4 mai 2016


Remarques sur
Le Rameau d’Or de Frazer



 Il faut commencer par l'erreur et lui substituer la vérité.
 C’est-à-dire qu’il faut découvrir la source de l’erreur, sans quoi entendre la vérité ne nous sert à rien. Elle ne peut pénétrer lorsque quelque chose d’autre occupe sa place.
 Pour persuader quelqu’un de la vérité, il ne suffit pas de constater la vérité, il faut trouver le chemin qui mène de l’erreur à la vérité.
 
 Il faut sans cesse que je me plonge dans l’eau du doute.

 La manière dont Frazer expose les conceptions magiques et religieuses des hommes n’est pas satisfaisante : elle fait apparaître ces conceptions comme des erreurs
 Ainsi donc saint Augustin était dans l’erreur lorsqu’il invoque Dieu à chaque page des Confessions ?
 Mais – peut-on dire – s’il n’était pas dans l’erreur, le saint bouddhiste
ou n’importe quel autre l’était tout de même, lui dont la religion exprime de tout autres conceptions. Mais aucun d’entre eux n’était dans l’erreur, excepté là où il mettait en place une théorie.

 L’idée déjà de vouloir expliquer l’usage – par exemple le meurtre du roi-prêtre – me semble un échec. Tout ce que Frazer fait consiste à le rendre vraisemblable pour des hommes qui pensent de façon semblable à lui. Il est très remarquable que tous ces usages soient au bout du compte présentés pour ainsi dire comme des stupidités.
 Mais jamais il ne devient vraisemblable que les hommes fassent tout cela par pure stupidité.
 Lorsque, par exemple, il nous explique que le roi doit être tué dans la fleur de l’âge parce qu’autrement, d’après les conceptions des sauvages, son âme ne se maintiendrait pas en état de fraîcheur, on ne peut pourtant que dire : là où cet usage et ces conceptions vont ensemble, l’usage ne provient pas de la façon de voir, mais ils se trouvent justement tous les deux là.
 Il peut bien arriver, et il advient fréquemment aujourd’hui, qu’un homme abandonne un usage après avoir reconnu une erreur sur laquelle cet usage s’appuyait. Mais ce cas n’existe précisément que là où il suffit d’attirer l’attention de l’homme sur son erreur pour le détourner de sa pratique. Or ce n’est pas le cas lorsqu’il s’agit des usages religieux d’un peuple et c’est pour cette raison qu’il ne s’agit pas d’une erreur. 

 Frazer dit qu’il est très difficile de découvrir l’erreur dans la magie – et c’est pour cela qu’elle se maintient si longtemps – parce que, par exemple, un sortilège destiné à faire venir la pluie se révèle certainement, tôt ou tard, efficace. Mais alors il est étonnant précisément que les hommes ne s’avisent pas plus tôt que, même sans cela, tôt ou tard, il pleut.
 
 Je crois que l’entreprise même d’une explication est déjà un échec parce qu’on doit seulement rassembler correctement ce qu’on sait et ne rien ajouter, et la satisfaction qu’on s’efforce d’obtenir par l’explication se donne d’elle-même.
 Et ici ce n’est absolument pas l’explication qui satisfait. Lorsque Frazer commence en nous racontant l’histoire du Roi de la Forêt de Némi, il le fait avec un ton qui indique que se passe ici quelque chose de remarquable et d’effrayant. Mais à la question : « Pourquoi cela a-til lieu ? », on a véritablement répondu lorsqu’on dit : « Parce que c’est effrayant ». C’est-à-dire, cela même qui nous apparaît, dans cet acte, effrayant, grandiose, sinistre, tragique, etc., rien moins que trivial et insignifiant, c’est cela qui a donné naissance à cet acte. 

 On ne peut ici que décrire et dire : ainsi est la vie humaine.
 
 L’explication, comparée à l’impression que fait sur nous ce qui est décrit, est trop incertaine.

 Toute explication est une hypothèse.
 Or une explication hypothétique n’aidera guère, par exemple, celui que l’amour tourmente. Elle ne l’apaisera pas.
 La cohue des pensées qui ne sortent pas parce qu’elles veulent toutes passer en premier et se bloquent alors à la sortie.
 Lorsqu’on associe à ce récit concernant le roi-prêtre de Némi l’expression « la majesté de la mort », on voit que les deux choses sont une.
 La vie du roi-prêtre illustre ce qu’on veut dire par cette expression.
 Celui qui est saisi par la majesté de la mort peut exprimer cela par une vie de ce genre. – Cela ne constitue naturellement pas non plus une explication, et ne fait, au contraire, que mettre un symbole à la place d’un autre. Ou encore : une cérémonie à la place d’une autre.
 Un symbole religieux ne se fonde sur aucune opinion.
 Et c’est seulement à l’opinion que l’erreur correspond.
 
 On voudrait dire : cet événement et cet autre ont eu lieu ; ris donc si tu peux.
 Les pratiques religieuses, ou la vie religieuse du roi-prêtre ne sont pas d’une nature différente de celle de n’importe quelle pratique authentiquement religieuse d’aujourd’hui, comme la confession des péchés. Celle-ci peut s’« expliquer » et ne peut pas s’expliquer.
 Brûler en effigie. Embrasser l’image du bien-aimé. Cela ne repose naturellement pas sur la croyance qu’on produit un certain effet sur l’objet que l’image représente. Cela vise à procurer une satisfaction et y parvient effectivement. Ou plutôt, cela ne vise rien ; nous agissons ainsi et nous avons alors un sentiment de satisfaction.
On pourrait embrasser aussi le nom de la bien-aimée, et alors apparaîtrait clairement comment le nom remplace celle-ci.
 Le même sauvage qui, apparemment pour tuer son ennemi, transperce l’image de celui-ci, construit sa hutte en bois de façon bien réelle et taille sa flèche selon les règles de l’art, et non en effigie.
 L’idée qu’on puisse faire signe d’approcher à un objet inanimé, comme on fait signe à un homme. Le principe ici est celui de la personnification.
 Et la magie repose toujours sur l’idée du symbolisme et du langage.
 La représentation d’un souhait est, eo ipso, la représentation de sa réalisation.
 Or la magie présente un souhait : elle exprime un souhait.
 Le baptême comme ablution. Une erreur ne surgit que lorsque la magie est scientifiquement interprétée.
 Lorsque pour adopter un enfant la mère le fait passer dans ses vêtements, il est insensé de croire qu’il y a là une erreur et qu’elle pense avoir accouché de l’enfant.
 Il faut distinguer des opérations magiques les opérations qui reposent sur une représentation fausse, trop simple, des choses et des événements. Lorsqu’on dit par exemple que la maladie passe d’une partie du corps dans l’autre ou qu’on prend des dispositions pour détourner la maladie, comme si elle était un liquide ou un état thermique. On se fait alors une image fausse, c’est-à-dire inadéquate.
 Quelle étroitesse de la vie spirituelle chez Frazer ! Par suite : quelle impuissance à comprendre une autre vie que la vie anglaise de son temps. Frazer ne peut se représenter aucun prêtre qui ne soit pas au fond un parson anglais de notre époque avec toute sa sottise et sa veulerie.
 Pourquoi le nom qu’il porte ne pourrait pas être sacré pour l’homme. C’est pourtant, d’une part, l’instrument le plus important qui lui soit donné, et c’est, d’autre part, comme une parure qu’on a accrochée à son cou lors de sa naissance.
 À quel point les explications de Frazer sont trompeuses, on s’en rend compte – je crois – au fait qu’on pourrait soi-même très bien inventer des usages primitifs et ce serait bien un hasard si on ne les rencontrait pas réellement quelque part. Autrement dit, le principe selon lequel ces usages s’ordonnent est un principe beaucoup plus général que Frazer ne l’explique, et qui se trouve aussi dans notre âme, de sorte que nous pourrions imaginer nous-même toutes les possibilités. 
Que, par exemple, le roi d’une tribu ne soit visible pour personne, nous pouvons bien nous le représenter, comme nous pouvons imaginer que chaque homme de la tribu ait à le voir. Dans ce dernier cas, la chose ne pourra certes pas avoir lieu de n’importe quelle manière plus ou moins accidentelle, le roi sera montré aux gens. Peut-être personne n’aura-t-il le droit de le toucher ; mais peut-être devra-t-on le toucher. Songeons qu’à la mort de Schubert son frère découpa en petits morceaux des partitions de Schubert et donna à ses élèves préférés ces fragments de quelques mesures. Cette façon d’agir, comme marque de piété, nous est tout aussi compréhensible que l’autre, celle qui consisterait à conserver les partitions intactes, à l’abri de tous. Et si le frère de Schubert avait brûlé les partitions, cela aussi serait compréhensible comme marque de piété.
 Le cérémoniel (chaud ou froid), par opposition au contingent (tiède), caractérise la piété.
 En vérité, les explications de Frazer ne seraient en aucune manière des explications, si elles ne faisaient appel en dernière instance à une inclination en nous-mêmes.
 Le fait de manger ou de boire comporte des dangers, non seulement pour le sauvage, mais aussi pour nous ; rien de plus naturel que de vouloir s’en protéger ; et nous pourrions maintenant imaginer nous-même de telles mesures de protection.
Mais d’après quel principe les inventons-nous ? Manifestement d’après le principe selon lequel tous les dangers peuvent se réduire, quant à la forme, à quelques dangers très simples qui sont immédiatement visibles pour l’homme. D’après le même principe, par conséquent, qui fait dire aux gens sans culture parmi nous que la maladie passe de la tête à la poitrine, etc. La personnification jouera naturellement un grand rôle dans ces images simples, car chacun sait que des hommes (et donc des esprits) peuvent être dangereux pour l’homme.
 L’ombre de l’homme, qui a l’apparence d’un homme, ou son reflet, la pluie, l’orage, les phases de la lune, l’alternance des saisons, les ressemblances des animaux et leurs différences, entre eux et par rapport à l’homme, les phénomènes de la mort, de la naissance et de la vie sexuelle, bref toutes les choses que l’homme, année après année, perçoit  autour de lui de multiples façons reliées entre elles, joueront un rôle dans sa pensée (sa philosophie) et ses usages : cela est évident, ou encore, cela est précisément ce que nous savons réellement et ce qui est intéressant.
 Comment le feu, ou la ressemblance du feu avec le soleil auraient-ils pu manquer de produire une impression sur l’esprit humain à son éveil ? Mais non pas peut-être « parce qu’il ne peut pas se l’expliquer » (la sotte superstition de notre époque) – est-ce qu’une « explication », en effet, rend la chose moins impressionnante ?

