Il est des œuvres musicales qui n’existent pas. Bien sûr, elles sont là, écrites sur la partition, achevées même, parfois avec date et signature. Mais elles n’existent pas. Très peu en ont connaissance ou les reconnaissent comme des chefs-d’œuvre, alors même qu’elles appartiennent parfois aux plus grands compositeurs. Qui met, dans le répertoire qu’on dit « classique », le Concerto pour violon de Schumann au premier plan (celui pour piano et celui pour violoncelle l’écrasent) ? Qui partage, à part Richter qui ne cessa de l’interpréter et même de l’enregistrer à plusieurs reprises, une admiration pour le Concerto pour piano de Dvorak que celui pour violoncelle pour ainsi dire éteint et fait taire ? Certes il y a des œuvres plus réussies que d’autres, un grand compositeur n’est pas nécessairement et toujours à son meilleur niveau (songeons au Christ au Mont des Oliviers de Beethoven ou à sa Messe en Ut), mais en l’occurrence il ne s’agit guère de cela. Il s’agit de chefs-d’œuvre ratés, littéralement et incontestablement ratés, et la rumeur à leur sujet ne s’est guère trompée. Curieux destin que celui de ces œuvres – et l’équivalent est naturellement de mise dans les autres arts (Parabole de Faulkner me vient à l’esprit en raison d’une très ancienne admiration mêlée de stupéfaction inquiète à l’égard de l’ambition de l’œuvre et de son fouillis, et surtout, une à une, les œuvres de Robert Walser, tendues vers, comme soutenues par une étrange éthique, le ratage) –, dont tout l’intérêt est de nous instruire sur la musique en général. Et, en forçant le trait, on risquera l’idée que ces œuvres constituent nos préférées, comme on dit, ne serait-ce que parce qu’elles sont les plus en souffrance eu égard à leur peu de reconnaissance, qu’elles sont en vérité la souffrance même de l’œuvre et, à la fin des fins, des œuvres en souffrance. Inutile, donc, de les prendre en compte cas par cas. La catégorie dont elles relèvent est discrète, fragile et de peu d’existence, mais elle se tient, dans une forme instable, sur son bord. Chacun d’entre nous a ainsi à l’esprit ses propres références, quel que soit le genre musical. Il est toutefois possible d’esquisser la caractéristique plus que singulière de ces œuvres, à commencer par les considérations négatives.
De tels chefs-d’œuvre sont ratés, avons-nous dit. Mais comment entendre cet oxymore majeur, et comment serait-il possible d’en soutenir la pertinence ? Si l’on précise qu’ils ne sont ni simplement originaux (l’originalité ne suffit guère pour accéder au rang et le tenir), ni inachevés (à l’état par exemple d’esquisse ou de brouillon) car il existe de tels chefs-d’œuvre inachevés (la Symphonie de Schubert qui porte même ce nom), ni imparfaits sur le plan formel, ni peu inspirés, alors il devient très délicat de trouver une registration quelconque pour eux. Dans ces conditions, pourquoi peut-on soutenir qu’ils sont « ratés » ? On allèguera d’une part le peu de reconnaissance dont il font l’objet – ils apparaissent négligeables au regard des autres œuvres d’un même compositeur –, leur défaillance dans la pénétration des esprits, ou encore quelque trait répulsif, qu’il s’agisse d’une banalité ou d’une monotonie réelles ou apparentes, d’une absence de forme identifiable, ou bien de la difficulté d’écoute qu’ils dégagent. D’un autre côté, si l’on reprend les termes négatifs par lesquels on les juge, ceux-ci précisément ne tiennent pas. La Missa solemnis de Beethoven est pour le moins ingrate. Ce « chef-d’œuvre distancié », comme le dénomme Adorno, est pourtant, à l’examen, un sommet absolu de la musique (j’ajouterais pour ma part que quelque chose en lui est précisément raté…). L’absence de reconnaissance publique (rien de cette dernière œuvre ne s’est autonomisé en une cellule identifiable, c’est à peine si on en relève, de manière partagée, une séquence) ne nuit pas à sa reconnaissance réelle. Car des œuvres ratées, rien n’est retenu : l’oreille n’y comprend pas grand-chose et se donne une main pour les rejeter. Leur manifestation est le plus souvent rêche comme l’écriture de Kleist, ou encore brutale, leur écoulement est heurté et abrupt comme un texte mal agencé. Bref, elles ne trouvent pas, de quelque façon que ce soit, leur identité. Mais à leur écoute, un soir, par le hasard des choses ou des fins de disques, que d’habitude on néglige et qui continuent de tourner, une inquiétude naît devant l’inquiétude même de l’œuvre tout comme on se laisse surprendre par un objet méconnaissable et insaisissable. Rien n’est toutefois de l’ordre de la révélation qui élèverait ce qu’on écoute au rang pur et simple de chef-d’œuvre méconnu. Car si chef-d’œuvre il y a, incontestablement, il est néanmoins raté.
