28 avr. 2015


Il n'a pas franchement tort, ce gamin qui n'a pas 25 ans, de citer, en exergue de ce qui fut son génial mémoire de maîtrise, le propos de l’Électre de Sophocle à sa mère Clytemnestre : «Je comprends que mes façons ne répondent ni à mon âge, ni à mon rang» (vers 617-8), comme un coup de pied au cul de tous les professeurs, présents ou futurs, tout comme il a bien fait, dans sa Préface, de poursuivre en affirmant : «Moi je sais que je parle parce que je parle mais que je ne persuaderai personne», ajoutant «Et pourtant ce que je dis a été dit tant de fois et avec tant de vigueur qu'il semble impossible que le monde ait encore continué après qu'eurent résonné ces mots» (1).
Pourtant, il a continué, et il y a fort à craindre que le monde ne se laisse jamais arrêter par des paroles, mêmes les plus hautes. Après tout, le monde a-t-il cessé d'exister après les paroles de Moïse, d'Isaïe, de Job ou du Christ ?
Quels sont les auteurs de ces paroles qui, une fois prononcées ou bien écrites, auraient dû rendre caduques toutes les autres ? La liste en est aussi courte que remarquable : Parménide, Héraclite, Empédocle, Socrate, l'Ecclésiaste, le Christ, Eschyle, Sophocle, Simonide, Pétrarque, Leopardi, Ibsen et enfin Beethoven, voilà selon l'auteur la poignée de grandes âmes dont les paroles n'ont été considérées que comme de beaux vers, des genres littéraires, des systèmes après tout réfutables, de grandes œuvres musicales, bref, autant de façons de refuser de les considérer comme des injonctions brûlantes à se transformer et transformer le monde, des commandements bien davantage que des sujets de dissertation. La peur, que nous retrouverons tout au long de ce livre qui porte à l'incandescence la puissance du langage, qui semble presque concrétiser le livre des vieux mages et des récents linguistes : quand dire, c'est faire. Ces quelques lignes, à la fois désolantes de lucidité et ironiques, qui accueillent le lecteur et lui demandent, d'une façon imagée, d'abandonner là leur espérance, auraient dû apprendre aux lecteurs de Carlo Michelstaedter que ce dernier n'aurait jamais accepté de devenir un de ces vieux professeurs pontifiants, répétant chaque année à ses élèves des truismes sur des auteurs considérés un peu comme des insectes curieux et pulvérulents punaisés derrière une vitrine, soigneusement étiquetés, inoffensifs, rédacteurs de livres pénibles constitués d'un assemblage de fiches de cours barbantes. 
Si Carlo Michelstaedter, le 17 octobre 1910, très exactement à 14 heures, s'est tué quelques heures après avoir terminé d'écrire son livre, c'est parce qu'il était du côté de la vie, de la vraie vie qui n'est absente que pour celles et ceux qui ne veulent pas s'ouvrir à elle, la vraie vie qui est persuasion.
La persuasion est du côté de la vérité, mais n'est pas la vérité. La persuasion est la vie droite, quelque chose comme la sprezzatura, peut-être, de Cristina Campo, en tout cas une vie sans artifice qui n'est pas contrainte, comme un poids, de chuter indéfiniment, car «il ne lui est pas donné de se satisfaire», autrement dit : «Le poids ne peut jamais être persuadé» (p. 42, l'auteur souligne). La persuasion est donc la liberté essentielle qui n'est pas donnée à l'homme, puisque ce dernier doit la conquérir :La persuasion ne vit pas en celui qui ne vit pas uniquement de soi-même : mais est fils et père, esclave et maître de ce qui l'entoure, de ce qu'il y a avait avant, de ce qui doit venir après : chose parmi les choses» (p. 43, l'auteur souligne). Celui qui ne vit pas dans la persuasion vit dans la dépossession, synonyme de la rhétorique, car «chacun tourne autour de son pivot, qui n'est pas le sien, et le pain qu'il n'a pas, il ne peut le donner aux autres», étant persuadé «celui qui a en soi sa vie», «l'âme nue dans les îles des Bienheureux», peut-être (p. 44, l'auteur souligne). 
Vivant dans la dépossession, les hommes qui refusent la persuasion se cachent la sordide vérité de leur état, qui n'est autre que : la peur de la douleur. Carlo Emilio Gadda a-t-il lu Carlo Michelstaedter ? Je ne le sais pas, mais après tout, pourquoi pas, tant est manifeste, de La Connaissance de la douleur l'évidence que ce texte n'a pas été écrit pour rire ? L'homme persuadé est un homme libre, l'homme qui n'est pas persuadé est un esclave car, écoutez ce secret, peut-être le plus manifeste et pourtant le mieux caché du monde, l'homme n'est esclave que de sa propre peur : «Les hommes ont peur de la douleur et pour lui échapper ils lui appliquent en guise d'emplâtre la foi en un pouvoir conforme à l'infinité de la puissance qu'ils ne connaissent pas et la chargent du poids de la douleur qu'ils ne savent pas porter. Le dieu qu'ils honorent, auquel ils abandonnent tout [...] c'est le plaisir; tel est leur dieu familier, le cher, l'affable, le connu» (pp. 56-7).
La liberté fait peur, et il faut imaginer que, désireux de briser les chaînes qui le maintiennent dans l'esclavage, l'homme, avant de pouvoir se prétendre (à nul autre qu'à lui-même, la persuasion ne souffrant pas une quelconque publicité) persuadé, risque de traverser une période très difficile où, ayant renoncé aux consolations faciles, ses «projets pour le lendemain et le surlendemain» s'arrêteront : alors, «l'homme est à nouveau sans prénom, sans nom, sans réponse et sans parents, désœuvré, sans habits, seul, nu, les yeux ouverts à regarder l'obscurité» (p. 59). Autrement dit, s'enfonçant, volontairement, dans la profondeur qui seule importe, l'homme renonce à la docilité, à la bonté, «ou même supériorité ou science du monde», autant de termes synonymes désignant «la superficialité de celui qui n'avait pas en soi la raison de ce qu'il faisait, mais se trouvait à le faire, ne sachant pas pourquoi il voulait ces choses-mêmes qu'il voulait», n'ayant donc pas «en soi la puissance de ces choses ni la force suffisante pour s'opposer à ce qui pouvait les lui retirer», mais se trouvant néanmoins «à puiser sa petite vie en elles» (p. 66). 
La «voie vers la persuasion» (le titre de la troisième partie de notre livre) est non seulement ardue mais périlleuse, car nul ne revient de cette voie une fois qu'il s'est engagé dessus, qui mènera l'homme persuadé à retrouver, en lui-même, le centre perdu qu'évoquera plus tard Zissimos Lorentzatos. Comme tous les grands maîtres (nous verrons plus loin qu'il nous faut rester prudent sur ce terme), et qu'importe l'âge qui fut celui de ce jeune homme au moment où il écrivit son livre le plus fameux, Michelstaedter nous apprend à voir de quoi il en retourne vraiment, nous mène jusqu'au sommet de la montagne, nous demande de contempler le vide, puis de nous y jeter. Il n'est pas question d'affirmer que cette influence serait perverse ou même diabolique : Carlo Michelstaedter ne nous tente pas, il ne nous éprouve pas davantage. Il nous presse de nous plonger en nous-même, afin de nous débarrasser des derniers expédients grâce auxquels nous nous berçons d'illusions et, littéralement, nous voilons la face et, surtout, il ne cesse de nous redire que, sur le chemin de la persuasion, nulle halte n'est permise ni même possible (cf. p. 82) : «Es-tu ou non persuadé de ce que tu fais ? Tu as besoin que telle chose advienne ou n'advienne pas pour faire ce que tu fais, que les corrélations coïncident sans cesse, car la fin, aussi vaste et éloignée soit-elle, n'est jamais dans ce que tu fais, mais est toujours ta continuation. Tu dis que tu es persuadé de ce que tu fais, et advienne que pourra ? – Oui ? – Alors moi je te dis : demain tu seras certainement mort : peu importe ? tu penses à ta réputation ? tu penses à ta famille ? mais ta mémoire est morte avec toi, avec toi ta famille est morte; – tu penses à tes idéaux ? tu veux faire ton testament ? tu veux une pierre tombale ? mais demain ils seront morts, morts eux aussi; les hommes meurent tous avec toi – ta mort est une comète infaillible; tu t'adresses à dieu ? – il n'y a pas de dieu, dieu meurt avec toi; le règne des cieux s'écroule avec toi, demain tu seras mort, mort; demain tout est fini; ton corps, ta famille, tes amis, ta patrie, ce que tu fais, ce que tu peux encore faire, le bien, le mal, le vrai, le faux, tes idées, ton rôle, dieu et son règne, le paradis, l'enfer, tout, tout, demain, tout est fini – dans 24 heures c'est la mort» (pp. 67-8). L'homme persuadé, ainsi, ne craint pas de mourir, car «Qui craint la mort est déjà mort» (p. 69, l'auteur souligne), alors que celui qui au contraire «veut fortement sa vie, ne se contente pas, de peur de souffrir, de ce vain plaisir qui fait écran à sa douleur, pour que celle-ci continue au tréfonds, aveugle, muette, insaisissable; mais il assume au contraire la personne de cette douleur», ce qui lui permet de se «créer soi-même afin d'acquérir la valeur individuelle, qui ne se meut pas contrairement aux choses qui vont et viennent, mais est en soi persuadé» (p. 71, l'auteur souligne).
Difficile, peut-être même impossible à emprunter, est la voie, disais-je, l'unique voie du salut, et il est certain que la majorité d'entre nous préférera, toujours, consolider ses maigres assurances, continuer de dormir plutôt que se réveiller : «Mais les hommes sont comme celui qui rêve de se lever et qui s'apercevant qu'il est encore couché, ne se lève pas mais se remet à rêver qu'il se lève», alors qu'ainsi, poursuit Michelstaedter, «sans se lever et sans cesser de rêver, il continue à souffrir de l'image vive qui trouble la paix de son sommeil et de l'immobilité qui rend vaine l'action dont il rêve» (p. 72).
Et l'auteur de poursuivre, ne laissant pas en paix celui auquel il s'adresse, imaginant bien que les hommes, presque tous les hommes, ne manqueront pas de lui opposer une multitude d'arguments qui sont autant de cris trahissant leur peur, la peur de la mort qui les poussent à vivre sans persuasion (cf. p. 77) : «mes jambes flageolent, et ton chemin est impraticable», et à ceux-là il répond : «Il y a les boiteux et les valides – mais l'homme doit se fortifier de lui-même les jarrets pour marcher – et avancer là où il n'y a pas de route. Par les voies habituelles les hommes cheminent dans un cercle qui n'a ni commencement ni fin; ils vont, ils viennent, ils rivalisent, se pressent, affairés comme des fourmis – sans doute se confondent-ils les uns les autres, – certes quand bien même ils marchent, ils sont toujours là où ils étaient, car tous les endroits se valent, dans la vallée sans issue. L'homme doit se frayer un chemin pour parvenir à la vie et non pour se mouvoir parmi les autres, pour entraîner les autres avec lui et non pour réclamer les récompenses qui ne sont pas sur le chemin des hommes» (p. 73).
Carlo Michelstaedter sait bien qu'à l'impossible nous sommes tous tenus, et que ce qu'il appelle le «droit de vivre» (p. 78) ne s'arrache qu'au prix d'un travail constant, infini à vrai dire : «Car de même que l'hyperbole se rapproche à l'infini de l'asymptote, l'homme qui, en vivant, veut être en possession de sa vie, s'approche à l'infini de la ligne droite de la justice; et de même que la courbe, si petite soit la distance d'un point de l'hyperbole à l'asymptote, doit infiniment se prolonger pour atteindre le contact, le devoir d'un homme envers la justice, aussi modeste soit ce qu'il demande comme juste pour soi dans sa vie, demeure infini» (pp. 77-8).
Il est frappant de constater que Carlo Michelstaedter ne craint pas d'adopter, bien davantage qu'une position de maître, fût-il éminent comme Aristote qu'il déteste par-dessus tout (2), une véritable attitude christique, comme plusieurs passages le prouvent : «Il ne s'agit pas d'apporter un soutien aux hommes soumis à la peur de la mort, mais de leur ôter cette peur; il ne s'agit pas de leur donner la vie illusoire et les moyens pour que sans cesse ils la demandent encore, mais de leur donner la vie maintenant, ici, dans sa totalité, afin qu'ils n'aient pas besoin de demander : telle est l'activité qui coupe la violence à sa racine» (p. 80, l'auteur souligne).
Il serait peut-être dès lors tentant d'analyser le suicide de l'auteur comme une forme profane de mort, volontaire, sur la croix de la connaissance plutôt que sur celle de la charité, mais je pense que, bien davantage que cette tentative, avortée, blasphématoire et même, peut-être, hermétiquement close sur elle-même, il ne faut voir dans le geste terrible, mais logique, de Carlo Michelstaedter que son assurance ultime, sa compréhension profonde de ce qui ne pouvait être que son échec. Vivant, Michelstaedter a peut-être estimé qu'il faisait lui aussi partie de cette catégorie d'êtres sans épaisseur, vivants dans le divertissement, comme certaines de ses lettres peuvent nous le laisser penser (3), lui qui écrit : «Si vous êtes en ce monde et n'êtes pas en ce monde», si «vous prenez les choses et ne les possédez pas, si vous mangez et restez affamés, si vous dormez et êtes fatigués, si vous aimez et vous faites violence, si vous êtes vous et n'êtes pas vous» (ibid.). Vivant et bien vivant, mais ne parvenant toutefois pas à vivre dans l'instant et ainsi coïncider pleinement avec le présent de la persuasion (4), Carlo Michelstaedter a peut-être préféré ne plus vivre dans le mensonge commun et, par son geste, mettre fin à son insomnie métaphysique : «L’absolu je ne l’ai jamais rencontré, mais je le connais comme celui qui souffre d’insomnie connaît le sommeil, comme celui qui regarde l’obscurité connaît la lumière» (p. 93). Il est aussi vrai que Carlo Michelstaedter a pu vouloir, à son tour, tenter de comprendre ce que le personnage de Gilliatt desTravailleurs de la mer de Victor Hugo a compris au moment de mourir, mais de cette expérience, nous ne pouvons strictement rien savoir. 
Seul l'homme persuadé peut estimer avoir trouvé la paix : «Ainsi l’homme sur la voie de la persuasion maintient en chaque point l’équilibre de sa personne; il ne se débat pas, n’éprouve aucune incertitude, aucune fatigue, s’il ne craint pas la douleur mais en a assumé honnêtement la personne», de nouveau cette symbolique éminemment christique qui se poursuit ainsi : «Il vit cette douleur en tout point. Et de même que cette douleur réunit toutes les choses, les choses vivent en lui non comme le corrélatif d'un nombre restreint de relations mais par de vastes et profondes relations» (p. 85).
Et Carlo Michelstaedter, de conclure logiquement la première partie de son ouvrage, en évoquant directement le Christ : «C'est pourquoi dans sa présence, dans ses actes, dans ses paroles se révèle, éclot lumineusement, se rapproche et devient concrète, une vie qui transcende la myopie des hommes : c'est pourquoi le Christ a une auréole, les pierres se transforment en pains, les malades guérissent, les lâches deviennent des martyrs et les hommes crient au miracle» (p. 86).