 La magie dans Alice au pays des merveilles (chapitre III) lorsqu’on se sèche en racontant la chose la plus aride qui soit.
 Lors du traitement magique d’une maladie, on lui signifie qu’elle doit quitter le patient.
 On aimerait toujours dire, après la description d’une cure magique de ce genre : si la maladie ne comprend pas ça, je ne sais comment on doit le lui dire.
 Je ne veux pas dire que précisément le feu doive impressionner tout le monde. Le feu, pas plus que n’importe quel autre phénomène, et tel phénomène cet homme-ci, et tel phénomène cet homme-là. Aucun phénomène, en effet, n’est en soi particulièrement mystérieux, mais n’importe lequel peut le devenir pour nous, et c’est précisément ce qui caractérise l’esprit humain à son éveil, qu’un phénomène devienne pour lui important. On pourrait presque dire que l’homme est un animal cérémoniel. C’est probablement en partie faux, en partie absurde, mais il y a également quelque chose de correct là-dedans.
 C’est-à-dire qu’on pourrait commencer ainsi un livre sur l’anthropologie : quand on considère la vie et le comportement des hommes sur la terre, on s’aperçoit qu’ils exécutent en dehors des actes qu’on pourrait appeler animaux, comme l’absorption de nourriture, etc., des actes revêtus d’un caractère spécifique qu’on pourrait appeler des actes rituels.
 Mais, cela étant, c’est une absurdité de poursuivre en disant que ces actes se caractérisent par ceci qu’ils proviennent de conceptions erronées sur la physique des choses. (C’est ainsi que procède Frazer, lorsqu’il dit que la magie est essentiellement de la physique fausse, ou, selon le cas, de la médecine fausse, de la technique fausse, etc.).
 Ce qui est caractéristique de l’acte rituel, au contraire, n’est pas du tout une conception, une opinion, qu’elle soit en l’occurrence juste ou fausse, encore qu’une opinion – une croyance – puisse elle-même être également rituelle, puisqu’elle fait partie du rite.
 Si l’on tient pour évident que l’homme tire du plaisir de son imagination, il faut faire attention que cette imagination n’est pas comme une image peinte ou un modèle plastique ; c’est une construction compliquée, composée de parties hétérogènes : des mots et des images. On n’opposera plus alors l’opération qui utilise des signes sonores ou écrits à l’opération qui utilise des « images représentatives » des événements.
 Nous devons sillonner tout le champ du langage.
 Frazer : « Il semble certain que ces coutumes sont dictées par la peur du fantôme des victimes… » Mais pourquoi Frazer utilise-t-il alors le mot « fantôme » ? Il comprend donc très bien cette superstition, puisqu’il nous l’explique avec un mot superstitieux pour lui d’usage courant. Ou plutôt : il aurait pu s’apercevoir par là qu’en nous aussi quelque chose parle en faveur de ces pratiques des sauvages. Lorsque moi qui ne crois pas qu’il y ait quelque part des êtres humains-surhumains, qu’on peut appeler des dieux, je dis : « je crains la vengeance des dieux », cela montre que je peux par là vouloir dire quelque chose, ou exprimer
une sensation qui n’est pas nécessairement liée à cette croyance.
 Frazer serait capable de croire qu’un sauvage meurt par erreur. On trouve dans les livres de lecture des écoles primaires qu’Attila a entrepris ses grandes campagnes guerrières parce qu’il croyait posséder le glaive du dieu du tonnerre.
 Frazer est beaucoup plus « sauvage » que la plupart de ses sauvages, car ceux-ci ne seront pas aussi considérablement éloignés de la compréhension d’une affaire spirituelle qu’un Anglais du vingtième siècle. Ses explications des usages primitifs sont beaucoup plus grossières que le sens de ces usages eux-mêmes.
 L’explication historique, l’explication qui prend la forme d’une hypothèse d’évolution, n’est qu’une manière de rassembler les données – d’en donner un tableau synoptique. Il est tout aussi possible de considérer les données dans leurs relations mutuelles et de les grouper dans un tableau général, sans faire une hypothèse concernant leur évolution dans le temps.
 Identifier ses propres dieux avec les dieux d’autres peuples. On se persuade que les noms ont la même signification.
 « Et ainsi le choeur indique une loi secrète » a-t-on envie de dire de la manière dont Frazer groupe les faits. Cette loi, cette idée, je peux la représenter maintenant par une hypothèse d’évolution ou encore, de façon analogue au schéma d’une plante, par le schéma d’une cérémonie religieuse, mais aussi par le groupement du matériau factuel seul, dans une présentation « synoptique ».
Le concept de présentation synoptique est pour nous d’une importance fondamentale. Il désigne notre mode de présentation, la manière dont nous voyons les choses. (Une sorte de Weltanschauung, de conception du monde, apparemment caractéristique de notre époque. Spengler.)
 C’est cette présentation synoptique qui nous permet de comprendre, c’est-à-dire précisément de « voir les corrélations ». De là l’importance de la découverte des termes intermédiaires.
 Mais un terme intermédiaire hypothétique ne doit en pareil cas rien faire qu’orienter l’attention vers la similitude, la connexion des faits. De la même façon qu’on illustre une relation interne entre la forme circulaire et l’ellipse en faisant passer progressivement une ellipse à l’état de cercle ; mais non pour affirmer qu’une certaine ellipse serait, dans les faits, historiquement, provenue d’un cercle (hypothèse d’évolution), mais seulement afin d’affiner la saisie par notre regard d’une corrélation formelle.
 Mais même l’hypothèse d’évolution, je puis la considérer comme n’étant rien de plus que le revêtement d’une corrélation formelle.
[Les remarques suivantes ne sont pas jointes à celles qui précèdent dans le manuscrit dactylographié : ]
 Je voudrais dire ceci : rien ne montre mieux notre parenté avec ces sauvages que le fait que Frazer a sous la main un mot aussi courant pour lui et pour nous que « ghost » (fantôme) ou « shade » (ombre) pour décrire les conceptions de ces gens.
 (Mais c’est à la vérité autre chose que s’il décrivait par exemple que les sauvages s’imaginent que leur tête tombe lorsqu’ils ont abattu un ennemi. Notre description ici ne comporterait rien de superstitieux ou de magique.)
 Cette particularité, il est vrai, ne se rapporte pas seulement aux expressions « ghost » et « shade », et on accorde trop peu d’importance  au fait que nous comptons dans notre vocabulaire cultivé le mot « âme », « esprit » (spirit). Auprès de cela le fait que nous ne croyons pas que notre âme mange et boive est une bagatelle.
 Toute une mythologie est déposée dans notre langage.
 Exorciser la mort ou faire mourir la mort ; mais, d’autre part, elle est présentée comme un squelette, comme étant elle-même, en un certain sens, morte. « As dead as death. » « Rien n’est aussi mort que la mort ; rien n’est aussi beau que la beauté elle-même. » L’image sous laquelle on se représente ici la réalité consiste à penser que la beauté, la mort, etc., sont les substances pures (concentrées), alors qu’elles sont présentes comme ingrédient dans un objet beau.
Et ne reconnais-je pas ici mes propres considérations sur « objet » et « complexe » ? 

 Nous avons dans les vieux rites l’usage d’un langage gestuel extrêmement élaboré.
 Et quand je lis Frazer, j’ai envie de dire à tout instant : tous ces processus, tous ces changements de signification, nous les retrouvons encore dans notre langage verbal. Lorsque ce qui se cache dans la dernière gerbe est appelé le « loup du blé »*, mais aussi la gerbe elle-même, ainsi que l’homme qui la noue, nous reconnaissons là un phénomène linguistique qui nous est bien connu.
 Je pourrais m’imaginer que j’ai eu la possibilité de choisir un être terrestre comme demeure de mon âme et que mon esprit a choisi cette créature de peu d’apparence comme siège et comme point de vue. Par exemple, parce que mon esprit aurait de la répugnance à se singulariser par une belle demeure. Il faudrait certes pour cela que l’esprit soit très sûr de lui.
 On pourrait dire : « Chaque point de vue a son charme » mais ce serait faux. Il est juste de dire que tout point de vue est important pour celui qui le considère comme important (mais cela ne veut pas dire qu’il le voit autrement qu’il n’est). Oui, en ce sens, chaque point de vue est d’égale importance.
 Oui, il est important que je doive m’approprier même le mépris que quiconque a pour moi, comme une partie essentielle et importante du monde vu de ma place.

 S’il était loisible à un homme de venir au monde dans un arbre d’une forêt, il y aurait des hommes qui chercheraient l’arbre le plus beau ou le plus élevé, d’autres qui choisiraient le plus petit, et d’autres encore qui choisiraient un arbre moyen ou médiocre, certes pas, veux-je dire, par esprit philosophique, mais précisément pour cette raison, ou cette espèce de raison, qui a fait que l’autre a choisi le plus haut. Que le sentiment que nous avons à l’égard de notre vie soit comparable à celui qu’a un tel être, qui a pu choisir son point de vue dans le monde, est à l’origine, je crois, du mythe – ou de la croyance – selon lequel nous aurions choisi notre corps avant la naissance.
 Je crois que ce qui caractérise l’homme primitif est qu’il n’agit pas d’après des opinions (à l’opposé, Frazer).
 Je lis, parmi de nombreux exemples semblables, la description d’un roi de la pluie en Afrique, à qui les gens viennent demander la pluie lorsque vient la saison des pluies. Or cela veut dire qu’ils ne pensent pas réellement qu’il puisse faire de la pluie, ils le feraient, autrement, pendant la saison sèche, durant laquelle le pays est « un désert aride et brûlé ». Car si l’on admet que les gens ont par sottise un jour institué cette fonction de roi de la pluie, ils ont déjà eu auparavant l’expérience du fait que la pluie commence en mars, et ils auraient fait fonctionner le roi de la pluie pour le reste de l’année. Ou encore : c’est le matin, lorsque le soleil va se lever, que les hommes célèbrent les rites de l’aurore, et non la nuit : ils se contentent alors de faire brûler les lampes.
 Lorsque je suis furieux contre quelque chose, je frappe quelquefois avec mon bâton contre la terre ou contre un arbre, etc. Mais je ne crois tout de même pas que la terre soit responsable ou que le fait de frapper puisse avancer à quelque chose. « Je donne libre cours à ma colère ». Et de ce type sont tous les rites. On peut appeler de tels actes des actes instinctifs, – et une explication historique, qui dirait par exemple que j’ai cru autrefois, ou que mes ancêtres ont autrefois cru, que le fait de frapper la terre avançait à quelque chose, ce sont des simulacres, car ce sont des hypothèses superflues qui n’expliquent rien. Ce qui est important, c’est la similitude de cet acte avec un acte de châtiment, mais il n’y a rien de plus à constater que cette similitude.
 Une fois qu’un phénomène de ce genre est mis en relation avec un instinct que je possède moi-même, c’est précisément cela qui constitue l’explication souhaitée, c’est-à-dire l’explication qui résout cette difficulté particulière. Et une étude plus approfondie de l’histoire de mon instinct emprunte alors d’autres voies.
 Ce ne peut avoir été un motif de peu de valeur, autrement dit ce ne peut pas du tout avoir été un motif, qui a conduit certaines races humaines à vénérer le chêne, mais seulement le fait qu’elles vivaient avec lui en symbiose ; ce n’est donc pas par choix : ils sont nés ensemble, comme le chien et la puce. (Si les puces élaboraient un rite, il se rapporterait au chien.)
 On pourrait dire que ce n’est pas leur réunion (celle du chêne et de l’homme) qui a fourni l’occasion de ces rites, mais au contraire, en un certain sens, leur séparation.
 L’éveil de l’intellect en effet s’effectue par une séparation d’avec le sol originaire, d’avec le fondement originel de la vie. (La naissance du choix.) (La forme de l’esprit qui s’éveille est l’adoration.)

 
II

 
Page 168. (À un certain stade de la société archaïque, le roi ou le prêtre se voit souvent attribuer des pouvoirs surnaturels, ou est considéré comme l’incarnation d’une divinité, et, en accord avec cette croyance, on suppose le cours de la nature plus ou moins sous sa domination…)
 Cela ne veut naturellement pas dire que le peuple croit le maître doué de ces pouvoirs et que le maître, lui, sait très bien qu’il ne les a pas, ou ne le sait pas simplement lorsqu’il s’agit d’un fou ou d’un imbécile. La notion de son pouvoir, au contraire, est naturellement établie, de telle manière qu’elle puisse s’accorder avec l’expérience – celle du peuple et la sienne propre. Il est vrai de dire qu’une certaine hypocrisie joue là-dedans un rôle dans la mesure seulement où, d’une manière générale, elle est facile à voir dans presque tout ce que font les hommes.
 Page 169. (Dans les temps anciens, il était obligé de rester assis sur le trône chaque matin pendant plusieurs heures, la couronne impériale sur la tête, comme une statue, sans bouger pieds ou mains, tête ou yeux, ni aucune partie de son corps ; on supposait qu’il pouvait conserver par ce moyen la paix et la tranquillité de son empire…)
 Lorsqu’un homme dans notre (ou du moins dans ma) société rit trop, je pince les lèvres de façon à moitié involontaire, comme si je croyais pouvoir par là tenir les siennes closes.
 Page 170. (On lui attribue le pouvoir de donner ou de retenir la pluie, et il est seigneur des vents…)
 L’absurdité consiste ici en ce que Frazer présente cela comme si ces peuples avaient une représentation complètement fausse (et même insensée) du cours de la nature, alors qu’ils possèdent seulement une interprétation étrange des phénomènes. C’est-à-dire, leur connaissance de la nature, s’ils la mettaient par écrit, ne se distinguerait pas fondamentalement de la nôtre. Seule leur magie est autre.
 Page 171. (… Un réseau d’interdits et d’observances qui ne vise pas à contribuer à sa dignité…) C’est vrai et faux. Certes pas la dignité de la protection de la personne, mais bien la sainteté – pour ainsi dire – naturelle de la divinité qui est en lui.
 Aussi simple que cela puisse paraître : la différence entre magie et science peut s’exprimer dans le fait qu’il y a dans la science un progrès, et pas dans la magie. La magie n’a pas de direction d’évolution qui réside en elle-même.
 Page 179. (Les Malais se représentent l’âme humaine comme un petit homme qui correspond exactement par sa forme, ses proportions et même son teint à l’homme dans le corps duquel il réside…)
 Il y a bien plus de vérité dans l’idée de donner à l’âme la même multiplicité qu’au corps que dans une théorie moderne affadie !
 Frazer ne remarque pas que nous avons là la doctrine de Platon et de Schopenhauer.
 Nous retrouvons toutes les théories enfantines (infantiles) dans la philosophie d’aujourd’hui ; mais avec en moins l’attrait de l’élément enfantin.
 Page 614. (Au chapitre LXII : Les Fêtes du feu en Europe)**
 La chose la plus frappante me semble être, en dehors des ressemblances, la diversité de tous ces rites. C’est une multiplicité de visages avec des traits communs qui, ça et là, réapparaissent sans cesse. Et ce qu’on voudrait faire serait de tracer des lignes qui relient les composantes communes. Il manque alors encore une partie à notre vision des choses et c’est celle qui met ce tableau en liaison avec nos propres sentiments et pensées. C’est cette partie qui donne aux choses leur profondeur.
 Dans tous ces usages, on voit en effet quelque chose qui est semblable à l’association des idées et qui lui est apparenté. On pourrait parler d’une association des usages.
 Page 618. (… Aussitôt qu’une violente friction faisait jaillir des étincelles, ils jetaient une espèce d’agaric, qui pousse sur de vieux bouleaux et qui est très combustible. Le feu semblait être venu du ciel, et multiples étaient les vertus qu’on lui attribuait…)
 Rien ne justifie qu’il ait fallu que le feu fût entouré d’un tel nimbe. Et, chose combien étrange, que veut dire vraiment « semblait être venu du ciel » ? De quel ciel ? Non, il ne va absolument pas de soi que le feu soit considéré de cette manière – mais c’est justement comme cela qu’on le considère.