Pour aller plus loin, il est nécessaire de se démarquer, autant que faire se peut, de tout critère de goût qui anéantirait la réalité du problème. Il faut donc rechercher quelques caractéristiques plus précises pour déterminer la négativité de ces chefs-d’œuvre ratés. On commencera par l’absence de publicité, au sens très précis non pas de la seule rumeur qui fait ou non la réputation, mais de ce qui se soustrait à toute publicité. Rien de son contenu ne parvient aux oreilles, ni même ne parvient à y accéder. Œuvre détachée, retirée et secrète, le chef-d’œuvre raté éprouve son ratage, aussi bien pour lui-même que pour l’auditeur, dans cette passerelle introuvable. Sans public, elle est inaudible. Quant au chef-d’œuvre reconnu, ce qui est un pléonasme, son bonheur se retourne en malheur, peut-être d’avoir surmonté le ratage…, en ce sens qu’il est pure publicité et n’existe intensément qu’en elle, à tel point qu’il devient à la limite inutile de l’écouter. En vérité, on ne l’écoute plus. Ainsi, qui est encore en mesure d’écouter, au sens le plus fort du terme, la IX° Symphonie de Beethoven, de même qui est capable de regarder Mona Lisa, de lire de près Madame Bovary ? C’est parce qu’on sait, c’est parce qu’on reconnaît que ces chefs-d’œuvre sont livrés à la publicité et dans le même temps à l’incompréhension. Et, plus exactement, il faudrait faire l’histoire du malentendu qui les a frappés. La parole, lorsqu’elle est requise, s’en tire en affirmant que ces œuvres sont inépuisables, par quoi elles sont précisément grandes. Elles peuvent fasciner, mais c’est parce qu’elles sont reconnues au préalable, publiquement, comme les faisceaux vers lesquels le regard et l’oreille se dirigent. Elles sont proches et très lointaines. Elles sont grandes et ne font plus partie que du décor. Elles poursuivent pour ainsi dire leur œuvre en ne cessant de s’œuvrer et de se magnifier, ce qui ne va pas sans un certain éloignement dans les sphères de la transcendance et de l’intimidation. En ce sens, c’est peut-être la pire des choses qui peut leur arriver, tout comme une œuvre quelconque perd de sa puissance en sa glorification même lorsqu’elle est livrée à l’usure et au rognage de la fréquentation publique et de l’enseignement. Au fond et plus largement, c’est ce qui arrivé, socialement, culturellement et civilisationnellement à à peu près toute la musique que l’on dit « classique ».
