examen physique de ses malades à travers les vêtements. La suite me paraît obscure. A parler franchement, je n’ai pas envie de l’approfondir.
Le Dr M... dit: «C’est une infection, mais ça ne fait rien. Il va s’y ajouter de la dysenterie et le poison va s’éliminer. » Cela me paraît ridicule au premier abord, mais je pense qu’il y a lieu de l’analyser attentivement comme le reste. A y regarder de plus près, on y découvre un sens. J’avais trouvé chez ma malade une angine diphtérique. Je me rappelle avoir discuté lors de la maladie de ma fille des [106] relations entre la diphtérie locale et la diphtérie généralisée; l’atteinte locale est le point de départ de l’infection générale. Pour Léopold, la matité serait un foyer métastatique et la preuve d’une infection générale. Pour moi, je ne crois pas que ces sortes de métastases apparaissent lors de la diphtérie. Elles me feraient plutôt penser à la pyohémie.
Cela ne fait rien. C’est une consolation. L’enchaînement me paraît être le suivant: Le dernier fragment du rêve attribue les douleurs de la malade à une affection organique grave. Il semble que j’aie voulu par là dégager ma responsabilité: on ne peut demander à un traitement psychique d’agir sur une affection diphtérique. Mais en même temps j’ai un remords d’avoir chargé Irma d’une maladie aussi grave pour alléger ma responsabilité. C’est cruel. J’ai besoin d’être rassuré sur l’issue, et il me paraît assez malin de mettre cette consolation précisément dans la bouche du Dr M... Je dépasse ici le rêve, et cela demanderait à être expliqué. - Mais pourquoi cette consolation est-elle si absurde ?
Dysenterie. Quelque vague idée théorique d’après laquelle les toxines pourraient s’éliminer par l’intestin. Voudrais-je par là me moquer du Dr M..., de ses théories tirées par les cheveux, de ses déductions et inférences extraordinaires en matière de pathologie? Je songe, à propos de la dysenterie, à un autre événement encore. J’ai eu l’occasion de soigner il y a quelques mois un jeune homme atteint de troubles intestinaux bizarres, chez qui des confrères avaient diagnostiqué «de l’anémie avec sous-alimentation». J’ai reconnu qu’il s’agissait d’un cas d’hystérie, mais je n’ai pas voulu lui appliquer mon traitement psychique et je l’ai envoyé faire une croisière. Il y a quelques jours, j’ai reçu de lui une lettre désespérée venant d’Egypte, me disant qu’il avait eu un nouvel accès, considéré par le médecin comme dysentérique. Je suppose qu’il y a là une erreur de diagnostic d’un confrère peu informé qui se laisse abuser par des accidents hystériques, mais je ne puis m’empêcher de me reprocher d’avoir exposé mon malade à ajouter peut-être à son affection hystérique du tube digestif une maladie organique. De plus, dysenterie assone avec diphtérie, mot qui n’est pas prononcé dans le rêve.
C’est bien cela: je me moque du Dr M... et de son pronostic consolant: il va s’y ajouter de la dysenterie. Je me [107] rappelle, en effet, qu’il m’a raconté, en riant, il y a des années, un fait analogue sur un de nos confrères. Il avait été appelé par celui-ci en consultation auprès d’un malade atteint très gravement et il se crut obligé de faire remarquer au confrère, très optimiste, que le malade avait de l’albumine dans l’urine. Le confrère ne se troubla pas et répondit tranquillement: «Cela ne fait rien, mon cher confrère, l’albumine s’éliminera !» - Il n’est donc pas douteux que ce fragment du rêve est une raillerie à l’adresse des confrères qui ignorent l’hystérie. Mon hypothèse est d’ailleurs aussitôt confirmée: je me demande brusquement: le Dr M... sait-il que les symptômes constatés chez sa malade (l’amie d’Irma), qu’on avait mis sur le compte de la tuberculose, sont des symptômes hystériques ? A-t-il reconnu cette hystérie ou s’y est-il laissé prendre?
Mais quelles raisons puis-je avoir de traiter si mal un ami ? La raison est simple. Le Dr M... accepte aussi peu ma « solution » concernant Irma qu’Irma elle-même.
Je me suis donc vengé en rêve de deux personnes déjà: d’Irma par le «Si tu souffres encore, c’est de ta faute », et du Dr M... en lui mettant dans la bouche des paroles de consolation absurdes.
Nous savons d’une manière immédiate d’où vient l’infection. Ce savoir immédiat en rêve est très remarquable. Un instant avant, nous l’ignorions, puisque l’existence de l’infection n’a été prouvée que par Léopold.
Mon ami Otto lui a fait, un jour où elle s’était sentie souffrante, une injection (sous-cutanée). En fait, Otto m’avait raconté que, pendant son bref séjour dans la famille d’Irma, il avait été appelé dans un hôtel voisin, auprès d’une personne qui s était sentie malade brusquement, et qu’il lui avait fait une piqûre. Les piqûres me rappellent d’autre part mon malheureux ami qui s’était intoxiqué avec de la cocaïne. Je lui avais conseillé ce remède pour l’usage interne pendant sa cure de démorphinisation; mais il s’est fait immédiatement des piqûres.
Avec une préparation Je propyle... propylène... acide propionique. A quoi cela peut-il correspondre ? Le soir où j’ai [108] écrit l’histoire de la maladie d’Irma, ma femme a ouvert un flacon de liqueur sur lequel on pouvait lire le mot « ananas » (Note 1. Ananas assone avec le nom de famille de ma malade Irma): et qui était un cadeau de notre ami Otto. Otto a, en effet, l’habitude de faire des cadeaux à tout propos. Ça lui passera, espérons-le, quand il se mariera. Le flacon ouvert dégagea une telle odeur de rikiki que je me refusai à y goûter. Ma femme dit: « Nous le donnerons aux domestiques », mais moi, plus prudent encore et plus humain, Je l’en détournai en lui disant: « Il ne faut pas les intoxiquer non plus. » L’odeur de rikiki (odeur amylique) a déclenché dans mon esprit le souvenir de toute la série : méthyle, propyle, etc., et abouti dans le rêve aux composés propyliques. J’ai fait évidemment une substitution, j’ai rêvé le propyle après avoir senti l’amyle, mais c’est, pourrait-on dire, une substitution de l’ordre de celles qui sont permises en chimie organique.
Triméthylamine. Je vois la formule chimique de cette substance, ce qui prouve que je fais un grand effort de mémoire, et cette formule est imprimée en caractères gras, comme si (on) avait voulu la faire ressortir tout particulièrement. A quoi me fait maintenant penser la triméthylamine sur laquelle mon attention est éveillée de la sorte? A un entretien avec un autre ami (Note 2. Fliess) qui, depuis des années, est au courant de tous mes travaux dès leur début comme moi des siens. Il m’avait communiqué ses idées sur la chimie des processus sexuels et dit notamment qu’il avait cru constater, parmi les produits du métabolisme sexuel, la présence de la triméthylamine. Cette substance me fait ainsi penser aux faits de sexualité; j’attribue à ces faits le plus grand rôle dans la genèse des affections nerveuses que je veux guérir. Irma est une jeune veuve. Pour excuser l’échec de mon traitement, je suis tenté de le mettre sur le compte de cette situation, que son entourage voudrait voir cesser. Comme ce rêve est d’ailleurs curieux ! L’amie d’Irma, qui se substitue à elle, est également une jeune veuve.
Je devine pourquoi la formule de la triméthylamine a pris tant d’importance. Elle ne rappelle pas seulement le rôle dominant de la sexualité, mais aussi quelqu’un à qui je songe avec bonheur quand je me sens seul de mon avis.
[109] Cet ami, qui joue un si grand rôle dans ma vie, vais-je le rencontrer dans la suite des associations du rêve ? Oui: il a étudié tout particulièrement le retentissement des affections des fosses nasales et de leurs annexes et publié des travaux sur les relations curieuses entre les cornets et les organes sexuels chez la femme. (Les trois formations contournées dans la gorge d’Irma.) Je lui ai même demandé d’examiner Irma, pour savoir si ses maux d’estomac n’étaient pas d’origine nasale. Lui-même souffre de suppuration nasale, ce qui me préoccupe beaucoup. C’est à cela que fait sans doute allusion le mot pyohémie qui me revient à l’esprit en même temps que les métastases du rêve.
Ces injections ne sont pas faciles à faire. Ceci est indirectement un reproche de légèreté contre mon ami Otto. J’ai dû penser à quelque chose d’analogue dans l’après-midi quand ses paroles et son air m’ont fait croire qu’il avait pris parti contre moi. J’ai dû me dire: comme il est influençable, comme il a peu de sens critique! - La phrase me fait penser également à l’ami mort qui avait décidé trop vite de se faire des piqûres de cocaïne. L’on se rappelle que je ne lui avais pas du tout conseillé de faire des piqûres. Le reproche d’avoir employé ces substances à la légère, que je fais à Otto, me rappelle, par contrecoup, la malheureuse histoire de Mathilde, où je suis coupable moi-même. J’ai évidemment réuni ici des exemples de scrupules professionnels, mais aussi de laisser-aller.
Il est probable aussi que la seringue n’était pas propre. Encore un reproche à l’adresse d’Otto, mais qui est d’une autre origine. J’ai rencontré hier par hasard le fils d’une vieille dame, âgée de 82 ans, à qui je fais deux piqûres de morphine par jour. Elle est actuellement à la campagne, et on m’a dit qu’elle souffrait d’une phlébite. J’ai pensé immédiatement qu’il devait s’agir d’une infection due à la propreté insuffisante de la seringue. Je songe avec satisfaction qu’en deux ans je ne lui ai pas occasionné un seul abcès: je veille très attentivement à l’asepsie de la seringue, je suis très scrupuleux à ce point de vue. La phlébite me fait penser à ma femme, qui a souffert de varices pendant une de ses grossesses; puis surgissent dans ma mémoire les circonstances très semblables où se sont successivement trouvées ma femme, Irma et Mathilde, dont j’ai relaté plus haut la mort. L’analogie de ces événements a fait que j’ai substitué dans mon rêve ces trois personnes l’une à l’autre. [110]