 Ici, l’hypothèse seule semble donner de la profondeur à la chose. Et on peut se rappeler comment notre poème des Nibelungen explique les relations étranges entre Siegfried et Brunehilde. À savoir que Siegfried semble avoir déjà vu Brunehilde autrefois. Or, il est clair que ce qui donne de la profondeur à cet usage est sa corrélation avec l’acte de brûler un homme. Supposons qu’il soit d’usage lors d’une fête que des
hommes montent à califourchon les uns sur les autres, comme dans le jeu du cheval, nous ne verrons là rien d’autre qu’une manière de porter un homme qui fait penser à un cheval et son cavalier ; mais si nous  savions qu’il fut d’usage jadis chez de nombreux peuples de prendre des esclaves pour montures et de célébrer ainsi montés certaines fêtes, nous verrions alors dans l’usage innocent de notre époque quelque chose de plus profond et de moins innocent. La question est celle-ci : est-ce que ce caractère, disons, funèbre est attaché à cet usage du feu de Beltane en lui-même, tel qu’il était pratiqué il y a cent ans, ou bien seulement dans le cas où l’hypothèse de sa provenance se vérifierait. Je crois que c’est évidemment la nature interne de l’usage moderne lui-même qui nous donne une impression funèbre, et les faits de nous connus à propos des sacrifices humains nous indiquent seulement la direction dans laquelle nous devons considérer l’usage. Lorsque je parle de la nature interne de cet usage, je veux dire toutes les circonstances dans lesquelles il est pratiqué et qui ne sont pas contenues dans le récit d’une telle fête, puisqu’elles ne consistent pas tant dans certaines actions caractéristiques de la fête que dans ce qu’on pourrait appeler l’esprit de la fête, dont on donnerait la description en décrivant, par exemple, le type de gens qui y participent, leur manière d’agir le reste du temps, c’est-à-dire leur caractère, le type de jeux auxquels ils jouent par ailleurs. Et l’on verrait alors que cet élément funèbre réside dans le caractère de ces hommes eux-mêmes.
 Page 619. (Ils mettent tous les morceaux de gâteau dans un bonnet. Chacun en tire, à l’aveuglette, un morceau. Celui qui tient le bonnet a droit au dernier morceau. Celui qui tire le morceau noir est la personne consacrée qui doit être sacrifiée à Baal…)
Quelque chose ici ressemble aux vestiges d’un tirage au sort. Et cet aspect lui confère une profondeur soudaine. On pourrait imaginer un gâteau contenant un bouton. Si nous apprenions par exemple que ce gâteau a été cuit à une certaine occasion, par exemple, à l’origine pour célébrer l’anniversaire d’un boutonnier, et que l’usage s’est ainsi maintenu dans la région, cet usage perdrait effectivement toute « profondeur », à moins que celle-ci ne réside dans sa forme actuelle. Mais on dit souvent en pareil cas : « cette coutume est évidemment très ancienne ». D’où sait-on cela ? Est-ce seulement parce qu’on possède des témoignages historiques sur ce genre de vieilles coutumes ? Ou bien est-ce pour un autre motif, un motif qu’on trouve par l’interprétation ? Mais, même si l’origine préhistorique de l’usage et l’enracinement dans un usage antérieur sont historiquement prouvés, il est pourtant possible que cet usage n’ait aujourd’hui plus rien du tout de funèbre, qu’il ne retienne rien de l’horreur de l’époque préhistorique. Peut-être n’est-il plus aujourd’hui pratiqué que par des enfants qui se servent de boutons pour rivaliser d’ardeur à cuire et à dévorer des gâteaux. La profondeur réside alors uniquement dans l’idée de cette origine. Mais celle-ci peut être tout à fait incertaine et l’on pourrait dire : « A quoi bon se soucier d’une chose aussi incertaine (comme une Sage Else qui regarderait en arrière)***. Mais ce ne sont pas des soucis de ce genre.
Avant tout : d’où vient la certitude qu’un pareil usage doit être très ancien (quelles sont nos données, quelle est la vérification) ? Mais avons-nous une certitude, ne pourrions-nous pas faire erreur et la recherche historique ne pourrait-elle pas nous convaincre d’une erreur ? Certainement, mais alors demeure toujours quelque chose dont nous sommes sûrs. Nous dirions alors : « Bon. Dans ce cas précis il se peut que l’origine soit autre, mais, de façon générale, l’origine est certainement préhistorique ». Et c’est dans ce qui pour nous est ici évidence que doit résider la profondeur de cette hypothèse. Et cette évidence est, encore une fois, une évidence non hypothétique, psychologique. Supposons en effet que je dise : la profondeur de cet usage réside dans son origine si celle-ci a bien été telle. Ainsi donc, ou bien la profondeur réside dans l’idée d’une origine de ce genre, ou bien la profondeur est elle-même hypothétique, et l’on peut seulement dire : si les choses se sont produites de cette façon, c’est une funèbre et profonde histoire. Je veux dire : le caractère funèbre, profond ne réside pas dans le fait que les choses se sont passées de telle manière pour ce qui est de l’histoire de cet usage, car les choses ne se sont peut-être pas passées ainsi ; ni non plus dans le fait qu’elles se sont peut-être ou probablement passées de cette manière, mais dans ce qui me donne une raison de supposer cela. Oui, d’où vient, d’une façon générale, le caractère profond et funèbre du sacrifice humain ? Est-ce que ce sont uniquement les souffrances de la victime qui nous impressionnent ? Toutes sortes de  maladies qui s’accompagnent d’autant de douleurs ne provoquent pourtant pas cette impression. Non, ce caractère funèbre et profond ne se comprend pas de lui-même si nous nous contentons de connaître l’histoire de l’acte extérieur ; c’est au contraire une connaissance intime en nous-même qui nous permet de réintroduire ce caractère.
 Le fait qu’on tire au sort avec un gâteau a aussi quelque chose de particulièrement terrifiant (presque comme la trahison par un baiser), et que cela fasse sur nous une impression particulièrement terrifiante a, encore une fois, une signification essentielle pour l’étude d’usages de ce genre.
 Lorsque je vois un usage comme celui-là, que j’entends parler de lui, c’est comme lorsque je vois un homme qui parle d’un ton rude à quelqu’un d’autre pour une affaire sans importance, et que je remarque, à son ton de voix et son visage, que cet homme peut être terrible le cas échéant. L’impression que je ressens alors peut être très profonde et extraordinairement sérieuse.
 Le contexte d’une façon d’agir.
 Les hypothèses sur l’origine de la fête de Beltane – par exemple – reposent sur une conviction : celle que de telles fêtes ne sont pas inventées par un seul homme, pour ainsi dire au petit bonheur, et ont besoin d’une base infiniment plus large pour se maintenir. Si je voulais inventer une fête, elle ne tarderait pas à disparaître ou bien serait modifiée de telle manière qu’elle corresponde à une tendance générale des gens.
 Mais qu’est-ce qui interdit de supposer que la fête de Beltane a toujours été célébrée sous sa forme actuelle (ou récemment disparue) ? On pourrait dire : elle est trop absurde pour avoir été inventée ainsi. N’est-ce pas comme lorsque je vois une ruine et que je dis : cela doit avoir été autrefois une maison, car personne n’élèverait un pareil tas de pierres taillées et irrégulières ? Et si l’on me demandait : d’où sais-tu cela ? je pourrais seulement dire : c’est mon expérience des hommes qui me l’enseigne. En vérité, même là où ils construisent vraiment des ruines, ils reprennent les formes des maisons effondrées.
 On pourrait dire encore : celui qui a voulu nous émouvoir par le récit de la fête de Beltane n’a pas eu en tout cas besoin d’exprimer l’hypothèse de son origine ; il n’a eu qu’à me présenter le matériau (qui a conduit à cette hypothèse) et ne rien ajouter. Alors peut-être dirait-on:  « Bien sûr, parce que l’auditeur ou le lecteur tirera de lui-même la conclusion ! » Mais doit-il tirer cette conclusion explicitement ? Et, aussi, d’une façon générale, la tirer ? Et qu’est-ce donc que cette conclusion-là ? Que ceci ou cela est vraisemblable ? Et s’il peut tirer lui-même la conclusion, comment la conclusion doit-elle l’impressionner ? Ce qui l’impressionne doit pourtant être ce que lui n’a pas fait. Est-ce, par conséquent, seulement l’hypothèse exprimée (qu’elle le soit par lui ou par d’autres) qui l’impressionne, ou bien déjà le matériau qui y conduit ? Mais à ce point ne puis-je pas tout aussi bien demander : lorsque je vois quelqu’un assassiné devant moi, ce qui m’impressionne est-ce simplement ce que je vois ou seulement l’hypothèse
qu’un homme est ici assassiné ?
 Mais ce n’est certes pas simplement l’idée de l’origine possible de la fête de Beltane qui entraîne cette impression, mais ce qu’on appelle l’énorme probabilité de cette idée. En tant qu’elle découle du matériau.
 De la manière dont la fête de Beltane nous est parvenue, c’est en vérité un spectacle, et semblable au jeu enfantin du gendarme et du voleur. Mais pourtant il n’en est pas ainsi. Car même s’il est entendu que la partie qui sauve la victime gagne, ce qui se passe, cependant, conserve toujours un surcroît de vivacité que la simple représentation ludique ne possède pas. Quand bien même d’ailleurs il s’agirait d’une représentation tout à fait sans chaleur, nous nous demanderions tout de même, inquiets : que veut dire cette représentation, quel est son sens ? Et elle pourrait alors, abstraction faite de toute interprétation, nous inquiéter par le seul fait de son absurdité propre. (Ce qui montre de quelle nature peut être le motif d’une telle inquiétude.) Si l’on donnait maintenant une interprétation innocente de cette fête : on tire au sort simplement pour avoir le plaisir de pouvoir menacer quelqu’un de le jeter au feu, ce qui n’est pas agréable ; la fête de Beltane ressemblerait alors davantage à un de ces divertissements au cours duquel un membre de la société doit endurer certaines cruautés, et qui, tels qu’ils sont, satisfont un besoin. Et cette explication fait perdre alors à la fête de Beltane tout mystère, même si celui-ci ne s’évanouit pas de lui-même dans la pratique et l’ambiance de ces jeux ordinaires comme les gendarmes et les voleurs.
 De la même manière, le fait que des enfants certains jours brûlent un bonhomme de paille, même si cela ne s’expliquait pas, pourrait nous inquiéter. Étrange, que ce soit un homme qu’ils doivent brûler solennellement ! Je veux dire : la solution n’est pas plus inquiétante que l’énigme.
 Mais pourquoi n’est-ce pas réellement l’idée seule (ou du moins, en partie) qui est censée m’impressionner ? Des représentations ne sont-elles donc point terrifiantes ? L’idée que le gâteau a servi autrefois à désigner la victime du sacrifice ne peut-elle pas me faire frémir ? L’idée n’a-t-elle rien de terrifiant ?
– Il est vrai, mais ce que je vois dans ces récits, ils ne l’acquièrent pourtant que grâce à l’évidence, même celle qui ne semble pas leur être immédiatement liée – grâce à l’idée de l’homme et de son passé, grâce à toute l’étrangeté que je vois, que j’ai vue et entendue en moi et chez les autres.
 Page 640.**** 
 On peut très bien imaginer cela – et on aurait donné comme raison que les saints patrons tireraient sans cela l'un contre l'autre et qu'un seul pouvait diriger l'affaire. Mais cela aussi ne serait qu'une extension après coup de l'instinct.  
 Tous ces usages différents montrent qu’il ne s’agit pas ici de la dérivation d’un usage à partir de l’autre, mais d’un esprit commun. Et on pourrait soi-même inventer (imaginer) toutes ces cérémonies. Et l’esprit qui nous permettrait de les inventer, ce serait précisément leur esprit commun.
 Page 641. (… Dès qu’on avait rallumé le feu du foyer domestique avec le brandon, on y posait un récipient plein d’eau ; puis on aspergeait avec l’eau ainsi chauffée les pestiférés ou le bétail frappé d’épizootie.)
 L’union de la maladie et de la saleté. « Laver d’une maladie. »
 On dispose d’une théorie simple, enfantine, de la maladie quand on dit qu’elle est une saleté qu’on peut enlever en nettoyant.
 De même qu’il y a des « théories sexuelles infantiles », il y a, d’une façon générale, des théories infantiles. Mais cela ne veut pas dire que tout ce que fait un enfant est né d’une théorie infantile qui en serait la raison.
 Ce qui est juste et intéressant n’est pas de dire : cela est né de cela, mais cela pourrait être né de cette façon.
 Page 643. (… Le docteur Westermark a défendu vigoureusement la cause de la théorie purificatoire seule… Cependant l’affaire n’est pas si claire qu’elle nous autorise à rejeter la théorie solaire sans discussion.)
 Il est clair que le feu a été utilisé comme moyen de purification. Mais il est extrêmement vraisemblable que les hommes intelligents ont mis plus tard les cérémonies de purification en corrélation avec le soleil, même là où, originellement, elles n’avaient pas été pensées sous ce rapport. Quand une idée s’impose à un homme (purification-feu) et  une autre à un autre homme (feu-soleil), que peut-il y avoir de plus vraisemblable que le fait que les deux idées s’imposent à un seul homme. Les savants qui voudraient toujours avoir une théorie !!!
 La destruction totale par le feu, distincte de la rupture ou du déchirement, etc., doit avoir frappé l’homme.
 Même si l’on ne savait rien d’une union de ce genre entre la purification et l’idée du soleil, on pourrait supposer qu’elle apparût quelque part.
 Page 680. (… En Nouvelle-Bretagne, il y a une société secrète… Quiconque y entre reçoit une pierre de la forme ou d’un être humain ou d’un animal, et on croit que, de cette manière, son âme est attachée de quelque manière à la pierre.)
 « Soul-stone » ? (l’âme et la pierre). On voit là comment travaille une hypothèse comme celle-ci.
 Page 681. [(680 infra, 681) … On croyait que les pouvoirs maléfiques des sorcières et des enchanteurs logeaient dans la chevelure et que rien ne pouvait impressionner ces mécréants aussi longtemps qu’ils gardaient leurs cheveux. C’est pourquoi il fut d’usage en France de raser totalement les corps des personnes accusées de sorcellerie avant de les confier au bourreau.]
 Cela indiquerait qu’il y a ici au fond une vérité et non une superstition. (Il est facile, il est vrai, de tomber dans l’esprit de contradiction face au savant imbécile.) Mais il peut très bien se faire qu’un corps entièrement rasé nous induise en un sens à perdre le respect de nous-même (Les Frères Karamazov). Il n’y a pas de doute qu’une mutilation qui nous fait paraître à nos propres yeux indigne et ridicule peut nous dépouiller de toute volonté de nous défendre. Quelle gêne ressentons-nous parfois – ou du moins beaucoup d’hommes (moi) – par le fait de notre infériorité physique ou esthétique.