Par ailleurs, le chef-d’œuvre raté ne se distingue de son rival magnifié pas seulement par sa discrétion, qu’on l’entende comme on veut. En effet, le chef-d’œuvre se lit et se comprend de lui-même, ou bien il s’impose jusque dans son mystère. Il poursuit sa lecture immanente à travers l’histoire de son admiration comme une lecture réservée, comme une présence méditante qui serait celle d’un dieu. Ce fut là, on le comprend bien, le nœud de ce qui confectionna l’art dans ce qu’il eut de plus grand, ainsi que l’avait analysé Hegel et même tel que l’avait reconnu, dans sa tradition cultuelle, Benjamin. Inversement, le chef-d’œuvre raté se trouve face à son impuissance de creuser une telle transcendance et de poursuivre en lui-même une lecture immanente de cette espèce. Là où les chefs-d’œuvre se lisent d’eux-mêmes, les ratés font la demande extérieure de la lecture. Depuis le fond de leur retrait, de leur silence et de leur nuit, ils formulent une adresse. À peine osent-ils une protestation ou une contestation. En tout cas, ils n’ont ni su ni pu trouver un chemin ou une voix pour venir à nous et se faire entendre.
Le ratage, qu’est-ce qu’un raté ? Ce n’est pas tout à fait la même chose : on rate quelque chose alors qu’un raté s’est raté lui-même, donc intégralement. Beethoven a connu des ratages, mais on ne peut prétendre qu’il est un raté. Quoi qu’il en soit, ratage ou raté, les vocables sont péjoratifs et même violents en leur dimension irrémédiable de condamnation. Il reste que la question est celle d’un but qui n’a pas été atteint et d’un modèle qui n’a pas été respecté. Un raté se manque lui-même, lorsqu’il s’agit d’une personne, ou il rencontre le vide lorsqu’il s’agit d’un geste. On dira d’un vrai raté qu’il est sans œuvre, ou bien que tout ce qu’il accomplit ne possède aucune valeur – c’est le jugement social ou public –, et encore que toute œuvre, toute action ou production de ce genre est une absence d’œuvre. Le raté a le sentiment que toute réalisation de sa part est une irréalisation, et que même le temps n’a accompli aucune œuvre. Le raté éprouve au plus haut point la fatalité mythique. Il connaît ainsi comme seule reconnaissance de soi une sorte d’intemporalité, et bien davantage : qu’il ne s’est jamais situé et n’a jamais agi que dans une réalité mondaine parallèle dans laquelle les choses et les affaires ne rencontraient pas leur but. En vérité, le raté n’appartient pas au monde, à celui que l’on appelle le nôtre. Non seulement il n’a pas fait ce qu’il aurait fallu faire, avant de même de réussir ce qu’il aura entrepris, mais il aura dû se rendre, coupable et condamné, à une existence dont nul projet n’aura su voir le jour. Rater, c’est rater un projet. Un raté est une existence non pas sans projet, mais dont le seul projet est dirigé vers le passé qui l’a raté. C’est l’existence en son ratage, une action sans véritable faire, une praxis statique et muette, qui tourne en rond, sans poïesis, en réalité une existence qui a la même valeur que toutes les autres, mais qui n’aura pas su ou pu se faire reconnaître (à la limite, le raté n’a pas de figure au sens de modèle, on ne peut en présenter que des cas). C’est pourquoi il existe un petit monde des ratés, dont la seule représentation possible ne contient rien de représentable, que ce soit une ligne, une courbe, une accumulation quelconque. Le capital n’a rien donné, il s’est même dilapidé, sans le moindre intérêt, cela va de soi. Il n’y aura pas de dividendes. Pas davantage de rachat, de grâce ni même de rebond, comme on dit. Un raté est une existence que rien n’a touché, une existence qui ne s’est pas faite, pas même dans le mal. Comme toujours, le jugement social et moral stigmatisera l’échec, l’impuissance et les tares. En revanche, dans son évaluation, il ne prend guère la mesure de l’existence en elle-même lorsqu’elle n’est pas productrice, et oublie, en raison des fausses apparences et des illusions, que toute production abandonne, en définitive, l’existence à elle-même.