* * *

Voilà donc l’analyse de ce rêve achevée (On imagine bien que je n’ai pas communiqué ici tout ce qui m’est venu à l’esprit pendant le travail d’interprétation.) Pendant ce travail, je me suis défendu autant que j’ai pu contre toutes les idées que me suggérait la confrontation du contenu du rêve avec les pensées latentes qu’il enveloppait; ce faisant, la « signification» du rêve m’est apparue. J’ai marqué une intention que le rêve réalise et qui doit être devenue le motif du rêve. Le rêve accomplit quelques désirs qu’ont éveillés en moi les événements de la soirée (les nouvelles apportées par Otto, la rédaction de l’histoire de la maladie). La conclusion du rêve est que je ne suis pas responsable de la persistance de l’affection d’Irma et que c’est Otto qui est coupable. Otto m’avait agacé par ses remarques au sujet de la guérison incomplète d’Irma; le rêve me venge: il lui renvoie le reproche. Il m’enlève la responsabilité de la maladie d’Irma, qu’il rapporte à d’autres causes (énoncées très en détail). Le rêve expose les faits tels que j’aurais souhaité qu’ils se fussent passés;son contenu est l’accomplissement d’un désir, son motif un désir.
Tout cela saute aux yeux. Mais les détails mêmes du rêve s’éclairent à la lumière de notre hypothèse. Je me venge, non seulement de la partialité et de la légèreté d’Otto (en lui attribuant une conduite médicale inconsidérée: l’injection), mais encore du désagrément que m’a causé la liqueur qui sentait mauvais, et je trouve en rêve une expression qui unit les deux reproches: une injection avec une préparation de propylène. Mais cela ne me suffit pas, je poursuis ma vengeance: j’oppose à Otto son concurrent plus solide. C’est comme si je lui disais: « Je l’aime mieux que toi.» Mais Otto n’est pas seul à porter le poids de ma colère. Je me venge aussi de la malade indocile en mettant à sa place une autre plus intelligente et plus sage. Je ne pardonne pas non plus son opposition au Dr M... et je lui fais comprendre, par une allusion transparente, qu’il se conduit dans cette affaire comme un ignorant (il va s’y ajouter de la dysenterie, etc.). J’en appelle même, il me semble, à un autre ami plus informé (celui qui m’a parlé de la triméthylamine), de même que j’en ai appelé [111] d’Irma à son amie, d’Otto à Léopold. Mes trois adversaires remplacés par trois personnes de mon choix, je suis délivré du reproche que je crois n’avoir pas mérité.
D’ailleurs le rêve montre surabondamment l’inanité de ces reproches. Ce n’est pas moi qui suis responsable des douleurs d’Irma, mais elle-même qui n’a pas voulu accepter ma solution. Les douleurs d’Irma ne me regardent pas, car elles sont d’origine organique et ne peuvent être guéries par un traitement psychique. Les souffrances d’Irma s’expliquent par son veuvage (triméthylamine), et je ne peux rien changer à cet état. Les souffrances d’Irma ont été provoquées par la piqûre imprudente d’Otto, faite avec une substance non appropriée; je n’en aurais jamais fait de pareille. Les souffrances d’Irma viennent d’une piqûre faite avec une seringue malpropre, comme la phlébite chez la vieille dame dont j’ai parlé; il ne m’arrive jamais rien de tel. Il est vrai que ces explications, qui concourent toutes à me disculper, ne s’accordent pas ensemble et même s’excluent. Tout ce plaidoyer (ce rêve n’est pas autre chose) fait penser à la défense de l’homme que son voisin accusait de lui avoir rendu un chaudron en mauvais état. Premièrement, il lui avait rapporté son chaudron intact. Deuxièmement, le chaudron était déjà percé au moment où il l’avait emprunté. Troisièmement, il n’avait jamais emprunté de chaudron à son voisin. Mais tant mieux, pourvu qu’un seulement de ces trois systèmes de défense soit reconnu plausible, l’homme devra être acquitté.
On trouve dans le rêve d’autres thèmes encore, dont le rapport avec ma défense au sujet de la maladie d’Irma est moins clair: la maladie de ma fille, celle d’une malade qui portait le même prénom, les effets nocifs de la cocaïne, l’affection du malade en voyage en Egypte, les inquiétudes au sujet de la santé de ma femme, de mon frère, du Dr M..., mes propres malaises, l’inquiétude pour l’ami absent atteint de suppurations du nez. Mais si j’embrasse tout cela d’un coup d’œil, je peux le réunir en un seul groupe de pensées que j’étiquetterais: inquiétudes au sujet de la santé (la mienne ou celle des autres, scrupules de conscience médicale). Je me rappelle l’obscure impression pénible que j’ai ressentie lorsque Otto m’a apporté des nouvelles d’Irma. Je voudrais retrouver après coup dans ce groupe de pensées la marque de cette impression fugitive. Otto m’avait dit [112] en somme: Tu ne prends pas assez au sérieux tes devoirs médicaux, tu n’es pas consciencieux, tu ne tiens pas ce que tu promets. Le groupe des pensées du rêve est alors venu à mon aide et m’a permis de démontrer combien je suis consciencieux et combien la santé des miens, de mes amis et de mes malades me tient à cœur. Remarquons que l’on trouve dans cet ensemble aussi des souvenirs pénibles qui tendent plutôt à confirmer l’accusation d’Otto qu’à me disculper. Il y a là une apparence d’impartialité, mais qui n’empêche qu’on reconnaît aisément le rapport entre le contenu large sur lequel le rêve repose et le thème plus étroit, objet du désir: non-responsabilité au sujet de la maladie d’Irma.
Je ne prétends nullement avoir entièrement élucidé le sens de ce rêve, ni que mon interprétation soit sans lacunes.
Je pourrais m’y attarder, rechercher de nouvelles explications, résoudre des énigmes qu’il pose encore. Je vois nettement les points d’où l’on pourrait suivre de nouvelles chaînes d’associations; mais des considérations dont nous tenons tous compte quand il s’agit de nos propres rêves m’arrêtent dans ce travail d’interprétation. Que ceux qui seraient portés à me blâmer pour cette réserve essaient d’être eux-mêmes plus explicites. Je m’en tiendrai pour le moment à la notion nouvelle qu’a apportée cette analyse: Quand on applique la méthode d’interprétation que j’ai indiquée, on trouve que le rêve a un sens et qu’il n’est nullement l’expression d’une activité fragmentaire du cerveau, comme on l’a dit. Après complète interprétation, tout rêve se révèle comme l’accomplissement d’un désir.
Suite de l’analyse : phénomènes de condensation dans le rêve.
Le travail de condensation dans le rêve d’Irma