LUDWIG WITTGENSTEIN

* « Le loup du blé » : expression propre à l’Allemagne du Nord (Mecklembourg), qui désignait une sorte d’être mythique, un esprit de la fertilité, qui aurait demeuré dans les champs de blé. Pourchassé à la moisson, il se réfugiait dans la dernière gerbe (voir Frazer, Le Rameau d’Or, «L’esprit du blé comme animal », chapitre XLVIII). (N.d.T.)
** « La fête de Beltane » : dans les Hautes-Terres d’Écosse il était d’usage jusqu’au XVIIIe siècle d’allumer le premier mai des feux de joie appelés feux de Beltane. Ces vieilles cérémonies d’origine druidique évoquaient manifestement des sacrifices humains. On allumait un grand feu sur une éminence avec des moyens très primitifs (en frottant du bois de chêne par exemple). Ce feu était censé chasser les sorcières des champs et préserver gens et bêtes des épidémies. On faisait cuire ensuite un grand gâteau d’avoine, de lait et d’oeufs, qu’on partageait entre tous les participants. Un des morceaux était noirci (au charbon de bois par exemple) et celui qui le tirait au sort était menacé d’être jeté au feu et n’était sauvé qu’au dernier instant, ou bien devait sauter trois fois à travers les flammes. (N.d.T.)

*** « Comme une Sage Else qui regarderait en arrière » : allusion à un conte de Grimm (Kinder-und Hausmärchen, n° 34), dans lequel une jeune fille très sotte (« la Sage Else »), à peine fiancée, imagine de façon précise un malheur qui arrivera un jour à son futur enfant qu’elle pleure sur le champ. Wittgenstein dit « en arrière » car l’événement bien déterminé qui nous impressionne maintenant, bien qu’il soit éloigné et improbable (le sacrifice), se trouve dans le passé et non dans l’avenir. (N.d.T.)

**** « Les saints patrons...» : pour allumer le need-fire, le brandon qui devait à son tour allumer le feu de joie, il fallait être deux, pour tirer la corde enroulée autour de la baguette de bois dur. Or « on disait parfois que les deux personnes qui tiraient la corde du frotteur devaient toujours être frères ou du moins porter le même prénom » (Frazer, The Golden Bough, chapitre LXII, § 8). (N.d.T.)

 
Traduit par Jean Lacoste

© Éditions L’Âge d’homme, 1982

1 mai 2016

Julien Gracq


POUR GALVANISER L'URBANISME


Gêné que je suis toujours, sur les lisières d'une ville où cependant il serait pour nous d'une telle séduction de voir par exemple les beaux chiendents des steppes friser au pied même de l'extravagante priapée des gratte-ciel, déçu par le dégradé avilissant, la visqueuse matière interstitielle des banlieues, et, sur les plans, leurs cancéreuses auréoles, je rêve depuis peu d'une Ville qui s'ouvrît, tranchée net comme par l'outil, et pour ainsi dire saignante d'un vif sang noir d'asphalte à toutes ses artères coupées, sur la plus grasse, la plus abandonnée, la plus secrète des campagnes bocagères. Que ne pourrait-on espérer d'une ville, féminine entre toutes, qui consentît, sur l'autel d'une solitaire préoccupation esthétique, le sacrifice de cet embonpoint, moins pléthorique encore que gangreneux, où s'empêtre perversement comme dans les bouffissures de l'enfance la beauté la plus mûre et la plus glorieuse d'avoir été fatiguée par les siècles, le visage d'une grande cité. Le papillon sorti du cocon brillant des couleurs du rêve pour la plus courte, je le veux bien, la plus condamnée des existences, c'est à peine s'il donnerait l'idée de cette fantastique vision du vaisseau de Paris prêt à larguer ses amarres pour un voyage au fond même du songe, et secouant avec la vermine de sa coque le rémore inévitable, les câbles et les étais pourris des Servitudes Economiques. Oui, même oubliée la salle où l'on projetait l'Age d'Or, il pourrait être spécialement agréable, terminée la représentation de quelque Vaisseau Fantôme, de poser sur le perron de l'Opéra un pied distrait et pour une fois à peine surpris par la caresse de l'herbe fraîche, d'écouter percer derrière les orages marins du théâtre la cloche d'une vraie vache, et de ne s'étonner que vaguement qu'une galopade rustique, commencée entre les piliers, soudain fasse rapetisser à l'infini comme par un truc de scène des coursiers échevelés sur un océan vert prairie plus réussi que nature.

  
Serais-je le seul ? Je songe maintenant à ce goût panoramique du contraste, à ce choix du dépouillement dans le site où s'édifieront les constructions les plus superflues, les plus abandonnées au luxe, palaces de skieurs, caravansérails, dancings des déserts, des Saharas, des pics à glaciers, où trouve à s'avouer avec naïveté je ne sais quel besoin moderne d'ironie et d'érémitisme. Revient surtout me hanter cette phrase d'un poème de Rimbaud, que sans doute j'interprète si mal — à ma manière : « Ce soir, à Circeto des hautes glaces... » J'imagine, dans un décor capable à lui seul de proscrire toute idée simplement galante, ce rendez-vous solennel et sans lendemain. Au-dessus de vallées plus abruptes, plus profondes, plus noires que la nuit polaire, de culmina-tions énormes de montagnes serrées dans la nuit épaule contre épaule sous leur pèlerine de forêts — comme dans la « pyramide humaine » au-dessus des nuques de jeunes Atlas raidis par l'effort une gracieuse apparition, bras étendus, semble s'envoler sur la pointe d'un seul pied, — ou plus encore comme à là lueur du jour la céleste Visitation des neiges éternelles, leur attouchement à chaque cime de gloire dans une lumière de Pentecôte, — l'œil dressé sous un angle impossible perçoit en plein ciel d'hiver nocturne des phares tournoyants dans les sarabandes de la neige, de splendides et longues voitures glissant sans bruit le long des avenues balayées, où parfois un glacier dénude familièrement la blancheur incongrue d'une épaule énorme — et toutes pleines de jouets somptueux, d'enfants calmes, de profondes fourrures, et se hâtant tout au long des interminables et nobles façades des palais d'hiver vers la Noël mystérieuse et nostalgique de cette capitale des glaces.

Le souvenir charmant que j'ai gardé de cette ville où les feux de bengale roses éclataient dans les collines de neige, où la jeunesse dorée des quartiers riches, à minuit, s'amusait à jeter dans les précipices qui ceinturent ce belvédère de glace des torches enflammées qui rapetissaient mollement, régulièrement, dans la transparence noire, jusqu'à ce que, le souffle coupé par une nausée vague, on relevât les yeux vers la nuit piquetée d'étoiles froides, et qu'on sentît la planète pivoter sur cette extrême pointe. Devant le perron du casino, deux avenues immaculées, escarpées, majestueuses, entrecroisaient une courbe à double évolution; lancées comme dans un toboggan, moteur calé, des voitures en ramenaient, vers les jolies banlieues verticales, les derniers fêtards sur le rythme doux des aérolithes, la lumière électrique, si pauvre toujours et si grelottante sur les rues blanches, je l'ai vue s'enrichir de sous-entendus d'au-delà, de magnifiques points d'orgue à chaque pli de la neige, plus suspecte et plus que les plaines de toutes les Russies lourde, pouvait-on croire, de cadavres de contrebande sous cet éclairage pestilentiel. 


Mais, à quatre heures du matin, dans l'air glacé, les immenses avenues vides sous leurs lumières clignotantes ! Une brume vague montait des abîmes, et, complice de la somnolence du froid extrême, mêlait les étoiles aux lumières infimes de la vallée. Accoudé à un parapet de pierre, l'œil aux gouffres frais et nuageux, humides au matin comme une bouche, ma rêverie enfin prenait un sens. Sur les kilomètres vertigineux de ces avenues démesurées, on n'entendait plus que le bruissement des lampes à arc et les craquements secs des glaciers tout proches, comme une bête qui secoue sa chaîne dans la nuit. Parfois, au bout d'une perspective, un ivrogne enjambait la rampe d'un boulevard extérieur comme un bastingage.