Une factualité brute, irrémédiable, caractérise le chef-d’œuvre raté. À l’inverse, l’œuvre seulement ratée possède une mesure, qui n’est pas la sienne ou qu’elle n’a pas su faire sienne pour bon nombre de raisons. Dans l’absolu, on imagine ce qu’elle aurait pu être. Et, de toute façon, on sait qu’elle est ratée, on en connaît la négativité. Mais concernant le chef-d’œuvre raté, qui est fini, achevé, chef-d’œuvre pur en quelque sorte, il faut à présent relever qu’il est à peine œuvre, ou à la limite de l’œuvre. Littéralement œuvre désoeuvrée, elle ne possède effectivement pas de destination, pas même de destin ou quoi que ce soit qui la sauverait ou la sortirait de l’ombre. Mais on dira qu’elle est pleinement œuvre et pleinement désoeuvrement (nulle vie ni survie, aucune reconnaissance ne lui est faite, nulle interprétation n’en montre les potentialités). Elle est pour ainsi dire fermée sur elle-même, comme si elle était son début et sa fin, une sorte de phrasé à part, à la limite du compréhensible et de la réception, limite par laquelle elle se maintient pourtant dans l’œuvre.
On pourrait toujours soutenir, dans le but d’effacer cette catégorie d’œuvres qu’on appelle « chefs-d’œuvre ratés », que le ratage seul serait à retenir et que le qualificatif de chef-d’œuvre serait inadéquat. Au fond, ces œuvres ne seraient que ratées sans autre forme de procès. Et que si on cherche à en maintenir le qualificatif, ce ne serait que par confusion des genres. Il est en effet des œuvres qui intriguent et inquiètent l’interprétation, comme en petit Devant la loi de Kafka, en réalité extrait du Procès, comme en grand le Second Faust de Goethe. La puissance par laquelle ces œuvres appellent l’interprétation et la défient serait en effet le signe à la fois de leur grandeur, sinon de leur perfection (le terme est pourtant très inadéquat), et de leur manque. Car ces œuvres ne sont précisément pas, du point de leur réception, évidentes, comme le sont la Mona Lisa ou la IX° Symphonie. Elles chancèlent dans leur grandeur, elles érigent une transcendance, elles forcent le regard et l’écoute à s’approfondir, autant de traits qui les font vivre.
Mais le caractère intriguant et inquiet des chefs-d’œuvre ratés est d’un autre ordre. Ce n’est plus l’interprétation qui les somme, mais précisément son absence. Par conséquent leur factualité, leur isolement, leur singularité irréductible. Et ce point d’irréductibilité, sur tous les plans, paraît constituer leur dénominateur commun et leur trait définitionnel. Quoi qu’il en soit, ils ne peuvent remplir leur intention, précisément parce qu’elle les excède. Certes, c’est originairement et définitivement le trait de tout art par opposition à la technique. Mais ce serait dans l’écart ou la distance, l’impossibilité et l’impuissance par rapport à la forme qui, dans l’art, commande et finit par s’imposer que s’inscriraient les chefs-d’œuvre ratés. Elles seraient l’écriture de cet écart, marques et traces d’un pont entre l’intention et la réalisation, la forme et le résultat que la seule matière de l’œuvre recouvrerait. C’est pourquoi on a dit en commençant que ces œuvres n’existaient pas, ou bien qu’elles se tiennent au bord de l’existence comme la pure existence, sans posséder les attributs communs de l’objectivité et de l’identité. Œuvre en soi, sans sujet – qu’on l’entende comme on veut –, elle est plus mystérieuse encore que le plus grand des chefs-d’œuvre. On y devine un vouloir-dire que la musique elle-même ne parvient pas à proférer. Musique de la musique, non au sens du dépassement, mais à l’inverse musique d’avant la musique, peut-être musique à côté de la musique, les chefs-d’œuvre ratés pourraient à ce compte prétendre à une sorte de supériorité absolue là où en réalité elles se sont recroquevillées dans le mystère. Si la grande œuvre, bien que l’infinité qui la déborde ne se résolve jamais dans une formule, est malgré tout ce qui se livre jusque dans son mystère propre, ce qui en vérité donne dans l’éclat de la manifestation son mystère – on tient là le chef-d’œuvre ! –, le chef-d’œuvre raté ne donne rien, pas la moindre clef pour pénétrer en lui. On ne sait comment la forme se tient, comment elle est liée, d’où elle provient, quel serait le modèle ou ce qui en tiendrait lieu, à quoi elle nous appelle et dans quel langage. De tout cela, nous n’avons pas l’idée parce que l’œuvre de ce genre l’ignore elle-même tout comme l’interprétation qu’en tente l’histoire rend très vite les armes. On constatera seulement le poids plus puissant du retrait sur l’avancée de la manifestation, ce qui en fait une sorte de double inversé du chef-d’œuvre. On sentira, à l’écoute, le passage d’une ombre plus que d’une réalité, à tel point qu’on se demandera si cette œuvre, en son ratage, n’est pas tout simplement l’ombre d’elle-même, une œuvre dont on n’aurait que l’ombre et que le modèle aurait originairement abandonné.