S'approcher du Verbe, soit, ce qui ne signifie pas l'imiter, mais le suivre, comme Carlo Michelstaedter s'en explique, non sans une pointe d'ironie : «Les premiers Chrétiens faisaient le signe du poisson et se croyaient sauvés; ils auraient pris plus de poisson et se seraient véritablement sauvés, s'ils avaient admis que le Christ s'est sauvé lui-même parce qu'il a su, par sa vie mortelle, créer le dieu : l'individu; mais personne n'est sauvé par lui s'il ne suit sa vie : mais suivre ce n'est pasimiter, se placer avec sa propre valeur quelconque dans les modes, dans les mots de la voie de la persuasion, avec l'espoir d'y trouver la vérité» (pp. 100-1, l'auteur souligne). La parenté avec Kierkegaard est ici étonnante, et une étude existe peut-être entre les liens qui unissent la persuasion selon Michelstaedter et ce que le philosophe danois nommait la réduplication, à savoir une forme de répétition qui serait totalement incarnée dans les actes, et ne se contenterait pas seulement d'évaluer la pertinence d'un montage dialectique, strictement raisonnable, purement intellectuel, vain. En somme, rédupliquer, c'est être ce qu'on dit (je cite de mémoire), une problématique nous le constatons essentielle aux yeux de Carlo Michelstaedter qui écrit : «La voie de la persuasion n'est pas un trajet «d'omnibus», elle ne comporte aucun signe, aucune indication qui puissent être communiquées, étudiées, répétées. Mais chacun a en soi le besoin de la trouver, et dans sa propre douleur, son indice, chacun doit se frayer soi-même de nouveau la voie, car chacun est seul et ne peut espérer d'aide que de soi-même : la voie de la persuasion ne comporte que cette indication : ne t'adapte pas à ce qui t'est donné comme suffisant. Les rares hommes qui l'ont parcourue avec honnêteté, se sont ensuite retrouvés au même point, et pour ceux qui les comprennent, ils apparaissent par différentes voies, sur la même voie lumineuse. La voie de la santé n'est perçue que par l’œil sain» (p. 101).
C'est le moment, après nous être approchés du Verbe, c'est-à-dire du plus parfait exemple de persuasion, d'évoquer la rhétorique : «De même qu’un enfant crie dans l’obscurité pour se donner un signe de sa personne qu’il sent défaillir dans sa peur infinie : de même les hommes qui, dans la solitude du vide de leur âme, se sentent défaillir s’affirment inadéquatement en s’imaginant être le signe de la personne qu’ils n’ont pas, en imaginant le savoir comme s’il était déjà entre leurs mains» (p. 96). Le règne de la rhétorique a partie liée avec la peur, mais en tentant de la masquer, elle contribue à créer un univers totalement fallacieux dans lequel l'homme croira s'être mis à l'abri des entreprises de l'âme, de la nécessité de vivre dans le présent plein, dans la réelle présence de la persuasion : «De sorte que n’ayant rien et ne pouvant rien donner, ils s’abandonnent à des mots qui simulent la communication : puisque chacun ne saurait faire en sorte que son monde soit le monde des autres, ils imaginent des mots qui contiennent le monde absolu, et ils nourrissent de mots leur ennui, ils confectionnent un baume de mots contre la douleur» (p. 97). Puis la rhétorique elle-même semble nous faciliter le travail, car elle nous captive autant qu'elle nous capture, «Donne un doigt au diable et il te prendra le bras», rappelle l'adage populaire que cite Carlo Michelstaedter : «Puis la rhétorique «entourbillonne» tel le courant d’un fleuve grossi, dont on ne peut approcher la berge sans qu’il ne vous entraîne au cœur même de ses eaux» (p. 98).
La rhétorique, chez Michelstaedter, dépasse largement l'acception traditionnelle à laquelle le mot renvoie, et il est ainsi juste d'affirmer qu'elle entourbillonne et nous charrie là où nous n'avons même plus l'impression de vouloir aller puisque, littéralement, elle est notre présent. La rhétorique, diraient les modernes, est un arraisonnement, une espèce de mauvais rêve bernanosien qui nous détache de notre être véritable. Les rhétoriciens, comme nous pourrions les appeler, par opposition aux rares hommes persuadés, constituent le gros du troupeau : «Leur conscience n'est plus un organisme vivant, une présence des choses dans l'actualité de leur propre personne [autrement dit, la persuasion], mais une mémoire : un agrégat inorganique de noms lié à l'organisme fictif du système. De sorte que l'homme par sa rhétorique, non seulement n'avance pas mais régresse dans l'échelle des organismes et réduit sa personne à l'inorganique. Il est moins vivant que n'importe quel animal. Bienheureuses les bêtes qui n'ont pas d'«âme immortelle» qui les précipite dans le chaos de l'impuissance rhétorique, mais se maintiennent dans la sphère saine de leur quelconque puissance» (p. 104, l'auteur souligne).
Le persuadé, soit «celui qui a en lui toutes les choses (p. 117, l'auteur souligne) est aussi celui qui, selon Michelstaedter, peut, tel le Gilliatt de Victor Hugo, se laisser mourir, «assis sur un rocher, submergé par l'eau qui monte», et qui ainsi parviendra à trancher dans le vif «et s'affirmera fini dans cet infini où les autres sont déchirés par la peur» (p. 121), sachant, par cette expérience extrême puisque c'est celle de la mort, ce qu'est la vie et ne pouvant, bien sûr, la dire. La persuasion est le chemin que l'Individu seul peut emprunter, alors que la porte de la rhétorique, elle, n'est franchement pas du tout étroite.
Pour rien au monde le rhétoricien, c'est-à-dire, tout bonnement, l'homme moderne, l'homme des foules et de l'usine, du travail abrutissant derrière un écran, ne désirera tenter une telle expérience qui coïncidera fâcheusement avec sa propre mort, car la rhétorique est là pour le protéger, tout comme, déclare l'auteur, la virtuosité qui est selon lui synonyme de spécialité : «je répète, j'amplifie, j'accomplis jusqu'à la démesure un geste donné, une série de gestes donnés – et j'ai déjà une personne considérable. J'ai formé en moi une machine exceptionnelle» (p. 123).
Le «règne de la rhétorique» (p. 136) est celui de la fausse sécurité qu'apportent les directives auxquelles il faut bien obéir et les foules, dans lesquelles il faut bien s'inclure, sous peine d'être un paria. C'est aussi le règne des machines car toute «substitution par des machines du travail manuel abêtit d'autant les mains de l'homme : car elles avaient été formées en vue d'un savoir-faire par une pensée tournée vers des besoins déterminés, et rendues inutiles par le mécanisme dans lequel s'est cristallisée une fois pour toutes cette pensée, elles perdent maintenant l'intelligence de ce besoin» (p. 148).
Carlo Michelstaedter ne craint pas de se faire prophète, affirmant que cette réification de l'homme aboutira à sa complète désagrégation, à son corps devenu marchandise : «Les yeux finiront pas ne plus voir ce qu'ils verraient inutilement. Les oreilles par ne plus entendre ce qu'elles entendraient inutilement – le corps de l'homme se désagrégera... et se dissoudra» (p. 149). L'homme social qui s'incline, attend, transige «pour ne pas s'engager à fond au risque de compromettre tout son avenir en un seul point, oublieux et irresponsable» (p. 151), tout bardé de concepts qu'il est, n'en saisit pourtant plus aucun (cf. p. 156) et, d'individualité spécifique se transforme en «partes materiales» (p. 157) interchangeables à loisir puisque l'homme qui vit sans persuasion, «sans jamais oser vouloir celle-ci, n'a pas en sa puissance une fin» (p. 158) et, à terme affirme Carlo Michelstaedter, n'aura même plus besoin de posséder une langue autre que strictement fonctionnelle, la lange de l'esclavage : «Si quelqu'un se satisfait des modes de vie qu'offre la société, il peut se contenter de signifier pour ses besoins les choses convenues dans des modes convenus et se laisser aller à répéter sans comprendre ce que les autres disent dans ces cas-là, afin d'être compris pareillement par d'autres initiés» au même langage devenu simple outil d'accomplissement des tâches. «Ainsi poursuit l'auteur, il peut même avoir un «style», une «langue» parfaits et pourtant ne jamais rien dire», et il est alors en effet «aveugle, sans patrie, misérable s'il s'abandonne aux phrases toutes faites» (p. 159), conclut Michelstaedter en citant Les Héros de Thomas Carlyle. Carlo Michelstaedter en a presque fini, et son assurance fait froid dans le dos, puisque son assurance est tout simplement notre présent : «Il est inutile de remuer davantage ces misères : pourvu que l'on convienne que la perspective linguistique consistant entièrement dans la profondeur de la vision actuelle, la vie organique de la langue, qui palpite d'un même rythme dans chaque mot et dans chaque groupe de mots – en tant que fonction de la vie individuelle, chez l'homme, se désagrège et s'abêtit lorsque celui-ci se trouve réduit par la sûreté sociale – quant à sa prévision organisée (sûreté individuelle) – au point et à l'instant» (p. 159).
L'abrutissement de l'homme bien au chaud dans la rhétorique et ses vains prestiges est, de manière évidente, logique mais pas moins troublante, un abrutissement, un abêtissement (Abêtissez-vous !) de la langue : «Et les mots, parce qu’ils demeurent obscurs et vagues dans le discours, perdent la possibilité d’une plénitude de références en vertu de laquelle ils sont clairs autrement. De corps vivants qui peuvent se relier et se déterminer en reliant et en déterminant depuis tant de lieux et en tant de modes, ils deviennent une matière qui n’a la fonction de se référer que dans un seul mode et qui parfois dans cette union reste cristallisée» (pp. 156-7). L'homme, jadis, naguère même, était un homme, il n'en est plus un désormais aujourd'hui, passons à autre chose, c'est fini : «Ainsi depuis l’homme qui tout d’une pièce sur le cheval qu’il a dompté puis dressé à cet étrange langage fait de minuscules tressaillements musculaires dans les jambes, traverse des territoires inconnus, conscient des dangers et prêt à réagir de manière appropriée [...] jusqu’au voyageur qui s’ennuie, confiné dans un wagon qui le transporte en le bringuebalant à travers les fleuves, les monts et les plaines, tandis qu'il s'étire et baille ou parle d'horaires en profonde connaissance de cause ou discute avec le conducteur […] depuis le marin qui tient en main la voile et le gouvernail – et qui est lui-même la raison de son équilibre à travers vents et marées; qui sent sur son visage la direction et la force du vent et évalue d'un œil sûr la bordée, qui lutte contre l'ouragan à la vie à la mort – jusqu’au voyageur d’un transatlantique – qui, entassé dans la cale comme une marchandise, ou menant high life sur le pont, se tord sous l'effet du mal de mer […] ce que je voulais dire – c’est qu’entre ceux-ci et ceux-là il y a la même distance qu’entre la vie organique et la vie minérale» (pp. 146-8).
Ainsi, tout comme l'homme devenu partie interchangeable et anonyme de la Machine, tout comme le langage ayant perdu sa beauté et n'étant réduit qu'au novlangue strictement fonctionnel de l'homme réifié, unidimensionnel, «la rhétorique organisée en système, alimentée par l’effort constant des siècles – fleurit au soleil, porte ses fruits et profite à ses fidèles. – Et dans l’avenir elle en portera d’autres. Et on verra chaque homme préoccupé uniquement de sa vie» (p. 160), et cette unique préoccupation sera consacrée par l'argent, «le moyen actuel de communication de la violence sociale en vertu duquel chacun est maître du travail d'autrui», et cette unique préoccupation sera sanctifiée par la langue morte, qui parviendra «à la limite de la persuasivité [et non la persuasion] absolue, ce que le prophète atteint par le miracle, – elle parviendra au silence lorsque chaque acte aura une efficacité absolue», et alors, vision de fin du monde : «Avant d’atteindre le règne du silence chaque mot sera un [ornement de l’obscurité, Gorgias, 492c] : apparence absolue, efficacité immédiate d’un mot qui n’aura pour tout contenu que le plus infime et obscur instinct de vie. Tous les mots seront des termes techniques lorsque l’obscurité sera voilée pour tous de la même façon, les hommes étant tous dressés de la même façon. Les mots se référeront à des relations déterminées pour tous selon un même mode» (p. 161), et alors c'est à bon droit que nous pourrons prétendre que «Les hommes parleront mais [ils ne diront rien]» ils sauront tout du Christ mais ils ne comprendront pas réellement la portée de ses paroles (cf. p. 175 et dernière), et alors, puisque «L’homme trouve déjà aujourd’hui ce qui lui est nécessaire sous une forme préétablie», il croira «connaître la vie lorsqu’il a[ura] appris les normes de cette forme et qu’il obtien[dra] sans danger ce dont il a[ura] besoin» (p. 162), car «ils sont absorbés par les relations convenues et avec la voix obscure de celles-ci ils conversent et se consolent de leur vie. – Ils ne demandent rien d'autre. Et ils veulent continuer ainsi tels qu'ils sont puisqu'ils croient être des personnes vivantes : leur science de la vie leur est suffisante. Telle est leur sûreté et leur paix, leur conscience et leur joie – tel est leur regard confiant tourné vers l'avenir» (p. 163), et alors l'homme sans parole ni langage, fondu dans la «clique des malfaisants» (p. 167), alors le «petit homme» ne tirant aucun plaisir de son compagnon «lorsque celui-ci grandit sain et robuste et sûr selon sa nature, mais en le mutilant avec l'arme de la société il le façonne afin qu'il lui fournisse les choses dont son corps a besoin» (p. 172), alors ce petit homme sera enfin devenu un bourreau, «qui ne pense pas quand il tue un homme, que lui, un homme tue l'un de ses semblables, ne sachant pas pourquoi il le tue. Afin qu'il ne voie jamais dans tout ceci autre chose que cet office indifférent dont on ne discute pas mais qui lui donne les moyens de vivre, et qu'il soit un instrument inconscient» (p. 174).
Voici ce qu'écrivait Carlo Michelstaedter à l'un de ses amis, quelques jours seulement avant de se suicider, après avoir achevé ce qui allait devenir son ouvrage le plus célèbre, et l'un des livres les plus profondément marquants qu'il m'a été donné de lire, La Persuasion et la Rhétorique : «Quand j’ai reçu ta lettre, j’étais dans le désert de la maison vide, loin de tous les amis, en train de hurler sur le papier les mots de la vérité jusqu’où pouvait porter toute la voix que j’avais» (5).