Villes ! — trop mollement situées !

Et pourtant, des villes réelles, une me toucherait encore jusqu'à l'exaltation : je veux parler de Saint-Nazaire. Sur une terre basse, balayée devant par la mer, minée derrière par les marais, elle n'est guère, — jetées sur ce gazon ras qui fait valoir comme le poil lustré d'une bête la membrure vigoureuse des côtes bretonnes, — qu'un troupeau de maisons blanches et grises, maladroitement semées comme des moutons sur la lande, mais plus denses au centre, et comme agglutinées par la peur des grands coups de vent de mer. Assez tragique est l'abord de cette ville, que je me suis toujours imaginée mal ancrée au sol, prête à céder à je ne sais quelle dérive sournoise. Des boqueteaux de grues géantes aux bras horizontaux se lèvent comme des pinèdes pardessus les berges boueuses, en migration perpétuelle, de ce grand fleuve gris du nord appelant comme une rédemption la blancheur des cygnes de légende qu'est devenue dans un mélancolique avatar final la rivière lumineuse et molle de la Touraine.

Par la vitre du wagon, on songe aussi, pris dans le champ d'un périscope, au camp d'atterrissage des géants martiens à tripodes de Wells.

Je lui dus, par un bel été, la surprise d'une de ces poétiques collusions, de ces drôles d'idées qui naissent parfois aux choses et laissent soudain interdite la pire fantaisie. Pardessus les toits de ses maisons basses, la ville, en moquerie profonde, je pense, de ses dérisoires attaches terrestres, avait hissé en guise de nef de sa cathédrale absente — haute de trente mètres et visible mieux que les clochers de Chartres à dix lieues à la ronde, la coque énorme entre ses tins du paquebot « Normandie ». Ville glissant de partout à la mer comme sa voguante cathédrale de tôle, ville où je me suis senti le plus parfaitement, sur le vague boulevard de brumes qui domine le large, entre les belles géographies sur l'asphalte d'une averse matinale et tôt séchée, dériver comme la gabare sans mâts du poète sous son doux ciel aventureux.

Mais ce Saint-Nazaire que je rêve du fond de ma chambre existe-t-il encore ? Lui et tant d'autres. Villes impossibles comme celles que bâtit l'opium, aux lisses façades glaciales, aux pavés muets, aux frontons perdus dans les nuages, villes de Quincey et de Baudelaire, Broadways du rêve aux vertigineuses tranchées de granit — villes hypnotisées de Chirico — bâties par la harpe d'Amphion, détruites par la trompette de Jéricho — de tout temps ne fut-il pas inscrit dans la plus touchante des fables que vos pierres, suspendues aux cordes de la lyre, n'attendaient jamais, pour se mettre en mouvement, que les plus fragiles inspirations de la poésie. C'est à ce mythe qui fait dépendre, avec combien de lucidité, du souffle le plus pur de l'esprit la remise en question des sujétions les plus accablantes de la pesanteur que je voudrais confier les secrets espoirs que je continue à nourrir de n'être pas éternellement prisonnier de telle sordide rue de boutiques qu'il m'est donné (!) par exemple d'habiter en ce moment.

Pourquoi ne m'accrocherais-je pas à de telles pensées pour me donner le cœur de sourire parfois de leurs villes de pierres et de briques ? Libre à eux de croire s'y loger. Le diable après tout n'y perd rien et, tout boiteux qu'il est, paraît-il, comme la justice, n'aura jamais fini d'en faire sauter les toits.




[JULIEN GRACQ, Liberté grande
Librairie José Corti, 1946]

25 avr. 2016

Supplément à la "Banalité de Heidegger", par
 Jean-Luc Nancy






(Le volume 97 de la Gesamtausgabe (Anmerkungen I-V des Schwarze Hefte allant de 1942 à 1948) n’a été publié qu’après la parution de mon livre. J’y avais cité un passage rendu public par Donatella di Cesare mais je n’avais pas encore lu le volume. Un passage a retenu mon attention et m’a paru exiger le supplément que voici.)