[254] Le personnage principal de ce rêve est ma malade Irma; elle est vue avec ses traits propres et par conséquent représente en premier lieu elle-même. La position dans laquelle je l’examine près de la fenêtre provient du souvenir d’une autre personne, de la dame que je préférerais soigner, en échange, ainsi que le montrent les pensées du rêve. Dans la mesure où Irma a des membranes diphtériques qui rappellent mes inquiétudes au sujet de ma fille aînée, elle représente mon enfant, et, à cause de la similitude des noms, la malade morte d’intoxication. Dans la suite, Irma figure d’autres personnes encore (sans que son apparence se modifie dans le rêve); elle devient un des enfants que nous examinons à la consultation publique de l’hôpital des enfants malades, où mes amis manifestent la différence de leurs caractères. Il est probable que la transition a été fournie par l’idée de ma petite fille. Quand elle ne veut pas ouvrir la bouche, Irma devient une allusion à une autre dame que j’ai examinée et, de plus, pour le même motif, à ma propre femme. Les signes morbides que j’ai découverts dans sa gorge sont des allusions à toute une série d’autres personnes.
Toutes ces personnes que je découvre en poursuivant cette «Irma» n’apparaissent pas elles-mêmes dans le rêve; elles se dissimulent derrière l’ «Irma» du rêve qui devient ainsi une image générique formée avec quantité de traits contradictoires. Irma représente toutes ces personnes, sacrifiées au cours du travail de condensation, puisqu’il lui arrive tout ce qui est arrivé à celles-ci.
On peut créer une personne collective, servant à la condensation du rêve, d’une autre manière encore: en réunissant en une seule image de rêve les traits de deux ou plusieurs personnes. C’est ainsi qu’a été formé le Dr M... de mon rêve: il porte le nom de M..., il parle et il agit comme lui; ses caractéristiques physiques, sa maladie sont celles d’une autre personne, de mon frère aîné; un seul trait, sa pâleur, est doublement déterminé, puisque dans la réalité il est commun aux deux personnes. Le Dr R..., du rêve de l’oncle est un personnage de ce genre. Mais ici l’image du rêve a encore été préparée d’une autre façon. Je n’ai pas uni des traits particuliers à l’un à ceux de l’autre et simplifié dans ce but l’image-souvenir de chacun. J’ai agi comme [255] Galton élaborant ses images génériques (ses « portraits de famille »): j’ai projeté les deux images l’une sur l’autre, de sorte que les traits communs ont été renforcés et que les traits qui ne concordaient point se sont mutuellement effacés et sont devenus indistincts dans l’image. C’est ainsi que, dans le rêve de l’oncle, un trait se renforce parce qu’il appartient à deux personnes (de physionomies différentes et par conséquent effacées): c’est la barbe blonde, qui, de plus, rappelle mon père et moi grâce à l’idée de grisonner.
L’élaboration de personnes collectives et de types mixtes est un des principaux moyens dont la condensation du rêve dispose. Nous aurons bientôt l’occasion d’en reparler.
L’idée de dysenterie provient, dans le rêve de l’injection faite à Irma, également de plusieurs sources: d’une part d’une assonance paraphasique avec diphtérie, d’autre part de ce que cette idée est associée à celle du malade que j’ai envoyé en Orient et dont on a méconnu l’hystérie.
Un cas de condensation intéressant nous est fourni par le propylène mentionné dans le rêve. La pensée du rêve ne contenait pas propylène mais amylène. On pourrait penser que, lors de la formation du rêve, il y a eu là un simple déplacement. Cela est vrai, mais ce déplacement a servi la condensation, ainsi qu’on va le voir. En arrêtant mon attention sur le mot propylène, je m’aperçois qu’il assone avec Propylées. Les Propylées ne sont pas seulement à Athènes. II y a des Propylées à Munich. C’est dans cette ville qu’un an avant le rêve j’ai rendu visite à un ami très malade que ma pensée évoque certainement lorsqu’elle mentionne la triméthylamine aussitôt après le propylène.
Je néglige le fait, pourtant frappant, que, lors de l’analyse du rêve, des associations de valeurs diverses ont été employées à relier les idées comme si elles avaient été équivalentes; je vais essayer de me représenter d’une manière plastique en quelque sorte comment l’amylène de la pensée du rêve a pu être remplacé par propylène dans son contenu.
On trouve d’une part le groupe de représentations de mon ami Otto qui ne me comprend pas, me donne tort, m’offre de la liqueur qui sent l’amylène; d’autre part, lié par contraste, le groupe de mon ami Wilhelm qui me comprend, qui me donnerait raison et à qui je dois tant [256] d’indications précieuses, surtout sur la chimie des processus sexuels.
Dans le groupe de représentations formé autour d’Otto, mon attention est surtout attirée par les faits récents, ceux qui ont provoqué le rêve: l’amylène est au nombre de ces éléments privilégiés, prédestinés à entrer dans le rêve. Le groupe, très riche, formé autour de Wilhelm est animé par le contraste avec le groupe d’Otto, et les éléments qui sont mis en relief correspondent aux éléments du groupe d’Otto. Dans tout ce rêve, j’en appelle d’une personne qui me contrarie à une autre que je peux lui opposer à mon gré, point par point. C’est ainsi que le souvenir de l’amylène qui provient du groupe d’Otto, provoque dans le groupe adverse des souvenirs de la sphère de la chimie, et que la triméthylamine, soutenue de divers côtés, entre dans le contenu du rêve. Amylène pouvait aussi parvenir sans changement dans le contenu, mais il subit l’influence du groupe Wilhelm; dans l’ensemble des souvenirs que ce nom recouvre, un élément est choisi, c’est celui qui peut donner une double détermination pour amylène. Propylène est tout près d’amylène, si on se place au point de vue de l’association; le groupe Wilhelm offre Munich et les Propylées. Les deux cercles de représentation se rejoignent avec Propylène-Propylées. Cet élément médian pénètre donc dans le contenu du rêve par une manière de compromis. Il y a eu création d’une sorte de moyen terme qui permet une détermination multiple. Nous saisissons bien ici comment la détermination multiple permet de pénétrer plus aisément dans le contenu du rêve. Pour parvenir à cette image moyenne, on a déplacé l’attention, de la pensée réelle à une autre, assez proche pour l’association.
L’étude du rêve de l’injection nous permet de jeter un coup d’œil sur le processus de condensation, tel qu’il apparaît dans la formation du rêve. Nous pouvons reconnaître les procédés particuliers du travail de condensation: choix d’éléments de pensée qui apparaissent à diverses reprises dans les pensées du rêve, formation d’unités nouvelles (personnes collectives, types mixtes) et création de moyens termes. Nous nous demanderons à quoi sert la condensation et d’où elle vient, quand nous essaierons de saisir l’ensemble des processus psychiques qui apparaissent lors de la formation du rêve. Contentons-nous pour l’instant d’affirmer l’existence d’une condensation, relation [257] caractéristique entre les pensées du rêve et le contenu du rêve.
Ce processus de condensation est particulièrement sensible quand il atteint des mots et des noms. Les mots dans le rêve sont fréquemment traités comme des choses, ils sont sujets aux mêmes compositions que les représentations d’objets. Ces sortes de rêves aboutissent à la création de mots comiques et étranges.