 (1) Carlo Michelstaedter, La Persuasion et la Rhétorique (traduction de l'italien par Marilène Raiola, présentation par Sergio Campailla, Éditions de l'Éclat, coll. Philosophie imaginaire, n°13, 1998), pp. 35 et 37. Superbe travail, comme toujours, d'un courageux et excellent petit éditeur. Michel Valensi a fait paraître dans sa collection de poche un volume épais regroupant La Persuasion et la Rhétorique ainsi que ses Appendices critiques, jusqu'alors édités séparément en raison, selon l'expression convenue, des aléas de l'édition (il se cache bien des choses, derrière ceux-ci, notamment le nom d'un imposteur, qui ne figure plus dans cette édition de poche !). Ce travail colossal (je parle des traductions elles-mêmes bien sûr, mais aussi de tout le travail d'harmonisation de ces dernières) nous permet en tout cas de pouvoir lire dans sa cohérence l’œuvre de Carlo Michelstaedter, «intacte, avec sa puissance et sa fragilité de roseau, et nous pouvons parcourir ce chemin de la persuasion ouvert par Michelstaedter, bien conscients du fait qu'il fut tracé jusqu'à son extrême limite» (Michel Valensi souligne, préface à l'édition de poche, 2015, p. 9). 
(2) Carlo Michelstaedter oppose Platon et Aristote, ce dernier ayant trahi le premier, dans des pages magnifiques qu'il faudrait citer intégralement : «Tout le monde accourait vers lui pour s’emparer de la marchandise en provenance de l’absolu; lui qui était un esprit pratique prenait la marchandise la plus en vogue et qui s’accordait le mieux à la vue, aux besoins, aux goûts du public, puis il y apposait la marque de fabrique avec l’emblème de la légèreté» (p. 112).
(3) Ainsi écrit-il, dans une lettre à Gaetano Chiavacci du 4 août 1908 : «Certes, ce que n’a pas la mer, je l’ai : le tourment ininterrompu des intentions passées et du travail futur, de mes différentes aspirations insatisfaites; la conscience de ma nullité en ce monde qui vit autant par l’action que par la pensée et l’art; la conscience de ma vie qui se consume dans on ne sait quelle attente. Dans l’illusion d’une formation progressive qui n’existe pas, d’une accumulation qui ne se produit pas sinon comme celle du sable que les flots charrient et dispersent de nouveau», Épistolaire(traduction de l’italien et préface par Gilles A. Tiberghien, Éditions de l’Éclat, 1990), p. 109. Il est clair que ces lignes s'enfoncent bien plus profondément que d'autres, qui se contentent de pointer les transformations socio-économiques d'une époque donnée, celle où le jeune Carlo dut faire ses preuves : «Une part m’est propre, mais une part aussi correspond à la maladie de l’époque pour ce qui est de l’équilibre moral parce que nous nous trouvons justement à une époque de transition sociale, au moment où tous les liens semblent se défaire, où une tradition d’intérêts communs se perd, où, dans chaque milieu, les chemins de l’existence ne sont plus nettement tracés vers un point culminant mais où tous se confondent et disparaissent; il revient alors à l’initiative individuelle de se frayer, à travers le chaos universel, un chemin lumineux» (in ibid., lettre à Paula M., 9 décembre 1906, p. 46). Peut-être la raison de son suicide tient-elle à de tout autres raisons, comme en témoignent certaines très belles lettres envoyées à de jeunes femmes qui furent les amies du jeune prodige, où nous croyons lire quelque point secret éminemment kierkegaardien, tristesse inconsolable ou bien mélancolie incurable, certitude d'être différent, et qui doit être tu : «Qui veut être lié à moi doit renoncer à tout, sans ambitions, sans gloire, pour se vouer à un rêve profond» (à Iolanda De Blasi, av. 1-2 mai 1907, p. 60), à laquelle il écrira aussi : «Iolanda, encore une fois et sans vouloir en rien t’offenser, Iolanda, te sens-tu capable de m’aimer non pas pour mes rires, ma joie, mes succès, non pas pour ma foi et pour la vie, mais pour cette lutte qui est dans mon cœur, pour ma tristesse et pour l’anéantissement, te sens-tu capable de m’aimer pour ce qui en moi est hostile et rebelle, de m’aimer jusque dans la défaite, de m’aimer par-delà la vie, par-delà les limites humaines ? De m’aimer tel que je suis dans mon devenir et non tel que je devrais être et… tel que je ne serai peut-être jamais, d’aimer donc ma vie sous le signe de cette lutte, même si celle-ci m’écarte du chemin normal et heureux, et pas seulement sous le signe d’une paix déjà trouvée ?» (lettre à la même du 6 mai 1907, p. 63). Ailleurs pourtant, Carlo Michelstaedter présente l'aboutissement de son travail comme le premier pas de la liberté, nouvel indice nous rappelant que le suicide reste un mystère impénétrable, quelles que soient la multitude des raisons pouvant non pas le circonscrire ni même l'expliquer, mais en suggérer la cohérence : «Déjà j’ai pris du retard pendant ce long moment gâché pour arriver à faire entendre ma voix pour la première fois – bien que je ne l’ai fait ni comme je l’aurais voulu, ni où j’aurais voulu le faire; non pas en tant qu’homme libre à l’égard de tous les hommes, mais au cours d’une année d’inertie […], et non pas directement à tous mais indirectement devant une commission de professeurs. Mais c’est la voix qui convient au chemin que jusqu’alors j’ai parcouru, c’est la réponse et la conclusion, c’est le prix de la liberté» (lettre à Emma M., 10 septembre 1910, p. 196).
(4) Hypothèse étayée par les lettres de l'auteur à l'un de ses amis, Enrico Mreule : «Car tu ne demandes rien. Et de même que tu ne tiens pas compte du temps parce que tu es, toi, tout entier dans le moment où tu agis, de même en chacun de tes mots, on a l’image concrète de ta vie» (lettre du 29 juin 1910, p. 186). L'auteur poursuit : «Mais écrire sans conviction des mots vides pour pouvoir exhiber du papier couvert d’écriture, cela m’est encore impossible. Et dans ce triste cercle je me suis débattu ces derniers mois, l’âme malade et la paresse au corps, réussissant parfois à me récupérer et à rassembler en moi avec sa vivacité et sa concrétude, tout ce qui sans elles ne me procure qu’un obscur tourment; d’autres fois et le plus souvent, vaincu par l’inertie, dispersant mes forces à la faveur de ce qui, ici et là, semblait me tirer de l’ennui, et d’autant plus vivement me livrait à la dure nécessité» (ibid., p. 187). Michelstaedter n'aura de cesse d'opposer la vie pleine de son ami à la sienne, fausse, irréelle, tout entière incapable d'être persuadée : «[…] depuis lors, combien tu as agi ! comme tes paroles se sont faites action ! je me nourris en revanche encore de mots et j’en ai honte» (ibid., p. 188). 
(5) Épistolaire, op. cit., lettre à Emilio M., 2-3 septembre 1910, p. 191.