1

Dans les Anmerkungen I du volume 97 les pages 138 et 139 (pp. 90-91 du volume) présentent un ensemble de trois paragraphes dont le thème offre un caractère sinon tout à fait unique du moins ici accentué de manière exceptionnelle. (Je ne prétends pas maîtriser le contenu intégral des Schwarze Hefte mais il me semble que ce thème n’y reçoit pas ailleurs la même frappe.) Il se résume de manière simple : le christianisme aurait dû être capable de résister au déclin de l’Occident.
Avant d’aborder ce passage je donne quelques repères qu’on peut considérer comme orientés par cette pensée dans les volumes précédents des Cahiers (je m’abstiens d’explorer plus largement, en particulier dans les Beiträge, car ce serait un autre travail.)
On peut relever, dans la continuité d’un motif que j’ai déjà signalé, plusieurs passages où Heidegger a insisté sur une différence profonde entre un aspect du christianisme et un autre. Très souvent l’ecclésiastique et l’apologétique ont été distingués d’une foi supposée véritable, aussi bien que la théologie, la « métaphysique hégélienne » ou la pensée de Kierkegaard. Ainsi dans le vol. 94, p. 388, est-il question d’un épuisement croissant de la foi chrétienne, ce qui lui suppose une ancienne vitalité. A la p. 523 on trouve ceci : « le christianisme a éveillé et façonné les forces de l’esprit, de la discipline et de la fermeté d’âme qu’il ne faut pas écarter de l’histoire occidentale, d’autant moins qu’elles agissent encore, fût-ce de manière contournée, et qu’elles donnent encore la « tenue » à des individus. Mais ce n’est pas là que se jouent les grandes décisions. Le christianisme a perdu depuis longtemps toute puissance pour l’originaire ; il a rendu historienne (historisch) sa propre histoire (Geschichte). » Une affirmation comparable se retrouve au vol. 96, p. 261-262.
Il y a donc – sous bénéfice d’inventaire – une indication récurrente de la différence interne entre une dynamique initiale du christianisme et son alourdissement à la fois dans la religion du salut et dans une collusion avec la métaphysique et la culture de l’Occident. Le christianisme aurait perdu sa propre vigueur. Il l’aurait donc d’abord possédée. C’est cette possession d’une propriété insigne disparue « depuis longtemps » que marque avec une force rare le passage du vol. 97 que je veux lire. (Depuis combien de temps cette perte est-elle consommée – y compris lorsque ses effets sont encore sensibles – c’est ce qui n’est pas dit. Tout permet de soupçonner que c’est en quelque sorte une perte originaire. Nous ne serions peut-être pas très loin du  « il n’y a eu qu’un seul chrétien »  de Nietzsche et ainsi d’un thème de pureté initiale abolie dans son surgissement qui pourrait offrir une analogie avec « l’oubli de l’être ».)
Cette propriété s’énonce ici dans le mot Eindeutigkeit : univocité. La dernière phrase du passage dit : « On cite [c’est Jaspers qui est nommément visé] des passages de lettres de Paul comme les vérités fondamentales et on laisse ainsi de côté tout ce qui pouvait favoriser l’univocité chrétienne (des Christlichen, c’est-à-dire de l’élément chrétien plutôt que du christianisme-Christentum). »
Cette univocité donne le mot de la fin d’un passage qui a commencé par le reproche adressé au christianisme de n’avoir rien fait contre « le débordement, la frénésie et l’équivocité de la volonté de volonté. » et d’avoir au contraire « partout soutenu l’épuisement [ou l’évanouissement, Ohnmacht]». La volonté de volonté (ou « pour » - zum – la volonté) est une des façons de désigner la clôture métaphysique par excellence : le détournement complet de toute correspondance au Seyn. En se voulant pour elle-même la volonté veut l’étant et se veut comme étant. Il n’est pas possible ici de remonter dans l’analyse de ce motif. Signalons seulement que dans le même volume Heidegger a écrit : « La volonté est le blocage. Tout ce qui bloque (das Sperrige) vient de la volonté. » Entendons : tout ce qui bloque l’ouverture vers das Seyn.
L’équivocité de cette volonté répond à l’équivocité qui caractérise la métaphysique, c’est-à-dire l’entretien d’une équivoque entre l’être et l’étant, leur confusion par conséquent ou la substitution du second au premier. Pour le dire d’un mot : le sens de l’être est univoque (qu’on prenne ce génitif comme subjectif ou comme objectif). (Ce qui n’empêche pas qu’il existe une autre univocité, celle de la technique, plusieurs fois désignée dans les Cahiers.)
Heidegger précise alors que même là où a pu se manifester un vouloir qui pouvait sembler s’opposer à la volonté de volonté, le christianisme n’a pas « comme tel » vaincu mais il a seulement calculé un pacte pour participer au mouvement qui conduit à détourner « la discorde du Seyn » vers « la discorde à l’intérieur de la volonté de volonté », c’est-à-dire à la guerre mondiale entre les prétendants à la domination de leur propre vouloir. En clair, et en faisant ici l’économie des nombreuses analyses et références à l’intérieur des Cahiers, l’affrontement des volontés métaphysiques, raciales, dominatrices et calculatrices – nommément, les Nazis et les Juifs, mais aussi les Juifs américains ou démocrates et les Juifs bolcheviks – engloutit l’ouverture de l’être, sa tension entre son sens et l’étant dont il donne le sens, dans « le plus extérieur du caractère public et vulgaire de l’humanité ». A ce compte, ajoute-t-il, on peut en même temps traiter cet affrontement comme la « paix mondiale ».
2
Le christianisme apparaît ainsi en tant qu’il se conforme à l’historicité historisch : il « objectifie l’historialité en calculation d’un « éternel » qui en vérité ne se révèle et n’ « est » que dans l’unicité d’un envoi (eines Geschickes) et qui pour cela « a » « son » temps, qu’il approprie et apporte lui-même – mais qui ne se laisse pas ranger et porter à son unique dans le cadre étendu d’une séquence temporelle. »
Cette phrase est très remarquable : Heidegger y mobilise des termes chrétiens – éternel, révéler – ainsi que le motif majeur du « temps propre » de l’ « unique ». Il faut relever que le temps propre tel qu’il est ici esquissé correspond assez bien au temps messianique en tant que temps que le Messie décide de lui-même pour lui-même. A ses disciples qui lui demandent quand il reviendra restaurer le Royaume, le Christ réplique que ce n’est pas à eux de connaître les « temps ou les occasions – chronous hè kairous » (Actes des apôtres, I,7 ; l’expression se retrouve ailleurs chez Paul). Entre bien d’autres, cette référence ne peut pas être simplement absente du texte que nous lisons ici…
Ce texte poursuit immédiatement, à l’alinéa suivant, en déclarant : « La peur de l’historial, c-à-d. de l’unicité de l’envoi, le ne-pas-pouvoir-laisser se faire l’appropriation dans l’ancienneté de l’unique, appartient à l’essence de l’histoire-Historie ». « L’ancienneté de l’unique » traduit mal die Einstigkeit des Einzigen (dont en même temps l’assonance doit plaire à Heidegger). L’adverbe einst a le sens de « loin dans le passé » (et parfois aussi dans le futur). Il provient de ein (un) et peut être comparé au « une fois » de "il était une fois ". Il s’agit donc du caractère de survenue unique, immémoriale et aussi bien à venir, de l’Unique lui-même. Dans l’essai de 1938/40 « L’Histoire de l’être » (vol. 69 de la GA) Heidegger écrit que « l’être est le ce-qui-a-lieu-une-fois (das Einstige) » et souligne lui-même la double valeur passée et future du terme.
Le refus du une-fois de l’unique – ou de être en tant qu’événement – caractérise la falsification de l’envoi historial en historicité « privée d’envoi » - de destination, d’aptitude à correspondre à l’événement. Heidegger consacre une douzaine de lignes à pourfendre l’histoire, la psychologie et la philosophie de l’ « absence de pensée » qui finissent par « s’accoupler avec le christianisme et la foi » jusqu’à se dégrader dans un « moralisme » dont Jaspers est nommé comme le représentant devenu incapable de reconnaître sa propre trahison. C’est de lui donc qu’il s’agit dans la dernière phrase : « On cite des passages des passages de lettres de Paul comme les vérités fondamentales et on laisse ainsi de côté tout ce qui pouvait favoriser l’univocité chrétienne. »
3
Il y a donc et il aurait dû se manifester une univocité chrétienne qui aurait fait pièce à l’équivocité métaphysique. Univocité, c’est-à-dire aussi clarté, évidence. En somme, une évidence et une certitude chrétiennes à hauteur d’une pensée de l’unicité de l’être ont été perdues par le christianisme lui-même. Cette perte est à la fois l’effet d’une sorte de perversion historique par le calcul des possibilités de domination et pourtant aussi comme entamée dès le début : on ne peut pas bien discerner si Paul est considéré en lui-même ou bien surtout dans son utilisation par le « moralisme ».
S’ouvrent ici des perspectives complexes d’exploration sur les rapports de Heidegger avec le christianisme. Ce qui affleure comme soupçon à cause des signaux déjà repérés auparavant donne  lieu dans ce passage à une déclaration : le christianisme a failli à ce qui aurait dû lui incomber. Qu’il ait failli d’emblée n’empêche pas qu’il aura manqué à une destination propre pour l’ "univocité ".
Ce n’est pas ici le lieu d’avancer plus loin dans ce sens. C’est en revanche celui de se demander comment ce rapport au christianisme se rattache ou non à l’antisémitisme. Plus haut dans les mêmes Anmerkungen I il a été question du rapport du christianisme au judaïsme. A la page 20, Heidegger pose un principe de généalogie à partir de l’axiome que « tout anti- doit provenir du même fond essentiel que cela contre quoi il est anti- ». Ainsi en va-t-il de l’Anti-Christ ou de l’anti-christianisme : il est encore chrétien en quelque façon.  Dans les Cahiers antérieurs il est arrivé que l’anti-christianisme nazi, en particulier sous la forme d’une « affirmation de la vie », soit tourné en dérision. Ici il sert plutôt à remonter dans la généalogie : le christianisme est issu du judaïsme, est-il aussitôt rappelé. On en conclut que le premier participe du second. Celui-ci est aussitôt caractérisé comme « le principe de la destruction dans l’époque de l’Occident chrétien, c’est-à-dire de la métaphysique.» La destruction est ensuite imputée surtout à Marx et à la détermination par « l’économie, c’est-à-dire l’organisation – c’est-à-dire le biologique – c’est-à-dire le ‘peuple’» : on glisse ainsi très vite de communisme en nazisme.
Le prochain alinéa enchaîne sur le combat du « juif » (adjectif) « au sens métaphysique » « contre le juif ». Ce combat – à la fois juif/nazi et bolchevik/américain – détermine « le sommet de l’auto-annihilation dans l’histoire ». Ce motif déjà apparu dans les Cahiers antérieurs est ici lié au motif chrétien et/ou antichrétien d’une manière qui ne laisse pas entrevoir la moindre protestation contre une perte de l’ « univocité » chrétienne. Sans que ce soit précisé, on doit comprendre que le christianisme a pactisé avec la destruction. L’antijudaïsme ou antisémitisme chrétienne ne retient pas l’attention.
En revanche l’alinéa suivant rappelle la pensée du « premier commencement » grec, « resté en dehors du judaïsme c-à-d. du christianisme ». Puis un alinéa d’une seule ligne ajoute : « L’obscurcissement d’un monde n’atteint jamais la lumière silencieuse de l’être (Sein) ».
4
Parce que juif, le christianisme n’a rien à faire avec l’envoi de l’être. Il recélait pourtant une univocité qui aurait pu le mettre à la hauteur d’une opposition à la destruction, juive par principe, de cet envoi. Le christianisme est donc juif et non-juif. Or bien avant Heidegger le christianisme s’est contorsionné dans cette espèce de double-bind. Il a voulu assumer et dépasser sa provenance autant qu’il a voulu la désavouer et la rejeter. Paul est le témoin majeur de ce double processus. Il est celui qui déclare qu’il n’y a plus ni Juif, ni Grec. Il faut qu’il y ait une originarité entière du christianisme, mais elle se constitue à partir d’une provenance juive. Ce que Paul emporte dans une assomption qu’on pourrait dire romaine, Heidegger le refuse au nom d’une lumière grecque originaire, intacte en son envoi primordial.
Il ne peut cependant s’empêcher d’indiquer comme la possibilité d’un autre envoi, non moins lumineux peut-être, qui se serait lui-même étouffé comme christianisme. Mais qui aurait pu ou qui aurait dû avoir lieu…
De cela non plus, on ne traitera pas ici. En revanche il faut souligner combien l’antisémitisme se trouve ainsi fondé dans son plus authentique fondement, qui est chrétien (et singulièrement paulinien). Le christianisme s’est défini par le rejet de sa provenance – ou bien, plus largement, peut-être faut-il dire que le monothéisme (le refus des dieux en tant qu’idoles) s’est déterminé comme une sortie de tout régime de fondation, d’autochtonie sacrée et qu’il s’est ainsi engagé dans un processus de provenance, de généalogie interminable (en arrière comme en avant) voire d’errance avec lequel il a voulu lui-même trancher en s’inventant comme autoengendrement.
Quoi qu’il en soit, il lui fallait rejeter sa provenance. A l’intérieur du phénomène de la naissance du monde prémoderne il y a une réjection interne à ce monde, comme s’il devait conjurer sa propre incertitude quant à sa légitimité. Le Juif est très vite chargé de la faute et il la porte d’antijudaïsme en antisémitisme moderne, couvert des oripeaux les plus misérables d’une accusation d’essence : il est le calcul, la machination, la volonté de domination, le principe de destruction puisqu’il n’a pas su ou pas voulu reconnaître la nouvelle origine. Voilà comment l’antisémitisme de Heidegger est banal : il charrie la vulgarité répandue par un discours incessant et cristallisé en dénonciation raciste haineuse lorsque le monde chrétien et postchrétien se met à se déchirer lui-même.
Heidegger voit le désastre de ce monde. Il l’interprète à la fois en Grec et en chrétien. En tant que Grec, il veut être au-dessus de la mêlée et endurer un oubli que l’être lui-même pourrait finir par « retourner » comme il l’écrit en 1946 dans La Parole d’Anaximandre. Mais en tant que chrétien – puisqu’il l’est, en dépit de tout, il l’est même tout banalement, frotté qu’il est de théologie et de spiritualité – il lui faut disqualifier le peuple qui n’a pas reconnu le Christ. Mais si le Christ portait la possibilité d’un autre envoi, celui-ci avait-il affaire avec la provenance juive ? Et sinon, le Christ aurait-il été Grec un instant ? L’absurdité a peut-être tourmenté Heidegger. Mais pas trop, car l’antisémitisme lui offrait à propos un matériau propre à expliquer la catastrophe occidentale. Ce qui suppose d’abord que la perception d’une catastrophe soit la seule possible – encore une question d’univocité – et ensuite qu’on accepte plus ou moins secrètement, dans des carnets privés, de rabattre la métaphysique sur le racisme biologisant de ces mêmes nazis à qui on reproche la misère de leur absence de pensée.
Sur l’antisémitisme, Heidegger ne reviendra pas, on ne le sait que trop bien. En revanche il s’est un peu soucié de ce que son anti-christianisme puisse être mal compris. Dans les Anmerkungen II il précise (p. 199 du volume) qu’il ne faudrait pas le prendre pour encore chrétien (ce qui pourtant serait cohérent avec son principe généalogique !). Il précise qu’il « ne peut pas » l’être et que cette impossibilité tient à ce que « en termes chrétiens, je n’ai pas la grâce. Je ne l’aurai pas aussi longtemps que la pensée reste exigée pour mon chemin. » Il y aurait donc une incompatibilité foncière entre la grâce et la pensée. On ne peut toutefois s’empêcher de remarquer qu’ « avoir la grâce » n’est justement pas une expression chrétienne très rigoureuse si la grâce n’appartient qu’à Dieu qui la donne. Disons qu’il y a ici au moins une pensée assez courte. De même on peut relever qu’elle survient dans un passage consacré à récuser la « démythologisation  du christianisme » pour cause de maintien à l’intérieur du christianisme théologique. Peut-être aurait-il pu montrer une attention un peu plus déliée… (certes, il essaie de ménager Bultmann, mais pourquoi donc ?).
Plus tard (Anmerkungen IV, p. 409) Heidegger se montre plus simpliste encore en écrivant que « peut-être le dieu des philosophes serait tout de même plus divin que le Dieu d’Abraham qui ne peut en souffrir aucun autre à côté de lui et dont le fils Jésus envoyait rôtir en enfer tous ceux qui ne l’aimaient pas. » Banalité voltairienne, cette fois… Heidegger en homme des Lumières ?
Il existe chez lui un embarras devant ou avec le christianisme. Peut-être est-il au fond traversé de ce mouvement archéophilique dont l’insistance à travers le christianisme est remarquable. De Nietzsche en Kierkegaard et en Dietrich Bonhoeffer ainsi que par bien d’autres insiste une autodéconstruction du christianisme qui se montre hantée par une sorte de promesse à rebours, si on peut dire : celle de soustraire le christianisme à lui-même. Sans pour autant le reconduire au judaïsme, plutôt en remontant plus profond et en allant au-delà des deux (et de l‘islam avec eux, pourrait-on ajouter). Heidegger pourrait avoir partagé confusément un tel souci. Pas assez cependant pour ne pas tenir bon à une origine grecque trop purement éblouissante pour être partageable et du coup à un antisémitisme sordide et à un antichristianisme embourbé.
Dans le même volume on trouve, p. 453, l’affirmation qu’il est essentiel « que dans la pensée nous ayons en propre le manque de la divinité (la mise en réserve), en tant que le fait qu’il y a du manque à approprier dans l’appropriation ». Si cette phrase difficile (inutilement contournée ?) veut bien dire que la ressource du divin doit toujours manquer pour laisser ouverte notre exposition à être – alors il est au moins possible d’affirmer qu’il n’était pas du tout nécessaire d’en passer par cette vulgarité, par cette indignité et par cet embourbement. Au contraire.
Mais peut-être par là Heidegger nous aura-t-il malgré lui rendus plus sensibles à ce que recouvre non pas l’oubli, mais l’inoubliable de l’antisémitisme :  une fêlure et une fermeture, conjointes, de l’Occident.
La phrase que je viens de citer pourrait résonner comme un prolongement surprenant à celle par laquelle Jean-François Lyotard terminait il y a presque trente ans son Heidegger et « les juifs » , évoquant Celan et pensant peut-être au « Loué sois-tu, Personne. » :  « ‘Celan ‘ n’est ni le commencement, ni la fin de Heidegger , c’est son manque : ce qui lui manque, ce qu’il manque, et dont le manque lui manque. »    
                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                  Jean-Luc Nancy, mars 2016







31 mars 2016

DU LIEN ENTRE INTIME ET POLITIQUE 
DANS L'ŒUVRE DE  W. G. SEBALD

Mandana Covindassamy

UNIVERSITÉ DE NANTES


Nous sommes aujourd'hui, alors que je présente ces notes, le 5 juin 2010. Le même jour exactement, il y a deux cent quatre-vingt-sept ans, l'économiste britannique Adam Smith naissait ; l'armée ottomane, il y a cent quatre-vingt trois ans, prenait Athènes au cours de la guerre d'indépendance grecque ; il y a cent vingt-sept ans, l'économiste britannique John Maynard Keynes venait au monde ; le dernier empereur allemand, Guillaume II, il y a soixante-neuf ans, rendait son dernier souffle ; le général George Marshall exposait, il y a soixante-trois ans, à l'université Harvard le Programme de rétablissement européen conçu pour aider à la reconstruction de l'Europe ; il y a quarante-trois ans, débutait la guerre des Six Jours. Il y a quarante-deux ans jour pour jour, Robert Kennedy était victime des tirs auxquels il succombera le lendemain. Et le 5 juin 1903 fut aussi le jour où naquit mon grand-père à Pondichéry, dans les comptoirs français de l'Inde.

Si j'étais Sebald, peut-être aurais-je commencé ainsi mon intervention. C'est en tout cas par un parallèle historique analogue qu'il ouvre la dernière page des Anneaux de Saturne [1]. Selon une poétique dite « de la coïncidence » [2], Sebald établit des réseaux de significations entre des événements qui ne semblent pas liés objectivement et qui relèvent uniment de ce qu'on distingue d'ordinaire sous les noms de grande et de petite histoire, mêlant la vie dite privée et les événements collectifs.