 
Sigmund Freud





16 juil. 2016


Il est des œuvres musicales qui n’existent pas. Bien sûr, elles sont là, écrites sur la partition, achevées même, parfois avec date et signature. Mais elles n’existent pas. Très peu en ont connaissance ou les reconnaissent comme des chefs-d’œuvre, alors même qu’elles appartiennent parfois aux plus grands compositeurs. Qui met, dans le répertoire qu’on dit « classique », le Concerto pour violon de Schumann au premier plan (celui pour piano et celui pour violoncelle l’écrasent) ?  Qui partage, à part Richter qui ne cessa de l’interpréter et même de l’enregistrer à plusieurs reprises, une admiration pour le Concerto pour piano de Dvorak que celui pour violoncelle pour ainsi dire éteint et fait taire ?  Certes il y a des œuvres plus réussies que d’autres, un grand compositeur n’est pas nécessairement et toujours à son meilleur niveau (songeons au Christ au Mont des Oliviers de Beethoven ou à sa Messe en Ut), mais en l’occurrence il ne s’agit guère de cela. Il s’agit de chefs-d’œuvre ratés, littéralement et incontestablement ratés, et la rumeur à leur sujet ne s’est guère trompée. Curieux destin que celui de ces œuvres – et l’équivalent est naturellement de mise dans les autres arts (Parabole de Faulkner me vient à l’esprit en raison d’une très ancienne admiration mêlée de stupéfaction inquiète à l’égard de l’ambition de l’œuvre et de son fouillis, et surtout, une à une, les œuvres de Robert Walser, tendues vers, comme soutenues par une étrange éthique, le ratage) –, dont tout l’intérêt est de nous instruire sur la musique en général. Et, en forçant le trait, on risquera l’idée que ces œuvres constituent nos préférées, comme on dit, ne serait-ce que parce qu’elles sont les plus en souffrance eu égard à leur peu de reconnaissance, qu’elles sont en vérité la souffrance même de l’œuvre et, à la fin des fins, des œuvres en souffrance. Inutile, donc, de les prendre en compte cas par cas. La catégorie dont elles relèvent est discrète, fragile et de peu d’existence, mais elle se tient, dans une forme instable, sur son bord. Chacun d’entre nous a ainsi à l’esprit ses propres références, quel que soit le genre musical. Il est toutefois possible d’esquisser la caractéristique plus que singulière de ces œuvres, à commencer par les considérations négatives.
De tels chefs-d’œuvre sont ratés, avons-nous dit. Mais comment entendre cet oxymore majeur, et comment serait-il possible d’en soutenir la pertinence ?  Si l’on précise qu’ils ne sont ni simplement originaux (l’originalité ne suffit guère pour accéder au rang et le tenir), ni inachevés (à l’état par exemple d’esquisse ou de brouillon) car il existe de tels chefs-d’œuvre inachevés (la Symphonie de Schubert qui porte même ce nom), ni imparfaits sur le plan formel, ni peu inspirés, alors il devient très délicat de trouver une registration quelconque pour eux. Dans ces conditions, pourquoi peut-on soutenir qu’ils sont « ratés » ?  On allèguera d’une part le peu de reconnaissance dont il font l’objet – ils apparaissent négligeables au regard des autres œuvres d’un même compositeur –, leur défaillance dans la pénétration des esprits, ou encore quelque trait répulsif, qu’il s’agisse d’une banalité ou d’une monotonie réelles ou apparentes, d’une absence de forme identifiable, ou bien de la difficulté d’écoute qu’ils dégagent. D’un autre côté, si l’on reprend les termes négatifs par lesquels on les juge, ceux-ci précisément ne tiennent pas. La Missa solemnis de Beethoven est pour le moins ingrate. Ce « chef-d’œuvre distancié », comme le dénomme Adorno, est pourtant, à l’examen, un sommet absolu de la musique (j’ajouterais pour ma part que quelque chose en lui est précisément raté…). L’absence de reconnaissance publique (rien de cette dernière œuvre ne s’est autonomisé en une cellule identifiable, c’est à peine si on en relève, de manière partagée, une séquence) ne nuit pas à sa reconnaissance réelle. Car des œuvres ratées, rien n’est retenu : l’oreille n’y comprend pas grand-chose et se donne une main pour les rejeter. Leur manifestation est le plus souvent rêche comme l’écriture de Kleist, ou encore brutale, leur écoulement est heurté et abrupt comme un texte mal agencé. Bref, elles ne trouvent pas, de quelque façon que ce soit, leur identité. Mais à leur écoute, un soir, par le hasard des choses ou des fins de disques, que d’habitude on néglige et qui continuent de tourner, une inquiétude naît devant l’inquiétude même de l’œuvre tout comme on se laisse surprendre par un objet méconnaissable et insaisissable. Rien n’est toutefois de l’ordre de la révélation qui élèverait ce qu’on écoute au rang pur et simple de chef-d’œuvre méconnu. Car si chef-d’œuvre il y a, incontestablement, il est néanmoins raté.