20 mars 2015

THE GARDENER AND THE GUINEA

G.K. Chesterton


Strictly speaking, there is no such thing as an English Peasant. Indeed, the type can only exist in community, so much does it depend on cooperation and common laws. One must not think primarily of a French Peasant; any more than of a German Measle. The plural of the word is its proper form; you cannot have a Peasant till you have a peasantry. The essence of the Peasant ideal is equality; and you cannot be equal all by yourself.
Nevertheless, because human nature always craves and half creates the things necessary to its happiness, there are approximations and suggestions of the possibility of such a race even here. The nearest approach I know to the temper of a Peasant in England is that of the country gardener; not, of course, the great scientific gardener attached to the great houses; he is a rich man's servant like any other. I mean the small jobbing gardener who works for two or three moderate-sized gardens; who works on his own; who sometimes even owns his house; and who frequently owns his tools. This kind of man has really some of the characteristics of the true Peasant—especially the characteristics that people don't like. He has none of that irresponsible mirth which is the consolation of most poor men in England. The gardener is even disliked sometimes by the owners of the shrubs and flowers; because (like Micaiah) he prophesies not good concerning them, but evil. The English gardener is grim, critical, self-respecting; sometimes even economical. Nor is this (as the reader's lightning wit will flash back at me) merely because the English gardener is always a Scotch gardener. The type does exist in pure South England blood and speech; I have spoken to the type. I was speaking to the type only the other evening, when a rather odd little incident occurred.
It was one of those wonderful evenings in which the sky was warm and radiant while the earth was still comparatively cold and wet. But it is of the essence of Spring to be unexpected; as in that heroic and hackneyed line about coming "before the swallow dares." Spring never is Spring unless it comes too soon. And on a day like that one might pray, without any profanity, that Spring might come on earth as it was in heaven. The gardener was gardening. I was not gardening. It is needless to explain the causes of this difference; it would be to tell the tremendous history of two souls. It is needless because there is a more immediate explanation of the case: the gardener and I, if not equal in agreement, were at least equal in difference. It is quite certain that he would not have allowed me to touch the garden if I had gone down on my knees to him. And it is by no means certain that I should have consented to touch the garden if he had gone down on his knees to me. His activity and my idleness, therefore, went on steadily side by side through the long sunset hours.
And all the time I was thinking what a shame it was that he was not sticking his spade into his own garden, instead of mine: he knew about the earth and the underworld of seeds, the resurrection of Spring and the flowers that appear in order like a procession marshalled by a herald. He possessed the garden intellectually and spiritually, while I only possessed it politically. I know more about flowers than coal-owners know about coal; for at least I pay them honour when they are brought above the surface of the earth. I know more about gardens than railway shareholders seem to know about railways: for at least I know that it needs a man to make a garden; a man whose name is Adam. But as I walked on that grass my ignorance overwhelmed me—and yet that phrase is false, because it suggests something like a storm from the sky above. It is truer to say that my ignorance exploded underneath me, like a mine dug long before; and indeed it was dug before the beginning of the ages. Green bombs of bulbs and seeds were bursting underneath me everywhere; and, so far as my knowledge went, they had been laid by a conspirator. I trod quite uneasily on this uprush of the earth; the Spring is always only a fruitful earthquake. With the land all alive under me I began to wonder more and more why this man, who had made the garden, did not own the garden. If I stuck a spade into the ground, I should be astonished at what I found there...and just as I thought this I saw that the gardener was astonished too.
Just as I was wondering why the man who used the spade did not profit by the spade, he brought me something he had found actually in my soil. It was a thin worn gold piece of the Georges, of the sort which are called, I believe, Spade Guineas. Anyhow, a piece of gold.
If you do not see the parable as I saw it just then, I doubt if I can explain it just now. He could make a hundred other round yellow fruits: and this flat yellow one is the only sort that I can make. How it came there I have not a notion—unless Edmund Burke dropped it in his hurry to get back to Butler's Court. But there it was: this is a cold recital of facts. There may be a whole pirate's treasure lying under the earth there, for all I know or care; for there is no interest in a treasure without a Treasure Island to sail to. If there is a treasure it will never be found, for I am not interested in wealth beyond the dreams of avarice since I know that avarice has no dreams, but only insomnia. And, for the other party, my gardener would never consent to dig up the garden.
Nevertheless, I was overwhelmed with intellectual emotions when I saw that answer to my question; the question of why the garden did not belong to the gardener. No better epigram could be put in reply than simply putting the Spade Guinea beside the Spade. This was the only underground seed that I could understand. Only by having a little more of that dull, battered yellow substance could I manage to be idle while he was active. I am not altogether idle myself; but the fact remains that the power is in the thin slip of metal we call the Spade Guinea, not in the strong square and curve of metal which we call the Spade. And then I suddenly remembered that as I had found gold on my ground by accident, so richer men in the north and west counties had found coal in their ground, also by accident.
I told the gardener that as he had found the thing he ought to keep it, but that if he cared to sell it to me it could be valued properly, and then sold. He said at first, with characteristic independence, that he would like to keep it. He said it would make a brooch for his wife. But a little later he brought it back to me without explanation. I could not get a ray of light on the reason of his refusal; but he looked lowering and unhappy. Had he some mystical instinct that it is just such accidental and irrational wealth that is the doom of all peasantries? Perhaps he dimly felt that the boy's pirate tales are true; and that buried treasure is a thing for robbers and not for producers. Perhaps he thought there was a curse on such capital: on the coal of the coal-owners, on the gold of the gold-seekers. Perhaps there is.









6 févr. 2015

SILENT ENEMY
CHIPPEWA INDIANS MIGRATION TO NUNAVUT
 



Likely saved through oral tradition, this 56 minute film from 1930, details an event which commenced the Ojibway Indians trek to the Barren Lands or Barren Grounds, in search of food and happiness. Silent Enemy (famine) begins with the Ojibwa Indians living far to the south where forests and lakes abound. They first commenced a southward migration but were forced to change plans. As a result of less game, the Ojibwe Indians agree to migrate north into what is the Barren Grounds of far northern Manitoba, Northwest Territories, Nunavut, and the Barren Grounds of far northern Alaska. They knew the caribou in the 100,000s, if not millions, left the forest to head north into the barren lands each spring and stayed until autumn. The Caribou Eaters food supply was bountiful and from food preservation allowed them to live permanently in the barren lands. Chief Yellow Robe stars as Chetoga. He was directly related to chief Sitting Bull. Though it is thought that Silent Enemy was inspired by the 1922 film Nanook of the North, it is the clear subject of a migration up north which provides a story for this film. It is dramatic and realistic. The animal fight scenes are not fake. It was filmed in northern Alaska. You'll notice scenes filmed outdoors during frigid weather. Brave were the actors, especially chief Yellow Robe who was either 63 or 69 when the movie was made. Chief Dagwan represents the Hare Indians who were known to be conjurers. They are also known as Sahtu which is probably a mispronunciation of Saulteaux. They are the northern most Saulteaux or Chipewyan. All Athabascan or Dene people are Algonquin according to the 1832 Edinburgh Encyclopedia which recorded the Dene being from the Lenni Lenape or Delaware people.