Quelle est l'actualité de Sebald pour nous, aujourd'hui ? Souvent associée à une forme de mélancolie, à une écriture dont les longues phrases sinueuses rompent avec la cadence brève ou heurtée d'une certaine littérature contemporaine, à un examen lancinant du passé, l'œuvre littéraire de Sebald pourrait sembler se détourner du présent. Seule la présence d'un « je », qui cultive une ressemblance certaine avec l'auteur, marquerait l'ancrage contemporain d'un regard tourné vers le passé, hanté par la question de la représentation historique à travers l'histoire personnelle. On pourrait alors entendre le lien de l'intime et du politique comme celui de l'histoire particulière et de la grande histoire, sans envisager l'œuvre dans son actualité, son efficace politique. Partant d'une définition plus restreinte de l'intime, étymologiquement cet espace « le plus intérieur » à soi, où chacun admet ses intimes, précisément    [3], il s'agit ici de montrer bien plutôt que la façon dont Sebald trace l'intime par son écriture engage une dimension politique par sa capacité à éveiller un regard oblique sur le monde.

Sebald avait bien sûr ses convictions politiques. Des textes rédigés en marge des récits narratifs montrent qu'elles étaient pour le moins critiques à l'égard du monde contemporain. On lit ainsi ces lignes dans une brève analyse consacrée à l'Europe et au destin de la littérature :

Il est illusoire de considérer que les affaires nationales ou interétatiques seraient aujourd'hui encore réglées par des prescriptions politiques. Se profile bien plutôt une dépolitisation continue qui a pour vecteur une politique du centre distincte de tous les partis en ce qu'elle interdit toute polarisation, et qui a pour agents ces hommes et ces femmes de l'administration aux petits privilèges, mutants issus des anciens détenteurs du pouvoir politique. [...] Il me semble [...] remarquable qu'il y ait une corrélation pratiquement indéniable entre le degré de dépolitisation d'un système social et son degré de performance économique, comme on pourrait aisément le montrer en prenant le cas des pays modèles que sont l'Allemagne et le Japon. Les instances de décision politique sont "sublimées" dans l'appareil économique et industriel, même si ce n'est pas, comme on pourrait le croire, en la personne de ce qu'on nomme les dirigeants, mais – c'est du moins mon hypothèse – dans ces points qui n'existent le plus souvent que virtuellement, à partir desquels l'autoprolifération (cette loi fondamentale de tout développement économique) paraît nécessaire.

Le processus d'intégration européenne, identique en cela à celui qui a précédé la fondation de l'empire allemand, est d'emblée et sera promu moins par les objectifs politiques que par la dynamique économique [4] .

Ces quelques phrases paraissent en 1995, comme Les Anneaux de Saturne. L'auteur a déjà publié notamment    Vertiges en 1990 et Les Émigrants en 1992. C'est un écrivain reconnu, et reconnaissable à son écriture sinueuse dont nous avons un exemple ici. On remarque immédiatement que son analyse de l'Europe se fonde sur une lecture générale des processus politiques et économiques. Selon lui, la construction européenne rejoue ainsi l'édification de l'empire allemand. La part allouée à la politique, entendue ici comme enjeu électoral, se réduit comme peau de chagrin.

Une telle prise de position n'intervient pas de but en blanc. Elle s'articule dans le texte cité à la question des conséquences littéraires de l'évolution sociétale européenne. Selon l'auteur, cette évolution entraîne une homogénéisation des temps et des territoires en Europe. De plus en plus, le même « maintenant » règne. Sebald prévoit le moment où le passé n'existera plus que sous la forme d'une rumeur. Il en tire des conclusions quant au tour que prend la littérature : elle ingère les bredouillis de la communication, ce qui explique selon lui que tout un chacun puisse devenir écrivain. Cette analyse s'éclaire si l'on considère la tâche que Sebald assigne à la littérature : «  [elle] est déterminée, comme chacun sait, par le fait qu'elle peut raconter quelque chose qui a été. Son temps est l'imparfait. Si on abolit cela, le fait de raconter s'arrête » [5].

Autrement dit, la littérature est en prise avec le monde et a maille à partir avec la capacité à se remémorer. Mais de quel souvenir nous parle l'auteur ? Sebald est né le 18 mai 1944. Comme il l'explique dans des entretiens, des essais, ou encore dans son grand tryptique poétique D'après nature, il n'a pas de souvenirs des bombardements, lui qui a connu une enfance idyllique dans les Alpes. Son existence est toutefois liée au nazisme et à la guerre : sa mère a connu les attaques aériennes pendant sa grossesse et ses premiers mois étaient encore ponctués par les raids aériens. Tel est le souvenir, qu'on pourrait dire impersonnel (singulier et collectif), d'où il écrit. Dans    De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, qui présente la version écrite de conférences de poétique tenues par Sebald à Zurich en 1997, l'auteur tient à rappeler une fois encore le contexte de sa naissance avant de s'interroger sur la littérature allemande de l'après-guerre [6]. Selon lui, les écrivains allemands n'ont pas su rendre compte de ce que la population (et donc une partie de ces écrivains) avait vécu lors des bombardements alliés. Il enquête pour en comprendre la raison. Reportages d'époque à l'appui, Sebald affirme que la destruction des villes allemandes est restée tabou. Elle n'aurait pas été relatée dans les familles, on aurait fait comme si de rien n'était. Sebald ne se contente pas de livrer son constat et son analyse. Il procède à la longue description à peine soutenable des bombardements et de leur conséquences, en montrant des photographies, sans la moindre trace de pathos, sans recourir à ces effets rhétoriques qu'il dénonce dans la plupart des récits d'après-guerre. Ce faisant, il inscrit en mémoire le secret des cadavres emmurés. Sebald, qui n'est pas un témoin oculaire, fonde ainsi son analyse de la défaillance des écrivains de l'après-guerre, et plus généralement de la mise à l'écart de l'événement par les Allemands, sur une expérience inaugurale antérieure et contemporaine à sa naissance. C'est par la description des bombardements vécus par la population qu'il ouvre l'espace où se nouent l'intime et le politique.

Sebald articule à son analyse une lecture de la reconstruction de l'Allemagne. Certes, les prémisses du miracle économique résident dans les investissements du plan Marshall, dans la naissance de la guerre froide, dans la destruction des usines vieillissantes par les bombardements, dans la discipline d'un peuple issu d'une société totalitaire. Pour Sebald, l'opérateur essentiel est ailleurs :

Mais le catalysateur était une donnée purement immatérielle : c'était ce flot d'énergie psychique intarissable jusqu'à nos jours, dont la source est ce secret gardé par tous, celui des cadavres emmurés dans les fondations de notre système politique, un secret qui a lié les Allemands dans les années d'après-guerre, qui continue encore de les lier bien plus fortement que n'a jamais pu le faire aucun objectif positif comme la réalisation de la démocratie. Peut-être n'est-il pas déplacé de rappeler ces circonstances précisément maintenant, alors que le projet de la Grande Europe, qui a déjà échoué par deux fois, entre dans une nouvelle phase et que la zone d'influence du deutsche Mark – l'histoire a une façon de se répéter – s'étend sur un territoire pratiquement exactement aussi vaste que celui qui était occupé en 1941 par la Wehrmacht    [7].

Parce que l'événement n'est pas inscrit comme mémoire, parce que la population ne l'a pas accusé, une énergie se libère qui tendrait à une reconstruction homogène à l'ancienne. On imagine aisément la virulence de la polémique qui a suivi la parution de l'ouvrage [8]. On comprend également mieux pourquoi Sebald se revendique mélancolique tout en précisant qu'il voit dans cette disposition une forme de résistance    [9], loin de l'entendre sur un mode purement élégiaque.

Par bien des aspects, il est malaisé de tracer une frontière stricte entre les essais de Sebald et ses textes narratifs. L'une de leur différence réside toutefois dans leur rapport à la dimension politique. Les récits ne l'abordent guère de manière thématique. Quelques notations éparses indiquent certes l'aversion de Sebald pour la politique de Thatcher ou le pharaonisme de Mitterrand. Mais dans l'ensemble, on n'a guère l'impression d'une littérature engagée. Les récits de Sebald sont largement consacrés à des pans entiers de « l'histoire de la destruction », de la colonisation au nazisme, mais leur évocation se manifeste au gré du cheminement du narrateur : c'est un lieu, un nom, une rencontre qui fera surgir la    présence de la destruction, au lieu qu'elle soit cantonnée au passé.

Tous les récits de Sebald sont conduits par un narrateur à la première personne, un « je » qui ressemble à maints égards à l'auteur alors que d'autres détails tendent à infirmer leur identité. L'enjeu ici est d'établir un espace narratif où il est difficile de démêler la fiction des faits, de permettre une solution de continuité entre le monde du livre et le monde tout court. Ce que nous relatent ces récits, ce sont les pérégrinations du narrateur dans diverses régions du monde, les rencontres qu'il y fait. Ce qui constitue le récit, ce sont les souvenirs de conversations avec des familiers, des connexions personnelles entre lieux, époques, textes, images, selon un principe d'association libre qui induit des récurrences, des phénomènes d'écho dont se nourrit le maillage du récit. Ce principe se substitue à la notion de structure – c'est là le symptôme d'une écriture en ce sens rhizomatique. En fait, il s'agit davantage d'une perception subjective du monde que de l'intériorité du narrateur. Nulle place est faite ici à l'introspection psychologique, aux petits secrets, aux tourments du moi, à ses entrailles. Les personnages ne sont également pratiquement pas décrits physiquement, la place accordée au corps et à sa chair est ténue.

Parce que dans son analyse, Sebald noue le politique à la question de l'écriture, la part du politique trouve son lieu précisément dans l'invention littéraire d'une forme d'intime, comme le montre le cas des Émigrants. L'ouvrage est composé de quatre récits, consacrés chacun à un personnage rencontré par le narrateur. On ne saura jamais bien qui il est, sinon qu'il a grandi dans l'Allgäu, au sud de l'Allemagne, qu'il a lui-même migré en Angleterre pendant ses études et qu'il y vit avec son épouse dans le Norfolk. Chaque histoire est conçue comme une enquête, sur les traces de personnages pour la plupart disparus. Tous, à différents degrés et pour des raisons diverses, ont été touchés par la politique nazie. Dans le deuxième récit, le narrateur relate comment il a appris le suicide de son instituteur, Paul Bereyter, à l'âge de soixante-quatorze ans. La rubrique nécrologique du journal local mentionnait ses mérites. Au détour d'une phrase, on apprenait pourtant sans autres explications que Paul Bereyter avait été empêché d'exercer ses fonctions par le Troisième Reich. Le narrateur s'était alors mis en quête d'informations et avait tout d'abord tenté de se représenter la vie de Paul, comme tout le monde l'appelait, et son suicide, couché sur les rails du chemin de fer. Mais il constate que ces approches d'ordre pathétique sont « blâmables », et c'est contre ce premier élan qu'il entreprend d'écrire ce qu'il a réellement pu apprendre de la vie de son instituteur. On voit s'exprimer ici une critique de l'imposture qui consiste à prétendre se glisser dans la peau d'autrui.

Après ce préambule, le narrateur commence par relater les souvenirs qu'il a gardés de l'enseignement de Paul Bereyter. Il s'en tient là à son expérience propre. Puis il rapporte des conversations qu'il a eues avec Mme Landau, qu'il est allé rencontrer après avoir appris qu'elle avait organisé les obsèques de l'ancien instituteur. La relation de ces échanges occupe toute la fin du récit. Le portrait dressé comporte donc plusieurs points de vue, celui, notoirement tronqué, faussement objectif, du journal, celui du narrateur, où Bereyter est vu dans l'exercice quotidien de son rôle de pédagogue, déterminant à bien des égards la perception du monde du narrateur enfant, et celui de son amie intime.

La relation qu'entretiennent Paul Bereyter et Lucy Landau est décrite avec une grande retenue, constante dans les récits de Sebald. Toutes les relations amoureuses y sont esquissées avec discrétion, laissant deviner l'intimité qui se dérobe à nos regards. Le propos n'est jamais de dévoiler l'intimité, mais de construire l'espace de l'intime, comme le montre la manière par laquelle l'auteur rend compte des conversations du narrateur avec les personnages. Dans le cas de Lucy Landau, Sebald ne recourt jamais au dialogue, qui permet une juxtaposition des voix. Le flot de la narration ne cesse jamais. C'est dans la continuité discursive que place est faite à la voix d'autrui.