Pour aller plus loin, il est nécessaire de se démarquer, autant que faire se peut, de tout critère de goût qui anéantirait la réalité du problème. Il faut donc rechercher quelques caractéristiques plus précises pour déterminer la négativité de ces chefs-d’œuvre ratés. On commencera par l’absence de publicité, au sens très précis non pas de la seule rumeur qui fait ou non la réputation, mais de ce qui se soustrait à toute publicité. Rien de son contenu ne parvient aux oreilles, ni même ne parvient à y accéder. Œuvre détachée, retirée et secrète, le chef-d’œuvre raté éprouve son ratage, aussi bien pour lui-même que pour l’auditeur, dans cette passerelle introuvable. Sans public, elle est inaudible. Quant au chef-d’œuvre reconnu, ce qui est un pléonasme, son bonheur se retourne en malheur, peut-être d’avoir surmonté le ratage…, en ce sens qu’il est pure publicité et n’existe intensément qu’en elle, à tel point qu’il devient à la limite inutile de l’écouter. En vérité, on ne l’écoute plus. Ainsi, qui est encore en mesure d’écouter, au sens le plus fort du terme, la IX° Symphonie de Beethoven, de même qui est capable de regarder Mona Lisa, de lire de près Madame Bovary ? C’est parce qu’on sait, c’est parce qu’on reconnaît que ces chefs-d’œuvre sont livrés à la publicité et dans le même temps à l’incompréhension. Et, plus exactement, il faudrait faire l’histoire du malentendu qui les a frappés. La parole, lorsqu’elle est requise, s’en tire en affirmant que ces œuvres sont inépuisables, par quoi elles sont précisément grandes. Elles peuvent fasciner, mais c’est parce qu’elles sont reconnues au préalable, publiquement, comme les faisceaux vers lesquels le regard et l’oreille se dirigent. Elles sont proches et très lointaines. Elles sont grandes et ne font plus partie que du décor. Elles poursuivent pour ainsi dire leur œuvre en ne cessant de s’œuvrer et de se magnifier, ce qui ne va pas sans un certain éloignement dans les sphères de la transcendance et de l’intimidation. En ce sens, c’est peut-être la pire des choses qui peut leur arriver, tout comme une œuvre quelconque perd de sa puissance en sa glorification même lorsqu’elle est livrée à l’usure et au rognage de la fréquentation publique et de l’enseignement. Au fond et plus largement, c’est ce qui arrivé, socialement, culturellement et civilisationnellement à à peu près toute la musique que l’on dit « classique ».
Par ailleurs, le chef-d’œuvre raté ne se distingue de son rival magnifié pas seulement par sa discrétion, qu’on l’entende comme on veut. En effet, le chef-d’œuvre se lit et se comprend de lui-même, ou bien il s’impose jusque dans son mystère. Il poursuit sa lecture immanente à travers l’histoire de son admiration comme une lecture réservée, comme une présence méditante qui serait celle d’un dieu. Ce fut là, on le comprend bien, le nœud de ce qui confectionna l’art dans ce qu’il eut de plus grand, ainsi que l’avait analysé Hegel et même tel que l’avait reconnu, dans sa tradition cultuelle, Benjamin.  Inversement, le chef-d’œuvre raté se trouve face à son impuissance de creuser une telle transcendance et de poursuivre en lui-même une lecture immanente de cette espèce. Là où les chefs-d’œuvre se lisent d’eux-mêmes, les ratés font la demande extérieure de la lecture. Depuis le fond de leur retrait, de leur silence et de leur nuit, ils formulent une adresse. À peine osent-ils une protestation ou une contestation. En tout cas, ils n’ont ni su ni pu trouver un chemin ou une voix pour venir à nous et se faire entendre.

Le ratage, qu’est-ce qu’un raté ?  Ce n’est pas tout à fait la même chose : on rate quelque chose alors qu’un raté s’est raté lui-même, donc intégralement. Beethoven a connu des ratages, mais on ne peut prétendre qu’il est un raté. Quoi qu’il en soit, ratage ou raté, les vocables sont péjoratifs et même violents en leur dimension irrémédiable de condamnation. Il reste que la question est celle d’un but qui n’a pas été atteint et d’un modèle qui n’a pas été respecté. Un raté se manque lui-même, lorsqu’il s’agit d’une personne, ou il rencontre le vide lorsqu’il s’agit d’un geste. On dira d’un vrai raté qu’il est sans œuvre, ou bien que tout ce qu’il accomplit ne possède aucune valeur – c’est le jugement social ou public –, et encore que toute œuvre, toute action ou production de ce genre est une absence d’œuvre. Le raté a le sentiment que toute réalisation de sa part est une irréalisation, et que même le temps n’a accompli aucune œuvre. Le raté éprouve au plus haut point la fatalité mythique. Il connaît ainsi comme seule reconnaissance de soi une sorte d’intemporalité, et bien davantage : qu’il ne s’est jamais situé et n’a jamais agi que dans une réalité mondaine parallèle dans laquelle les choses et les affaires ne rencontraient pas leur but. En vérité, le raté n’appartient pas au monde, à celui que l’on appelle le nôtre. Non seulement il n’a pas fait ce qu’il aurait fallu faire, avant de même de réussir ce qu’il aura entrepris, mais il aura dû se rendre, coupable et condamné, à une existence dont nul projet n’aura su voir le jour. Rater, c’est rater un projet. Un raté est une existence non pas sans projet, mais dont le seul projet est dirigé vers le passé qui l’a raté. C’est l’existence en son ratage, une action sans véritable faire, une praxis statique et muette, qui tourne en rond, sans poïesis, en réalité une existence qui a la même valeur que toutes les autres, mais qui n’aura pas su ou pu se faire reconnaître (à la limite, le raté n’a pas de figure au sens de modèle, on ne peut en présenter que des cas). C’est pourquoi il existe un petit monde des ratés, dont la seule représentation possible ne contient rien de représentable, que ce soit une ligne, une courbe, une accumulation quelconque. Le capital n’a rien donné, il s’est même dilapidé, sans le moindre intérêt, cela va de soi. Il n’y aura pas de dividendes. Pas davantage de rachat, de grâce ni même de rebond, comme on dit. Un raté est une existence que rien n’a touché, une existence qui ne s’est pas faite, pas même dans le mal. Comme toujours, le jugement social et moral stigmatisera l’échec, l’impuissance et les tares. En revanche, dans son évaluation, il ne prend guère la mesure de l’existence en elle-même lorsqu’elle n’est pas productrice, et oublie, en raison des fausses apparences et des illusions, que toute production abandonne, en définitive, l’existence à elle-même.