30 janv. 2015


Hölderlin cartographe,
Hölderlin photographe



  Ce titre, je vous l'ai proposé au téléphone, par un moyen de communication
contemporain de ces items, de manière réflexe, sans visée
particulière, sinon la poursuite d'un objectif ancien qui est de raccorder
la céleste poésie hölderlinienne à la terre, à la mer et même au ciel
réels. Ou plutôt, de poursuivre dans la conviction obstinée qu'il n'est
pas nécessaire de faire ce raccord, puisqu'il est la chose même (la substance
de la poésie de Hölderlin), mais qu'il faut s'efforcer de le faire
apparaître, non seulement hic et nunc, avec toute la difficulté que cause
la disparition de ce réel, mais à travers, voire contre le brouillard mystico-
spéculatif qui s'est développé depuis un siècle et demi dans le sillage
de la sympathie romantique pour l'échec et la maladie de Hölderlin.
Peut-être aussi pour utiliser enfin, autrement que comme en
feuilletant l'album sonore de ma mémoire, un souvenir de mon enfance,
un chant braillé les soirs d'été par les touristes dans la Hussenstrasse :
« Konstanz liegt am Bode-Bodensee, Wer's nicht glaubt, komm' selbst
und sehe... » Certainement, encore, en songeant aux tableaux du peintre
catalan Toni Taulé, dont toute une série d'oeuvres peintes est tramée
par l'esquisse plus ou moins transparente d'une carte de géographie de
type état-major, d'un squelette graphique qui représente une île de la
Méditerranée occidentale, un abstractum sous-jacent, comme les schémas
métriques en sont d'autres, qui pose obstinément la question : qu'est-ce
que le réel, qu'est-ce que voir, qu'est-ce que savoir, qu'est-ce que se
souvenir, qu'est-ce que se représenter, qu'est-ce que représenter pour
autrui, etc.
  Pierre Bertaux, après Pannwitz, et d'autres, avait déjà eu l'intuition
de ce que Hölderlin utilisait, sinon pour écrire de la poésie, du moins
pour activer et enrichir son travail mental ordinaire, des cartes géographiques,
entendons, les cartes géographiques dont on pouvait disposer de
manière relativement accessible en ce temps, où l'on ne trouvait pas de
collection des cartes Michelin du monde entier dans le débit de tabac du
coin (1).
  Bertaux rappelle dans cette brève note l'origine de l'expression
« exzentrische Bahn » qui a tant fait jaser - qui viendrait de Kepler et
servirait à désigner les ellipses décrites par la trajectoire des planètes - et
rapporte plus ou moins à cette remarque le début de l'hymne Patmos en
le rapportant lui-même aux cartes géographiques sommaires qui illustraient
le Voyage en Grèce et en Asie mineure de Richard Chandler. Il ajoute
à cela l'hypothèse d'une inspiration possible de ce même hymne dans le
tableau d'Albrecht Altdorfer, peint en 1510, représentant les deux Jean,
le baptiste et l'évangéliste, qu'on pouvait et peut encore admirer à Ratisbonne.
Enfin il conclut sa notice par l'évocation d'une gravure datant de
la fin de l'époque révolutionnaire et montrant une allégorie de la paix
revenue grâce à Bonaparte. Bref, il brandit insolemment des images à la
face des exégètes... Avec l'idée derrière la tête, sans doute, qu'une fois l'image
brandie, elle restera plus sûrement que des paroles. Malheureusement, son livre
n'est pas illustré...
  J'ai rencontré aussi cette référence culturelle, plus ou moins immédiate
selon la formation « cartologique » de chacun, dans un certain
nombre de textes de Hölderlin. En particulier, la topique du début de
l'hymne Patmos est devenue familière en quelque sorte aux habitués des
plans panoramiques et des zooms pratiqués depuis les hélicoptères : un
effet de réel s'est emparé de la fantasmagorie de l'envol. Mais je voudrais
tenter d'inscrire cette évocation dans une réflexion un peu plus générale,
et sans doute encore assez diffuse, sur le statut du graphique, de l'optique
et des paysages vus chez Hölderlin, non pas à des fins de calquage et
d'identification anecdotique, mais parce que beaucoup de questions
majeures qu'il nous pose sur ce que c'est que la vie d'un être humain
tournent autour de son rapport à la réalité, et aussi — je veux accrocher à
notre corde à linge cette literatura de cordel — parce qu'il nous a laissé, outre
un nombre relativement limité de textes achevés, une sorte d'oeuvre graphique,
des manuscrits de fragments prototextuels, disposés dans des
topiques qui constituent la géographie secrète de poèmes à venir, encore
ouvragés par des vides, disposés en éruptions de bribes sur le papier, que
la maladie, l'incapacité à finir ont laissé en l'état d'archipels, d'agglomérats
d'îlots, entourés de mers mystérieuses d'où le plateau continental ne
s'est jamais relevé, où les variantes plantent un nombre impressionnant
de repères intrigants : bref un atlas, un portulan de son dernier chantier
de marine. Lorsque l'éditeur Sattler, l'armateur à l'étoile rouge, en a
publié les fac-similés photographiques et proposé des relevés diplomatiques,
un paysage nouveau s'est soudain déployé pour les lecteurs, et nombreuses sont aujourd'hui les barques d'explorateurs qui ont contourné et
scruté tous ces nouveaux récifs. Ces photos en couleur des fragments sont
même parfois si belles qu'on est tenté de les épingler verticalement,
comme des icônes sur nos murs : c'est ce que j'ai fait moi-même avec le
poème Kolomb dont il sera question tout à l'heure. On avait déjà constaté
par ailleurs que l'oeuvre de Hölderlin attire le grand format. Dans les
bibliothèques, on le trouve aux in-4°... Les petits formats nuisent à sa lecture,
comme s'il fallait l'apercevoir d'en haut avant de le lire ou de
l'écouter.
  Je pense qu'il existe une relation entre la topique des oeuvres achevées
de Hölderlin, celle des fragments que nous continuons d'interroger
comme des archéologues, son rapport à l'espace, qui est celui d'un marcheur-
observateur, c'est-à-dire du regard cadencé par un pas et sans
doute un chant, et les outils d'appropriation immobile et de mémorisation
de l'espace que constituent les cartes géographiques et les oeuvres
graphiques diverses auxquelles il a pu avoir accès en son temps, les unes
et les autres étant, il faut le rappeler, en nombre limité, malgré l'accès
particulier aux bibliothèques qui a pu être le sien.
 