Faut-il y revenir et préciser ? Faut-il énumérer les caractéristiques du chef-d’œuvre raté ? Un fort déséquilibre, une forme étonnante de maladresse dans l’adresse, l’absence de destination, quelque chose de gauche, l’irrésolution et la lévitation, une dimension qu’on dirait pathologique, etc. Tout cela suffirait amplement si un charme n’opérait pas, très loin de toute séduction et même de toute beauté, la moins évidente qui soit, si aussi et surtout on ne devait constater qu’elle se soustrait à tout jugement de goût. Il est impossible de se prononcer avec assurance à son sujet et on doit se rendre à l’évidence de sa factualité détachée de toute raison par laquelle on pourrait l’aborder, et ainsi se trouver démuni – c’est effectivement l’opération qu’elle induit en nous – face à sa réalité, comme l’irruption d’un réel indifférent à la réalité commune. Il ne suffit donc pas d’affirmer que c’est en se soustrayant aux catégories qui régissent le régime de l’œuvre qu’on trouvera la consistance propre du chef-d’œuvre raté, il faudrait se demander en revanche quelle est, si positivement il en existe une, la nature de cette consistance. Or c’est bien elle qui expose sa double face, dont l’une ne fait jamais qu’invalider l’autre, tout comme une évidence nous rend muet et anéantit toute raison.
En somme, le chef-d’œuvre raté réussit par là où il a échoué. Échec d’une réussite, réussite d’un échec, telles seraient les formules par le caractériser et qui ne tiennent que parce que l’œuvre a malgré tout vu le jour. Si toute grande œuvre n’est en vérité qu’une catastrophe, comme disait la formule d’Adorno, et qu’on prolongera dans l’idée plus sobre d’échec, cela signifie d’une part qu’il n’existe pas d’œuvre ultime et absolue qui réaliserait dans le monde le rayonnement qu’elle ne possède que sur le mode substitutif de l’apparence, et d’autre part qu’elle doit composer, dans le désastre de sa défaite, avec notre monde en produisant un compromis. Dans le chef-d’œuvre raté, en revanche, il n’existe pas de tel compromis. Peut-être, par conséquent, faut-il soutenir que l’œuvre désire cet échec et qu’elle n’opère aucun compromis. C’est son point d’affirmation pure à même son retrait et sa discrétion propres s’ajoutant à son retrait plus général du monde. Mais le prix à payer est celui de la communicabilité.