Une factualité brute, irrémédiable, caractérise le chef-d’œuvre raté. À l’inverse, l’œuvre seulement ratée possède une mesure, qui n’est pas la sienne ou qu’elle n’a pas su faire sienne pour bon nombre de raisons. Dans l’absolu, on imagine ce qu’elle aurait pu être. Et, de toute façon, on sait qu’elle est ratée, on en connaît la négativité. Mais concernant le chef-d’œuvre raté, qui est fini, achevé, chef-d’œuvre pur en quelque sorte, il faut à présent relever qu’il est à peine œuvre, ou à la limite de l’œuvre. Littéralement œuvre désoeuvrée, elle ne possède effectivement pas de destination, pas même de destin ou quoi que ce soit qui la sauverait ou la sortirait de l’ombre. Mais on dira qu’elle est pleinement œuvre et pleinement désoeuvrement (nulle vie ni survie, aucune reconnaissance ne lui est faite, nulle interprétation n’en montre les potentialités). Elle est pour ainsi dire fermée sur elle-même, comme si elle était son début et sa fin, une sorte de phrasé à part, à la limite du compréhensible et de la réception, limite par laquelle elle se maintient pourtant dans l’œuvre.

On pourrait toujours soutenir, dans le but d’effacer cette catégorie d’œuvres qu’on appelle « chefs-d’œuvre ratés », que le ratage seul serait à retenir et que le qualificatif de chef-d’œuvre serait inadéquat. Au fond, ces œuvres ne seraient que ratées sans autre forme de procès. Et que si on cherche à en maintenir le qualificatif, ce ne serait que par confusion des genres. Il est en effet des œuvres qui intriguent et inquiètent l’interprétation, comme en petit Devant la loi de Kafka, en réalité extrait du Procès, comme en grand le Second Faust de Goethe. La puissance par laquelle ces œuvres appellent l’interprétation et la défient serait en effet le signe à la fois de leur grandeur, sinon de leur perfection (le terme est pourtant très inadéquat), et de leur manque. Car ces œuvres ne sont précisément pas, du point de leur réception, évidentes, comme le sont la Mona Lisa ou la IX° Symphonie. Elles chancèlent dans leur grandeur, elles érigent une transcendance, elles forcent le regard et l’écoute à s’approfondir, autant de traits qui les font vivre.
Mais le caractère intriguant et inquiet des chefs-d’œuvre ratés est d’un autre ordre. Ce n’est plus l’interprétation qui les somme, mais précisément son absence. Par conséquent leur factualité, leur isolement, leur singularité irréductible. Et ce point d’irréductibilité, sur tous les plans, paraît constituer leur dénominateur commun et leur trait définitionnel. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent remplir leur intention, précisément parce qu’elle les excède. Certes, c’est originairement et définitivement le trait de tout art par opposition à la technique. Mais ce serait dans l’écart ou la distance, l’impossibilité et l’impuissance par rapport à la forme qui, dans l’art, commande et finit par s’imposer que s’inscriraient les chefs-d’œuvre ratés. Elles seraient l’écriture de cet écart, marques et traces d’un pont entre l’intention et la réalisation, la forme et le résultat que la seule matière de l’œuvre recouvrerait. C’est pourquoi on a dit en commençant que ces œuvres n’existaient pas, ou bien qu’elles se tiennent au bord de l’existence comme la pure existence, sans posséder les attributs communs de l’objectivité et de l’identité. Œuvre en soi, sans sujet – qu’on l’entende comme on veut –, elle est plus mystérieuse encore que le plus grand des chefs-d’œuvre. On y devine un vouloir-dire que la musique elle-même ne parvient pas à proférer. Musique de la musique, non au sens du dépassement, mais à l’inverse musique d’avant la musique, peut-être musique à côté de la musique, les chefs-d’œuvre ratés pourraient à ce compte prétendre à une sorte de supériorité absolue là où en réalité elles se sont recroquevillées dans le mystère. Si la grande œuvre, bien que l’infinité qui la déborde ne se résolve jamais dans une formule, est malgré tout ce qui se livre jusque dans son mystère propre, ce qui en vérité donne dans l’éclat de la manifestation son mystère – on tient là le chef-d’œuvre ! –, le chef-d’œuvre raté ne donne rien, pas la moindre clef pour pénétrer en lui.  On ne sait comment la forme se tient, comment elle est liée, d’où elle provient, quel serait le modèle ou ce qui en tiendrait lieu, à quoi elle nous appelle et dans quel langage. De tout cela, nous n’avons pas l’idée parce que l’œuvre de ce genre l’ignore elle-même tout comme l’interprétation qu’en tente l’histoire rend très vite les armes. On constatera seulement le poids plus puissant du retrait sur l’avancée de la manifestation, ce qui en fait une sorte de double inversé du chef-d’œuvre. On sentira, à l’écoute, le passage d’une ombre plus que d’une réalité, à tel point qu’on se demandera si cette œuvre, en son ratage, n’est pas tout simplement l’ombre d’elle-même, une œuvre dont on n’aurait que l’ombre et que le modèle aurait originairement abandonné.
Faut-il y revenir et préciser ? Faut-il énumérer les caractéristiques du chef-d’œuvre raté ?  Un fort déséquilibre, une forme étonnante de maladresse dans l’adresse, l’absence de destination, quelque chose de gauche, l’irrésolution et la lévitation, une dimension qu’on dirait pathologique, etc. Tout cela suffirait amplement si un charme n’opérait pas, très loin de toute séduction et même de toute beauté, la moins évidente qui soit, si aussi et surtout on ne devait constater qu’elle se soustrait à tout jugement de goût. Il est impossible de se prononcer avec assurance à son sujet et on doit se rendre à l’évidence de sa factualité détachée de toute raison par laquelle on pourrait l’aborder, et ainsi se trouver démuni – c’est effectivement l’opération qu’elle induit en nous – face à sa réalité, comme l’irruption d’un réel indifférent à la réalité commune. Il ne suffit donc pas d’affirmer que c’est en se soustrayant aux catégories qui régissent le régime de l’œuvre qu’on trouvera la consistance propre du chef-d’œuvre raté, il faudrait se demander en revanche quelle est, si positivement il en existe une, la nature de cette consistance. Or c’est bien elle qui expose sa double face, dont l’une ne fait jamais qu’invalider l’autre, tout comme une évidence nous rend muet et anéantit toute raison.
En somme, le chef-d’œuvre raté réussit par là où il a échoué. Échec d’une réussite, réussite d’un échec, telles seraient les formules par le caractériser et qui ne tiennent que parce que l’œuvre a malgré tout vu le jour. Si toute grande œuvre n’est en vérité qu’une catastrophe, comme disait la formule d’Adorno, et qu’on prolongera dans l’idée plus sobre d’échec, cela signifie d’une part qu’il n’existe pas d’œuvre ultime et absolue qui réaliserait dans le monde le rayonnement qu’elle ne possède que sur le mode substitutif de l’apparence, et d’autre part qu’elle doit composer, dans le désastre de sa défaite, avec notre monde en produisant un compromis. Dans le chef-d’œuvre raté, en revanche, il n’existe pas de tel compromis. Peut-être, par conséquent, faut-il soutenir que l’œuvre désire cet échec et qu’elle n’opère aucun compromis. C’est son point d’affirmation pure à même son retrait et sa discrétion propres s’ajoutant à son retrait plus général du monde. Mais le prix à payer est celui de la communicabilité.
Le sérieux exige, en cette affaire, de faire part d’un scrupule : sait-on en réalité de quoi l’on parle s’agissant des chefs-d’œuvre ratés ?  La catégorie que l’on vise à fixer relève-t-elle de la moindre consistance et opérativité dans la réflexion que l’on peut avoir sur la musique et plus largement s’agissant des autres arts ?  Ce scrupule de la pensée est indéfectible, mais inversement il n’annule pas la réalité factuelle de ces œuvres. Leur incommunicabilité et leur isolement à chaque fois particulier proviennent d’une sorte de folie de l’œuvre. La psychose du Concerto pour violon de Schumann est palpable et impénétrable. De même que celle de nombreuses pièces de Scriabine (la Sonate Messe noire). Et celle d’une grande partie de l’œuvre de Hugo Wolf, dont certaines pièces ne ressemblent en vérité à rien. Et considérons avec étonnement les Bagatelles op. 126 de Beethoven, chef-d’œuvre dans le détail de chaque pièce, chef-d’œuvre raté pris comme ensemble qui ne parvient à clore ni à se clore sur un sens comme savent pourtant le faire, dans le péril extrême, les Variations Diabelli. Assurément, concernant seulement ce dernier exemple, on allèguera au contraire le chef-d’œuvre absolu (on en conviendra soi-même avec enthousiasme), mais nul rayonnement comme celui des dernières Sonates, nulle projection publique, mais des pièces détachées et hérissées, éclatées et pointues comme des épines qui défendent et interdisent toute approche comme dans un mouvement inverse, en repli et en profondeur, de renoncement à être statufiées, comme dans un retrait volontaire de la sphère des chefs-d’œuvre. Ainsi la lecture des œuvres s’avère si difficile et heurtée en l’absence de toute continuité que leur discours brisé provoque la rupture de la communicabilité. L’impression est, on ne sait si cela est partagé, que dans son développement, l’œuvre évite, ne serait-ce que par de légers infléchissements qui s’avèrent définitivement majeurs, le moment où elles deviendraient reconnaissables dans la plénitude du chef-d’œuvre. Ce geste, cette volonté, dirons-nous, constituent le plus profond mystère en ce qu’ils ne sont ni des ratages ni des chefs-d’œuvre, mais des chefs-d’œuvre ratés.