  La cartographie générale de l'univers hölderlinien se classe, comme
les atlas de l'époque, en trois chapitres, trois ensembles susceptibles de
se contenir l'un l'autre : la carte générale du monde, qui comprend la
Chine et les Amériques, la carte de l'Europe avec un décentrage oriental
qui rapproche l'univers hespérique (l'Europe de l'Ouest, dont la
Germanie fait partie) de l'univers antique de la Grèce classique et hellénistique,
enfin ce qu'il appelle « le pays », avec ses deux épicentres, le
nombril Nürtingen (l'enfance, la maison de la mère) et le nombril
Francfort : l'Allemagne du Sud, entre Kassel et Hauptwyl, Montbéliard
et Iéna.
  Une remarque : Hölderlin, comme nombre d'auteurs allemands, n'est
pas un enfant de la côte (mais il adore les histoires de flibustiers, il a lu
Archenholtz). Il n'a jamais eu la moindre perception concrète de ce
qu'est la forme d'une frontière maritime. Même le Rhin, à aucun
moment des rencontres qu'il a avec ce fleuve, n'a pu tenir lieu de cette
expérience, bien qu'il y ait sûrement vu naviguer d'assez grosses embarcations.
A la rigueur le lac de Constance (dont Annette von Droste-Hülshoff
fera plus tard mythiquement une vaste mer...) a pu jouer ce rôle s'il
l'a observé d'une hauteur en se rendant en Suisse. Mais il est pratiquement
certain que, même à l'époque du voyage à Bordeaux, il n ' a jamais
vu la mer... Au mieux, s'il est remonté par Blaye au retour, il a pu apercevoir
la partie la plus large de l'estuaire depuis la hauteur...
  A cette cartographie abstraite et peu figurative (encore que certaines
cartes de la Guyenne soient fort riches en indications «monumentales » et
paysagères) s'ajoute dans ses oeuvres une géographie physique appropriée de
façon plus ou moins secrète ou originale, une sélection de formations géographiques
qui s'exhibent comme telles dans ses oeuvres : des montagnes,
des fleuves, donc des plaines, des mers, des villes. Et sur ces lieux, des
végétations plus ou moins typiques ou mythiques : des oiseaux, des
bêtes... certains arbres.
  C'est dans ce passage à la troisième dimension des paysages et à leur
animation par des présences vivantes, imaginaires ou réellement vues,
que se fait pour moi le lien avec l'autre métaphore indue : Hölderlin photographe.
Si la cartographie comporte une dimension technologique sur
laquelle nous reviendrons, et qui nous invite à ne pas tomber dans l'anachronisme,
la photographie n'était même pas encore inventée, et à certains
égards n'était pas même imaginable autrement que par référence à l'expérience
du miroir, ou à la pratique des silhouettes noires. Le célèbre
daguerréotype qui représente son ami Schelling date de 1848. L'invention
de la photographie est officiellement datée de 1828. (La mère de
Hölderlin est morte et les hommes inventèrent la photographie !) Technologiquement
la chose n'a été mûre qu'au début des années 1840. Hölderlin
a pu savoir que ce nouveau procédé existait. En tout cas il est
contemporain de l'invention. On peut ajouter que c'est l'une de ses éventuelles
vieilles connaissances, le savant et philosophe italien Cardano
- l'une des origines anagrammiques possibles de Scardanelli, tout comme
le célèbre cartographe Toscanelli - qui avait inventé le principe de
l'image agrandie en plaçant une lentille devant le trou de la chambre
noire. Je veux dire par toutes ces précisions dispersées qu'il mérite la
métaphore en ce qu'il vit à l'époque même d'une invention majeure dont
il partage l'épistémè.
  J'utilise donc la référence à la cartographie et la métaphore de la
photographie pour tenter de vérifier chez Hölderlin l'existence d'un
ordre de rapport à la réalité visible qui n'est devenu popularisable que
par l'invention de la photographie d'une part, et le recours aux vues
aériennes d'autre part : pour installer un pôle de référence qui permette
de délimiter un espace marqué de l'autre côté par les pratiques ancestrales
du croquis, du dessin, de la gravure (avec sa dimension de reproductibilité
démocratique), du tableau peint, dans lesquelles j'inscris la
cartographie de son temps, etc. ; pour dater sa perception dans un endeçà
de nos représentations.
  Mais je voudrais aussi mobiliser (dans vos mémoires) les images, principalement
de paysages, qui sont nées à cette époque et peuvent servir
aussi de référence : les « vues de Heidelberg » et « vues de la Saône » de
Turner, les paysages de Bonington un peu plus tard, les paysages italiens
peints par Corot, toute cette génération de peintres nés au XVIIIe siècle,
contemporains de Hölderlin, dont on a fait plus tard les précurseurs de
l'impressionnisme, mais dont Cézanne est aussi un point d'arrivée. Il se
trouve que certaines de leurs oeuvres (ainsi la vue de Heidelberg de Turner)
interfèrent directement avec l'expérience visuelle et historique de
Hölderlin.
  Ce qui m'intéresse à leur propos également, c'est ce qui se passe dans
cette phase de transition où, comme dirait Hegel, l'homme eut besoin de
la boussole et l'inventa, eut besoin enfin de voir les pays depuis les
nacelles volantes, et inventa la montgolfière (les premières...), eut besoin
de fixer « objectivement » les images de la réalité, et inventa l'objectif des
caméras.
  On se fait généralement du paysage et de la cartographie hölderlinienne
une image principalement « mythologique » : la personnalisation
des fleuves s'accommode mal du suivi exact de leur tracé, la « construction
» des paysages choisis ne saurait s'embarrasser des paysages réels.
Tout ce qu'il dit d'un paysage dans son oeuvre est référé - presque jusqu'à
la fin, mais j'insiste sur le presque - à une mythologie (dont s'emparent
avec délices les commentaires de la Geistesgeschichte) dans laquelle il
faut inclure aussi le christianisme, ou au mythe moderne « Hölderlin»,
largement construit par Heidegger et repris par ses épigones et coryphées.
Le supposé dégagement hölderlinien du réel autorise l'invention ad libitum
de nécessités d'ordre religieux, culturel, philosophique, imaginaire. Toute
démarche photographique ou cartographique sollicitée pour commenter
des poèmes se trouve proscrite par l'interdit du « positivisme ». La célébration
des cultes implique du manque : l'absence du dieu, le mystère de
sa naissance, l'énigme de ses décisions, la glose absolue se nourrit ici
comme ailleurs de l'ineffable, et chacun protège la source de son discours
par une cartographie très spéciale « des sources », fait de sa propre
culture le ciment de l'intertexte.
  Pierre Bertaux, avec Hölderlin, a été un peu victime de ce dispositif.
Toutes ses tentatives, les premières en fait dans l'histoire, pour restituer
l'horizon réel de la vie et de l'oeuvre de Hölderlin, pour rappeler l'histoire,
montrer les photos, brandir les cartes, nommer des protagonistes, désigner
des faits, se sont heurtées à la dure loi du genre, et comme il a lui-même cédé
à la tentation de boucher par des hypothèses — mais dans le genre même où
il opérait — les lacunes de son album, son travail est encore auréolé des
fumées d'encens du doute jeté chaque fois sur ce qu'il avait dit, une fois
qu'on avait pris congé, après qu'il était reparti en France.
  Je ne m'inscris pas dans sa tradition, en ce qu'elle était menacée par
sa propre ambition de couvrir la totalité du phénomène Hölderlin, d'articuler
le réalisme historique intégral - avec son lot d'anecdotes encore
enfouies dans les archives diverses, les correspondances privées, rapports
de police perdus, etc. - et d'autre part l'interprétation des textes dont les
lacunes ont créé ce besoin. Je voudrais au contraire utiliser ces métaphores
de la carte et de la photo comme des outils critiques pour lire les
textes en tant que textes exprimant non le réel en soi, mais le rapport à la
réalité. Il ne peut s'agir ici que d'un aperçu, mais en l'espèce même un
aperçu doit se discriminer historiquement :
  I.   La première période qui se dessine dans cette perspective va des
origines à 1796 environ. On peut parler - avec quelques exceptions - d'une imagerie. La première poésie de Hölderlin n'est pas descriptive, elle
est rarement, voire jamais « de circonstance » au sens instantané du
terme. La nature est de convention, les paysages de convention comme
sur les affiches électorales où il faut figurer « Die Heimat », le pays (celles
de la campagne de Mitterrand par exemple, qui rajoute des clochers
d'église). Trois dimensions: ciels, fleuves, montagnes, vallées. Évoqués
sans précisions ou associés à des épithètes d'ornement : « der Hain », « der
schattichte Hain », « auf eine Heide geschrieben », « die schattichten
Eichen », « ein hochgeweihetes Hirschheer, was rauschet im schwarzen
Gebüsche », « der Perlenschmuck der Erde », « die goldne Ernte ».
L'océan ( « der Ozean » ) est déjà là. Mais justement, quand Hölderlin
aura vécu dans un pays où l'on appelle la mer par ce nom (à Bordeaux),
il n'en parlera plus, ou presque plus. Le comble de ce point de vue est
atteint dans le poème intitulé An die Natur. Point besoin de s'attarder.
C'est la nature imaginaire des poètes, et en particulier des poètes allemands
du XVIIIe siècle, et plus récemment de Klopstock et de Schiller : en
ce que tous reprennent aussi les paysages imaginaires de la mythologie et
surtout de la littérature grecque et romaine. On n'y reconnaît presque
jamais le paysage réel de leur enfance. Bref, une analyse quantitative
ramasserait un nombre considérable d'items référables à des paysages,
mais ceux-ci ne sont que des mots renvoyant à des représentations si
vagues qu'aucune perception n'y est vraiment associable.
  A quoi s'ajoute que tous les poèmes de cette période sont rimés. Or la
rime, selon moi, s'oppose par les contraintes qu'elle induit à l'appréhension
verbale discriminée de l'extériorité du paysage. En particulier, elle
impose une convention ornementale déposée dans le stock limité des
échos rimiques disponibles. De même, ce genre de poésie exclut le recours
à des dénominations, aux toponymes réels: d'une manière générale, les
références très précises sont rarissimes. A l'inverse, la mythologisation
signifie le contraire même de la fixation, la labilité des images, les transpositions
et confusions. La géographie de la mythologie n'est pas même
corroborée par la réalité culturelle connue, il y a des invraisemblances.
Ainsi, dans le poème Griechenland, Athena s'appelle Minerve...
  Mais sous ce tissu imaginaire et conventionnel on peut déceler les prémisses
d'un autre regard, moins verbal. Il serait intéressant par exemple
d'interroger les syntagmes « topiques », du type dort, wo, etc. Afin de voir
si ne se structure pas déjà de manière discrète, mais répétitive, un appel
de la réalité visible. C'est la correspondance - la prose donc - qui semble
hériter des descriptions. A l'exception toutefois des lettres à la mère...
Enfin, il faut signaler deux exceptions assez significatives. La première est
d'autant plus intéressante qu'elle est quasi « archaïque », et peut être
considérée comme un symptôme précoce. Il s'agit du poème Die Meinige,
dans lequel Hölderlin évoque un moment d'émotion rare dont il se souvient.
«Guter Karl... Wir wollen beten.» L'autre, Die Teck. Ce poème
de 1788, non rimé (de même que Kanton Schweiz, où il y a aussi des éléments
descriptifs), est assez personnel et consacré à une montagne de
l'Alb (ses «frères» s'appellent les Riesengebirge). Quand il y parle des
vignes, elles correspondent généralement à la réalité, ce ne sont pas des
vignes anacréontiques qu'on peut mettre n'importe où. Hölderlin va un
peu au-delà du mouvement en cours dans la poésie de la nature de son
temps, nomme les paysages par leur vrai nom et, du coup, crée la référence,
en appelle à ceux qui ont vu, à une communauté particulière, celle
des siens. Mais cette montagne est encore surmontée d'un élément
héroïque ( « die Burg » ) : le substrat de perception réelle est subsumé sous
une fonction extérieure à la perception.
  II.   A partir de 1796, on observe une inflexion de l'imagerie comme
culture d'emprunt, vers l'imaginaire d'un univers poétique propre, une
tendance à la composition autonome et à l'inscription spatiale, qui se
manifeste à plusieurs niveaux.
  D'abord dans un certain nombre de détails des premiers poèmes
de 1796-1799. L'intérêt pour les objets de la nature se spécifie, même si
cela débouche encore allégoriquement : Die Eichbäume, An den Äther.
Dans le même temps que les éléments ou les paysages sont investis
d'une pensée plus originale, plus propre, il se produit sans doute un
cheminement inverse de ceux-ci vers plus de précision, voire de singularité.
Mais nous ne sommes pas encore dans le moment de la singularité
réelle dont le poème est l'anniversaire. On observe seulement un dégagement
de la convention, un accès à la forme propre. Je voulais parler
ici de Der Wanderer: «Süd und Nord ist in mir...», résultat des premières
années de voyage. Dans la même version, il évoque ses lectures
de voyages à Tahiti, Tinian. Les arbres sont décrits avec plus de précision,
se discriminent. La version finale implique une mappemonde, part
des plaines desséchées d'Afrique, nous emmène au pôle, nous ramène
au Rhin, au pays.
  De même dans le poème Die Musse, Hölderlin procède à l'inventaire
de la nature, évoque l'orme amoureux où s'enroulent les plantes, et qui
n'est pas seulement un résidu anacréontique. Une lettre à la soeur permet
d'identifier le paysage du poème près de Francfort, au pied du Feldberg
dans le massif du Taunus. A la fin, le poète devient aigle et voit de haut,
puis il change de gîte, devient nomade. Toute cette évocation s'associe à
la distance comme telle, à l'appropriation de la distance : l'enfance
revient comme un souvenir, et ce retour, en tant que retour, signifie qu'il
n'est plus enfant. L'adulte qu'il devient en 1797 (il a 27 ans) domine
aussi l'espace (on songe à la façon dont Adorno-Horkheimer commentent
comme une entrée dans l'âge de raison le rapport d'Ulysse à l'espace).
Parallèlement il se produit dans la correspondance quelque chose d'intéressant
à cet égard : les lettres décrivant des voyages, des excursions, des
paysages (il y en a quelques-unes entre 1794 et 1797) sont moins nombreuses,
comme si le partage se transformait. La poésie devient discrètement
le lieu des évocations de lieux.
  Cette évolution s'inscrit dans un mouvement général qui tend à « la
réappropriation du propre ». Le caractère personnel, la plainte existentielle
s'investissent non plus dans un ornement formel de la rhétorique
poétique, mais dans une chose vue qui déclenche, à la manière d'une
cause, d'un prétexte, d'un événement, la parole authentique sur soi, sur
le Selbst tel qu'il est en vérité hic et nunc, malheureux : ainsi dans Abendphantasie
(la cabane, le ciel qui rosit le soir) ou dans Des Morgens. Plus
tard, dans Hälfte des Lebens par exemple, ce rapport en tant que rapport
devient la substance même du poème : le paysage ne peut plus être simple
imagerie, ni même simple imaginaire mythologique. Dans le même
temps, en effet, une sorte de mutation intellectuelle s'opère, qui concerne
directement le rapport au monde. Une phase de renversements qui
implique la représentation de l'espace.
  III.   Ce qui se développe vers la fin du siècle, aux environs de 1799-
1800, c'est une nouvelle conception de l'histoire, une nouvelle lecture historico-
philosophique de l'espace mondial. L'importance prise par la référence
à Dionysos joue un rôle dans cette affaire, en ce qu'il est un
demi-dieu venu d'ailleurs, impensable sans son périple. Tout se « cale» à
nouveau, se redistribue dans une démétaphorisation qui, à terme, deviendra
dangereuse pour le langage lui-même. La nature devient objet de
comparaisons (par exemple dans Wie wenn am Feiertage...). L'image
devient image.
  Un poème de 1800 exprime bien cela, peu exploité généralement par
la critique :

     Wohl geh ich täglich andere Pfade [...]
     Blicke vom Hügel ins Land [...]
     [...] Der Jüngling ist
     Gealtert, selbst die Erde, die mir
     Damals gelächelt, ist anders worden.