Les premières paroles de Lucy Landau relatent son enfance. Elles sont rapportées au discours indirect, avec présence d'un verbe introducteur, de sorte que la hiérarchisation des voix est claire. Dès la quatrième phrase, l'allemand a recours au subjonctif I, mode qui indique la médiation. La présence de Lucy Landau se fait donc sentir à travers l'emploi de ce mode. Elle en devient plus constante. Puis après quelques phrases rapportées de la sorte, nous entendons directement la voix de Lucy Landau, qui raconte un souvenir d'enfance :

Ernest, poursuivit-elle en lui dédiant un sourire franchissant des temps révolus, Ernest savait bien sûr pertinemment que ces feux de joie illuminant l'obscurité environnante n'étaient là que pour célébrer la fête nationale, mais il avait eu le tact suprême de ne pas ternir ma félicité en se lançant dans une quelconque explication. D'ailleurs, la discrétion d'Ernest, qui était le cadet d'une nombreuse et modeste famille d'ouvriers, a pour moi toujours été exemplaire et inégalée, si l'on excepte peut-être celle de Paul, que j'ai malheureusement connu beaucoup trop tard – à l'été 1971, à Salins-les-Bains, dans le Jura [10].

Que s'est-il passé ? En l'absence de guillemets, le « je » du texte a changé de référent. Lucy Landau a pris la parole directement, sans la médiation du narrateur, et pourtant dans une continuité complète avec les phrases précédentes où les positions du discours étaient clairement cernées. L'effet d'un tel dispositif est net : sans nous introduire par effraction dans la parole du personnage, nous nous retrouvons à dire « je » avec lui, au lieu de continuer à suivre le narrateur. Nous sommes décentrés par rapport à notre position habituelle de narration. « Je » s'est déplacé. Et pourtant, il n'y a pas eu rupture, ce qui rend l'effet d'autant plus saisissant. Cette porosité se manifeste alors que Lucy Landau en vient à évoquer sa relation à Paul Bereyter. Elle esquisse l'échange intime par une allusion offerte en confidence au narrateur, et à nous.

Pendant plus de vingt pages, le récit va osciller entre ces différents pôles du discours rapporté. Parfois, le narrateur s'exprime à nouveau à la première personne. Le plus souvent, la troisième personne, employée pour désigner Lucy Landau, prévaut, tandis que l'emploi des modes indicatif et subjonctif I alterne. Par moments, Lucy Landau est le « je ». Quatre pages avant la fin, au détour d'une phrase, elle se substitue quasi définitivement à la voix du narrateur. C'est le moment où le récit relate les derniers temps de la vie de Paul Bereyter. Le narrateur se retire de son rôle directeur, de sorte qu'on aboutit à une situation paradoxale où, l'espace de deux phrases, les rôles sont inversés (la traduction française ne peut pas rendre compte du jeu des modes) :

Nur die Todesart, dieses mir [LL] unvorstellbare Ende, brachte mich zunächst völlig aus der Fassung, wenn sie auch, wie ich bald schon begriff, durchaus folgerichtig gewesen ist. [...] Mir [narrateur]    fielen bei diesen Worten Mme. Landaus die Bahnhöfe, Gleisanlagen, Stellwerke, Güterhallen und Signale ein, die Paul so oft an die Tafel gemalt hatt (dessin) und die wir mit möglichster Genauigkeit in unsere Schulhefte übertragen mußten.    Es sei eben, sagte ich [narrateur] zu Mme. Landau, als ich von diesen Eisenbahnstunden erzählte, letzten Endes schwer zu wissen, woran einer sterbe. Ja, sehr schwer ist das, sagte Mme. Landau, man weiß es wahrhaftig nicht. Die ganzen Jahre, die er hier in Yverdon verbrachte, hatte ich [LL] keine Ahnung, daß Paul im Eisenbahnwesen sein Verhängnis sozusagen systematisiert vorgefunden hatte [11].

Par ce jeu des voix, nous en venons à circuler dans cet espace intime, celui où se fait l'échange entre deux personnes unies par la confidence. Obéissant aux critères qu'il s'était fixé au début du récit, le narrateur n'imagine pas la vie de Paul Bereyter, il ne se projette pas en lui et n'usurpe pas son identité. Le dispositif narratif crée un espace intime commun au narrateur, à ses personnages et au lecteur. Il ouvre un lieu où s'abolit la distinction entre soi et l'autre, non pas au prix d'une confusion, mais par la porosité. Les rôles ne sont pas intervertis. C'est la suprématie du narrateur qui est mise à bas. Les voix ne sont plus ni hiérarchisées, ni juxtaposées. Elles circulent.

Un tel glissement subtil de l'un à l'autre engage la question de la maîtrise du discours, partant de la domination. Sous cet angle, les choix d'écriture de Sebald sont cohérents [12]. Dans les pages du récit de Paul Bereyter que nous avons évoquées, nous découvrons des photographies de l'instituteur tirées d'un album que Lucy Landau montre au narrateur, ainsi que des pages d'un cahier couvertes de l'écriture du personnage principal. Ces images donnent corps à Paul Bereyter à divers moments de sa vie. Elles sont marquées par la patine du temps et nous plongent dans l'instant de sa vie révolue. La trace de sa main montre sa présence fantomatique. Parce que, dans la logique du récit, ces images sont confiées par Lucy Landau, elles donnent corps à leur proximité et nous invitent à la partager, au titre de lecteurs.

Surtout, ces images font irruption sans crier gare dans le texte. Jamais une légende ne viendra ménager un cordon sanitaire entre l'image et le texte, séparant proprement l'ordre du discours et celui de l'icône. Les deux plans coexistent, l'image interrompt la lecture et récuse tout rapport ancillaire au texte. Le procédé répond donc à la façon dont le narrateur cède la parole à Lucy Landau : dans les deux cas, l'ordre narratif est troublé.

Pourquoi instaurer un cadre et le dissoudre par endroits ? Ce que le récit met en acte n'est autre que la subversion d'une situation, en l'occurrence narrative. Elle répond exactement au rôle joué par Paul Bereyter dans le cas qui nous occupe. Nous apprenons de la bouche de son ancien élève que cet instituteur, écarté de ses fonctions sous le nazisme parce qu'il n'était qu'aux trois-quarts aryen (ce qui lui permettait par ailleurs d'être enrôlé dans la Wehrmacht et de partir au front), n'utilisait jamais l'estrade et le pupitre pour faire cours, mais restait au même niveau que ses élèves. Il refuse de convertir sa position de savoir en position de pouvoir, surplombante. Dans l'immédiat après-guerre, une telle attitude relève d'une rupture radicale avec l'autoritarisme de l'ère wilhelminienne, puis national-socialiste. L'entreprise de subversion de l'instituteur se lit tout aussi bien dans la constance avec laquelle il remplit le bénitier avec l'eau d'un arrosoir afin que le préposé au catéchisme ne puisse jamais le remplir d'eau bénite et soit livré aux affres du doute, partagé entre l'hypothèse du miracle et celle du canular. Paul Bereyter refuse que les élèves soient le jouet d'un principe d'autorité. Par ses choix d'écriture si singuliers, Sebald compose un texte qui défait ses propres éléments dominants. C'est ainsi qu'il élabore l'intime. Or par cette subversion souterraine, l'œuvre de Sebald peut conduire le lecteur, touché en son cœur, à porter un regard oblique sur le monde. Là réside l'efficace politique de l'écriture sebaldienne. De la même manière qu'après avoir lu De la destruction, notre regard sur la guerre et ses conséquences est renouvelé, le fait est qu'après avoir lu « Paul Bereyter », on ne voit plus les estrades, les bénitiers et les rails de chemin de fer de la même façon. Les récits de Sebald établissent une continuité entre histoire personnelle et Histoire, entre le je et l'autre, entre la fiction et la réalité : il n'y a qu'un monde. Un monde où cohabitent les vivants et les morts, les personnages et leur lecteur. 









 
[1] W.G. Sebald, Les Anneaux de Saturne, trad. B. Kreiss, Arles, Actes Sud, 1999, pp. 345-346.    Die Ringe des Saturn [1995], Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1997, pp. 349-350.

[2] Marcel Atze, « Koinzidenz und Intertextualität. Der Einsatz von Prätexten in W.G. Sebalds "All'estero" », in : Franz Loquai (dir.), W.G. Sebald, Eggingen, Isele, 1997, pp. 151-175.

[3] Pour une définition de l'intime, de son lien à la relation à autrui et de son champ politique, voir Michaël Foessel,    La Privation de l'intime, Paris, Le Seuil, 2008, notamment pp. 11-14. Rappelons qu'Augustin inaugure le questionnement de l'intime en y découvrant Dieu (Augustin, Les Confessions, livre III).

[4] W.G. Sebald, « Europäische Peripherien » (notre traduction), in Jürgen Wertheimer (dir.),    Suchbild Europa - künstlerische Konzepte der Moderne, Amsterdam, Atlanta, Rodopi, 1995, pp. 65-67, cit. p. 65-66.

[5] Ibid ., p. 67.

[6] W.G. Sebald, De la destruction comme élément de l'histoire naturelle, trad. P. Charbonneau (trad. revue) Arles, Actes Sud, 2004, p. 9, Luftkrieg und Literatur, Wien, Carl Hanser, 1999, p. 5.

[7] Ibid ., p. 24 de la trad. revue, p. 20-21 de l'original.

[8] Voir sur ce point Irène Kuhn, « "Noch sind sie um uns, die Toten..." W.G. Sebalds Thesen zu Luftkrieg und Literatur », Revue d'Allemagne, 2005, vol. 37, n° 2 (152 p.), p. 233-244.

[9] Hans-Peter Kunisch, « Die Melancholie des Widerstands », Süddeutsche Zeitung, 05/04/2001, p. 20 (entretien avec W.G. Sebald).

[10] W.G. Sebald, Les Émigrants, trad. P. Charbonneau, Arles, Acte Sud, 1999, p. 55 (je souligne).    Die Ausgewanderten (1992), Frankfurt a.M., Fischer Taschenbuch Verlag, 1994, p. 64-65 : « Ernest, sagte Mme. Landau mit einem ihm über die vergangene Zeit hinweg gewidmeten Lächeln, Ernest wußte natürlich sehr wohl, daß der Nationalfeiertag der Grund für die ringsum aus der Finsternis aufleuchtenden Freudenfeuer war, vermied es aber auf das taktvollste, meine Glückseligkeit durch irgendwelche aufklärerischen Bemerkungen zu stören. Überhaupt ist die Diskretion Ernests, der das jüngste Kind in einer vielköpfigen Arbeiterfamilie war, für mein Empfinden immer vorbildlich geblieben, und es hat niemand mehr an sie herangereicht, mit Ausnahme vielleicht des Paul, den ich leider viel zu spät erst kennengelernt habe - im Sommer 1971 in Salins-les-Bains im französischen Jura. »

[11] Ibid ., p. 91-92. Voir la trad. p. 75-77 : « Seule cette manière de mourir, cette fin pour moi inimaginable me fit dans un premier temps perdre toute contenance, même si, comme je ne tardai pas à le comprendre, elle s'inscrivait dans la logique des choses. [...] Quant à moi, les propos de Mme Landau me rappelèrent les gares, les rails, les signalisations, les aiguillages et les entrepôts que Paul nous avait si souvent dessinés au tableau et que nous devions reproduire dans nos cahiers avec la plus grande exactitude possible. En définitive, dis-je à Mme Landau après lui avoir parlé de ces heures de chemin de fer, il est bien difficile de savoir de quoi quelqu'un meurt. Oui, c'est bien difficile, dit Mme Landau, en vérité on n'en sait rien. Pendant toutes les années qu'il a passées ici à Yverdon, je n'ai pas soupçonné que Paul avait trouvé, pour ainsi dire systématisé, son destin dans les trains ».

[12] Pour une étude de la cohérence stylistique et du lien entre l'écriture de Sebald et la littérature mineure (Deleuze/Guattari), voir Mandana Covindassamy, W.G. Sebald. Cartographie d'une écriture en déplacement, Paris, Presses Universitaires de Paris Sorbonne, à paraître en 2011.












Mandana Covindassamy, « Du lien entre intime et politique dans l'œuvre de W. G. Sebald », Le Texte étranger [en ligne], n° 8, janvier 2011

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politique de la mélancolie