Ces œuvres ne sont pas, on l’a compris, de second ordre, comme cela va de soi pour ce qu’on appelle des séries B. Elles ne s’inscrivent justement dans aucune hiérarchie. La série A leur est interdite et elles répugnent manifestement à ce titre (si elles y prétendaient, elles avoueraient leur ratage pur et simple). À la différence des chefs-d’œuvre, elles demeurent inobjectivables. Soucieuses d’elles-mêmes, intouchables et impénétrables, presque muettes en somme, elles possèdent leur propre langage qui défie absolument toute traduction. De l’art elles participent tout en en soulignant a minima par leur déhanchement, leur forme étrange ou leur maladresse l’artifice, la prétention et la grandiloquence, et, plus maximalement la vérité que les chefs-d’œuvre attestés ne peuvent que manquer. Dans l’imaginaire et ombrageux "Salon des Refusés", les chefs-d’œuvre ratés révèlent chacun, un à un, leur dimension de hapax. Tout comme dans un tableau tel détail infléchit l’approche et l’appréciation du chef-d’œuvre en se concentrant sur quelque trivialité obscure et parfois insensée, de même le chef-d’œuvre raté n’est dans son ensemble qu’un de ces détails, escargot ou hérisson qui abritent le secret innommable de leur provenance et de leur intention. Du reste, peut-on trouver un mot ou un nom qui qualifierait le chef-d’œuvre raté ?  C’est que nous ne pouvons percevoir dans une œuvre de ce genre que l’écho d’une autre, non pas celui du chef-d’œuvre qu’elle aurait pu être, mais celui de sa vérité que faute de modestie et de probité, tant la tentation de la volonté artistique et démonstrative est grande, ce dernier n’est pas.

Beethoven, Bagatelles, op. 126 ; Schumann, Concerto pour violon ; Dvorak, Concerto pour piano, 
Carl Orff,Antigone
Scriabine, Sonate Messe noire,  Pfitzner, Palestrina 
Bruckner, Symphonie n° 1 ; 
Mahler, Das klagende Lied ; Zemlinsky, Symphonie lyrique, etc.


André Hirt

28 juin 2016



Wittgenstein’s Handles



What was it about handles—door-handles, axe-handles, the handles of pitchers and vases—that transfixed thinkers in Vienna and Berlin during the early decades of the twentieth century, echoing earlier considerations of handles in America and ancient Greece?

Ludwig Wittgenstein, as everyone knows, abandoned philosophy after publishing his celebrated Tractatus Logico-Philosophicus in 1921. He took up gardening instead, in a monastic community on the outskirts of Vienna, where he camped out for a few months in a toolshed. It was in part to draw him back into “the world” that his sister Margarete (Gretl) invited him to join the architect Paul Engelmann in designing her new house, a rigorous Modernist structure that, much changed, now houses the Bulgarian Embassy.

Wittgenstein’s participation in the project was relatively limited, his biographer Ray Monk maintains (though Engelmann himself, from professional modesty or perhaps ambivalence about the final product, claimed the collaboration was more extensive):

His role in the design of the house was concerned chiefly with the design of the windows, doors, window-locks and radiators. This is not as marginal as it may at first appear, for it is precisely these details that lend what is otherwise a rather plain, even ugly, house its distinctive beauty. The complete lack of any external decoration gives a stark appearance, which is alleviated only by the graceful proportion and meticulous execution of the features designed by Wittgenstein.

To details like the door-handles, in particular, Wittgenstein accorded what Monk calls “an almost fanatical exactitude,” driving locksmiths and engineers to tears as they sought to meet his seemingly impossible standards. The unpainted tubular door-handle that Wittgenstein designed for Gretl’s house remains the prototype for all such door-handles, still popular in the twenty-first century. (Thomas Bernhard was surely evoking his idol, Wittgenstein, when he told a friend that the only way to find an exact replacement for a broken window-handle would be to find another, identical broken window-handle.)

Monk argues, more than once, that this design project brought Wittgenstein “back” to philosophy. Viennese society is central for Monk, who reproduces Klimt’s portrait of Gretl, and notes that she introduced her brother to an influential professor of philosophy at the University of Vienna. “Through working for Gretl,” he writes, “Wittgenstein was brought back into Viennese society and, eventually, back into philosophy.”

But I doubt that the return to philosophy was prompted by social connections, which were always a mixed bag for the antisocial Wittgenstein. I prefer to believe that the prompt was in the handle. For when Wittgenstein returned to philosophy, the idea that drove him beyond all others was that the nature of language had been misunderstood by philosophers, “including,” he noted winningly, “the author of the Tractatus.” Words did not, he had come to believe, primarily provide a picture of life (the word “snake” representing, or sounding like, an actual snake); they were better conceived of as a part of the activity of life. As such, they were more like tools. (We do things with words, as J. L. Austin famously argued, things like, from a list of Wittgenstein’s, “thanking, cursing, greeting, praying.”) “Think of the tools in a tool-box,” Wittgenstein wrote in his epochal Philosophical Investigations (1953). “There is a hammer, pliers, a saw, a screw-driver, a rule, a glue-pot, glue, nails and screws.—The functions of words are as diverse as the functions of these objects.” Words may look similar, especially when we see them in print. “Especially when we are doing philosophy!”