  On entre dans l'ère des grandes élégies, dont Der Archipelagus, grand
poème géographique à sa manière, qui évoque le monde de l'Antiquité,
mais dans une hypothèse qui modifie la valeur du spectacle, des paysages,
etc. Tout cela fait signe vers le présent, c'est-à-dire vers la réalité.
Et cette tension colore en quelque sorte le paysage. Le poème se promène
au dessus d'un atlas géographique. D'Ionie à Athènes. Il fait le
tour des îles, les énumère, et l'énumération devient partie prenante du
texte poétique.
  Dans l'ode Heidelberg, l'importance du poème, du chant d'amour filial
pour cette ville se mesure à la vérité, au réalisme de la description. « Ein
kunstlos Lied », voilà ce que veut chanter le poète pour dire qu'il aime
cette ville. L'absence d'artifice signifie la volonté de dire l'essentiel de
cette ville, c'est-à-dire de ce paysage dans son mouvement, sa topique, sa
symbolique, son inscription dans l'histoire moderne. Heidelberg est une
ville traversée par un homme à un moment de sa vie, traversée par un
fleuve : la marque de la traversée, ce sont les huit arches-strophes de
l'ode. Toute cette pierre rose figée dit par contraste l'importance du passage,
du voyage, c'est-à-dire de l'assimilation du spatial par le sujet
mobile. La démarche du poète marcheur se rapproche de celle de l'enfant
autiste qui dévore littéralement l'espace, qui pour le dire fait le rond,
le carré avec sa bouche. Ici, la poésie fait le rond, le carré, l'arche, le
trou, la masse...
  Le voyage et le séjour en France prennent une place décisive dans
ce processus de réforme intérieure, de redistribution des sens, de renouvellement,
d'avivement du regard. Tout est concerné par cette mutation
: sa conception de la vie, de l'histoire, de la poésie, sa vision de la
réalité. Très globalement, cette évolution ramène toute la poésie tournée
vers le passé, y compris formellement, dans la réflexion actuelle.
Les dieux et demi-dieux invoqués le sont maintenant en ce qu'ils sont
morts, et le dernier d'entre eux en ce qu'il est celui qui est parti. Mais
le temps présent est peut-être celui du retour du divin : d'où la dimension
millénariste de certains poèmes, qu'on a rattachée à la tradition du
piétisme souabe. Or la France, comme entité politico-historique, occupe
une place majeure dans le creux de ce travail : elle est le lieu d'une
expérimentation de ce retour, y compris dans les formes (l'architecture
des maisons et bâtiments publics et religieux, le costume, le discours, la
rupture avec le christianisme). Le demi-dieu artisan de cela, c'est Bonaparte,
l'homme qui regarde le monde de haut, depuis le sommet des
pyramides, qui pense l'action dans la trame d'une cartographie (militaire)
et qui donc passe les cols les plus hauts, abolit, parce qu'il est un
homme de la hauteur, la troisième dimension, ne se laisse pas arrêter
par elle, en fait la dimension de la victoire. C'est après la victoire de
Marengo que Bonaparte a créé, en 1802, une commission chargée de
cartographier exactement les montagnes, c'est-à-dire d'en inscrire sur
des plans les trois dimensions réelles, grâce aux progrès des relevés
barométriques, équivalent enfin obtenu vers le ciel de ce que les sondes
permettaient depuis des millénaires dans les profondeurs de la mer.
Bref, la France dans laquelle il se rend est aussi le pays où est en train
de naître la cartographie moderne. Et le demi-dieu historique qu'il
tente d'apercevoir en faisant le détour par Lyon en janvier 1802 est
l'homme qui la met en oeuvre.
  Le voyage dans ce pays est aussi le seul vrai dépaysement de sa vie.
La Suisse germanophone d'Hauptwyl ne peut être considérée comme
dépaysement que sur le plan de la géographie physique. Il est intéressant
de constater qu'il part avec des idées assez floues de la réalité : plus
précisément, il part avec l'imprécision induite par la lecture non corrigée
des cartes géographiques. Il écrit à Bôhlendorff qu'il part « dans le
voisinage de l'Espagne », qu'il se réjouit à l'idée de « voir la mer », de
goûter le « soleil de la Provence ». Il parle à grande échelle, de la
même façon que dans le fragment Das Nächste Beste, installé imaginairement
dans la perspective des oiseaux, il les fait voler à des vitesses et
altitudes irréelles pour commenter la carte générale de l'Europe, Grèce
et Proche-Orient compris. Ce zoom inverse, ce raccourci n'est pas qu'un
artefact de la consultation : c'est aussi celui de la pensée. Ce qui est
intéressant, c'est que précisément, il va se produire à cette époque, dans
cette phase, un passage du cartographique au photographique par la
médiation d'une critique de l'appropriation abstraite de l'espace et du
temps par la pensée. Le titre même, Das Nächste Beste, invite à faire des
plans rapprochés, à se méfier des panoramiques : le corps du texte
désigne le temps des raccourcis comme temps des illusions de la jeunesse
et revendique le passage à une autre vision des choses, qui
implique la prise en compte de la durée, de la lenteur. L'idée qu'on
peut transposer directement - à la façon dont les oiseaux migrateurs
passent sans difficulté les obstacles terrestres — le modèle de la cité
grecque antique dans la réalité politique et historique de l'Hespérie,
c'est-à-dire de l'Europe occidentale, et bien sûr de l'Allemagne du Sud-
Ouest, est une idée de jeunesse abstraite, un produit de l'impatience.
La barrière alpine a empêché l'irruption trop brutale de la lumière
grecque : ceci, parce que la pénétration se fait par la voie terrestre.
Hölderlin commente de fait l'image cartographique que lui proposent
les documents de l'époque : si le tracé des fleuves et des côtes ne nous
pose plus de problèmes, si l'on peut indiquer la profondeur des eaux
mesurée par sondage, on ne connaît pas encore la masse des montagnes,
et les cartes géographiques de l'époque les figurent comme de simples
bourrelets cicatriciels continus orientés dans le sens des massifs
principaux, parfois de bizarre façon. Les hauteurs sont abolies, la masse
montagneuse disparaît : les montagnes ressemblent à des remparts de
citadelle.
  Le problème que va résoudre la mesure barométrique des altitudes,
Hölderlin l'expose ici par une sorte de détour proche. Aux oiseaux
légers et rapides, insensibles à la pesanteur, il oppose la lenteur des
marcheurs, la lenteur des processus historiques, mais aussi la pesanteur.
Simplement, cette pesanteur n'est pas désignée comme telle, car cette
métaphore s'associerait à l'immobilité: elle ne convient pas directement.
Le poids en question, c'est celui de la tradition, des coutumes,
qui sont investies dans un univers sensible, et, s'agissant de l'Aquitaine, sensuel.
La sensualité oppose sa résistance à l'ascension rapide de l'esprit
dans les hauteurs allemandes de l'Idée absolue, ou françaises de l'Etre
suprême. Le poids c'est aussi la nature, l'animalité de l'homme. C'est le
sens du début du fragment qui poursuit Das Nächste Beste : Vom Abgrund
nämlich (p. 77 du cahier de Homburg). C'est «dans la profondeur en
effet », où entraîne la sensualité, que tout a commencé, tout, c'est-à-dire
la vie. Et le voyage en France, c'est précisément l'expérience de ce
poids de la nature et de la culture dans l'histoire des hommes, l'irruption
de la verticalité pure comme concept, après la naïveté des perspectives
à deux dimensions. Un autre fragment voisin explique en quelque
sorte la mutation :
 
     Denn es hasset
     der sinnende Gott
     unzeitiges Wachstum
 
  Cela est inscrit comme une sentence essentielle sur une page seule.
C'est encore ce que dit comme un drame le voyage de Colomb, dans le
fragment du même nom, qui se trouve à proximité du fragment Das
Nächste Beste : les marins sont impatients comme le seront les jeunes intellectuels
du XVIIIe siècle observant la carte du voyage aux Amériques. On
ne passe pas sans épreuves d'un orbe à l'autre. Il faut la puissance
morale, la sagesse du vieux marin Christophe Colomb, le risque assumé
d'être passé par-dessus bord : il n'y a pas que l'alizé qui souffle obstinément
vers le même horizon de l'attente. Le fragment insiste sur une donnée
qu'on a tendance à négliger, mais que Hölderlin connaît parce qu'il
vient de passer l'équateur de sa vie, de laisser sa jeunesse derrière lui
comme une « moitié de sa vie » (d'autres brefs poèmes ont ce même passage
pour objet) : Colomb est déjà vieux. C'est le poète (p. 78 du cahier
de Homburg) qui voudrait se rendre à Gênes pour « interroger » la
demeure de Kolombo, là où il a passé sa douce jeunesse. En face du mot
«Jugend », dans une variante, Hölderlin écrit sur le manuscrit, à
gauche : « aber man kehret wesentlich um, wie ein Bilderman, der steht
und die Bilder weiset der Länder». Avec la même plume apparemment (!), il
inscrit en bas de la page : « Wie auf dem Markte /Kolombus in eine Landcharte
siehet. » Il s'agit bien sûr de la carte de Toscanelli, ou de l'une des
représentations du monde existant à l'époque, et fondant l'erreur, l'impatience
de toucher les Indes (le pouvoir, la richesse) par un autre chemin
que le lent et long chemin continental, que la lente et longue et périlleuse
circumnavigation. A Homburg, Hölderlin avait décoré sa chambre de
cartes des quatre parties du monde(2).
  La page suivante commence par le cri de guerre de l'impatience, dans
un mélange hermétique de français et d'allemand :
 
     zu schiffe aber steigen
     ils crient rapport, et fermés maison,
     tu es un sais-rien

  Cela, au-dessus de la première phase d'écriture qui consacrait cette
page — initialement, cette partie de l'hymne — au héros moderne Colomb :
 
     ein Murren war es, ungeduldig
 
  Suit alors une page blanche, qui attendait sans doute du texte, et
après cette immensité blanche qu'il a fallu parcourir — qu'il restait encore
à écrire — se découvre la révélation du nouveau monde. Le haut de la
page commence par :
 
     da bist du ganz in deiner Schönheit apocalyptica

  Puis vient l'évocation de ce que les marins voient :
 
     sie sahen nun,
     [un blanc pour commenter ce nun peut-être]
     Es waren nämlich viele,
     der schönen Inseln
 
     damit
     mit Lissabon
     und Genua theilten

  Juste après, une autre page blanche avec simplement un mot, un
titre : « Luther ». Au dos de cette page consacrée à un autre héros
moderne, quasi contemporain du précédent, ces bribes lourdes de sens :
 
     meinest du
     es solle gehen
     Wie damals        [reporté et mis en valeur au vers suivant]
     nämlich sie wollten stiften
     Ein Reich der Kunst. Dabei ward aber
     Das Vaterländische von ihnen
     versäumet und erbärmlich gieng
     Das Griechenland, das Schönste, zu Grunde.
     Wohl hat es andere
     Bewandnis jetzt.
 