Le sérieux exige, en cette affaire, de faire part d’un scrupule : sait-on en réalité de quoi l’on parle s’agissant des chefs-d’œuvre ratés ? La catégorie que l’on vise à fixer relève-t-elle de la moindre consistance et opérativité dans la réflexion que l’on peut avoir sur la musique et plus largement s’agissant des autres arts ? Ce scrupule de la pensée est indéfectible, mais inversement il n’annule pas la réalité factuelle de ces œuvres. Leur incommunicabilité et leur isolement à chaque fois particulier proviennent d’une sorte de folie de l’œuvre. La psychose du Concerto pour violon de Schumann est palpable et impénétrable. De même que celle de nombreuses pièces de Scriabine (la Sonate Messe noire). Et celle d’une grande partie de l’œuvre de Hugo Wolf, dont certaines pièces ne ressemblent en vérité à rien. Et considérons avec étonnement les Bagatelles op. 126 de Beethoven, chef-d’œuvre dans le détail de chaque pièce, chef-d’œuvre raté pris comme ensemble qui ne parvient à clore ni à se clore sur un sens comme savent pourtant le faire, dans le péril extrême, les Variations Diabelli. Assurément, concernant seulement ce dernier exemple, on allèguera au contraire le chef-d’œuvre absolu (on en conviendra soi-même avec enthousiasme), mais nul rayonnement comme celui des dernières Sonates, nulle projection publique, mais des pièces détachées et hérissées, éclatées et pointues comme des épines qui défendent et interdisent toute approche comme dans un mouvement inverse, en repli et en profondeur, de renoncement à être statufiées, comme dans un retrait volontaire de la sphère des chefs-d’œuvre. Ainsi la lecture des œuvres s’avère si difficile et heurtée en l’absence de toute continuité que leur discours brisé provoque la rupture de la communicabilité. L’impression est, on ne sait si cela est partagé, que dans son développement, l’œuvre évite, ne serait-ce que par de légers infléchissements qui s’avèrent définitivement majeurs, le moment où elles deviendraient reconnaissables dans la plénitude du chef-d’œuvre. Ce geste, cette volonté, dirons-nous, constituent le plus profond mystère en ce qu’ils ne sont ni des ratages ni des chefs-d’œuvre, mais des chefs-d’œuvre ratés.
Ces œuvres ne sont pas, on l’a compris, de second ordre, comme cela va de soi pour ce qu’on appelle des séries B. Elles ne s’inscrivent justement dans aucune hiérarchie. La série A leur est interdite et elles répugnent manifestement à ce titre (si elles y prétendaient, elles avoueraient leur ratage pur et simple). À la différence des chefs-d’œuvre, elles demeurent inobjectivables. Soucieuses d’elles-mêmes, intouchables et impénétrables, presque muettes en somme, elles possèdent leur propre langage qui défie absolument toute traduction. De l’art elles participent tout en en soulignant a minima par leur déhanchement, leur forme étrange ou leur maladresse l’artifice, la prétention et la grandiloquence, et, plus maximalement la vérité que les chefs-d’œuvre attestés ne peuvent que manquer. Dans l’imaginaire et ombrageux "Salon des Refusés", les chefs-d’œuvre ratés révèlent chacun, un à un, leur dimension de hapax. Tout comme dans un tableau tel détail infléchit l’approche et l’appréciation du chef-d’œuvre en se concentrant sur quelque trivialité obscure et parfois insensée, de même le chef-d’œuvre raté n’est dans son ensemble qu’un de ces détails, escargot ou hérisson qui abritent le secret innommable de leur provenance et de leur intention. Du reste, peut-on trouver un mot ou un nom qui qualifierait le chef-d’œuvre raté ? C’est que nous ne pouvons percevoir dans une œuvre de ce genre que l’écho d’une autre, non pas celui du chef-d’œuvre qu’elle aurait pu être, mais celui de sa vérité que faute de modestie et de probité, tant la tentation de la volonté artistique et démonstrative est grande, ce dernier n’est pas.
Beethoven, Bagatelles, op. 126 ; Schumann, Concerto pour violon ; Dvorak, Concerto pour piano,
Carl Orff,Antigone,
Scriabine, Sonate Messe noire, Pfitzner, Palestrina ;
Bruckner, Symphonie n° 1 ;
Mahler, Das klagende Lied ; Zemlinsky, Symphonie lyrique, etc.
André Hirt
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