The analogy Wittgenstein drew was precisely with handles.

It is like looking into the cabin of a locomotive. We see handles all looking more or less alike. (Naturally, since they are all supposed to be handled.) But one is the handle of a crank which can be moved continuously (it regulates the opening of a valve); another is the handle of a switch, which has only two effective positions, it is either off or on; a third is the handle of a brake-lever, the harder one pulls on it, the harder it brakes; a fourth, the handle of a pump: it has an effect only so long as it is moved to and fro.

It is the utility of handles that Wittgenstein insists on here. The pump don’t work ’cause the vandals took the handles.

This utility of handles had also caught the attention of the pioneering German sociologist Georg Simmel, but he thought utility was only half the story. In his brilliant 1911 essay “The Handle,” Simmel argued that the handle of a vase bridges two worlds, the utilitarian and the non-utilitarian. A vessel, according to Simmel, “unlike a painting or statue, is not intended to be insulated and untouchable but is meant to fulfill a purpose—if only symbolically. For it is held in the hand and drawn into the movement of practical life.”

Thus the vessel stands in two worlds at one and the same time: whereas reality is completely irrelevant to the “pure” work of art and, as it were, is consumed in it, reality does make claims upon the vase as an object that is handled, filled and emptied, proffered, and set down here and there. This dual nature of the vase is most decisively expressed in its handle.

For Emerson, too, handles had a dual nature. “All things have two handles,” he wrote in his American Scholar address, “beware of the wrong one.” Stanley Cavell notes that this gnomic admonition “itself has two handles.” Apart from the familiar reminder that there are two sides to every argument, Emerson urges scholars not to unmoor themselves in their thinking from what he called, in another essay, “the city and the farms.” In Cavell’s summary of Emerson (whom Wittgenstein was reading during his military service in World War I), effective thinking and writing require, on the part of the scholar, a certain “doubleness, of worlds, of words,” a straddling of the practical and philosophical worlds, like Simmel’s handle.

Scholars have long assumed that Emerson—who evasively names his source as “the old oracle”—found his aphorism about the two handles in the Enchiridion (handbook, or manual), attributed to the Greek stoic philosopher Epictetus. But I think he filched them (like Dylan’s handle-vandal) from a more immediate source, Thomas De Quincey’s 1827 essay “On Murder Considered as One of the Fine Arts”:

Everything in this world has two handles. Murder, for instance, may be laid hold of by its moral handle (as it generally is in the pulpit and at the Old Bailey), and that, I confess, is its weak side; or it may also be treated aesthetically, as the Germans call it—that is, in relation to good taste.

De Quincey then tells the story of a fire in a London piano-factory, witnessed by his friend Coleridge, who, interrupted in his afternoon tea, expressed disappointment that the fire wasn’t more of an aesthetic spectacle.

Was Robert Frost also channeling De Quincey’s murder essay in this arresting run of (seemingly) free association, from a 1916 interview?

Love, the moon, and murder have poetry in them by common consent. But it’s in other places. It’s in the axe-handle of a French Canadian woodchopper…. You know the Canadian woodchoppers whittle their axe-handles, following the curve of the grain, and they’re strong and beautiful. Art should follow lines in nature, like the grain of an axe-handle.

Of course, Frost may be seen to be alluding to other things—here and in his related poem “The Axe-Helve,” in which a French-Canadian woodcutter named Baptiste criticizes a machine-made handle, showing with his thumbnail how the grain ran “Across the handle’s long drawn serpentine,/ Like the two strokes across a dollar sign.” Handles here stand in for the way Frost’s poetry followed the crooked, and perhaps non-commercial rhythms of ordinary speech, the grain, or what he called “sentence sounds.” (“I knew each nick and scratch by heart,” Elizabeth Bishop’s Crusoe says of his beloved knife, “the bluish blade, the broken tip,/ the lines of wood-grain on the handle.”)

Such a view of how the grain must dictate the lines of the handle—recalling how Michelangelo claimed to free the statue imprisoned in a chunk of marble—would seem the opposite of Gary Snyder’s praise of previous patterns in his poem “Axe Handles,” in which his son wants to replace a missing hatchet-handle, and Snyder suggests they repurpose a broken ax-handle.

There I begin to shape the old handle
With the hatchet, and the phrase
First learned from Ezra Pound
Rings in my ears!
“When making an axe handle
                      the pattern is not far off.”

Snyder traces the quotation to a fourth-century Chinese source, translated for him by his own teacher Chen. “And I see,” he concludes in an epiphany: “Pound was an axe,/ Chen was an axe, I am an axe/ And my son a handle, soon/ To be shaping again, model/ And tool, craft of culture,/ How we go on.” Snyder’s patterns lack the machine-made precision decried by Baptiste, resembling, instead, the pattern a writer of sonnets has in mind in setting pen to paper.

Snyder invokes the idea of literary tradition as a “handing down,” from father to son and from teacher to student, “how we go on.” In such a transfer, the ax stands in for the pen (in a different context, Snyder compared a laptop to a nice little chainsaw). In his seductive praise of the “craft of culture,” Snyder recalls Elias Canetti’s moving assertion: “It is the quiet, prolonged activities of the hand which have created the only world in which we care to live.”

Is there some unfinished business here? Was there, for example, any significance to Wittgenstein’s parenthetical joke about handles resembling one another, like brothers and sisters? “We see handles all looking more or less alike. (Naturally, since they are all supposed to be handled.)” For Wittgenstein, those handles seem to come momentarily alive; they’re animated. Handles, for potters, are often the liveliest part of the vessel; naturally, since they are all supposed to be handled. In a kindred speculative foray, Simmel imagines the handle—think of the fanciful frogs perched atop Chinese porcelain, or the serpentine handles of the potter Karen Karnes’s casseroles—as swooping down on the vessel from some other, more practical world. “This contrast between vase and handle is more sharply accentuated when, as frequently happens, the handle has the shape of a snake, lizard, or dragon,” Simmel notes. “These forms suggest the special significance of the handle: it looks as though the animal had crawled on to the vase from the outside, to be incorporated into the complete form only, as it were, as an afterthought.”

The above text was inspired by a request to make some remarks on the topic of “Utilitarian Clay” for a gathering of professional potters to be held this September in Gatlinburg, Tennessee. Reluctant as I am to be drawn into one more standoff between proponents of art versus proponents of craft (a stalemate if there ever was one), I’m inclined to adopt a conciliatory approach, a reaching of the hand—or, more precisely, the handle—across this evergreen divide. While I’ve never been to Gatlinburg, my mother’s first fiancé, a Quaker conscientious objector, worked in a forestry camp outside of the town during World War II, repairing trails in the Smoky Mountain National Park and contributing to a mimeographed newsletter called The Double-Axe. He drowned in a canoeing accident after the war, and certain things of his were eventually handed down to me, including his tennis racket, as I wrote long ago in a poem called “To the Man Who Almost Married My Mother”: “My hand has worn smooth/ the handle of your tennis racket.”

—for Stanley Cavell


Christopher Benfey







 

May 24, 2016, 2:38 pm

 http://www.nybooks.com/daily/2016/05/24/wittgensteins-handles/