  La suite est assez fragmentée et peu claire, et s'interrompt. Mais ce
passage est d'une clarté lumineuse et fait écho au «jadis au temps du
mystère» de Das nächste Beste. C'est-à-dire au temps de l'apparente clarté
de l'idéalisme en politique, au temps de la négligence des pesanteurs, de
la mauvaise perception des masses : au temps de l'enfance de la sagesse,
qui installe ses rêves dans des géographies imaginaires, et rêve sur des
Atlas au lieu de s'en tenir à la perception exacte, réaliste (photographique),
des choses.
  A cela fait écho un autre fragment (p. 53 du cahier de Homburg). Je
le cite sans discriminer les différentes phases :
 
     Wie Vögel langsam ziehn
     Es blicket voraus
     Der Fürst und kühl wehn
     An die Brust ihm die Begegnisse wenn
     Es um ihn schweiget, hoch
     In der Luft, reich glänzend aber hinab
     Das Gut ihm liegt der Länder, und mit ihm sind
     Das erstemal siegforschend die Jungen.
     Er aber mässiget mit
     Der Fittige Schlag.

  Contrairement à ce que suggère Jochen Schmidt dans son commentaire
de ce fragment(3) , il n'est pas interdit de prendre « der Fürst » au sens
probable qui est celui de l'hymne Friedensfeier : Bonaparte, le prince de la
paix, l'aigle qui amadoue d'un paternel coup d'aile l'impatience des
jeunes révolutionnaires. Le prince, comme les oiseaux, doit voir loin
devant, au-delà de l'horizon borné de la piétaille, du Fussvolk de l'histoire,
il garde de l'impatience « cartographique » la fulgurance de la prévision,
mais la tempère du sang-froid que n'échauffent pas les événements
chaotiques du présent, parce que, en même temps, il voit à ses pieds le
pays : il est dans les trois dimensions de l'espace et dans la dimension du
temps historique. Hegel, plus tard, désacralisera ce regard sage du
prince, du « grand homme » (autre mot de ces fragments de Homburg
associé, en français, au Prince dans le fragment Der Fürst), en expliquant
les choses autrement.
  Et donc, si ce temps est venu chez Hölderlin, s'il s'est convaincu que
l'héroïsme (qu'invoque le premier vers de Kolomb), c'est désormais celui
des capitaines prévoyants, mais sages et emplis de mémoire et de science,
le rapport à l'image des pays, à l'image du pays, va s'infléchir vers un
réalisme beaucoup plus ponctuel que je figure ici dans la métaphore de la
photographie, avec les limites évidentes de ce trope. Là encore, beaucoup
de fragments répondent à cette suggestion, mais je voudrais évoquer,
pour conclure, autre chose : d'une part un poème publié, Andenken, et
d'autre part les poèmes de la fin.
  Andenken est le poème par excellence de l'irruption du paysage comme
pays réel, d'un univers sensible que la poésie ne peut sauver de l'oubli
(stiften) qu'en se transformant, qu'en devenant «photographique».
Mais, par anticipation, on corrigera d'emblée cette indication anachronique
: ce qui devient photographique abolit dans le même temps le photographique
et fonde ce qui reste vraiment au-delà de l'horizon des simples
images, le dernier vers :

     was bleibet aber stiften die Dichter
 
s'oppose à la riche moisson d'images des marins voyageurs qui ne songent
qu'au gain, à la richesse.
  Tout le poème est installé d'emblée dans la cartographie intime du
voyage dans l'Amérique équinoxiale — vectorisé par l'axe nord-est/sudouest
: axe du voyage en France, axe Bordeaux-Francfort, axe du voyage
de Kolomb, axe du voyage du second Kolomb, dont la mère s'appelait
au reste Colomb et était originaire du Sud-Ouest : Alexandre von Humboldt.
Sur ce planisphère poétique, qui s'achève par le départ des navires
de Bordeaux vers l'Amérique équinoxiale, Hölderlin inscrit une image
dont il dit qu'elle est très précise ( « noch denket das mir wohl » ). Et cette
image, chose qu'il n'a jamais faite explicitement, il la date : en mars, à
l'équinoxe, le 22 mars 1802, un dimanche, jour de fête, y compris dans le
calendrier révolutionnaire de l'époque.
  Je ne veux pas m'attarder(4) sur ce texte très célèbre qu'Heidegger a
tenté d'arracher à son inscription « réelle », sinon pour déplorer que la
critique éprouve une telle résistance — comme si elle était privée par là-même
de quelque chose — à reconnaître que ce réalisme délibéré et explicite
de Hölderlin a un répondant précis sur les hauteurs de Lormont, en
face de Bordeaux. Plusieurs vers du poème sont la légende de deux
espèces de clichés, deux gravures très connues qui représentent : 1 / des
femmes en train de fêter le printemps sur l'herbe, sous les chênes et les
ormes avec en arrière-plan la boucle large de la Garonne et les bâtiments
de la ville de Bordeaux ; 2 /la pointe d'Ambès («die luftige Spitz ») où
se rejoignent la Garonne et la Dordogne et où la Gironde commence son
élargissement progressif...
  Disons, pour l'heure, que ce poème qui est pratiquement le dernier
poème publié de Hölderlin, constitue de manière très cohérente le point
d'aboutissement d'une réflexion sur la responsabilité « mémoriale » du
poème, laquelle ne doit pas être confondue avec la fonction «monumentale»
 (fixer une expérience plastiquement dans le marbre ou l'airain). La
mémoire n'est pas celle de l'objet vu (il suffit de prendre le bus pour aller
voir ces choses), mais celle de l'expérience de l'instantané comme
moment d'un processus (qui contient d'ailleurs, en l'occurrence, une
dimension politique, sensuelle, affective d'une richesse extrême).
  La suite des événements, si opaque qu'elle puisse paraître, s'inscrit
elle aussi dans ce mouvement. Hölderlin s'investit après son retour dans
la traduction des Grecs : outre l'implicite du fait de traduire, qui d'une
certaine façon est aussi recopier, ce fait de traduire les Grecs (Pindare et
Sophocle) signifie aussi un abandon de l'évocation des paysages, et
notamment de la nature, à ceux qui ont pu les percevoir réellement et en
parler en communauté à des gens qui les connaissaient. L'image, même
furtive, devient alors référentielle, elle est réassignée au réel (à certains
égards, la Grèce se replie sur le discours grec, tandis que Hölderlin se
replie - comme il a replié son cahier de Hombourg — sur l'Hespérie qu'il
a effectivement parcourue et vue). On observe cette même tendance dans
les remaniements d'odes écrites avant le voyage en France. Der blinde Sänger
devient Chiron, Der gefesselte Strom devient Ganymed. Il ne s'agit pas du
tout d'un retour au mythologique, mais bien au contraire d'une mise à distance,
d'un réglage de la focale, d'une assignation du mythologique à ce
qu'il est : un pan de la culture. De ce point de vue il y a un rangement,
une espèce de ménage spatio-temporel : être adulte enfin, c'est appeler un
chat un chat, cesser de «fantasmer» la réalité, comme on dirait
aujourd'hui, se guérir de l'illusion, du délire des jeux de rôle héroïques.
C'est encore le sens du début de Kolomb : si jamais je voulais être l'un des
héros (première hypothèse qui n'en est qu'une), alors ce serait non plus
l'un de ceux-là (ceux des mythes), mais l'un de ceux-ci (les navigateurs).
  Tous les remaniements sont faits dans cet esprit, ce nouveau réglage.
L'hymne Patmos ressortit à cette économie. Mais Hölderlin va déjà audelà
: à la connexion essentielle de la lumière, des formes, de l'odeur, du
goût. Écoutons, les yeux fermés désormais, Heimat, Wenn nämlich der Rebe
Saft, Auf falbem Laube... Turner arrive en France, au moment de la Paix
d'Amiens. Hölderlin est aussi son contemporain en ce qu'il passe lui aussi,
mais il est déjà trop tard, du côté de Cézanne et de Van Gogh.
  IV.   Beaucoup plus tard vient enfin le temps des photos fixes de
Scardanelli. La chambre, dans la tour inondée de lumière, est aussi la
camera obscura qu'il arpente à longueur de jours, et ses fenêtres comme
autant de cadrages fixes pour des centaines de prises, dont la plupart
seront jetées ou finiront dans le poêle. Cadre de fenêtre, cadre du poème.
Les croisées inclinées dans la présentation des odes se redressent, se figent,
orthogonales. L'écoulement est arrêté. Un ordre formel s'instaure auquel
le poète se tient comme au chambranle de sa pauvre vie, au cadre, au
rectangle, aux ferrures de la rime retrouvée. Avec juste la force d'écrire
ces lumineux poèmes de la fin, pris depuis l'intérieur de la chambre noire,
protégés de la surexposition, abrités de l'éblouissement brûlant d'Apollon,
comme s'est arrêtée la barque des aventures, métamorphosée en sofa
du bibliothécaire Scardanelli, de même encore que le temps s'est dispersé
dans les dates aberrantes qu'il inscrit sous tous ces clichés maniaques,
avant de signer d'un grand paraphe en forme de salutation outrancière,
sur une estrade de commedia dell'arte.
Comme s'il avait trouvé, sur cet ultime radeau, le lieu d'équilibre
entre la lumière qui éclaire, chauffe et cuit, et fait mûrir les fruits, et
l'ombre qui rafraîchit et protège le lieu de son ultime rapport au monde,
modeste Dionysos revenu non point dans le giron de Sémélé, mais dans la
caisse de bois où celle-ci le confie à la mer.
 
     O mein Herz wird
     untragbarer Krystal an dem
     das Licht sich prüfet wenn [so] v[o]n Dtschland.
 
     (Fin de Die Apriorität des Individuellen).
 




JEAN-PIERRE LEFEBVRE

                                                                                  45, rue d'Ulm
                                                                                  75005 Paris






 1. Pierre Bertaux, Und was ich sah, in Hölderlin-Variationen, Francfort/Main, Suhrkamp,
1984, p. 109.
 2. Friedrich Hölderlin, Sämtliche Werke (Stuttgarter Ausgabe), éd. par Friedrich Beissner,
Stuttgart, 1946-1985, 15 vol., vol. 6, 1, p. 352, lettre de Hölderlin à sa soeur, n° 188, juillet 1799.
 3. Friedrich Hölderlin, Gedichte, in F. Hölderlin, Sämtliche Werke und Briefe, éd. par Jochen
Schmidt, 3 vol., Francfort 1992 sq., vol. 1, p . 1060.
 4. Cf. J.-P. Lefebvre, Auch die Stege sind Holzwege, in Hölderlin-Jahrbuch, 26, 1988-1989,
p. 202-224 et J.-P. Lefebvre, Hölderlin, Journal de Bordeaux, Bordeaux, 1991.